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Jo‘l Fusco. Le dandy, ou l'art de plaire en déplaisant

Mis en ligne le 20 mai 2013.

© : Jo‘l Fusco.

Jo‘l Fusco est professeur d'Histoire-Géographie au lycée Jean Mermoz à Saint-Louis (académie de Strasbourg). En collaboration avec un professeur de Lettres, il est en charge de l'option d'exploration « Littérature et société » (classe de Seconde). Dans ce cadre, ces deux professeurs ont travaillé sur les figures de la révolte dans l'histoire et la littérature, notamment celle du dandy.


Le dandy, ou l'art de plaire en déplaisant

Le dandy est une figure fascinante du XIXe siècle, qui a focalisé sur lui un imaginaire très riche et puissant, dont l'écho se perçoit toujours aujourd'hui, ne serait-ce que par un regain d'intérêt ces dernières années, prolongé jusque dans les travaux de chercheurs et de critiques.

L'étymologie et l'origine du mot sont incertaines. La première occurrence du terme apparaît dans une ballade écossaise anonyme de 1780. Selon certains linguistes et philologues, c'est un mot dérivé du prénom Andy, courant en Écosse. Le critique littéraire Jacques Franck précise que le terme qualifie les jeunes exubérants de la région[1]. Le terme s'est ensuite diffusé à Londres au début du XIXe siècle puis à Paris dans le sillage de l'anglomanie des années 1820. Au départ, ce terme a qualifié dans ces villes raffinées la jeunesse dorée et élégante de ces capitales.

Mais d'autres origines sont également proposées. Un mot français du XVIe siècle, « dandin », pourrait être à l'origine. Il aurait été importé en Angleterre et transformé en « dandy », équivalent de « sot, niais, freluquet ». Enfin certains y voient encore une dérivation du verbe « to dandle » (se dandiner) désignant dans un personnage une pose précieuse[2]. Un premier problème se pose dès ces considérations philologiques : le terme même semble, dans ses origines, être marqué d'un jugement péjoratif, ou du moins d'une ambiguïté déjà latente, cette figure continuant de fasciner et de susciter l'admiration. Le paradoxe s'affirme déjà : entre le jugement péjoratif que sous-tendent ces étymologies et la valorisation du raffinement, de la préciosité du dandy, un abîme existe. Comment la figure du dandy permet-elle de concilier ces couples d'oppositions a priori irréductibles, sottise et niaiserie/intelligence et finesse ; posture révoltée/ véritable rébellion ? Nous allons essayer de comprendre ce paradoxe.

Une figure datée

Il faut rappeler le contexte culturel de l'époque du dandysme à son apogée. Le XIXe siècle se caractérise, dans les deux pays où se manifeste principalement cette caste individualiste, le Royaume-Uni et la France, par un socle de valeurs marquées par la domination de la bourgeoisie industrielle et capitaliste. Ces valeurs sont des valeurs purement matérialistes liées à la réussite, à la fortune mais aussi au conformisme moral. Une certaine déprise des pratiques religieuses dans les pays d'Europe occidentale engagés dans l'industrialisation peut expliquer en partie un renversement assez abrupt des valeurs. À ce phénomène majeur se relient d'autres évolutions, culturelles et politiques, telles que le recul des valeurs aristocratiques, accéléré en France notamment par les événements révolutionnaires et l'avènement de régimes nouveaux (même sous l'Empire de Napoléon et la Restauration monarchique, ces valeurs ne trouvent plus le terreau favorable à leur enracinement). L'érosion des croyances et le primat de l'égalité juridique a créé les conditions d'une nouvelle société, dite bourgeoise ; et le Royaume-Uni, bien que les valeurs aristocratiques y perdurent, a installé précocement ces conditions avec sa monarchie parlementaire, déjà ancienne, et la Révolution industrielle dont elle est le berceau.

