Yves Fravalo enseigne la littérature à l'université permanente de Nantes.
Une lecture du poème de René Char « Envoûtement
à la Renardière ».
Mis en ligne le 24 juillet 2020.
© : Yves Fravalo.
Une sorte de bonheur
À propos d'un poème
de René Char
« Envoûtement
à la Renardière »
« Et cela provoque une sorte de bonheur, comme une
prairie irriguée un soir d'été, voisine de hauts acacias odorants. »
De quoi parle ici le poète ? De la venue des
mots au moment où commence à s'écrire un poème, quand, après le tout premier
mot, qui déjà donne à « voir »,
— « car le mot, non seulement désigne, mais représente »
—, il en arrive un second,
« semblable à un très lointain
orchestre, de préférence de chambre. Les musiques que j'aime y retentissent,
mais pas fort du tout, en sourdine. Et cela provoque une sorte de bonheur comme
une prairie irriguée un soir d'été, voisine de hauts acacias odorants. »
Ainsi que dans le voisinage de « hauts acacias odorants »
Musique, fraîcheur humide et verte, senteurs du soir :
le sentiment de bonheur est « enfant de la matière », comme le
plaisir qui le fonde et avec lequel sans doute il se confond. Et pour dire
quelque chose du bonheur poétique, il faudrait convoquer, on le voit, toutes
les formes possibles et mêlées du sentir. Et la confidence se poursuit :
« C'est alors que l'ouïe intervient, mais en même temps
qu'elle écoute, elle lâche le son et revient très vite au solfège : ce
sont les mots qui l'intéressent et ceux-ci passent un second examen. Et très
rapidement la phrase se construit et signifie pour nous et pour les autres,
même s'ils se trompent ».
Voir, d'abord, et écouter, puis signifier : le sens
passe par les sens. Les vrais poètes ont toujours su d'instinct, avant même la
proclamation de Rimbaud, que la poésie était « langue de la
sensation ».
Pourquoi le cheminement de la lecture serait-il différent de
celui de l'écriture ?
Ce qui retient le lecteur de poèmes qui feuillette un
recueil, c'est la montée, soudain, d'abord inexpliquée, en lui, d'un plaisir
éveillé par les mots et dont se fait sentir, le plus souvent, le besoin d'une
sorte de vérification - un besoin dont seul le mot désir permettrait d'approcher la nature et dirait le nom vrai ;
d'où ce retour au poème qu'on appelle relecture, jusqu'à cette inscription
parfois en soi des mots qu'on peut se réciter ; maîtrise alors des sources
d'un bonheur qu'on garde à sa disposition et qu'on retrouve à volonté.
« Les mots sont des sources vivantes… »
confiait le poète à France Huser,
au seuil du développement dont viennent d'être cités quelques extraits.
Mais retenons ici seulement cette idée, ce rappel, que la
rencontre d'un poème — si la lecture n'est pas sans analogie avec ce qu'a
été l'écriture —, implique d'abord une écoute et un voir, porteurs d'un
plaisir qui peut jouer antérieurement à la saisie d'un sens.
Commenter un poème, dès lors, ce sera sans doute essayer de
comprendre les raisons de ce plaisir qu'on ne peut atteindre qu'à travers
l'épaisseur du sensible : écoute, vision, l'une et l'autre élargies bien
souvent par le jeu des synesthésies.
Ouverture musicale
Le propre de René Char est sans doute de parvenir à faire
jouer avec une force particulière ce plaisir dès les premiers mots du poème,
chaque fois notamment, au sein de Seuls
demeurent, que l'incipit est le lieu d'un appel autant que d'un rappel, le
lieu d'une parole adressée :
« Je t'aimais. J'aimais ton visage de
source… »
« Eaux de
vertes foudres, qui sonnent l'extase du visage aimé… »
« Ô nuit, je
n'ai rapporté de ta félicité que l'apparence parfumée d'ellipses d'oiseaux
insaisissables. »
« Sorgue qui t'avances derrière un rideau de papillons
qui pétillent […] quand pourrai-je m'éveiller et me sentir heureux au rythme
modelé de ton seigle irréprochable ? »
« Enfants qui cribliez d'olives le soleil enfoncé dans
le bois de la mer, enfants ô frondes de froment… »
Ainsi, dans le poème que nous allons lire :
« Vous qui m'avez connu, grenade dissidente… »
Envoûtement à la
Renardière
Vous qui m'avez connu, grenade dissidente, point du jour
déployant le plaisir comme exemple, votre visage — tel est-il, qu'il soit
toujours —, si libre qu'à son contact le cerne infini de l'air se
plissait, s'entrouvrant à ma rencontre, me vêtait des beaux quartiers de votre
imagination. Je demeurais là, entièrement inconnu de moi-même, dans votre
moulin à soleil, exultant à la succession des richesses d'un cœur qui avait
rompu son étau. Sur notre plaisir s'allongeait l'influente douceur de la grande
roue consumable du mouvement, au terme de ses classes.
