RETOUR : Coups de cœur

Georges Gernot : Sur un sonnet de Wilfred Owen.
Image, traduction et notice.
Mise en ligne le 21 janvier 2015.
© : Georges Gernot, pour les textes et pour l'image.

Georges Gernot a été professeur d'anglais. Il peint depuis longtemps.

Note au 13 septembre 2018. Ce poème fait partie d'un livre réunissant douze potes britanniques dans la Grande Guerre (Edward Thomas, Rupert Brooke, Alan Seeger, Julian Grenfell, Herbert Read, Siegfred Sassoon, Wilfred Owen, Edmund Blunden, Isaac Rosenberg, Charles Hamilton Sorley, Ivor Gurney, Richard Aldington) : Georges Gernot, Poètes-soldats dans la Grande Guerre. De l'enthousiasme au désanchantement, 2016, textes anglais et traductions, chaque poème illustré d'une aquarelle, 29 cm x  29 cm, 331 pages, 35 €,

Note au 17 septembre 2018 : Voir sur ce site l'tude de Pierre Campion sur le livre de Georges Gernot, Poètes-Soldats dans la Grande Guerre. De l'enthousiasme au désenchantement, rdition.

Ce livre est disponible chez l'auteur.


Dulce et Decorum est

Wilfred Owen

Texte calligraphié, illustré, traduit et commenté par Georges Gernot.

Bent double, like old beggars under sacks,

Knock-kneed, coughing like hags, we cursed through sludge,

Till on the haunting flares we turned our backs

And towards our distant rest began to trudge.

Men marched asleep, many had lost their boots

But limped on, blood-shod. All went lame; all blind;

Drunk with fatigue; deaf even to the hoots

Of tired, outstipped Five-Nines that dropped behind.

 

Gas! Gas! Quick, boys! An ecstasy of fumbling,

Fitting the clumsy helmets just in time;

But someone still was yelling out and stumbling,

And flound'ring like a man in fire and lime

Dim, through the misty panes and thin green light,

As under a green sea, I saw him drowning.

 

In all my dreams, before, before my helpless sight,

He plunges at me, guttering, choking, drowning.

 

If in some smothering dreams you too could pace

Behind the wagon that we flung him in,

And watch the white eyes writhing in his face,

His hanging face, like a devil's sick of sin;

If you could hear, at every jolt, the blood

Come gargling from the froth-corrupted lungs,

Obscene as cancer, bitter as the cud

Of vile, Incurable sores on innocent tongues,

My friend, you would not tell with such high zest

To children ardent for some desperate glory,

The old Lie: Dulce et Decorum est

Pro patria mori.



Pliés en deux comme de vieux mendiants sous leur sac,

Les genoux cagneux, toussant comme des sorcières, jurant, sacrant, nous avancions dans la boue,

Jusqu'à tourner le dos aux fusées éclairantes, notre hantise

Et à nous mettre à patauger péniblement vers notre lointain repos.

 

Les hommes dormaient debout. Beaucoup avaient perdu leurs brodequins

Mais continuaient, boitant, les pieds en sang. Tous estropiés, tous aveugles ;

Ivres de fatigue, sourds même au mugissement

Des obus de Cinq-neuf qui au bout de leur  course, distancés, tombaient dans notre dos.

 

Les gaz ! les gaz ! Vite les gars !  Extase de tâtonnement,

Ajuster les masques peu pratiques juste à temps —

Mais voilà que quelqu'un se mit à hurler, à trébucher,

À se débattre comme un homme dans les flammes et la chaux…

Flou, derrière nos vitres embuées et l'épaisse lumière verte,

Comme une mer verte, je le vis se noyer.

 

Dans tous mes rêves, devant mes yeux impuissants,

Il plonge sur moi, se vide, s'étouffe, se noie.

 

 

     Si dans certains rêves suffocants, vous pouviez vous aussi

     Marcher derrière la charrette où nous l'avions jeté,

     Et voir les yeux tout blancs rouler dans son visage,

     Son visage qui pend, comme celui d'un démon malade du péché ;

     Si vous entendiez, à chaque cahot, le sang

     Qui gargouille et s'écoule de ces poumons empoisonnés,

     Cancer obscène, tel le reflux amer de plaies

     Infectes et incurables sur des langues innocentes, —

     Mon amie, vous mettriez moins de zèle à répéter

     À des enfants en mal de gloire désespérée,

     Le vieux mensonge : Dulce et decorum est

     Pro patria mori.

 

Traduction française par Georges Gernot

 

Notice par Georges Gernot

Wilfred Owen (1893-1918) est sans doute le plus connu des poètes anglais de la Grande Guerre (il est cité parmi les seize poètes dont le nom figure dans le Poets' corner de l'Abbaye de Westminster). Dès l'âge de dix-neuf ans, il voulut être poète. La poésie romantique le fascinait, en premier lieu celle de Keats et Shelley. En 1915, il ne résista pas à la pression qui s'exerçait sur les jeunes Anglais. Il s'engagea plein d'enthousiasme. 1917 fut très traumatisant. Victime d'une psychose appelée « obusite (shellshock) », Owen fut rapatrié et admis à Craiglockart, l'hôpital psychiatrique militaire d'Edimbourg. Le séjour qu'il fit dans cet hôpital fut le lieu d'une lente mais véritable régénération. La thérapie consistait à retranscrire les terribles épreuves qu'il avait subies sur le front et qui le tourmentaient dans ses rêves. Ses plus beaux poèmes datent de cette époque. C'est ainsi qu'il écrivit « Dulce et decorum est pro patria mori » (selon une citation du poète latin Horace : « Il est doux et beau de mourir pour la patrie »). Les visions qu'il voulait faire partager étaient la négation d'un monde civilisé, le triomphe de l'inhumanité. C'est pourquoi il ne supportait plus cette devise qui servait la propagande guerrière. Tout à fait désillusionné et ironique, il s'adresse directement à la poétesse Jessie Pope qui composait des vers de mirliton propres à susciter l'enthousiasme guerrier et inculquait cette devise aux enfants des écoles dans ses poèmes. La terrible colonne des soldats en marche est décrite sous la forme d'un sonnet (vers 1 à 14), la suite est l'interpellation faite à cette poétesse… En 1918, Wilfred Owen retourna au combat ; en octobre il fut décoré de la Military Cross ; le 4 novembre, il fut tué près du village d'Ors dans le Pas-de-Calais. C'est le 11 novembre que sa famille reçut l'avis de décès.

La poésie d'Owen écrite dans l'urgence des deux dernières années de guerre est très émouvante. Je citerai en particulier : Futility et Anthem for doomed Youth. (« Chant funèbre pour une jeunesse condamnée »). Le compositeur anglais Benjamin Britten fit entrer plusieurs de ses poèmes dans la composition de son célèbre War Requiem. Ce morceau fut interprété le 30 mai 1962, à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle cathédrale de Coventry, reconstruite en remplacement de l'édifice détruit au début de la Seconde Guerre mondiale. D'une manière plus générale, le sens donné à la guerre en Grande-Bretagne a été façonné pour beaucoup par les poètes soldats . Les Britanniques les étudient à l'école.

 

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