 

C'est donc une époque nouvelle qui débute. La Révolution française change fondamentalement le paysage politique et social de l'Europe. De nouvelles valeurs s'imposent : l'égalité (devant la loi), la liberté, le rejet des privilèges au profit du mérite, etc. Mais une nuance apparaît ici indispensable : les libertés que les libéraux privilégient étant les libertés économiques, ceux-ci peuvent très bien s'accommoder d'un régime autoritaire, il suffit de constater l'influence des milieux industriels dans la France de Napoléon III. La nouvelle société qui se met peu à peu en place en Europe s'érige donc sur ces nouveaux codes qui permettent à la bourgeoisie, la classe des entrepreneurs et des capitaines d'industrie, dont l'émergence avait été entravée sous l'Ancien Régime en France par l'existence de castes privilégiées (Noblesse et clergé), de s'imposer à la faveur de l'industrialisation qu'elle promeut. La réussite matérielle devient l'étalon de l'accomplissement avec, comme mesure, l'argent, le profit.

Philosophiquement, l'heure est au culte du progrès. Les sciences prennent une place grandissante dans le champ des activités humaines considérées comme nobles. L'école positiviste des héritiers d'Auguste Comte en France considère que le progrès est la mesure du bonheur humain. En une époque où l'industrialisation est portée par des innovations techniques et scientifiques, et avant l'effondrement des illusions scientistes avec la Première Guerre mondiale, la conviction profonde que le progrès matériel est la condition nécessaire du progrès moral caractérise la teinte morale de l'époque.

Paradoxalement, l'ordre bourgeois se développe dans une atmosphère particulière de conformisme moral, d'exécration des « déviances ».

Éloge de la singularité

C'est dans ce contexte que le dandysme trouve sa source. Car finalement, le dandy est un révolté, comme l'affirme clairement Baudelaire dans son article sur le dandy dans Le Peintre de la vie moderne[3]. Ainsi « tous participent du même caractère d'opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu'il y a de meilleur dans l'orgueil humain, de ce besoin trop rare chez ceux d'aujourd'hui, de combattre et de détruire la trivialité »[4]. Mais quelle est cette trivialité honnie par le dandy ? Quel est ce défi lancé à la face du monde avec le dédain souverain d'un homme supérieur et blasé ?

L'article de Baudelaire nous guide pour comprendre cette figure complexe, trop souvent galvaudée et ramenée à un culte superficiel des apparences. Le dandy rejette les valeurs dominantes de sa société. La bourgeoisie a imposé en même temps que sa suprématie socio-économique ses valeurs « matérialistes ». En premier lieu le culte de l'argent, c'est-à-dire le profit, l'accumulation de patrimoine comme une fin en soi. Or « le dandy n'aspire pas à l'argent comme une chose essentielle ; un crédit indéfini pourrait lui suffire ; il abandonne cette grossière passion aux mortels vulgaires[5] » [on note la subtile ironie pleine de dédain et relève la récurrence du champ lexical de la banalité et de la trivialité]. Ce rejet se manifeste de diverses manières dans la figure du dandy, mais même dans cette diversité, l'unité de son personnage demeure l'axe central de son action, de sa réflexion. Cette unité s'exprime d'abord par un code rigoureux auquel il s'astreint : « Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d'ailleurs la fougue et l'indépendance de leur caractère[6] ». Ce code s'exprime à travers plusieurs caractères du dandy.

 

La distinction est une des valeurs cardinales de cette figure singulière entre toutes. L'élégance est poussée chez le dandy à son paroxysme. À toute heure du jour et de la nuit, il doit présenter au monde  une apparence soignée, car il est parfois un habitué des mondanités, ce qui ne l'empêche de les mépriser, autre paradoxe constitutif de sa nature complexe. La perfection de la toilette réside pour Baudelaire dans « la simplicité absolue, qui est, en effet, la meilleure manière de se distinguer[7] ».

