Jean-Marc Ghitti : Mort
majuscule. Le
mal et la vocation de l'écrivain. Sur les Vies minuscules de Pierre Michon.
Professeur de philosophie en Haute-Loire, Jean-Marc Ghitti est l'auteur de plusieurs livres : La Parole et le Lieu. Topique de l'inspiration, Éd. de Minuit, 1998 ; L'État et les liens familiaux : Mécanisme de la domination, Cerf, 2004 ; La Séparation des familles, Cerf, 2003 ; L'Écriture des pins, L'Escampette, 2005 ; Contes à marcher. De Meygal et d'Emblavez, AME Éditions, 2010. Il tient un blog. Mis en ligne le 13 décembre 2010. © : Jean-Marc Ghitti. Mort majusculeLe mal et la vocation de l'écrivainL'idée est de lire les Vies minuscules à partir de leur dernier chapitre. L'hypothèse est que ce chapitre, construit autour de la mort de la petite sœur, contient l'une des clefs de la vocation littéraire de Pierre Michon. La démarche consistera à étudier
d'assez près ces quelques pages et à projeter, à partir de ce noyau, quelques
lumières sur : 1. l'ensemble du livre, notamment par la thématique de l'absence
et de la mort (mort des personnages, morts du pays dont la figure emblématique
devient ici le cimetière), 2. quelques autres livres de Pierre
Michon, principalement Rimbaud le fils. On étudiera
d'abord la structure du chapitre pour mettre en évidence : 1. la position nodale de la petite sœur : en fait,
ce chapitre est un tombeau, dans le sens mallarméen du terme, 2. le double rythme de l'écriture, qui définit comme
deux temporalités : la transition lente et la rupture brutale, 3. les trois mémoires mises à l'œuvre : une mémoire confuse, une mémoire historique et une mémoire purement imaginaire. Pour préciser
la poétique de Michon, on mettra en place deux concepts. Le premier est
celui d'« angélisation ». Il apporte les deux images de l'innocence et de la visitation. Il se comprend par l'opposition du modeste et du pauvre.
Il porte un éclairage sur la notion de minuscule : c'est la vie vécue sous
la mort majuscule. Il exige une différenciation entre l'ange proprement dit, et
le fantôme, le spectre, etc. Repérée en ce dernier chapitre, l'angélisation est
au cœur de la création romanesque dans tout le livre. Le deuxième
concept est celui de vie d'emprunt. Si les vivants se prêtent mutuellement leur
vie, selon le modèle premier de l'écrivain qui vit à
la place de l'ange, alors, littérairement, on ne peut plus distinguer la
biographie de l'autobiographie. La vie minuscule est une vie empruntée.
L'exemple de Rimbaud le montre dans ce chapitre puisque le couple Rimbaud/sa
sœur se superpose au couple Michon/sa sœur (avec des différences et des
déplacements). Mais on ne sait pas qui emprunte et qui prête. Les vies, en
fait, s'interprètent, c'est-à-dire qu'elles se donnent sens mutuellement, elles
se racontent l'une par l'autre. C'est d'ailleurs le sens même de la culture
telle qu'elle s'introduit sous la forme de l'Almanach Vermot. Si bien que l'œuvre de Michon appelle une
herméneutique particulière : il s'agit de lire les livres l'un par
l'autre, l'un dans l'autre. On étudiera en ces termes la relation entre Rimbaud le fils et le dernier chapitre
des Vies minuscules. À partir de
là, on entrera un peu plus avant dans la poétique de Michon, cette sorte
de théologie littéraire autour du mal. Mais du mal, on peut repérer différentes
figures. D'abord la maladie (avec sa dimension sonore du cri des agonies) et la
mort. Puis la faute qui consiste à briser l'héritage, et la dette inacquittable
qui s'en suit. Et derrière, peut-être, une faute plus originelle, comme la
figure du « Prince des Ténèbres ». Mais le mal se
vit selon deux registres indissociables. Le premier est celui de la déploration
et de l'élégie. C'est dans ce cadre qu'on verra se dessiner, à travers deux
photos, un statut de l'image comme icône de la sœur morte. Et, très lié à
l'image, le dire, comme légende, naît dans l'ou-dire autour des anges. Ce
registre, en effet, est celui de l'ange. Il prend forme de pays à travers la
promenade aux cimetières. Le second
registre est celui du salut, mais il se détruit dès qu'il se pose. L'ange laisse la
place à l'enfant ressuscité. La vision dépasse l'image et, sur la déploration
élégiaque, s'élève le Poème, c'est-à-dire la Parole recréatrice. Le Poème se
dit, chez Michon, à l'impératif, comme c'est le cas à la fin du chapitre :
c'est le mode de la Parole divine, c'est l'ainsi soient-ils qui achève les Vies minuscules. Le mal, que la
mort de la petite sœur inscrit comme une antériorité si lourde, le mal est ce
qui fait, d'un frère qui ne remboursera jamais la dette, un écrivain dont la
vocation oscille entre la plainte et le Poème. Ou, selon la forme pascalienne
du pari, entre être nul et maudit et être délivré du mal. Nous avons longtemps lu ensemble. Comme si s'aimer
ressemblait, par une analogie obscure dont je n'ai pas la clef, à se lire un
livre l'un à l'autre. Puis nous avons lu l'un sans l'autre et j'ai le souvenir
des livres que j'ai vus dans tes mains. Un soir au lit, par dessus ton épaule,
