Pierre Gondran dit Remoux est né en 1970. Ouvrages parus ou à paraître : Intailles
photoniques. Christophe Chomant Éditeur, 2020. Gestes perdus. Association francophone de haïku, 2022.
Clins d'homme. L'Harmattan, 2022. Trois cailloux au fossé – Métamorphies. Éditions Cardère, 2023.
Réa. Collection L'éclat / poésie / poche. Édition de L'éclat, 2023. Même. Collection Polder.
Revue Décharge et Gros textes, 2023.
Christine Delcourt
Le Bois des
hâtes
Pierre Mainard éditeur, 2022, 115 pages, 16 €
« Les doigts talqués de pollen » : le plaisir en sa naturalité
Pour entrer dans son Bois des hâtes, ensemble de
quarante poèmes courts, Christine Delcourt nous offre plusieurs clés dans les
deux textes d'ouverture de ce beau recueil consacré non pas à l'érotisme (cette
suspension du désir dans l'attente) mais bien au plaisir sexuel (du désir à sa
résolution). Lyrique, généreux, plein de sucs végétaux et de plumes d'oiseaux,
il est aussi un hymne féministe puisqu'il constitue un acte du « gynésis », ce « processus par lequel le féminin
se met à l'écrit » théorisé par l'Américaine Alice Jardine
— délicieux télescopage de la langue, comme nous le verrons.
Magnifier l'intime
Dans un double mouvement, elle et sa partenaire étant « réduites
et magnifiées » (titre du premier poème), Christine Delcourt nous donnera
à voir la micrométrique des désirs (« dans la trame des étoffes »)
mais nous l'embrasserons alors dans toute son étendue — la magnification étant
à la fois glorification et, en anglais, le chiffre du grossissement du
microscope. L'ouvrage s'ouvre donc dans le lignage des peintures florales de
Georgia O'Keeffe : des vues rapprochées de
fleurs représentées en grand format, pour nous guider vers les mystères que la
peintre y décèle, notamment dans les plis et replis de ses célèbres iris-vulves
(un des poèmes du Bois des hâtes est intitulé : « Mettre la
tête dans l'iris »).
Faire jouer la langue
« Le sens joue le jeu, l'essence prend feu » :
par l'agilité de son écriture, Christine Delcourt se jouera du sens et avivera
les sens. Quelques images emblématiques qui reviendront à plusieurs reprises
sont déjà présentes dans ces deux poèmes : « l'échelle de corde »
comme l'image du désir auquel on grimpe, « le chanvre humide ».
« Les étoffes s'effilochent et filochent » : les voilà
nues à peine achevée la première page… Plus loin, on lira : les « ports
de sa peau », « à la va comme la mousse », les « anémones médusées »,
les « épeires au diadème de nos forêts » (l'épeire diadème est une belle
araignée à l'abdomen orné), etc.
Transgresser, casser la binarité
Dans ces poèmes lesbiens, le masculin est bien présent,
comme part intrinsèque de l'agentivité sexuelle de la femme : la fleur saura
donner ses « cinq étamines » (organe sexué mâle) et son pollen, les
cerfs se feront biches en perdant leurs « ramures caduques », il y
aura « du bûcheron » en la partenaire (titre du deuxième poème) :
ainsi la femme sera lignine rigide et non frêle herbacée, en une belle
modernisation des mythes antiques. En effet, dans les Métamorphoses d'Ovide,
c'est l'homme qui se transforme en fleur (Narcisse, Hyacinthe, Adonis en anémone,
Crocos en crocus — des étamines duquel on fait l'épice safran) et la femme en
arbre ou arbuste (Pytis en pin, Daphné en laurier,
d'autres nymphes en peuplier, noyer, chêne…). À la fin de ce deuxième poème est
mentionné le « soleil noir », ce qui ne semble pas être ici une
référence à Julia Kristeva (et la dépression qu'elle a ainsi imagée), mais
plutôt une allusion toute durassienne à l'érotisme noir (masculiniste
et violent) de Bataille. L'érotique lesbienne inclut ici le jeu de la
domination — les « ELLE DIT » qui introduisent le titre de chaque
poème sonnent bien comme autant d'ordres donnés par la partenaire — mais elle le love
sous les feuillages des arbres-femmes et en fait un éclatant acier plutôt qu'un
objet noir qui absorbe la lumière — tandis que « côté cour, c'est
toute une rumeur qui s'élève » et qui réclame qu'on dévoile plus ce soleil
noir, car la pornographie et l'objectivation de la femme rassurent la mâle
rumeur en confortant les stéréotypes.