George Brummell (1778-1840), figure historique du dandysme, en est le parfait exemple. Anglais, issu d'un milieu non aristocratique, il sera l'arbitre des élégances au début du XIXe siècle. Non seulement, il tira profit de son élégance et de son raffinement en devenant l'intime du prince de Galles, mais il fut aussi à l'origine d'innovations décisives dans les codes vestimentaires : le port du pantalon à la place de la culotte, l'abandon de la perruque. Il est également considéré comme l'introducteur du costume moderne, sombre et discret, mais admirablement coupé. Mais dans une caste aussi individualiste, chaque dandy exprime à sa manière sa distinction et son élégance. Un Barbey d'Aurevilly respecte les codes vestimentaires aristocratiques, tandis qu'Oscar Wilde avant sa « deuxième période esthétique[8] » arborait des tenues soignées mais extravagantes, avant d'opter pour des costumes plus sobres.

Les dandys peuplent également les romans. Balzac était un grand admirateur de Brummell et il eut lui-même quelque prétention à dicter les élégances parisiennes. Dans La Comédie humaine, la figure du dandy occupe une place singulière. Balzac a l'ambition de décrire et d'analyser la société dans son ensemble, une société nouvelle où les cartes sont redistribuées par la Révolution et l'Empire. Les cadres ne sont plus si nets, une certaine indétermination règne au sein des hiérarchies sociales dans cette époque de transition. Le dandy joue des apparences et parcourt l'échelle sociale avec l'aisance d'un Protée. Il est donc à la fois un reflet de cette période et un « véhicule » pour l'ambition sociologique de Balzac. La récurrence des dandys dans La Comédie humaine démontre bien cette position stratégique dans l'univers balzacien, leur présence obsédante sur les marges mouvantes de l'échelle sociale, qu'ils déplacent d'ailleurs par la seule force de leur volonté féroce et avide. Fernand Lotte comptabilise ainsi que Rastignac apparaît dans vingt-cinq romans de La Comédie humaine, de Marsay vingt-sept fois, etc. Ils sont parmi les personnages qui reviennent le plus régulièrement[9]. La rigueur esthétique à laquelle s'astreignent les dandys est bien représentée par de Marsay (« Le jeune comte [d'Esgrignon] entra vigoureusement dans le sentier périlleux et coûteux du dandysme. Il eut cinq chevaux, il fut modéré : de Marsay en avait quatorze[10] »), par Rastignac, par Rubempré, réunis dans l'arène parisienne où s'affrontent leurs ambitions dévorantes, notamment dans les Illusions perdues.

 

Il y a donc chez le dandy un soin obsessionnel attaché à la toilette, et cette obsession manifeste une forme d'ascétisme. Ainsi Brummell, selon le mythe qu'il contribua fortement à créer, consacrait cinq heures par jour à sa toilette, afin de ne passer aucun détail qui pût nuire à son image. Il ne s'agit pas d'une affectation frivole. L'élégance est l' « uniforme » du dandy (ou plutôt le « multiforme » tant cette élégance est diverse selon les figures qui l'incarnent), l'affirmation de ses valeurs sur le théâtre du monde. Oscar Wilde affirme ainsi : « Il n'y a que les esprits superficiels pour ne pas juger sur les apparences. Le véritable mystère du monde est le visible, et non l'invisible[11]. »

 

Baudelaire et Wilde, dandys eux-mêmes, avaient saisi l'essence profonde de cette figure dénigrée et moquée par nombre de leurs contemporains. Les critiques littéraires et philosophes de notre époque ne déjugent par leurs analyses pénétrantes. Ainsi Philippe Sollers jugeait récemment : « Le dandy est suprêmement “grec”, au sens de Nietzsche parlant des Grecs de l'Antiquité qui s'arrêtent vaillamment à la surface, croient à tout l'Olympe de l'apparence, sont superficiels par profondeur[12]. » La référence à Nietzsche, particulièrement intéressante, fait écho aux analyses du philosophe D.S. Schiffer qui identifie le dandy au philosophe-artiste, figure rassemblant les caractères du célèbre surhomme du philosophe allemand épris d'esthétique[13]. Cela nous ramène à la question des valeurs du dandy.