je t'ai volé trois phrases des Vies minuscules, et je ne les ai pas aimées. Qui chercherai-je, à présent, dans les livres
qu'ensemble il nous est arrivé de lire, ou dans les livres que tu lisais sans
moi, si ce n'est toi, la trace de ta lecture, la manière que tu as eue de t'y
découvrir, de t'y reconnaître ? C'est toi que je lis dans les livres où tu
t'es lue, et désormais quel qu'en soit le texte. Des Vies minuscules,
que j'ai appris à aimer et où je t'aime, je crois que c'est le dernier chapitre
qui donne une clef de ce que nous fûmes. L'idée est de
lire les Vies minuscules à partir de
leur dernier chapitre. L'hypothèse est que ce chapitre, construit autour de la
mort de la sœur, contient l'une des clefs de la vocation littéraire de
l'auteur. Mort majusculeLe mal et la vocation de l'écrivainÀ Dominique Machabert. Jusqu'au
dernier chapitre, les Vies minuscules
suivent l'ordre d'une autobiographie qui descend le cours généalogique et
biographique du temps. Le dernier chapitre inverse ce cours et, par un
mouvement régressif, il retourne à l'enfance. C'est que quelque chose ne s'est
pas encore dit et qu'un repentir exige, in
extremis, qu'on aille le sortir de son enfouissement. Pour avoir ce statut
de la surprise ultime, cette chose doit être comme un secret, ayant déjà
partout agi sans s'être encore jamais promu soi-même à la parole. La parole est
creusée par sa source, laquelle ne se donne que comme l'envers de ce qu'elle
livre. Mais, au dernier moment, lorsqu'« il faut en finir » dit
Michon, il se peut qu'un poète se repente de n'avoir pas avoué ce qui l'a tant
fait dire. Il se peut qu'un silence trop gardé pèse comme une faute, une dette
insoldée, un reliquat d'ingratitude. Alors, en finir ne peut se faire que par le
mouvement involutif de la parole vers ce qu'elle a tu. Venir à bout d'un livre,
ce n'est pas forcément y ajouter le dernier complément, le dernier morceau. Ce
peut être, plus essentiellement, lever le dernier sceau à partir de quoi tout
ce qui a déjà été dit se lira autrement, éclairé par le sens d'en dessous.
Autrefois, selon un ars moriendi
révolu, on s'approchait de celui qui allait mourir pour recueillir sa dernière
parole, son dernier aveu, sa dernière volonté. La fin serait-elle ce qui libère
l'inattesté ? Un livre, comme un homme, ne commence-t-il à parler qu'à son
extrémité ? Finir n'est pas achever ou accomplir ; finir est
s'outrer, s'excéder vers une première parole. On ne finit pas en faisant une
somme, mais en portant, par un dernier saut, la parole à l'extrême, par une
ultime transgression d'où tout rejaillit. Lire par la fin, ce serait alors
surprendre, au moment de la rupture, la parole à sa source, dans l'inspiration
qui la meut, dans la vocation qu'elle développe ? Au sortir de la vie
pénultième, il y avait encore quelque part un mort à déterrer, un secret à
fouiller : il y avait la petite sœur, comme la crypte de l'écriture. Une écriture lustraleOn pense que
chez les Grecs, certains rituels funéraires consistaient à tourner autour du
tombeau de la victime sacrifiée, en une sorte de danse lustrale. La tholos, le temple rond où se situait la thymélè, le lieu du sacrifice, garde en
sa forme la trace de cette lustration. C'est qu'à la mort, on ne peut pas avoir
d'accès direct : il faut tourner autour, pour n'être pas offert à elle ni
terrassé par la culpabilité d'avoir fait de l'autre une victime. Ce schème
cauteleux de la lustration, fait d'attirance et de répulsion, est aussi un
style de l'écriture. Le dernier chapitre des Vies minuscules est un tombeau où l'on pourrait voir une sorte de
structure en tholos dessinée par une
parole lustrale qui ne peut ni dire ni taire. Car à la
petite fille morte, c'est-à-dire à celle des deux
enfants d'Andrée qu'un obscur destin a sacrifiée, on n'accède que par détours.
D'abord, parce qu'elle est rattrapée in
extremis, juste avant l'oubli, au bord d'un livre qui aurait pu se refermer
sans elle, la taire. Ensuite, parce qu'elle n'apparaît enfin que dans la
troisième partie de ce chapitre. Les deux premières parties l'approchent. Les
chiens, qui sont des animaux funéraires, ouvrent la porte vers la morte
oubliée. Ensuite, la morte est la maladie de son frère. Puis sa tirelire, cette
relique qu'elle a laissée. Elle devient la sœur de Rimbaud. Elle se cache
encore derrière d'autres enfants qui meurent et qui peuplent les cimetières.
Reprenons ce parcours lustral qui mène, à tâtons à travers toute une
architecture de nuit, à la petite morte. La maladie du
frère est la présence pour lui et en lui de la sœur défunte. C'est dans la
maladie que le jeu de la tirelire lui rend la sœur présente. Qu'est-ce qu'être
malade ? C'est s'abstenir de vivre. C'est se tenir dans l'abaton obscur qui sert de vestibule à la
thymélè et où peut-être s'incube
l'écriture. C'est découvrir « qu'on peut ne pas mimer le monde, n'y
intervenir point » et « s'extasier de ne participer pas » (p. 226).
