Georges Gernot : Images d'une enfance en pays étrange Mis en ligne le 26 décembre 2023. Elle commence à s'en aller, la génération des enfants qui eurent
5 ans sous l'Occupation allemande. Images d'une enfance en pays étrangePeut-être avais-je entrevu le visage et la silhouette de mon père, à Cesson-Sévigné près de Rennes, un jour de juin 1940, avant que les Allemands ne le fassent prisonnier lors de la débâcle de l'armée française. Je crois me souvenir de lui avoir rendu visite alors que les prisonniers étaient détenus provisoirement dans une scierie ou une menuiserie au lieudit la Mabilais à Rennes. On m'a dit, ou bien, je le crois, est-ce un vrai souvenir, qu'il avait fallu que je me faufile sous un grillage pour aller l'embrasser. Ce serait là mon premier souvenir conscient. Hors de cette brume des premiers souvenirs surgissent des images claires, des sensations vives. Tout autour, je sens toute une agitation faite d'inquiétude, on va prendre le train à la gare de Saint-Brieuc, nous allons à Rennes dans l'espoir de voir ou d'apercevoir mon père dans sa captivité. Nous grimpons en compagnie de voisins de notre rue dans un wagon de troisième classe aux banquettes en bois. J’aime la grosse locomotive, ses immenses roues de fer, elle crache sa fumée, fait jaillir ses jets de vapeur, elle siffle, elle est vivante. Pendant toute la durée de la guerre, ma mère pour mon plaisir choisira d'« aller voir les trains ». Nous monterons sur la passerelle qui enjambe les voies. Qui me dira jamais pourquoi cette fascination ? La vue des manœuvres m'enchante dans cet enchevêtrement de lignes, de rails, les wagons qu'on raccroche dans un bruit de ferraille, le bruit saccadé et infini des trains de marchandises qui défilent sans cesse, les sifflements stridents, les jets et les panaches de fumée noire, grise, blanche que décrochent par saccades les énormes machines. Je vois quand une locomotive passe sous la passerelle les deux chauffeurs qui nourrissent le foyer à grandes pelletées de charbon, tout est rouge, incandescent. Ils sont si puissants, si formidables que c'est bien le métier que je veux faire « quand je serai grand ». Je vois aussi maintenant dans la promenade à la gare comme un symbole pour ma mère, le désir d'aller au-delà à la rencontre de l'absent. Dieu, que de trains passeront avant qu'il ne revienne,
que cette guerre est longue, que de soirs passeront, où elle me
demandera avant de m'endormir de faire ma prière pour son
retour. Et puis l'enfant oublie, l'enfant joue, l'enfant est
seul, il ne me reste plus alors qu'à longer la bordure de granit du trottoir
devant notre boulangerie, joignant les gestes de mes bras que je fais
tourner selon la mécanique rotative des bielles, au rythme imitatif et syncopé
du « tiouf tiouf »
de la machine, de ma bouche sort la fumée de mon haleine les jours de gel. Il arrive que
ce jeu tranquille soit interrompu par le bruit cadencé des bottes germaniques,
les Feldgrau montent la côte de notre rue, ils chantent heidi heido, heili heilo,
tandis qu'en écho et selon la rime,
du bord de mon trottoir, du haut de mes cinq ans j'ajoute : « Bandes de salauds. » Longtemps après,
ce chant dérisoire et cadencé résonne encore comme un défi et un terrible vide. Les boulangers de GouédicJe suis incapable de dire que ce que j’ajoutais à la chanson des Boches était mon invention, je crois plutôt que cette inspiration m’était soufflée par les jeunes ouvriers boulangers. J’aimais leur rendre visite, les regarder préparer la fournée… Ils s’appelaient Arsène et Alexandre, étaient alors mes meilleurs amis ; à cette époque, ces deux frères avaient vingt ans, des cousins, à la mode de Bretagne. Ma grand-mère Théotice les avait embauchés ; c’est eux qui assuraient les fournées en l’absence de mon père retenu en Allemagne. Un très léger boitillement, dû à une infirmité génétique, les caractérisait, mais ces deux Vulcains de la boulange étaient des maîtres pétrisseurs. Enfant, j’assistais à un rite grandiose : faire le pain. Ces deux gars-là savaient d’une main experte allonger la pâte, faire couler l’eau dans la farine pour obtenir ce mariage infiniment modelable en toutes sortes de pain. L’autre magie qu’ils m’offraient était la fascination du feu : brûler les rondins de bois pour contempler, sortant du gueulard, la lueur des flammes qui lèchent les pavés brûlants du four. Il fallait ensuite toute l’habileté et la prudence d'Alexandre pour recueillir les braises rouges et incandescentes, les transférer dans l’étouffoir à l’aide ce son énorme pelle de fer. Il n’y a que les boulangers et les forgerons à connaître de pareils bonheurs. Tous ces gestes, rodés, précis, habiles me sont restés vivants : façonner les pains, enfourner, les sortir brûlants et croustillants du four à l’aide de longues pelles taillées selon leur forme. Le plus vif de tous ces gestes est bien de faire ces encoches sur le sommet du pain juste avant de l’enfourner et de le mettre à la bonne place. Dans ce cinéma intérieur, cette plaque sensible du cerveau d’enfant, ces scènes peuvent se rejouer infiniment avec les mêmes acteurs, les tout premiers. La quiétude et le confort du fournil, la douce chaleur, le chant des grillons qui logent près du four m’enchantent. Et puis, il y a la gentillesse de mes amis boulangers qui savent m’accueillir et entre deux fournées, ils aiment bien m’apporter de l’amusement. Alexandre est un artiste en ombres chinoises, il sait, à la lumière des lampes, à l’aide de ses mains projeter sur les parois la gueule menaçante du loup ou l’envolée pacifique d’une colombe. Aux heures de repos, les deux frères disparaissent derrière leurs gros accordéons, ils jouent avec entrain des airs de bal musette, mon amant de Saint-Jean, cet air me hante et m’enchante encore. Ils sont musiciens. Un jour où cette quiétude fut troublée par le martèlement des bottes ennemies sur le pavé de notre rue, Alexandre me dit : « Tu vois, Jo, ces Boches-là, on les appelle les doryphores, c’est de la vermine, il faudra bien s’en débarrasser. » Dès le lendemain, je relevai le défi. Rien n’était plus facile que de courir au jardin à la chasse aux doryphores qui cette année-là avaient envahi les rangs de pommes de terre. J’aurais bien pu en rapporter une pleine boîte à mes deux amis, je crois plutôt que je les écrasais une fois par terre à l’aide du talon de mes sabots. Alexandre aurait bien pu, ce qu’il faisait souvent d’un air de complicité, m’appeler avec son humour tendre et gentil : « Jo, la terreur de Gouédic »… Georges Gernot |