« Un révolutionnaire sans révolution »

Ainsi, le code du dandy ne s'arrête pas à la surface des choses. La perfection de la toilette, les conditions matérielles auxquelles il se soumet n'ont, pour Baudelaire, qu'un but, celui de fortifier la volonté et discipliner l'âme. Le véritable dandy exprime la quintessence d'un système de valeurs qui se veulent les plus élevées, les plus nobles et dont le vêtement n'est que la manifestation visible, destinée — à la façon de l'iconographie chrétienne médiévale destinée à l'édification des masses incapables d'atteindre au contenu des textes du dogme et de la théologie — à marquer la rétine des représentants matérialistes de la nouvelle culture dominante, l'ordre bourgeois. Baudelaire dit ainsi : « Le mot "dandy" implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde[14]. »

 

Le dandy dans sa révolte solitaire est un être épris d'absolu. Et c'est dans la Beauté (au sens platonicien du terme) que réside à ses yeux la quintessence des valeurs. Cette Beauté à laquelle le ramènent toutes les inflexions de son caractère, de son comportement, de ses passions : « Ces êtres n'ont pas d'autre état que de cultiver l'idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser[15]. » Le dandy est un esthète au sens le plus pur et le plus absolu de ce terme. Il trouve ainsi dans l'Art l'expression la plus aboutie de ses aspirations profondes.

C'est dans cette dimension des valeurs que le dandy a conservé sa plus grande actualité. Le XIXe siècle était celui des dandys écrivant sur leur propre caste, le XXe, quant à lui, a vu une vaste littérature interroger le sens le plus profond de la révolte du dandy, sous le jour d'une réflexion critique extrêmement riche.

Ainsi Albert Camus a consacré quelques pages, parmi les plus pertinentes sur ce sujet, de son essai L'Homme révolté, à la figure du dandy, sous l'éclairage de la révolte qui nous intéresse ici[16]. Pour Camus, le dandy incarne une nostalgie métaphysique de valeurs élevées, une quête d'unité à travers la construction d'un personnage, là où la personne est dispersée dans un monde dénué de valeurs. C'est la volonté de l'Homme révolté en général de retrouver une éthique qui donne un sens à l'existence humaine engagée dans une succession d'expériences absurdes. Mais chez Camus subsiste ce sentiment d'échec attaché aux expériences de révolte dans l'histoire du monde. Épris d'engagement, Camus déplore justement le détachement auquel s'astreint le dandy, détachement qui fait de lui un révolté, mais non un révolutionnaire. Sollers le comprend également lorsqu'il affirme : « Au fond, c'est un révolutionnaire sans révolution[17]. »

 

Mais cette expression trouve sa manifestation la plus aboutie dans la personne même du dandy, œuvre d'art en lui-même. Camus l'explique fort subtilement dans L'Homme Révolté, en rattachant le dandysme au romantisme : « Bien plus que le culte de l'individu, le romantisme inaugure le culte du personnage. » Dans un monde voué à la mort, « l'être qui doit mourir resplendit au moins avant de disparaître et cette splendeur fait sa justification ». Ou encore : « Le dandy crée sa propre unité par des moyens esthétiques. Mais c'est une esthétique de la singularité et de la négation[18]. »

 