À
ce visage — personne ne l'aperçut jamais —,
simplifier la beauté n'apparaissait pas comme une atroce économie. Nous étions
exacts dans l'exceptionnel qui seul sait se soustraire au caractère alternatif
du mystère de vivre.
Dès lors que les routes de la mémoire se sont couvertes de la
lèpre infaillible des monstres, je trouve refuge dans une innocence où l'homme
qui rêve ne peut vieillir. Mais ai-je qualité pour m'imposer de vous survivre,
moi qui dans ce Chant de Vous me considère comme le plus éloigné de mes sosies ?
Au seuil du poème, comme une déchirure lumineuse où vient
s'ouvrir une parenthèse heureuse et révolue, mais rejointe grâce à la parole
qui l'évoque, et dont pourtant celui qui parle se dit, dans le dernier alinéa,
définitivement séparé.
Si le mouvement d'ensemble du poème est un mouvement de
retombée du passé au présent, ce poème tout entier naît d'un élan qui, du
présent, reconduit vers le passé, ou plutôt vers une figure du passé, invoquée
avec une force propre à restaurer une présence.
L'élan du « souffle porteur »
Tel est bien l'effet de l'attaque initiale :
« Vous qui m'avez connu », vocatif, prolongé par la relative qui pose
un lien et une dépendance éprouvée, on le verra, comme une faveur, vocatif
relancé et déplacé par les substantifs apposés (« grenade »,
« point du jour ») qui, à travers la double l'image du fruit et de
l'aurore, de l'écorce éclatée et de la pulpe lumineuse, puis de la venue
rayonnante du jour, chante la loi de la beauté et du désir, de la naissance, de
la lumière et du plaisir ; et d'emblée il y a la frappe d'un rythme (6 / 6 /
12) qui impose la sensation d'un emportement reçu comme un geste du monde
soumis aux lois d'une harmonie dont se trouve inscrite dans les mots, à travers
l'équilibre et l'extension régulière des volumes syllabiques, la scansion
heureuse et triomphante.
Après cette première séquence, essentiellement nominale (la
relative n'est qu'une extension du pronom, lui-même substitut du nom),
« Vous qui m'avez connu (6)
grenade dissidente (6)
point du jour déployant le plaisir comme exemple » (12)
la période trouve un nouveau
tremplin sur la base d'un glissement métonymique (« Vous » >
« votre visage »), point d'appui resserré (quatre syllabes) pour un
déploiement élargi, en deux phases parallèles après la césure de
l'incise :
« Votre visage (4)
— tel est-il, qu'il soit toujours — (7)
si libre qu'à son contact (7) le
cerne infini de l'air (7) se plissait (3) > (13)
s'entrouvrant à ma rencontre (7)
me vêtait des beaux quartiers (7) de votre
imagination » (7) > (14)
L'appréhension du sens passe bien, on le voit, par l'épreuve
de la sensation, elle-même régie par un rythme, construite sur des sons,
soumise aux cassures d'une syntaxe où se défont certains liens d'évidence et où
se nouent, selon les lois d'une affinité neuve, des noces inédites entre les
mots et les images.
« La largeur d'un visage »
Le participe « s'entrouvrant » se rapporte-t-il à
« visage » ou à « cerne », et de ces deux mots quel est le
sujet du verbe « me vêtait » ? Des litiges de la syntaxe, les
jeux de l'imagination tirent une légitimité imprévue et fertile. Le
« vous » de la femme aimée tient tout entier dans un
« visage », lui-même étendu aux dimensions d'un infini dont il sait
régler la mesure (ouverture ou plissement).
« Comme le monde était beau lorsqu'il n'avait que la
largeur d'un visage et, pour l'assister, l'escorte d'un chant d'oiseau. »
Tout travaille à imposer la sensation d'une osmose entre
l'être et le monde, et à rendre tangible le miracle d'une emprise et d'un don,
d'un déploiement fondé sur une rétraction, d'un abandon à l'autre devenu foyer
de libération.
La présence ici célébrée est donnée à sentir, comme elle fut
éprouvée dans le temps de l'expérience passée, à travers la manifestation de
ses pouvoirs sur le sujet lyrique. Pouvoirs dont les modalités pourraient se
décliner ainsi à partir de ce que suggèrent des mots qui jouent à distance et
selon les rapports litigieux et ouverts dont nous avons parlé :
accueil (« votre visage […] s'entrouvrant à ma rencontre »),
invitation et initiation à la jouissance (« déployant le plaisir
comme exemple »), intégration au sein d'un espace transfiguré par
l'avènement des forces du rêve fécondées par la femme et sans doute
métamorphose du sujet lui-même, pris dans l'éclat qui l'environne (« me
vêtait des beaux quartiers de votre imagination »).