Le petit garçon malade découvre l'envers du monde : un autre monde à
partir duquel celui-ci est tout minuscule. La maladie est évidemment une figure
du mal. Mais qu'est-ce que ce mal ? C'est être retenu dans l'autre monde,
celui des morts. C'est donner sa part à la morte. Les morts nous veulent et
nous réclament. ętre malade, ou plutôt se rendre malade, c'est vivre la vie de
la morte. L'autre monde laisse des traces dans le
nôtre, pas seulement dans nos corps mais aussi par des choses. La relique est
le monument des morts, et elle est une tombe en miniature, le lien qui reste
entre eux et nous. Comme les tombes, ouvertes ou fermées, vides ou remplies,
les reliques traversent le livre. À la question heideggérienne : « Qu'est-ce
qu'une chose ? », la réponse de Michon est claire : une chose
est avant tout une relique. D'abord, le paquet de café de Dufourneau nous
montre ce que c'est qu'une relique : c'est la chose qui suspend sa valeur
d'usage pour devenir le support du souvenir, ce qui tient lieu de présence aux
disparus. La relique a vocation à se transmettre des morts aux vifs. Élise les
garde dans deux boîtes de fer-blanc et les appelle ses Trésors. Elles sont pour
elle des sources intarissables de paroles et de légendes. La petite Vierge à
l'enfant, dite Relique des Péluchet, est le symbole même de la continuité de la
génération, présente aux accouchements et aux agonies. Comme le nom, la relique
est plus durable que les chairs, elle est la dure substance de la matière qui,
de dévolution en dévolution, enjambe les trépas. En cassant le
poisson-tirelire de sa sœur, qu'est-ce que brise le poète ? Rien de moins
que la continuité familiale, le lien entre les morts et les vivants, la
possibilité d'une parole qui soit légende. La faute tombe sur lui, et elle est
son destin. Comme dans la tragédie, elle est un acte involontaire, résultat
d'une absence à soi-même, fruit de l'atê.
La deuxième figure du mal, c'est cette brisure irréparable, ce destin de
trahison qui rend le poète incapable de sauver la solidarité familiale qui lui
était confiée. Et cette brisure préfigure le reniement de Pierre qui, emporté
dans ses études, pris dans le mouvement d'une révolution parodique construite
sur le rejet du passé et de la tradition, ne répondra pas à l'appel de sa
grand-mère Clara. On touche ici
à la profonde ambiguté du mal, qui est à la fois d'appartenir trop et de
n'appartenir pas. Appartenir trop aux morts, c'est se rendre malade ; ne
pas leur appartenir, c'est devenir coupable. Entre maladie et faute, il ne
reste au frère et au fils qu'une voie étroite. La substitutionÀ ces deux
figures du mal est associé ce que nous appellerons la substitution. Dans des
circonstances semblables à celles où fut brisé le poisson-tirelire, le petit
frère substitue à sa propre histoire familiale celle de Rimbaud. Dans l'abaton où l'on attend l'apparition du
dieu, une image lui vient de l'almanach Vermot : la photo de Rimbaud en
enfant boudeur. Qu'est-ce qu'une image, une vraie image ? Une icône ou un
peu plus ? Une illumination ? Pas encore l'hallucination qui
permettra, un peu plus tard, l'apparition de la sœur morte. Sa préfiguration
pourtant. Mais qu'est-ce
que la substitution, dont on pressent qu'elle contient le secret de la vocation
du poète ? Disons, d'abord, que la substitution procède par
superposition. Celle des paysages et de leurs toponymes : Ardennes et
Meuse viennent remplir d'une aura mythologique la campagne de Mourioux et de
ses environs. Mais, plus fondamentalement, ce sont des vies qui se superposent
à d'autres. Voilà que la sœur de Rimbaud, par un nouveau détour lustral, vient
offrir une figure de substitution à la petite morte, qu'il est décidément bien
difficile d'affronter, et que d'ailleurs son biographe de frère n'a jamais
connue. Mais les choses sont plus compliquées, dans l'architecture en
labyrinthe qu'une parole construit autour de la thymélè familiale où tant de morts et tant d'absents viennent se
disputer la place de la victime sacrifiée. Reprenons par un autre couloir. La
psychanalyse nous apprend que le réel n'est qu'un abîme d'absence et qu'il ne
se rencontre que par le fantasme par lequel nous nous produisons poétiquement
en tant que sujet. Michon le dit à sa manière : « À mon père,
inaccessible et caché comme un dieu, je ne saurais directement penser »
(p. 71). Ni, peut-être, à une sœur morte. La psychologie familiale nous
apprend qu'un couple d'abord, qu'une famille ensuite, ne se construisent
qu'autour d'un mythe familial, expression de l'inconscient groupal de cette
communauté-là, et qu'une famille n'est que la production poétique d'un destin
partagé : elle est le Poème de la parenté et de l'alliance. Le mythe
familial est oralité et, chez Michon, il est la dite des mères et des
grand-mères (les pères sont taciturnes), il est la légende que les femmes
portent, gravitant autour des reliques, par exemple la légende de Dufourneau
dans la bouche d'Élise, « cette fiction qu'élabora une vieille paysanne
disparue » (p. 32). La question est : comment, à partir de ces
deux poèmes pré-littéraires que sont le fantasme et le mythe familial, un livre
peut surgir, comme Vies minuscules
par exemple ? Michon nous apprend que la transmutation du dire à l'écrire,
qui est la genèse même du livre, passe par la substitution du mythe littéraire
au mythe familial. La littérature
ne cessera jamais d'être une histoire de famille. Ce que, dans ma Topique de l'inspiration, j'ai appelé le
« procès de la formulation » trouve dans le travail littéraire de
Pierre Michon une contribution précieuse dont je ne peux pas ici tirer toutes
les conséquences. Posons simplement, non sans quelque raideur ludique, une loi
de littérature générale, que nous appellerons la loi Rimbaud. Formulons-la
ainsi, en première approximation : l'inspiration poétique exige une
transgression familiale, qui en est la transposition par substitution, mais qui
n'en est jamais le reniement. En effet, s'il
y a un procès de la formulation poétique dans le corps et dont l'aboutissement
est une voix, il y a bien aussi, antérieur à tout corps, cet envers légendaire
à la procession charnelle qu'est une famille et qui n'en est rien d'autre que
son âme commune, cette souche psychique dont toute différenciation individuelle
procède : désignons-le, cet envers, comme procession mythologique. Par la
procession mythologique, la formulation est déjà engagée, avant même que n'en
naisse le poète qui la portera aux vers, dans quelque obscure antériorité
familiale. C'est dans Rimbaud le fils
que Michon va plus loin dans l'expression de la loi Rimbaud. Il y montre
notamment, au premier chapitre, comment les vers sont déjà commencés dans les
patenôtres de la mère et dans les chants de clairons imaginaires du père.