Une synthèse émerge de cette analyse. La révolte du dandy est une révolte de la sensibilité blessée. Tout comme l'artiste romantique, il recherche une forme d'immortalité dans le culte de soi. C'est en quelque sorte l'absurde camusien. En s'affirmant soi-même, le dandy cherche à retrouver une identité/unité fondamentale puisant ses sources dans la passion du Beau, comme seule justification valable de l'existence humaine par opposition à la « répugnante utilité » que Baudelaire rattache au système de valeurs bourgeois. L'art du dandy se déploie sur sa propre personne : « Dans ses formes conventionnelles, le dandysme avoue la nostalgie d'une morale. […] Mais il inaugure en même temps une esthétique qui règne encore sur notre monde, celle des créateurs solitaires, rivaux obstinés d'un Dieu qu'ils condamnent[19]. » Plus encore, « à partir du romantisme, la tâche de l'artiste ne sera plus seulement de créer un monde, ni d'exalter la beauté pour elle seule, mais aussi de définir une attitude. L'artiste devient alors modèle, il se propose en exemple : l'art est sa morale[20]. »

Le dandy ne serait-il alors qu'un platonicien dévoyé, secrètement épris d'idéal mais qu'un monde hostile rejette dans les cercles rageurs de l'hostilité et de la condescendance ? Le dandy est un intrus, voire même un infiltré, en ce sens que sa marginalité n'est que virtuelle. Le dandy peut être mondain, il doit s'afficher pour exister et de ses ressources dépend sa capacité à « étonner toujours[21] ».

Cela nous ramène à l'analyse critique de Sartre dans son Baudelaire, lorsqu'il distingue le révolté du révolutionnaire. Le révolutionnaire cherche à abolir le passé et enracine son espoir dans un avenir neuf. Le révolté, lui, « a soin de maintenir intacts les abus dont il souffre pour pouvoir se révolter contre eux. Il y a toujours en lui les éléments d'une mauvaise conscience et comme un sentiment de culpabilité[22] ». D'où sans doute cette singularité attachée aux convenances, ce refus contenu à l'intérieur des limites de la société dans laquelle vit le dandy.

 

Étrange révolte donc que celle du dandy. Une révolte à l'intérieur des normes, des convenances, une réclusion sans l'éloignement. Mais le dandysme a-t-il une dimension politique clairement affirmée ? La question de l'engagement concret se pose donc avec acuité dans le cas de cet étrange rebelle sans révolution.

 

À la question « Est-il démocrate ? » ou « A-t-il des opinions politiques ? », Philippe Sollers répond : « Mais non, sauf par provocation[23]. » Il ne peut être libéral, son mépris de l'argent l'atteste. Mais les alternatives que constituent les idéologies de gauche (marxisme, anarchisme) ne peuvent non plus lui convenir, puisqu'elles affirment l'égalité comme valeur cardinale, à l'exact opposé de son élitisme. Des bribes de convictions peuvent apparaître chez certains, mais toujours en négatif, en manière de défi. Aussi, dans sa verve lyrique, Baudelaire déchaîne-t-il sa vindicte contre la démocratie : « Mais, hélas ! la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour ces derniers représentants de l'orgueil humain[24] », ce qui n'est pas étonnant lorsque l'on connaît son admiration pour Joseph de Maistre, penseur antimoderne ou réactionnaire, grande figure du rejet de la Révolution française sur le terrain intellectuel. Mais aucun projet, aucune alternative n'émergent véritablement, et c'est sur ce point que Camus et Sartre concentrent leur critique. En réalité, le dandy se défie de la politique, de ses compromissions, de ses luttes partisanes, et de son pragmatisme. Il appartient tout entier à la sphère esthétique, sa révolte est gravée sur le frontispice des Beaux-Arts, des Belles-Lettres… ou plus simplement, sur sa personne propre. Ses aspirations sont tournées tout entières vers la Beauté, seule possibilité de s'affranchir des déceptions du siècle.

 

Dans cette transfiguration de l'âme et du corps à laquelle aspire le dandy résident le fondement de la règle quasi monacale à laquelle il s'astreint et le sens des manifestations de son être social qu'il convient également d'analyser.