Cet accueil, cette invitation, cette immersion, qui fondent
comme la grâce d'une expérience exceptionnelle partagée (« notre plaisir »)
sont l'occasion de la révélation pour soi d'une part ignorée de soi-même. «Je
demeurais là, entièrement inconnu de moi-même », dit le poète :
passivité heureuse et consentante du sujet fasciné, en proie à ce que l'on peut
désigner comme relevant de l'extase ;
il y a abandon à une puissance dont l'action se marque par l'ouverture,
l'étreinte et l'enveloppement, (« s'entrouvrant » > « me
vêtait de », « je demeurais là […] dans votre moulin à
soleil »). Autant de notations qui font écho au premier mot du titre et
viennent lui donner un contenu : « en- voû-
tement » : en
Vous ; être envoûté, c'est ici proprement être sous le pouvoir du
« Vous ».
Ève solaire
« Vous » / « grenade » / « point du
jour » : le texte avance à travers une série de désignations
analogiques qui disent un rapport où se trouve atteint un bonheur qui engage
toute une façon d'être au monde, un état suggéré à travers des images qui
renvoient à l'espace naturel et à sa splendeur : « grenade
dissidente » ; « point du jour » ; « air » ;
« soleil ». Envahissant tout l'espace du regard, le visage
(« […] si libre qu'à son contact le cerne infini de l'air se
plissait »), dans le déploiement rayonnant qui est le sien, réduit le
champ même de l'azur comprimé sur ses bords, créant une zone où le bleu
céruléen se fait plus intense (« cerne » qui « se plisse »)
comme les franges d'un ciel de Provence sur la ligne des collines par les jours
de beau temps. L'être évoqué se voit ici chargé de toute la symbolique de
l'aube : naissance, force montante et lumineuse.
« À la seconde où tu m'apparus, mon cœur eut tout le
ciel pour l'éclairer. Il fut midi à mon poème. »
C'est à travers la logique de l'ardeur solaire dont l'autre
semble être le principe et la source que se dit aussi l'emportement de
l'étreinte amoureuse (« dans votre moulin à soleil »), comme la loi
du « consumable » qui régit la dynamique du plaisir. S'il y a bien ici l'image d'une sorte de
violence méridienne, on peut sans doute considérer qu'en surimpression, à
travers le jeu des métaphores, se dessine quelque chose comme le cycle de la
journée. « Point du jour » : apparition de l'aube ;
« moulin à soleil » : embrasement violent du plein jour ;
« influente douceur de la grande roue consumable du mouvement au
terme de ses classes » : sérénité apaisée, volontiers rêvée comme celle du
soir. Dessiné ainsi en pointillé à travers cette série de repères, le temps de
la coprésence – rencontre éblouie et union amoureuse – apparaît
comme couvrant une durée confondue au moins imaginairement avec la cellule de
base du temps cosmique : façon de dire symboliquement un accord heureux
avec le monde et l'inclusion d'une totalité temporelle dans les instants de la
rencontre.
Le texte multiplie ainsi les
signes de l'action d'une force reliée à un « Vous », désigné
comme un être qui accueille et qui enveloppe, qui s'ouvre et qui enclôt,
selon les modalités d'un rapport qui ne se comprend bien que s'il est rapporté
au jeu de l'éros, c'est-à-dire du désir et du plaisir amoureux. « Je
demeurais là […] dans votre moulin à soleil… » ;
« exultant » ; « sur notre plaisir… ».
Les lois de la dissémination : le déploiement métaphorique et
l'éclatement du signifiant
Tout ce réseau métaphorique, avec ses associations, ses
dérives, le jeu des surimpressions qu'il suscite, fait-il autre chose que
déployer les suggestions de l'image initiale (« grenade »), cellule
matricielle du discours, qui inscrit la vision dans l'ordre de la nature, célébrant
la femme comme lieu d'une ardeur explosive, comme pulpe délectable, promesse et
source de lumière ?
Mais dire cela, c'est traduire le jeu des métaphores, des
métaphores qu'il convient de prendre en compte d'abord en mesurant toute leur
charge sensible :
« grenade
dissidente » : fruit marqué par l'éclatement, l'entaille, la promesse
d'une dissémination généreuse et fécondante, l'offrande d'une chair tendue vers
le désir ;
« un cœur qui avait rompu son
étau » : rupture libératrice sous l'action d'une force
vitale décuplée, dont le signe serait une sorte de tachycardie folle ;
« votre moulin à soleil » / « grande
roue consumable du mouvement » : d'une phrase à l'autre, continuité
métaphorique adossée au motif du tournoiement, de l'étourdissement ébloui, du
vertige.