Comment ils sont, au cœur de la souffrance familiale, « des couronnes de
mariage » pour réparer ce qui ne fut pas, ces « impossibles
noces » (Rimbaud le fils, p. 15 et 16). Mais encore fallait-il pour qu'ils sortissent,
ces vers, qu'il y eût l'autre ascendance : Hugo et Banville, Virgile et
Homère, tous les autres. C'est donc que la longue procession mythologique qui
fait le poème doit franchir des seuils, se laisser articuler par une série de
transgressions qui la déportent sans en altérer l'élan. Le flux de
l'inspiration est cet élan par lequel toute parole s'excède en une autre qui la
rapproche toujours un peu plus de sa formule dont le vers est l'apogée. Mais ce
mouvement ne peut exister que porté par cet émoi que les dernières pages de Rimbaud le fils exhibent comme la
puissance insaisissable de tout le procès de la formulation poétique.
D'expérience, Michon nous dit : « Nous savons que ça
existe » (ibid., p. 109) et que c'est même, source d'inspiration et de
rejaillissement par ce qui a fouillé in
extremis au plus profond, ce « qui relance sans fin la
littérature » (ibid., p. 110). Ainsi, la loi Rimbaud révèle, jusqu'en son
ressort le plus secret, qui est l'inspiration, la procession mythologique dont
la substitution est la charnière qui reste encore à penser. On doit
peut-être à Mallarmé, ce qui n'étonnera personne, l'une des premières
formulations de la loi Rimbaud, dans Igitur.
Le poète est, in extremis, la main
d'un poème dont toute la race est l'écrivain et on se souviendra de cette formule
mallarméenne (Igitur) : « L'infini enfin échappe à la famille, qui en a
souffert. » La famille est, indissociablement, souche psychique et
souffrance. Elle est la naissance de l'âme dans le pathos groupal. Mais elle est aussi, dans la procession
mythologique, le pré-poème d'où sort le poème. S'en affranchir, si c'était
possible, la renier, comme nous pensons tous à un moment que nous devons le
faire, c'est tordre le cou à la formulation, c'est tuer le poème. Aussi rien ne
nous rapproche plus d'une nouvelle entente de l'inspiration poétique qu'une
nouvelle compréhension de la famille comme souche psychique où, à partir de
collusions inconscientes fondatrices, se trament des loyautés invisibles, des
délégations et des missions, des différenciations impossibles et des dettes
impayables. C'est assurément dans cette zone psychique transitionnelle où le
toi du moi ne se sépare pas que peut naître quelque chose comme une vocation
poétique, c'est-à-dire la possibilité qu'un jour le saut soit fait, selon la
« loi Rimbaud », du mythe familial au récit littéraire. Si bien que,
pour parler vite, retrouver la racine psychique de l'expérience poétique, comme
tente de le faire, par son dernier chapitre, Vies minuscules, c'est bien revenir, et qu'on m'en excuse, à la
trop célèbre formule de Rimbaud : « Je est un autre. » Les vies
minuscules sont des vies d'emprunt. Non seulement parce qu'elles osent à peine
se vivre, tant elles se sentent proches de leur mort, mais aussi parce qu'elles
se dupliquent les unes les autres, se répondent en échos, si peu différenciées.
L'audace de la différence, si elle fonde une liberté, du reste souvent
imaginaire, éloigne de la source poétique du monde, de la procession
mythologique où la vie minuscule se tient. Car dans les familles elles-mêmes
aussi bien que dans leur rapport à la culture par le jeu de la substitution, on
ne sait plus très bien qui est qui. Les vies se racontent les unes par les
autres, se prêtent les unes aux autres et jouent ce jeu de la substitution qui
les rend chacune si minuscule. Mais qu'en
est-il plus précisément, dans la procession mythologique, de l'accès à la
culture ? La substitution s'opère par l'almanach. Qu'est-ce qu'un
almanach ? Heidegger, dans sa conférence sur Hebel, le poète alémanique
créateur de l'almanach rhénan, se pose la question. Sa réponse est la
suivante : « L'almanach devait devenir une apparition. Sans cesse il
devait briller visiblement et éclairer l'existence quotidienne des hommes. »
En l'opposant aux magazines illustrés, qui semblent être comme la préfiguration
des images télévisées, Heidegger veut dire que l'almanach ne fait pas intrusion
dans le monde et dans les vies où il vient trouver sa place : il ne
divertit pas du quotidien par des simulacres de fêtes, par le spectacle
permanent des films qui défilent. L'almanach laisse être la vie humble, la vie
minuscule, sans lui donner honte d'elle-même, mais lui fait entrevoir, comme
par apparition, que quelque chose d'autre existe, un lointain, un monde plus
large qu'il ne convient pas de banaliser. Chez Michon, la photo de l'almanach,
celle d'un Rimbaud boudeur, vient s'inscrire dans les photos familiales, comme
aucune image télévisée ne pourrait le faire, aucune émission sur Rimbaud.
