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Pierre Campion : étude du livre de Georges Gernot, Poètes-Soldats dans la Grande Guerre, 2018.

Mis en ligne le 17 septembre 2018


Georges Gernot, Poètes-Soldats dans la Grande Guerre. De l'enthousiasme au désenchantement, 2018, textes anglais et traductions, chaque poème portant son aquarelle, 29 cmx29 cm, 131 pages, 35 €, chez l'auteur.

Sur ce site, on trouve en exemple l'un de ces poèmes, de Wilfred Owen.


Peindre des poèmes : Georges Gernot

Georges Gernot a été professeur d'anglais. Depuis longtemps il se consacre à la peinture.

Mêlant ses talents, il a réalisé un livre qui réunit des textes de douze poètes britanniques sur leur expérience de la Grande Guerre (Edward Thomas, Rupert Brooke, Alan Seeger, Julian Grenfell, Herbert Read, Siegfred Sassoon, Wilfred Owen, Edmund Blunden, Isaac Rosenberg, Charles Hamilton Sorley, Ivor Gurney, Richard Aldington).

Publié d'abord en 2015 sous le titre de Guerre et poésie, ce livre fait l'objet, en 2018, d'une réédition corrigée, sous le titre désormais de Poètes-Soldats dans la Grande Guerre.

C'est un beau livre, format grand et carré, un livre d'images. Dans une disposition originale, chaque texte anglais est calligraphié, accompagné d'une aquarelle, traduit et commenté par Georges Gernot. Transcrire la langue anglaise et la traduire en phrases françaises, c'est embrasser les deux langues. Suivre le poème anglais au pinceau, mot par mot, fidèlement. Produire une image peinte, à même le poème, c'est rivaliser avec lui, sur sa page et selon les moyens propres de l'aquarelle.

Quant au commentaire, autre rival du poème, ce n'est pas une étude — érudite et savante, théorique, une analyse de poétique (on les aime, à leur place) —, c'est le poème tel qu'il retentit dans le livre, c'est-à-dire tel qu'il s'écrit encore et d'une autre manière, s'accompagnant en regard de photos puisées ici ou là, en noir et blanc ou nuances de gris, et portant sous nos yeux, pixel par pixel, la trace physique de leur époque. Phrases et paraphrase, celle-ci trouvant ici toute sa dignité de reprise et de défi, aussi personnels que ceux du pinceau.

Cette rivalité-là…

… elle est peut-être aussi vieille que la poésie. À travers l'opposition entre la récitation des poèmes et leur recréation par recopie, elle est évoquée par Bachelard, que Gernot cite en exergue de son livre : « L'audition ne permet pas de rêver les images en profondeur. J'ai toujours pensé qu'un modeste lecteur goûtait mieux les poèmes en les recopiant qu'en les récitant. La plume à la main, on a quelque chance d'effacer l'injuste privilège des sonorités, on s'apprend à revivre la plus large des intégrations, celle du rêve et de la signification, en laissant au rêve le temps de trouver son signe, de former lentement sa signification. » Quand on la recopie, l'image ne va pas plus vite que les violons, elle va même moins vite, elle prend son temps, celui de la constitution progressive de ses phrases et non celui de l'illumination. Oui, et malgré les résistances que peut rencontrer l'assertion de Bachelard, la poésie est d'abord écriture et, comme telle, elle se voit, au blanc des pages : elle se lit à mesure, sous forme de phrases en train de s'écrire, éventuellement disposées en strophes, elle s'épèle, elle se laisse articuler et comprendre, dans la pensée intime où la suite des phrases fait sens — là où les enfants doivent, difficile apprentissage, non pas les entendre mais les constituer en continuité visuelle intégrée. Ce qui joue, c'est le mouvement des yeux et sa mémorisation.