Jeu des images, mais jeu aussi du signifiant qui trouve sa
double origine dans le titre : « Renardière »
(renarde)> « grenade » ;
« envoûtement »> « vous », « votre
visage ». Le pronom sur lequel s'appuie l'incipit « Vous »
rapporte immédiatement, dans un jeu d'écho, l'idée du pouvoir d'envoûtement à
cette deuxième personne du texte, et pose du même coup le premier maillon d'une
chaîne…
On peut suivre à partir de là, en effet, une dissémination
de la fricative V, qui tend à se multiplier dans l'énoncé, portée qu'elle est
par des mots essentiels sur le plan thématique : « visage » /
« votre » et « vous » / « s'entrouvrant » /
« me vêtait » / « mouvement ». Sont pris dans la chaîne
consonantique en v, le mot visage — le seul qui donne une forme
d'incarnation à la figure féminine célébrée — puis des mots qui
définissent certaines des modalités de l'action envoûtante : « s'entrouvrant »
/ « me vêtait » / « mouvement ». Au sein d'un chant
poétique qui dessine l'image d'un univers envahi par le vous, cette
dissémination peut apparaître comme la figure sensible d'un pouvoir rayonnant
qui défait tout obstacle et toute opacité.
L'âme de la montagne et le
mystère de la Renardière
Observons que rien n'est donné proprement à voir du visage
de la femme ici célébrée ; une femme qui demeure sans nom et qui n'est
désignée que dans son lien avec un lieu, « La Renardière », un lieu
laissé lui-même à son mystère et qui nous apparaît, du fait de sa seule
dénomination et indépendamment de ce que Georges-Louis Roux nous apprend de la
réalité référentielle (« une ferme écrasée de soleil dans un vallon encadré
par le Lubéron et les collines de Montjustin… »,
comme le lieu de l'écart, de la dissidence, par
rapport à l'univers social et à ses règles. Placé sous le signe animalier, il
suggère l'idée d'une connivence avec une sauvagerie primitive, le possible
épanouissement d'une sorte d'instinct naturel.
« Ma
renarde, pose ta tête sur mes genoux… »
dit le poète, dans un fragment des Feuillets d'Hypnos. Rien ne permet bien
sûr d'identifier la femme à laquelle s'adresse l'auteur du « carnet »
et celle qui, dans sa mémoire encore, fonde la force d'envoûtement d'une ferme
au creux du Lubéron, mais le poème et le fragment, nés dans le même temps de la
guerre, nourris sur un même sol, relèvent d'un même imaginaire et supposent une
même complicité de la femme et du monde, un même isolement du couple au cœur de
« l'exceptionnel ».
« […] gîte de menthe et de romarin […]. Tu es l'âme de
la montagne aux flancs profonds, aux roches tues derrière les lèvres d'argile.
Que ta main ferme le sentier et rapproche le rideau des arbres. »
Et les deux figures que relie si directement une même
référence naturelle pourraient, comme tant d'autres — Artine,
Lola Abba, la jeune-fille de l'hippodrome et la jeune bohémienne de Céreste — être les diverses incarnations d'une même
féminité dont l'évocation récurrente vient à former dans l'œuvre « un seul
poème inextinguible », selon la confidence de l'auteur qui poursuit dans
son entretien avec France Huser :
« Plusieurs fois encore apparut cette hôtesse de mes
sillons exhaustifs à travers les silhouettes réunies par des grives de
rencontre, elles ne furent jamais tarissables. »
Et plus haut dans le même texte on avait pu lire :
« Elle apparut sous différents aspects aux abords de
l'invisible… »
C'est un des paradoxes de ce texte qu'une force de présence
irrécusable — celle de la femme désignée par le « Vous »
—, instituée par une parole à la fois d'invocation et d'évocation, aille
de pair avec la préservation d'un invisible.
Au bas de l'escalier du jour
« À ce visage, — personne ne l'aperçut jamais,
— simplifier la beauté n'apparaissait pas comme une atroce économie. Nous
étions exacts dans l'exceptionnel qui seul sait se soustraire au caractère
alternatif du mystère de vivre. »
Sans sortir du champ de la célébration, le deuxième alinéa
relève d'une énonciation plus distanciée comme le laisse apparaître le seul
usage du passé simple (« personne ne l'aperçut jamais»). Distance
réflexive, discours de type commentatif où se trouve défini un rapport à la
beauté, où se trouve mesurée la qualité d'une expérience et souligné le
caractère insulaire du temps précédemment évoqué et rejoint.
« Dès lors que les routes de la mémoire se sont
couvertes de la lèpre infaillible des monstres, je trouve refuge dans une
innocence où l'homme qui rêve ne peut vieillir. Mais ai-je qualité pour
m'imposer de vous survivre, moi qui dans ce Chant de Vous me considère comme le
plus éloigné de mes sosies ? »
Pleine inscription ici dans le présent de l'énonciation, un
présent qui est le temps de la séparation : absence de l'autre, irruption
du mal historique (montée et triomphe du nazisme : nous sommes en décembre
1941), différence d'avec soi-même. C'est de ce présent que monte la parole,
c'est à partir de ce présent que
s'opère d'abord un bond vers le passé, puis le retour ou la redescente en deux
temps que nous venons d'observer vers une situation d'exil qui est celle
désormais du sujet lyrique.