L'almanach fait le lien entre les reliques d'Élise (et on trouve l'Almanach des
Bergers, au grenier des Cards, dans ce que la grand-mère dénommait « la
caisse du Châtain ») et l'école où l'enfance va s'altérer. Mais
l'almanach, n'étant plus tout à fait relique, n'est pas encore manuel
scolaire : il est entre les deux et c'est par lui que peut s'opérer la
substitution. Autrement dit, la substitution suppose un certain type de
culture : disons une culture de l'almanach. La culture de l'almanach n'est
pas un divertissement, un spectacle, comme le cinéma ou la télévision. Elle
n'est pas non plus, une culture de bibliothèque ou de médiathèque, qui oblige à
sortir de soi, de son origine agissante, pour accéder à une sorte
d'universalité impersonnelle où l'on prendra le grand train de la parole
académique et des discours tels qu'ils se tiennent. La culture de l'almanach,
c'est celle qui fait les poètes, car elle ente les grands mythes de la
littérature à la sève la plus intime du mythe familial. Elle permet la
transmutation de la parole familière en parole littéraire, sans que l'une soit
de l'autre le reniement. La culture de
l'almanach ne disparaîtra pas avec l'almanach rhénan, l'almanach des bergers ou
l'almanach Vermot. En tant que style culturel, elle survivra à cette forme
particulière qu'elle a prise dans un monde paysan révolu. Elle suppose que
soient tenus ensemble, le quotidien et l'apparition, le
minuscule et le mirage de la grandeur, le simple et la célébration. En
supprimant la tension entre ces deux pôles, ainsi que ces deux pôles eux-mêmes,
la société du spectacle et du divertissement met en crise la création poétique.
En faisant tourner les têtes, défiler les images et gonfler les savoirs, elle
divertit chaque vie de sa simplicité propre et la ferme à son mirage. La vie
qui comble l'écart entre les deux pôles, celle qui vient remplir notre pauvreté
essentielle, la vie comblée est la misère d'un temps où les poètes nous sont
devenus inutiles. Trop d'images pour qu'une image puisse encore apparaître.
Trop d'informations et d'études pour qu'un mythe littéraire puisse encore, en
la pléthore des biographies, se dessiner. Cependant, que la mythologie de
Pierre Michon puisse encore nous toucher et nous réunir, voilà qui vient
démentir les propos pessimistes que je viens de tenir. Peut-être que pour un
enfant quelque chose lui fera toujours almanach. Forts d'une
première élucidation du concept de substitution, revenons à présent à la
complexité propre de celle qui s'opère dans la Vie de la petite morte. Rimbaud réunit, en tant que mythe poétique,
les deux mythes familiaux du narrateur : celui du père et celui de la sœur.
Le père de Rimbaud, comme Aimé, a disparu et ne laisse au fils que son fantôme.
Le fils d'Aimé peut alors s'identifier à Rimbaud le fils : le poète est
l'enfant abandonné que les femmes chérissent. Mais Arthur Rimbaud disparaîtra à
son tour en Afrique, et il peut à son tour prendre la place du père-fantôme.
Certes sans fils, à moins que le poète des Vies
minuscules soit en imagination ce fils. Dufourneau en Afrique n'est-il pas
une sorte de Rimbaud ? Or il est aussi une figure du père disparu. Mais le mythe
poétique de Rimbaud réintroduit aussi la sœur. Clairement sous la forme de la
sœur d'Arthur. Mais peut-être sous la forme d'Arthur lui-même, car c'est lui
qui est appelé l'ange. À vrai dire, les enfants, pas plus que les anges, n'ont
de sexe. Lorsque Dufourneau, en 1947, rentre aux Cards, le narrateur dit qu'il
croit « reconnaître en moi la toute petite fille qu'était ma mère »
(p. 14). Autrement dit, le frère peut se présenter sous la figure de la
fille, comme la sœur peut se présenter sous la figure du fils. C'est que l'une
n'a jamais cessé de vivre en l'autre, la morte en le vif. Les enfants, pas plus
que les anges, ne connaissent la différence entre la vie et la mort. Mais, sous
la figure de Rimbaud, la sœur va rejoindre le père disparu dans quelque autre
monde. Le mythe poétique vient superposer les deux absents majeurs et donner
cohérence au mythe familial. Rimbaud pousse
à son extrémité les Vies minuscules
en ce qu'il fait franchir à l'écriture un seuil qui la libère, mais sans jamais
l'affranchir, du poids de la lignée. Pris par sa fin, le premier livre de
Pierre Michon pousse la mythologie familiale à la mythologie des écrivains et
des peintres. Par ce dernier chapitre, l'autobiographie de Michon se brise, se renverse
en une écriture de biographies mythologiques. La Vie de la petite morte appelle bien sûr Rimbaud le fils, qui ne paraîtra que sept ans plus tard. Mais, en
ce qu'elle articule les mythes familiaux à la culture, cette vie fait du
tombeau de la sœur la matrice qui accouche d'une procession indéfinie de vies
extra-familiales. Le rapport
entre la faute et la substitution reste cependant énigmatique. La substitution
est-elle réparation ou réitération de la faute ? Réparation, elle pourrait
l'être en ce qu'elle va permettre, grâce à l'identification entre le petit
frère et le poète d'où naît une vocation, de faire entrer la sœur en
littérature, de porter à la parole la continuité familiale et de la sauver par
delà le bris de la relique et des légendes orales auxquelles elle donnait lieu.