Un individualiste mondain

Il est extrêmement malaisé de définir la personnalité du dandy tant celle-ci apparaît complexe, multiple, voire marquée par les paradoxes. Quelques axes peuvent toutefois se dégager. Son individualisme, d'abord, se manifeste dans son repli social, son obsession de la singularité. En refusant le nivellement imposé par l'ordre bourgeois et la démocratie naissante, le dandy aspire à fonder une nouvelle aristocratie, fondée non plus sur les privilèges dus à la naissance, mais sur les « dons célestes que le travail et l'argent (valeurs bourgeoises) ne peuvent conférer[25] », c'est-à-dire le talent, le mérite personnels. Désabusé et cynique, il ne trouve auprès de ses contemporains au mieux qu'un divertissement passager, au pire, l'ennui. Il est donc en général reclus et solitaire. Mais, maniant encore une fois avec brio le paradoxe, malgré le mépris que lui inspirent ses contemporains, il apparaît souvent en société, dans les mondanités bourgeoises et aristocratiques où sa présence est goûtée. Son sens de la repartie, son ironie mordante, ses manières raffinées (un raffinement qui confine lui aussi à l'ironie) en font un convive recherché, bien qu'un peu craint : ainsi les saillies verbales de Brummell auprès du Prince de Galles, qui ont fini par lui attirer l'inimitié de ce dernier ; ou encore, dans l'univers romanesque, les mondanités dans lesquelles Dorian Gray, le personnage de Wilde, rayonne en arbitre des élégances et en ordonnateur des conversations. Le dandy accepte ce rôle ambigu de « bête de foire » parce que c'est dans ces circonstances qu'il pourra afficher toute sa morgue, son mépris des conventions, être ce « personnage » pour lequel un public est indispensable. Il représente la fascination de ce que l'on aimerait être sans le pouvoir, sauf au prix de sacrifices insurmontables. Le dandy, en se conformant aux conventions de la sociabilité bourgeoise, en acceptant de se soumettre aux obligations formelles liées à cette sociabilité, conserve toujours cette hauteur qui lui est propre, le dédain et l'ironie mordante qui le dispensent de prendre les choses trop au sérieux. Finalement en prenant place dans le monde et en feignant de respecter ses lois, le dandy, par son ironie souvent cruelle, son détachement cynique, tourne en dérision la société dans laquelle il vit et qu'il méprise pourtant, et lui ôte toute légitimité. Son élégance poussée à l'extrême de la manie, sa hauteur, son dédain des conventions (que pourtant il respecte), son détachement ne sont que la négation ultime du monde bourgeois, matérialiste et conformiste qui s'épanouit au XIXe siècle en Angleterre et en France. Ainsi selon Charles Gould, pour Balzac le dandy est « quelqu'un qui gardait un caractère distinctif et individuel au milieu des nivellements de l'époque[26] ». Le dandy balzacien affirme sa singularité comme un outil d'ascension. Il est fréquent en effet de constater que le dandy romanesque est un être assoiffé de jouissance, de pouvoir, affectant (ou éprouvant réellement) la plus grande assurance et affichant sa supériorité, comme le font Rastignac et de Marsay par exemple. Leur présence sur les marges les rapproche d'ailleurs symboliquement ou concrètement des groupes interlopes de la société, là où les règles perdent de leur netteté, là où règne la loi du plus fort ou du plus rusé[27].

 

Car le dandy est avant tout un individualiste. Baudelaire l'a bien compris lorsqu'il définit le dandysme comme un « culte de soi-même, qui peut survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la femme par exemple[28] ».