« Les routes de la mémoire » désignent ici à
l'évidence le temps qu'il faut retraverser pour atteindre le jour de la
parenthèse édénique redessinée par le chant, « ce Chant de Vous »,
ainsi que l'atteste une leçon antérieure du manuscrit dont fait état l'annexe
établie par Jean-Claude Mathieu :
« […] les routes qui devaient nous ramener infiniment l'un vers
l'autre… ». À « l'ouvert » qui s'offrait dans le temps de la
présence solaire, succède le « couvert » d'une ombre qui
s'étend ; le déploiement lumineux a cédé la place à la gangrène d'un mal
ténébreux qui ne cesse de gagner. Une tentation se fait jour, dans ce présent
de la séparation, une tentation à laquelle le Chant vient de donner corps,
celle de la projection imaginaire soutenue par les mots ;
« refuge », dit le texte, solution solitaire ! Le moi est
désormais le seul acteur du drame en cours : survie qui pèse de tout un
poids de douleur (« m'imposer de vous survivre »). Survie sans
substance dans une « innocence » hors-sol et atteinte dans un
hors-temps (« où l'homme qui rêve ne peut vieillir »), où le vivant
n'est plus qu'un pâle simulacre de lui-même (« le plus éloigné de mes
sosies »).
Connu et inconnu : « plus immense que la terre »
Tout le parcours accompli du passé au présent trouve sa mesure
dans l'opposition des mots de l'incipit et de la clôture du texte :
« Vous, qui m'avez connu » / « moi qui […] me considère comme le
plus éloigné de mes sosies ». De la pleine connaissance de soi par
l'autre, dont le regard, l'accueil et l'étreinte faisaient émerger en soi un
soi-même ignoré, plus intime et plus vrai sans doute, au constat d'une scission
par rapport à soi-même, dans la survie d'une pure semblance, celle du
« sosie — qui n'est qu'un autre soi-même réduit à l'apparence.
Le seul temps de la pleine coïncidence de soi à soi et de soi à l'autre, comme
de soi et de l'autre avec l'instant, aura été celui de
« l'exceptionnel », hors des variations de la durée (« nous
étions exacts dans l'exceptionnel qui seul sait se soustraire au caractère alternatif
du mystère de vivre »).
Quel contenu, quel sens donner à cette
« connaissance » ?
Ici comme ailleurs, un détour par d'autres textes du poète
ne serait sans doute pas inutile. Le mot revient à deux reprises par exemple,
sous la forme adjective ou verbale comme ici, au sein des Feuillets d'Hypnos, dans la même saison
donc de la vie de l'écrivain, dans le même contexte d'expérience, de lutte et
de désir : « inconnu », le corps de Florence que le poète
partisan suit un long moment du regard dans l'envol autour d'elle d'un sentier
du matin, cherchant à composer sur les touches d'un clavier qui s'éloigne
(« longues jambes » ; « gorge de jujube ») une
partition qui lui reste ignorée ; musique parente sans doute de celle dont
« les étoiles de mai », durant ces nuits où il ne l'entend plus, font
monter en lui l'intolérable nostalgie.
« J'ai, ce matin, suivi des yeux Florence qui retournait
au Moulin du Calavon. Le sentier volait autour
d'elle : un parterre de souris se chamaillant ! Le dos chaste et les
longues jambes n'arrivaient pas à se rapetisser dans mon regard. La gorge de
jujube s'attardait au bord de mes dents. Jusqu'à ce que la verdure, à un
tournant, me le dérobât, je repassai, m'émouvant à chaque note, son admirable
corps musicien, inconnu du mien. »
« Inconnu », aussi, pour le
poète-partisan, son propre corps dont la magie d'un « médium
illimité » — au nom
qu'il faut laisser secret — lui révèle les ressources insoupçonnées.
« Mon corps était plus immense que la terre et je n'en
connaissais qu'une toute petite parcelle. J'accueille des promesses de félicité
si innombrables, du fond de mon âme, que je te supplie de garder pour nous
seuls ton nom. »
Le « Vous qui
m'avez connu », éclairé par ces deux fragments, éclate à l'ouverture
du Chant comme un cri de gratitude à
l'égard de celle qui a pu faire lever en son partenaire et qui a su combler en
lui « des promesses de félicité innombrables » dont la mesure
excédait toute mesure, toute attente et tout pressentiment. Reconnaissance d'un
pouvoir de divination, de révélation en même temps que d'initiation à une
vérité intime dans l'arrachement à sa clôture et le dépassement de ses propres
limites, proclamé dans un autre grand poème de Seuls demeurent, « Hommage et famine » :
« Femme qui vous accordez avec la bouche du poète […], qui
lui avez appris, alors qu'il n'était qu'une graine captive de loup anxieux, la
tendresse des hauts murs polis par votre nom ([…] entrailles de beauté, mon feu
monte sous vos robes de fugue)… »
Épouser la plane simplicité du soleil
« encore plus belles »
Dans l'enchaînement des images initiales du poème
« Envoûtement… », c'est un peu comme si le motif du déchirement d'un
voile, sous-jacent au geste d'accès à la connaissance ici célébrée, appelait,
par une sorte de glissement analogique – soutenu par le jeu de la
gutturale (qui m'avez connu/grenade)
-, celui de l'éclatement d'une gangue, puis celui du dépliement épiphanique du
jour, figure lui-même du plaisir libérateur dont le « visage » est la
source, l'incarnation et le pôle exemplaire ; et c'est alors, dans les
mots du poème, la traînée infinie des labiales qui accompagne et prolonge le
chant du pouvoir rayonnant (p/pl : « point du jour »,
« déployant / plaisir / exemple /plissait // personne / aperçut /
simplifier / n'apparaisssait pas / exceptionnel…)
Est-ce à cette force de diffusion lumineuse qu'il convient
de rapporter la dissymétrie maintenue entre les deux partenaires de la
rencontre ?