Mais la substitution pourrait bien être aussi réitération de la faute car c'est
renier une deuxième fois sa famille que de se faire le fils adoptif de la
famille d'un écrivain. D'autre part, en Rimbaud, la substitution, si elle
représente bien une mutation essentielle dans la parole poétique, n'éclaire pas
encore ce qui la fonde plus originairement, et qui est, comme nous allons le
voir, la substitution du frère à la sœur. La substitution fondatrice du
littéraire se substitue elle-même à une autre, pour mieux la taire. C'est
pourquoi demeure une trahison. Dans Rimbaud
le fils, ce qu'Izambard ne peut précisément pas savoir, c'est cela, écrit
en italique : « que la poésie, c'était
mal ». Dès les Vies minuscules,
Pierre évoque « les derniers reniements » de ce fils qui est aussi un
frère. Et c'est bien de trahison que toujours il y va dans la substitution
comme transposition du familial en culturel. Entrer en
littérature, est-ce céder au mal ou trouver un salut ? Est-ce trahir ou
est-ce payer sa dette ? Attendons pour répondre de trouver un autre
passage, un escalier propice. L'angeL'écriture
lustrale qui tend, par quête et esquive, vers la petite morte, ne s'arrête pas
à Rimbaud. Elle fouille la substitution pour en trouver la vérité, et ce
parcours, sombre comme une caverne, passe, à l'aveugle entre des parois
funéraires, par l'angélisation. La sœur, petite victime autour de qui tourne
tout le mythe de Rimbaud, trouve d'autres écrans dans la figure d'autres
enfants : le rouquin de Sarrazine, la cousine Bernadette et toute la
cohorte des anges. Mais qu'est-ce qu'un ange ? Il ne
faut pas confondre, parmi les morts, les anges et les fantômes, tous créatures
de « cet incommensurable deuil ». Les enfants sont des anges et les
pères des fantômes. Le fantôme est avant tout un disparu, dont on suppose plus
ou moins qu'il est mort. Dufouneau reste un fantôme par sa mort incertaine en
Afrique. Rimbaud le père « devint tout vif un fantôme » en
disparaissant (Rimbaud le fils, p. 13).
Aimé, plus que tous, est à jamais errant, un spectre, une ombre, l'archétype du
fantôme. Mais l'ange, c'est autre chose. Seule la sœur est un ange
véritable ; les autres n'étaient pas « des anges à part
entière » (p. 230). Parce que, si peu de temps que ce soit, ils ont
été contemporains du narrateur, vivant près de lui et « de la même
pâte » que lui. L'ange véritable est l'enfant antécédent, celui qu'on n'a
pas connu et qu'on remplace. Cependant, pour connaître l'ange véritable, il
faut bien passer par ces quasi-anges, qui en tiennent lieu tout en le tenant à
distance, à des fins lustrales. Le processus d'angélisation, tel que Michon le
décrit, est principalement vocal. C'est un envol, certes, mais dont on
n'entendrait que le bruit. Les anges se fabriquent dans la voix, mais non
d'abord dans la parole. Ils s'échappent au revers de la parole. Tout s'opère
dans l'agonie, sous l'attaque du « mal terrible », le croup ou la
leucémie. L'agonie, pour le poète enfant, ce n'est pas un visage qu'on
regarderait en face. L'agonie, c'est la cousine qui geint et supplie, c'est les
grands cris qui lui échappent tout à la fin. L'agonie, c'est aussi les propos
que les adultes échangent à voix basse. Aucun mot ne s'en échappe, rien qu'un
chuchotement. Cette voix trop basse pour être parole, mais qui n'est pas non
plus silence, c'est celle où circulent les rumeurs sur le sexe, sur la magie,
et surtout sur le père. Très basse, la voix dit l'interdit de la parole. C'est
dans l'inarticulé que se font les anges. Après, quand
tout est consommé, peut venir enfin la parole qui les désigne :
« pauvres », ils sont les « pauvres ». Le pauvre est
l'essence du minuscule. Ce sont « les plus petits
des petites gens » (p. 233) qu'on dit les pauvres, c'est-à-dire les
morts. Vies minuscules n'est pas
l'apologie des gens modestes, la revanche du petit peuple ou
on ne sait quel culte du quotidien. Rien à voir ni avec la lutte des classes ni
avec le goût de l'infime. Les minuscules sont les vivants, mais vivant de telle
sorte qu'ils portent en eux déjà le mort. La vie est minuscule sous la mort
majuscule. Vivre minuscule, c'est se tenir près des anges et des fantômes, les
pauvres. D'ailleurs où
habitent les vies minuscules ? Sur une terre sépulcrale, où même les
maisons, comme celle des Cards, sont des sépultures où le vent vient lever sur
les toits des ardoises qui ressemblent à des anges abattus. Qu'est-ce qu'une
maison familiale ? Un lieu hanté par les fantômes et les anges, une tombe,
et Michon ajoute : un « héritage inhabitable » (p. 236).
Michon nous parle aussi de cette campagne de l'exode et de la déprise qui est
une de ces « civilisations à cimetières » (Ariès) où les villages à
l'abandon deviennent eux-mêmes des champs de ruine et de sépulcres. Le cimetière
n'est pas un lieu parmi d'autres. Il est le pays des vies minuscules. Chaque
vie qui jonche le livre (moins celle de Claudette) cerne une mort ou une tombe.
Le récit est une succession de tombeaux, dans le sens littéraire du terme, mais
aussi dans son sens littéral. Des absents, on imagine la mort, comme celle de
Dufourneau ou celle d'Antoine Péluchet. De quelques autres, on la surprend,
comme celle de Bandy dans la forêt. De l'auteur lui-même, la tombe est
désignée : celle laissée vide par Antoine Peluchet. De scènes
d'enterrement en promenade au cimetière, la géographie de ce livre est
principalement une géographie funéraire. Or le
cimetière, le lieu des morts, est aussi le séjour des anges. Car tout serait
trop simple si les anges vivaient heureux au ciel ou si on les surprenait, de
temps en temps, seulement au détour d'un tableau. Non, « la vie de l'ange
est ce malheur » (p. 234), nous dit l'auteur, une sourde agitation
dans le cimetière silencieux du dimanche. Car un ange n'a pas renoncé à vivre.
Il est une peine souterraine qui hante les cimetières, « quelqu'un qui
aurait voulu être là et ne le pouvait pas, que quelque chose retenait
âprement » (p. 233). Autrement dit, l'angélisation, dans le revers
des voix, dans la douce épithète de « pauvre », n'ouvre pas sur la
paix. L'ange, au moins le vrai, reste une inquiétude, il reste un petit être
qui cherche voix dans le cimetière. C'est là, derrière la grille, qu'on la rencontre
toujours « la petite muette, l'obscure, l'ensevelie, ma sœur » (p. 234).