 

Sur ce point également les analyses contemporaines approfondissent les riches intuitions de Baudelaire, en les nuançant d'une dimension critique. Pour Camus également, le dandy n'existe qu'à travers le regard des autres. « Dissipé en tant que personne privée de règle, il sera cohérent en tant que personnage. Mais un personnage suppose un public […]. Il ne peut s'assurer de son existence qu'en la retrouvant dans le visage des autres[29]. » Le dandy ne paraît dans le monde qu'à la manière d'un acteur récitant son rôle. Il est un personnage avant d'être une personne et toute son énergie en société vise à maintenir fixée sur lui l'attention, par définition volatile : « Les autres sont le miroir. Miroir vite obscurci, il est vrai, car la capacité d'attention de l'homme est limitée. Elle doit être réveillée sans cesse, éperonnée par la provocation. […] Être seul pour le dandy revient à n'être rien. » La formule de Camus est lapidaire, bien que juste dans l'ensemble. Cet individualiste ressent le besoin impérieux d'éprouver sa singularité et sa supériorité dans le regard des autres.

Pourtant une autre dimension doit être éclairée. Si le dandy joue sa vie à la manière d'un personnage, il le fait lucidement. Il y a donc chez lui ce détachement nécessaire qui lui permet d'assumer ce curieux dédoublement par lequel sa véritable personnalité s'efface derrière le rôle flamboyant endossé, rôle qui devient la seule vérité essentielle du dandy. Il y a donc chez le dandy une forte intellectualité. C'est un cérébral, mais un cérébral blessé par la violence de l'existence, une sensibilité à vif, atteinte, et celée sous une froideur et une distanciation apparentes. C'est la sensibilité de l'artiste (même lorsque cet art est tourné sur la personne même du créateur, se rappeler la maxime de Wilde, « faire de sa vie une œuvre d'art »), de l'artiste désireux de recréer un idéal forclos dans les limites étriquées d'une réalité décevante dont le dandy est à la fois la partie prenante, par son besoin du regard des autres en miroir de sa singularité, et le contempteur, dans sa solitude et sa distance affichée. La blessure que le monde inflige à sa sensibilité maladive est sublimée, esthétisée pour en faire émerger une œuvre d'art. Distanciation qui est curative, tant ces âmes d'élite ressentent l'hostilité du monde. Le dandy correspond bien à cette catégorie que définit Nietzche, lorsqu'il affirme : « Les hommes qui vivent le plus par l'esprit, à condition qu'ils soient aussi les plus courageux, sont de loin ceux qui connaissent les tragédies les plus douloureuses, mais c'est précisément en cela qu'ils honorent la vie, parce que c'est à eux qu'elle réserve sa plus grande hostilité[30]. » Finalement, Camus, en établissant une identité entre le romantisme et le dandysme résume cette idée : « Le révolté romantique, refusant ce qu'il était, se condamnait provisoirement au paraître dans le malheureux espoir de conquérir un être plus profond[31]. »

Conclusion

Au terme de cette réflexion sur le dandy, la complexité de cette figure ne semble pas épuisée, loin s'en faut. Si Baudelaire a posé de nombreux jalons sur le chemin de sa définition, des penseurs comme Camus et Sartre ont enrichi sa réflexion sur un versant davantage critique en confrontant le dandy à l'échec de sa révolte. Pourtant la floraison des recherches contemporaines sur le dandysme tend à une nette réhabilitation (en témoigne la résurgence du terme, souvent galvaudé, pour désigner telle ou telle vedette). Ainsi le philosophe D.S. Schiffer, spécialiste de la question, choisit-il de donner pour titre à l'un de ses ouvrages consacrés au sujet, Le Dandysme, dernier éclat d'héroïsme, reprenant la belle citation de Baudelaire[32]. C'est d'ailleurs lui qui en donne l'une des synthèses les plus pertinentes lorsqu'il affirme : « […] cet esthète tant souvent décrié, par les esprits chagrins, n'est autre en fait, par delà son apparente flamboyance et autres fanfaronnades de surface, que l'audacieuse quoique souvent désespérée, tant elle s'avère contradictoire et difficile à atteindre pour le commun des mortels, tentative de parvenir, par delà même cette union de l'âme et du corps à la synthèse de ces deux idéaux d'essence métaphysique, mais de nature esthétique, que furent d'une part dans la Grèce athénienne, l'hédonisme épicurien, et d'autre part, dans la Rome antique, l'ascèse stoïcienne. » Une spiritualité de l'apparence, voilà peut-être le dénominateur commun qui réunit ces individualistes forcenés. Spiritualité qu'une donnée étonnante souligne davantage encore. En effet, un certain nombre d'écrivains ayant mis en scène des dandys dans leurs romans, et souvent dandys eux-mêmes, étaient des catholiques convaincus ou le sont devenus (Huysmans, Barbey d'Aurevilly, Wilde s'est converti en prison). Cette dimension mystique exprime-t-elle un besoin de spiritualité, que leur époque ne leur donnait pas ? Le dandysme, dans ce cas serait une forme de manifestation du rejet de cette société matérialiste, aux valeurs basses et méprisables, un miroir déformant (perfection formelle comme une réponse à un monde où l'apparence des choses triomphe). Le dandysme ne serait-il pas une mystique athée ?