« À ce
visage — personne ne l'aperçut jamais —, simplifier la beauté
n'apparaissait pas comme une atroce économie. »
Elle pourrait renvoyer à ce voir qui implique un non-voir et
qui définit proprement cet éblouissement dont le poète parle ailleurs :
« J'aime qui m'éblouit, puis accentue l'obscur à
l'intérieur de moi »
Reprise poétique du motif romanesque de la vision
aveuglante qui fait la force définitive de l'apparition de Mme Arnoux, au
seuil de l'Éducation sentimentale :
« Ce fut comme une apparition ou du moins il ne
distingua personne dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. »
Tout, dans ce poème, amène à considérer que le visage de la
femme ici évoquée constituait la vivante et lumineuse incarnation d'une beauté dotée,
semble-t-il, de « la plane simplicité
du soleil », et faite pour occuper, selon la vision chantée dans
« La Rose de chêne », tout l'espace du ciel.
Il semblerait en effet que l'idée de simplicité,
associée ici à celle de « beauté », nous emmène plus loin que les
considérations développées par le poète à propos des toilettes féminines observées
sur les pelouses de l'hippodrome d'Avignon :
« C'était l'époque des jeunes filles à larges
rubans ; toujours ils flottaient autour de la taille et les pans du nœud,
simulé ou réel, descendaient à l'appel d'une cuisse. Les mères étaient encore
plus belles que leurs filles parce qu'elles avaient simplifié le costume. Aussi
l'écart des âges se marquait-il par cette différence. »
le multiple et le simple
Ce sens qu'il faut assurément prendre en compte n'empêche
pas le rappel des suggestions que l'on peut tirer d'un autre texte, de Feuillets d'Hypnos
une fois encore :
« Brusquement tu te souviens que tu as un visage. Les
traits qui en formaient le modelé n'étaient pas tous des traits chagrins,
jadis. Vers ce multiple paysage se levaient des êtres doués de bonté. La
fatigue n'y charmait pas que des naufrages. La solitude des amants y respirait.
Regarde. Ton miroir s'est changé en feu. Insensiblement tu reprends conscience
de ton âge (qui avait sauté du calendrier)… »
Éclairante sans doute l'analogie établie dans ce fragment
entre visage et paysage, éclairante surtout cette qualification de
« multiple » appliquée au visage-paysage considéré dans la diversité
des apparences que lui confèrent les émotions heureuses ou malheureuses qui
peuvent s'y donner successivement à lire. « Simple », à l'inverse, le visage des amants
placé sous le signe également lumineux du même bonheur sans fléchissement.
« Nous étions exacts dans l'exceptionnel qui seul sait
se soustraire au caractère alternatif du mystère de vivre. »
Les deux phrases successives de ce second alinéa peuvent
mieux se comprendre en leur contenu respectif et dans leur articulation si on
songe à certaines leçons encore du manuscrit, où l'on découvre que le
démonstratif « ce » remplace finalement le « notre » d'abord
inscrit sur la page : « Notre
visage – personne ne l'aperçut jamais - » et le texte
poursuivait :
« (notre visage) [dans sa
solitude simple fut une suite d'apparitions qui brûlèrent jalousement derrière
elles le diamant de leur perfection éphémère].
Beauté qui n'aurait existé que dans le feu qui faisait à la
fois sa lumière unique et sa propre consumation, selon des lois qui sont celles
de l'éclair. Acquiescement accordé
à la fulgurance avec ce que cela impliquait comme éphémère, réduction au plus
« simple » ; sacrifice (« économie », dit le texte)
allègrement consenti parce qu'il assurait l'exactitude, sans débordement et
sans reprise, sans tentation de quelque prolongement que ce soit dans un temps
autre que celui de cet « exceptionnel ».
« Le plus haut vivre » de la « commune présence »
« Nous étions exacts dans l'exceptionnel… »
La reprise du même préfixe, « ex », est comme la figure de cette parfaite
coïncidence de deux êtres, l'un avec l'autre et de l'un et l'autre confondus
avec l'instant unique, une coïncidence fondée sur un arrachement commun à un
statut ordinaire (ex = hors de : « se soustraire à »).