C'est elle qui, du dessous, lance au frère « l'appel navrant », elle
qui désormais, lasse de se dissimuler sous les quasi-anges, comme elle l'avait
déjà fait sous Rimbaud et sa sœur, ou sous sa relique brisée, elle qui demande
à être dite. Enfin l'écriture lustrale vient s'épuiser dans l'histoire
brutale : « Ma sœur naquit en 1941 ». La vie de la
sœur, plus imaginaire que réelle, tient alors en quatre pages, pas plus. Et
dans cette vie, c'est surtout le mal qui vit. La conception est racontée comme
la transmission du péché originel : la sexualité de deux défauts humains
sur fond d'une guerre maléfique. L'événement de cette vie, c'est que
« elle eut mal soudain », et rencontra en son premier été « le
vieil ennemi insondable, indifférent » (p. 240). Restent trois pages,
entières, rien que pour l'enterrement, où des « fils d'Adam »
méditent sur une obscure faute. Enfin rejointe, au bout de l'écriture lustrale,
la sœur morte n'exhibe que la figure insupportable du mal dont elle est la
victime la plus haute, petite fille sacrifiée à quelque obscur péché. Suit la
chronologie rapide de la vie de l'auteur. Quand on est sorti du fantasme et du
mythe familial ou littéraire, quand la danse lustrale a rejoint le réel, tout
peut se dire très vite, dans la brutalité de l'histoire. Pourtant,
quelque chose est à peine dit dans cette biographie rapide, et c'est le secret
de toutes les substitutions : « trois ans après cette débauche de
lys, Andrée et Aimé m'engendrèrent » (p. 244). L'auteur est cet
enfant substitué à la petite morte. La substitution du littéraire au familial
se substitue elle-même à une substitution primitive, à l'origine de la fratrie
amputée : celle du frère à la sœur. Elle s'y substitue et la répète :
le frère est le poète et la sœur aurait continué l'engendrement des femmes par
les femmes qui fait lignée dans cette famille où défaillent les mâles.
L'ouverture de la famille aux étrangers que fournit la culture de l'almanach
est comme inscrite dans le décès de celle qui aurait pu donner une descendance
charnelle à Élise et Andrée. Rimbaud vient occuper la place d'une matrice
vacante. La poète est le frère qui donne en mots ce que la sœur morte
aurait donné en vies. Le substitut poétique dit les vies qu'il ne donnera pas. Substitué à sa
sœur, le frère vient prendre la place d'une vie vouée au mal. Est-ce pour la
guérir ou pour la répéter ? Nous tournons encore autour de cette question
lancinante qui est celle de la possibilité du salut. Le mal, assurément, semble
n'offrir aucune issue. Au cœur du labyrinthe où le parcours lustral nous a
conduit, on trouve la thymélè, le
tombeau, mais on ne peut plus sortir. S'il brise la tirelire, s'il renie la
sœur, le poète tombe dans la culpabilité. Mais s'il rejoint in extremis la sœur, s'il la sort de
l'oubli où sont les anges, s'il lui rend la dette du souvenir, ne perpétue-t-il
pas du même coup le mal que sa sœur fut et ne s'abîme-t-il pas lui-même en
prenant la place de la victime ? Peut-on sortir
de cette alternative ? L'auteur écrit : « En attendant, j'ai à
peu près l'expérience d'un enfant mort sans langage : mais je n'ai pas
commerce avec les anges » (p. 244). Au cœur de la compassion de
l'écrivain pour le père disparu, pour les grands-pères taciturnes, mais surtout
pour les enfants ravis avant que d'avoir su parler, il y a l'inaptitude à
accéder à la parole. De la sœur, il est dit : « elle eut mal soudain
et ne sut le dire », comme si le mutisme faisait partie intégrante du mal,
d'un défaut originel qu'il faudrait surmonter. Le silence de quelqu'un n'est-il
pas déjà son absence ? Se taire n'est-ce pas déjà en soi une sorte de
mort ? Et dans le revers de la voix inarticulée par où ils sont passés,
les anges ont gagné un silence définitif. Pourtant, lorsque l'écrivain dit
n'avoir pas commerce avec les anges, c'est pour se corriger immédiatement, car
commerce il y a bien et l'on va voir lequel. La vie de la
petite morte ne se limite pas à sa vie : elle inclut sa survie. D'abord
une survie imaginaire, lorsque l'auteur évoque, au jour de la résurrection des
corps, le bébé dans les bras d'Élise au sortir du tombeau, quand s'ouvrent
enfin tous les cimetières de la terre. Puis une survie d'hallucination
lorsqu'est évoquée l'apparition de la morte, sous la forme de la petite sœur,
alors que dans l'histoire brutale elle est l'aînée. Or cette apparition est
encadrée par deux événements. Celui qui la précède juste, c'est le désir
d'écrire du frère. Celui-ci, à dix-neuf ans, s'imagine ange ayant roulé le monde
en son parchemin. Le frère en écrivain rejoint sa sœur morte sous forme de
l'ange. L'écrivain est bien celui qui est passé du côté des morts, du côté de
la morte. Et l'événement qui suit juste l'apparition, c'est que le frère tient
son premier carnet à Manchester. Voilà que par l'apparition de la morte, il est
devenu écrivain. Et que commence-t-il par écrire ? Quel est son premier
texte ? Le récit de l'apparition, c'est-à-dire, bonne nouvelle, de la
survie de la morte. Le frère rejoint la sœur pour écrire, et il n'écrit
qu'ayant été rejoint par elle. L'écriture, c'est la rencontre qui ne s'est
jamais faite entre l'enfant mort et l'enfant-substitut. L'écriture est la
rencontre de ce qui ne se rencontre pas. Les rencontres réelles sont décevantes
et littérairement inutiles. Ainsi, celle, en 1947, entre Dufourneau et son
futur biographe : « l'entrevue est un fiasco », lit-on (p. 29).