Jo‘l Fusco



[1] FRANCK Jacques, « Dandysme, une philosophie ? », in La Libre Belgique, 18 avril 2008.

[2] SCHIFFER Daniel Salvatore, Le Dandysme. La création de soi, François Bourin Éditeur, Paris, 2011, p. 26.

[3] BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne », in Critique d'art, Gallimard, Paris, 1976, pp. 369 à 372.

[4] C'est nous qui soulignons.

[5] Ibid., p. 370.

[6] Ibid., p. 369.

[7] Ibid., p. 370

[8] SCHIFFER D. S., Philosophie du dandysme, PUF, Paris, 2008, p. 156.

[9] LOTTE Fernand, « Le « retour des personnages » dans La Comédie humaine, in L'Année balzacienne, 1961, pp. 233-234.

[10] BALZAC Honoré de, Le Cabinet des antiques, dans La Comédie humaine, volume 7,  Scènes de la vie de province, éd. Furne, Paris, 1844, p. 172.

[11] WILDE Oscar, Le Portrait de Dorian Gray, Œuvres, trad. F. Frapeneau et E. Jaloux, Librairie Générale Française, Paris, 2000, p. 430-431.

[12] SOLLERS Philippe, « Métaphysique du dandysme », in Le Nouvel Observateur, 22 décembre 2011.

[13] SCHIFFER D. S., Philosophie du dandysme, op. cit., pp. 123 à 128.

[14] BAUDELAIRE C., op. cit., p.351.

[15] Ibid, pp.369-370.

[16] CAMUS Albert, L'Homme révolté, Gallimard, Paris, 1951, pp. 70 à 78

[17] SOLLERS P., art. cit.

[18] CAMUS A., op. cit., p. 75.

[19] Ibid., p. 77.

[20] Ibid., p. 77.

[21] Ibid., p. 76.

[22] SARTRE Jean Paul, Baudelaire, Gallimard, Paris, 1947, p. 50.

[23] SOLLERS P., art. cit.

[24] BAUDELAIRE C., op. cit., p. 372.

[25] BAUDELAIRE C., op. cit., p. 371.

[26] GOULD Charles, « “Monsieur de Balzac” : Le dandysme de Balzac et son influence sur sa création littéraire », in Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 1963, nº 15, pp. 379-393.

[27] À noter d'ailleurs ce rapprochement intéressant fait par GOULD C. avec le monde criminel, ainsi Rastignac et Rubempré enseignés dans les arts mondains par le bandit Vautrin, « “Monsieur de Balzac” : Le dandysme de Balzac et son influence sur sa création littéraire »… Ibid.

[28] BAUDELAIRE C., op. cit., p. 370.

[29] CAMUS A., op. cit., p. 75.

[30] NIETZSCHE F., Le Crépuscule des idoles, trad. WOTLING, Garnier Flammarion, Paris, 2005, p. 18.

[31] CAMUS A., op. cit., p.78.

[32] SCHIFFER D. S., Le Dandysme, dernier éclat d'héroïsme, 2010.

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