« … qui seul sait se soustraire au caractère alternatif
du mystère de vivre. »
Arrachement à ce qui fait la pulsation ordinaire de la vie,
réglée par le rythme biologique (inspiration/expiration ; systole/diastole ;
travail/repos) aussi bien que par le rythme
cosmique (diurne/nocturne) ; jeu binaire qui fonde pareillement
l'alternance temps fort/temps faible, dans le courant « alternatif ».
Ce qui est proclamé ici, dans l'éloignement déjà qu'implique
ce second alinéa, et avant le retour au temps qui fait l'Histoire, c'est l'idée
d'une expérience induisant un arrachement au sentiment de la temporalité
ordinaire dans l'ignorance des phases alternées de forte et de faible
tension ; c'est l'idée de l'accès à un instant qui serait à l'abri des
effets de toute durée, échappant aux risques de la dégradation ; c'est
l'idée donc que si, dans la vie ordinaire, on perd le sens du mystère ou si du
moins ce sens ne se manifeste que de façon intermittente, à l'inverse, une
expérience comme celle-ci, installe au cœur du « mystère », que, de
ce mystère, elle donne le sentiment le plus constant, la sensation la plus
haute, la plus vive, celle qui se trouve être le plus apte à se maintenir
pleinement égale à elle-même. Mystère,
non de la vie, mais « de vivre » : l'infinitif fait basculer du
côté de l'acte, ce que le substantif situerait du côté de l'état.
Temps et hors-temps
Si on récapitule
toutes les données du texte sur le plan de la temporalité, on voit
éclater les repères : expérience singulière et, semble-t-il, répétée, vécue à
chaque reprise comme une expérience absolument inédite et toujours aussi neuve,
arrachée au temps donc, mais reprise dans
le temps : temps du vécu passé et temps de l'écriture, confondus l'un
et l'autre à l'appel d'un désir traversé par le rêve d'une permanence sans
fin :
« votre visage — tel est-il,
qu'il soit toujours —»
Cette formule propitiatoire, inscrite dans le rythme qu'elle
vient suspendre pour une relance et un déploiement d'une nouvelle et plus large
amplitude, fait passer dans le poème les accents d'un Chant à tonalité religieuse selon les suggestions mêmes de la
majuscule. Cette brève incise
proclame — au cœur d'une évocation au passé — l'idée d'une
permanence dans le présent (« tel est-il ») et porte le vœu d'une
extension dans le temps à venir (« qu'il soit toujours ») : rêve d'un
présent éternitaire qui conduit vers un espace où érotique et mystique
amoureuse viendraient à se confondre, comme elles le feront quelques années
plus tard dans ces mots de la Dédicace de Lettera amorosa :
« Ce fut, monde béni, tel mois d'Éros altéré, qu'elle
illumina le bâti de mon être, la conque de son ventre : je les mêlai à jamais. Et ce fut à telle seconde de mon
appréhension qu'elle changea le sentier flou et aberrant de mon destin en un
chemin de parélie pour la félicité furtive
de la terre des amants. »
Lorsque dans l'alinéa central le poète précise :
« Nous étions exacts dans l'exceptionnel qui seul sait
se soustraire au caractère alternatif du mystère de vivre. »
il dit assurément la totale et
commune coïncidence des deux amants avec un instant miraculeusement à l'abri
des intermittences de la durée ordinaire, mais souligne du même coup combien
strictement se trouve circonscrit l'espace temporel de cette « commune
présence ». On sent ici à l'œuvre une idée qui trouvera plus tard son
expression dans une formule indéfiniment glosée par la critique :
« Si nous
habitons l'éclair, il est le cœur de l'éternel. »
Mais ce qui fait le propre du poème que nous lisons, c'est
que l'expérience évoquée se trouve tenue sous le regard d'un sujet qui sent sur
lui la pesée de l'Histoire et qui perçoit les instants passés dans leur totale
et parfaite insularité. Le temps de La Renardière n'est plus désormais qu'un
îlot édénique définitivement quitté. C'est sur le constat de cette retombée
dans la temporalité ordinaire, on l'a vu, que s'ouvre le dernier alinéa.
Par-delà l'envoûtement, le tremblement d'un infini
« Dès lors que les routes de la mémoire se sont
couvertes de la lèpre infaillible des monstres, je trouve refuge dans une
innocence où l'homme qui rêve ne peut vieillir. »
Selon la perspective du poème, deux temps sont à prendre en
compte dans l'histoire du sujet : le passé de l'union amoureuse –
temps de l'innocence heureuse – et le présent dont la coloration morale
est définie par l'irruption du mal historique.
Il n'est désormais de jonction possible avec le temps de
l'éden perdu que par le biais du rêve.
Jonction à la fois possible et impossible. Possible, c'est ce qui ressort de
l'assertion posée par la première phrase du dernier alinéa et du geste même
dont relève le poème ; impossible, c'est ce que suggère l'interrogation
finale.
« Mais ai-je qualité pour m'imposer de vous survivre,
moi qui dans ce Chant de vous me considère comme le plus éloigné de mes
sosies ?»