Il y a deux manières de faire voir les choses, les écrire (pour les faire lire) ou les peindre (pour les représenter). Par sa pratique, Gernot fait voir l'antagonisme et la complicité de ces deux modes de révélation, le premier progressif le deuxième d'un bloc. En poésie française, Aloysius Bertrand fut l'un des premiers à vouloir et à faire que le poème (en prose) fasse aussi bien ou même mieux que la peinture, par les seuls moyens des Lettres. Baudelaire le cita et le suivit : abandonnant l'alexandrin où il était passé maître, et les cinq et sept syllabes ensorcelantes de la première Invitation au voyage, il en écrivit une deuxième qui ne voulait plus compter que sur les seuls dispositifs des phrases et sur leurs arrangements entre elles — beaucoup le regrettent, sans trop le dire.

Mallarmé vint qui, désespérant de jamais égaler les infinies ressources de la musique, résolut de s'en tenir à la pauvreté des « vingt-quatre lettres » et à la seule lisibilité de la syntaxe, là où se forme en effet le concert silencieux de la pensée et des pensées. Lire n'est pas exactement parcourir des yeux, mais s'appliquer à distinguer les signes pour les lier selon les lois de la syntaxe. Recopiant à l'occasion, dans les grandes proses de Mallarmé, quelques phrases pour les citer, on voit à chaque instant, aux fautes qu'on fait, ce que c'est que lire, ponctuation comprise, et comment ce fut écrit : dans la volonté d'abolir tous les malentendus, les séductions et les hasards qui discréditent les paroles. Lire est l'une des épreuves de l'inscription de l'homme dans un temps obligé. Le temps de récrire, par la main ou en imagination, les phrases écrites par un autre un jour lointain.

Et puis il y a le « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », l'une des plus étourdissantes Fictions de Borges. Où l'on voit ce poète symboliste, un personnage inventé par Borges sous un nom — ironiquement ? — bien français, passer sa vie à récrire ligne par ligne, tâche impossible et pleine de sens, le roman de Cervantes, à le récrire comme son invention personnelle…

Ce n'est pas accabler Georges Gernot que de le situer dans cet héritage. Récoler mot par mot tel poème, selon l'élan de la main à pinceau, et l'inscrire dans un tableau qui le défie, ce fut un mouvement personnel qui n'avait pas besoin de caution ni de confirmation. Nous, ses lecteurs, sommes libres de le considérer dans la perspective d'une histoire et d'une pensée de la poésie.

La guerre…

… la Grande, celle pour laquelle des historiens ont dû inventer le mot lui-même barbare de brutalisation et que la voix populaire désigna par le démonstratif indéfini de l'informe et de l'indéfinissable, de l'inhumain : « Plus jamais ça ! »

Et pourtant, ainsi transcrits, traduits et commentés, transposés en aquarelles, et, en somme, réinventés, ces poèmes font voir ça. La poésie ne saurait dire la loi de la guerre (il n'y en a pas). Elle ne saurait l'expliquer — en suivant, par exemple, la critique de Marx ou de Keynes —, elle fait voir la guerre. Et cela sans la mettre sur quelque théâtre, ce qui serait une manière encore, honorable et subtile (Dorgelès, Remarque, Jünger…), de la faire comprendre, par la raison dramatique. Non, la poésie, ici traitée conformément à sa nature, se contente de faire voir la guerre telle qu'elle est, non pas absurde — le mot est trop chargé désormais de métaphysique —, mais irréductible à toute raison. Ne pas ôter, à l'inexplicable (Alain Aurégan, dans sa préface au livre), son caractère d'inexplicable, ne pas le trahir, ou plutôt ne pas le liquider dans un bouillon de raisons. L'hypotypose est l'une des figures les plus anciennes de la poésie, empruntée à la force vive de la peinture : elle porte aux yeux, quitte à les offenser, ce qui se refuse au sens.
À la page 1 de couverture, un groupe s'en va par la gauche, dans un paysage de neige et de boue, chargé d'un mort ou d'un mourant, vers une espèce de soleil désolé ; à la page 4, des Écossais s'avancent à découvert vers la droite, avec leur musique, que l'on n'entend que selon la voix muette des pinceaux.

Pierre Campion