L'écriture trouve sa place au lieu du rendez-vous manqué. Mais la substitution
suppose que le rendez-vous ait toujours été déjà manqué. La
substitution primitive est donc ce qui tient lieu de l'impossible rencontre.
Elle prend plusieurs formes qui sont comme autant de manières pour rattraper le
mal premier que fut la vie vouée au mal de la petite sœur. On peut y voir
autant de rachats. La première
forme est le « donner corps » que constitue un livre. Écrire, en
effet, c'est donner presque corps à l'ange, et le rendre quasi là.
« Chaque phrase au bout de laquelle peut-être est leur corps » (p. 247),
dit le texte, chaque phrase répond à l'appel souterrain qu'on entend sous les
tombes, chaque phrase est parousie. L'écriture est la recherche de ce miracle. La deuxième
forme de ce rachat est de « donner réponse » à l'appel de l'ange.
L'ange est une attente qu'il faut combler. Car la question est posée : à
qui s'adresse l'écriture ? L'auteur écrit pour les femmes. Il se lève tôt
le matin et, sous le regard de Claudette, il tente d'écrire pour lui plaire. Ou il se retire à Mourioux et tente d'écrire pour Marianne
qui croit en lui. C'est du reste ce qu'une phrase dit sans détour :
« Je n'aurais pas de lecteur, et n'avais plus de femme qui, m'aimant, m'en
tînt lieu » (p. 174). Mais qu'est-ce qu'une femme, dès qu'elle est
aimée ? Rien ne ressemble plus à ce qu'aurait été la morte si elle avait
vécu que l'angélique Marianne qui traverse ce livre, celle qui,
« s'enfuyant par ma faute » (p. 175), dit l'auteur, réveille la
faute première et la séparation primitive entre la sœur morte et le frère vif.
Je me demande d'ailleurs si « Marianne » n'est pas la contraction de
« mon Ariane ». Ariane ma sœur par quel amour blessée : c'est la
femme en qui la sœur du tombeau se serait réveillée et aurait permis à son
héros-poète de sortir du labyrinthe. Marianne, par étranges noces où s'inverse
une autre noce, devient le substitut de son amant qui ne vit qu'au travers
d'elle : « Je m'en remettais à elle pour me représenter le
monde » (p. 174). À travers les femmes, c'est donc bien à l'ange que
toute phrase s'adresse. La troisième
forme d'un possible salut va peut-être plus loin encore : elle est un
« donner voix ». L'infans, à jamais sans parole, est sauvée du mutisme par son
poète de frère. Mais donner voix, c'est donner ce qui donne, puisque c'est la
voix qui donne corps et réponse. Donner voix, c'est se donner. Par la
littérature du frère, la petite morte cherche sa troisième forme de
survie : celle du livre. Si bien qu'on peut dire que tout le livre est le
tombeau de la sœur. Mais, en tant que l'écrivain n'est tel que comme substitut,
on peut aussi bien dire que c'est l'ange qui écrit. L'ange : l'auteur de Vies minuscules. L'ange, qui prend la
forme théologique de la Grâce, telle qu'elle viendrait tomber sur l'auteur pour
écrire à sa place, et qui se trouve ainsi représentée : « J'attendais
qu'un bel ange byzantin, descendu pour moi seul de toute sa gloire, me tendît
la plume fertile arrachée à ses rémiges et, dans le même instant, déployant
toutes ses ailes, me fît lire mon œuvre accomplie écrite à leur revers,
éblouissante et indiscutable, définitive, indépassable » (p. 166).
Toute l'œuvre du frère dans les ailes de la sœur morte angélisée.
L'ange : le frère-sœur. Écrire, c'est donner la vie et l'œuvre à la morte.
Et c'est pourquoi on peut lire : « écrire comme un enfant sans parole
meurt » (p. 248). Cependant, à
ces trois voies du salut, qui n'en font qu'une, à savoir écrire, faut-il y
croire ? Peut-être qu'écrire esquive cet excès d'appartenance qui rend
malade et tue, puisque, au lieu d'adhérer au mort, on lui donne ce qu'il n'a
pas : corps, réponse et voix. Mais si ce don va jusqu'à se donner à lui,
rien ne se sauve, tout se confond et se perd dans le mal. Si à l'inverse une
différence est sauvée, elle ne peut être vécue que comme une trahison. Cette
trahison, c'est le mensonge d'une poésie prestigieuse qui trompe et qui révèle,
en fin de compte, la présence du « Prince des Ténèbres » (p. 247),
celui qui trompe et qui ment, le plus haut mal. Voilà le cercle indépassable de
la substitution. Ou bien se substituer, c'est être l'autre, se confondre,
supprimer la différence : mais il ne peut en résulter aucun salut, puisque
sauver, c'est corriger un mal premier et irrécusable, c'est introduire un
déplacement, une différence. Ou bien substituer, c'est sauver une
distinction : mais alors le maudit n'en finira jamais d'être rejeté car on
n'ira pas le prendre là où il est. Le salut serait un impossible entre-deux. Si
le bien n'est déjà dans le mal, on ne sort jamais du mal. La suite
relève de la théologie. Le poète ne peut pas trancher la question du salut et,
finalement, il ne connaîtra pas la juste valeur de sa vocation. La question
reste indécidable. La réponse ne peut être qu'un pari. Le pari, c'est ce
qu'engage le passage de l'indicatif à l'impératif : qu'ils soient.
L'impératif est au fond de tout acte poiétique. L'impératif est la foi du
poète. Les Chazes, février 2001. Jean-Marc Ghitti |