Le possible tient au pouvoir du rêve, au pouvoir de la
parole poétique où prend corps le pouvoir du rêve.
Ce qu'il
faudrait comprendre, c'est la raison ou les raisons de l'impossible.
Pour y parvenir, sans doute faut-il revenir sur ce qu'a été
ce passé, tel que le poème nous permet de le saisir.
Ce qui est célébré dans les premières lignes, c'est l'éblouissement,
la brûlure et l'emportement de la présence, qui, dans l'extase, arrache à soi,
met hors de soi et projette vers un inédit sans antécédence ni reprise possible
hors de son présent, un présent indéfectiblement solidaire de la présence de
l'autre ; c'est cette autre en effet qui faisait surgir en soi cet
« inconnu » sur lequel elle était seule à pouvoir lever le voile
(« vous qui m'avez connu »). Un moi dont l'image est certes rappelée
par le Chant que déroule le poème
(« ce Chant de Vous »), mais dont celui qui parle se trouve
infiniment éloigné (« moi qui, dans ce Chant de vous me considère comme le
plus éloigné de mes sosies »).
Si l'extase transcende les catégories traditionnelles du
temps, elle n'ouvre pas dans le poème que nous commentons à un « présent
qui s'accumule », elle ne projette hors du temps que dans la parenthèse
exceptionnelle qu'elle constitue, elle ne se dit qu'aux temps du passé
(imparfait ; passé composé ; passé simple), elle ne pouvait se vivre
que dans un temps et un lieu circonscrit (« La Renardière »), elle
reste liée à une présence perdue, à un « envoûtement » dont demeure
le souvenir fasciné, mais auquel le sujet doit s'arracher et, semble-t-il, pour
une double raison.
Le présent, qui est le temps de l'énonciation, est un temps
séparé de celui de l'expérience extatique – l'irruption du mal historique
a créé une césure qui vient redoubler celle de l'absence et accroître le
sentiment d'un irréversible ; temps séparé et temps de la séparation,
séparation d'avec l'autre bien évidemment, mais séparation aussi d'avec
soi-même dans la découverte d'une différence advenue entre ce que l'on fut et
ce que l'on est devenu à partir de l'absence, dans la conscience plus
encore peut-être de l'impossibilité de retrouver désormais la « qualité d'être »
(« Mais ai-je qualité pour… »)
que l'autre pouvait seule faire surgir en soi dans les
conditions exclusives d'espace, de temps et de présence réalisées à « La
Renardière ».
Ce temps de l'exil est un temps où disparaissent à la fois
une possibilité et une légitimité. L'amant solitaire, dans le contexte de la
montée du mal, doit refuser de céder aux séductions du mythe de l'emmêlement
« à jamais » dont le rêve demeure encore en lui en dépit de l'absence
et de la douleur (« m'imposer de vous survivre »), et dont l'image
exerce toujours ses pouvoirs d'envoûtement.
« Pas de mythologie même en poésie », écrit
Gabriel Bounoure. « Le réel termine tout […]
L'aphorisme de René Char sera toujours dessiné par cette dure sagesse, mais au
bout de son apodose en diamant il arrive que tremble un infini. »
Ce qui est vrai pour l'aphorisme peut l'être tout autant, on
le voit ici, pour un poème d'une certaine ampleur comme celui que nous venons
de lire.
« Rendu au sol », l'amant extasié des jours de La
Renardière garde le sentiment d'avoir été mené par celle qu'il célèbre ici
« jusqu'à cette fin de soi qu'on appelle un sommet ».
Et l'on sait de quelle faveur ineffaçable toute ascension peut devenir la
chance aux yeux du poète montagnard :
« Lorsque nous sommes aptes à monter à l'aide de
l'échelle naturelle vers quelque sommet initiant, nous laissons en bas les
échelons du bas ; mais quand nous redescendons, nous faisons glisser avec
nous tous les échelons du sommet. Nous enfouissons ce pinacle dans notre fonds
le plus rare et le mieux défendu, au-dessous de l'échelon dernier, mais avec
plus d'acquisitions et de richesses encore que notre aventure n'en avait
rapporté de l'extrémité de la tremblante
échelle. »
Tout accès au « plus haut vivre » offre un de ces
« repères éblouissants » propres à nourrir ou à entretenir, dans le
temps de « l'inconcevable » où vient de s'engager l'Histoire, ce que
le poète appelle une « contre-terreur » :
« La contre-terreur c'est ce vallon que peu à peu le
brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de
fusées engourdies, c'est cette pesanteur bien répartie, c'est cette circulation
ouatée d'animaux et d'insectes tirant mille traits sur l'écorce tendre de la
nuit, c'est cette graine de luzerne sur la fossette d'un visage caressé… »
Dans tout contact avec la beauté du monde, celle des choses,
d'un paysage ou d'un visage, se retrouvent les voies « d'une sorte de
bonheur », un bonheur au sein duquel « tremble », on aurait
envie de dire aussi, quelque chose comme « un infini ».
Yves Fravalo, juin 2020