Excéder l'érotisme en naturalisant le plaisir
La poétesse s'enfonce « dans les voussures du jardin d'Oé ». Ce jardin existe bel et bien (Jardin des Prébendes d'Oé, à Tours) et il s'agit d'un beau jardin anglais :
c'est important car nous voilà dans le sinueux, le paysager, le vallonné, le
jouir de la nature, loin de la domination du végétal selon les règles du jardin
à la française. Mais un jardin toutefois, à l'intelligibilité qui permettra
le désir de l'Autre. Ainsi, on lira page 22 : « Le symbolisme des
jardins ordonne la jachère », fait langage, les amantes étant à la fois « séduites
et signifiées ».
La nature tout au long de l'ouvrage va conjurer l'érotisme (caractérisé
par l'indépassable discontinuité des corps) et métaphoriser le plaisir
organique fusionnel. La poétesse dresse un continuum entre les chairs des
amantes et :
– les minéraux : le givre « parcourt
l'échine », « les dunes s'échevellent », « l'épiderme des
eaux s'horripile » ;
– les tissus végétaux : le sexe désirant
« s'écosse » comme la gousse, il est « le jardin principal à ses
hanches suspendu », on en suce « le noyau jusqu'à l'amande » ;
– les animaux : le pubis est un « pelage de
tendresse à rebrousse-plaisir », le lecteur croisera le « lézard vert
entre les seins », « mon axolotl maquillé » (on se représente
bien ses branchies externes gonflées d'hémolymphe rouge), etc. ;
– tout particulièrement les oiseaux : les
« flamants roses rosissent d'émotions », « les éperviers signent
leur envol » — possible allusion au vol en Saint-Esprit du faucon —,
les hérons sèment les « cendres de leurs ailes », « l'espoir
prend palme dans l'œuf des ansériformes » (ordre des canards et des cygnes),
jeu de mots sur la « hulotte qui s'effraie à la chute du jour », etc.
Cette intimité avec le paysage et le vivant se révèle
également par les nombreuses allusions à l'alchimie et à la sorcière qui, ici,
n'est pas tant le symbole d'empowerment
qu'elle campe désormais après le travail de Mona Chollet, que, peut-être, une
incarnation des apports de la revue Sorcières (où Xavière Gauthier
portait non seulement la revendication de la liberté des femmes sur leur corps mais
aussi les questionnements sur une spécificité des actes de création littéraire par
les femmes) : « l'art des épices tresse les simples et les gestes sur
le métier du vivre », « l'enchantement », « les intimes
célébrations », « une histoire d'éléments (…) de baumes et
d'onguents », « ses mains soignent les corneilles », « de lyriques sortilèges »,
« les esprits de l'arbre aux quarante écus », etc.
Les doigts talqués de pollen
Dans la magnifique image des « doigts talqués de pollen »
se trouvent condensées ces thématiques : le microscopique entre dans le
perceptible sous la pulpe du doigt (taille d'un grain de pollen : quelques
dizaines de micromètres), le jeu des termes fait de la poussière de pollen un
talc propice à l'intromission, le pollen (porteur des gamètes mâles des
végétaux) revêt le doigt de sa symbolique masculine, ce pollen célébrant en
outre la naturalité féminine du plaisir sexuel en offrant l'interface
histologique entre doigts et vagin. Ailleurs : « les matières
fusionnent ».
On notera que la deuxième partie du recueil intitulée
« Vous, comme le loup » est plus urbaine, le lit prend la place du
foin de la grange : c'est que l'amant y a fait son apparition… L'homme que
je suis est tout à fait désarçonné par la troisième partie « Folle,
l'éperdue », peut-être apeuré même.
Pour conclure en reprenant la notion de gynésis,
on peut citer Josiane Paccaud-Huguet.
Dans un chapitre intitulé « Que
faut-il entendre par écriture féminine ? » de l'ouvrage
collectif Féminin/Masculin (Littératures
et cultures anglo-saxonnes. Sophie Marret (dir.). Presses universitaires de Rennes, 1999),
elle écrit : « Je proposerai d'appeler “féminine” toute écriture qui,
s'appuyant sur le bord sensible de la lettre, fait vaciller les représentations
fantasmatiques, les fixations imaginaires pour privilégier la voix sans visage
de l'Autre du langage. » Le « ELLE DIT : » répété de
Christine Delcourt introduit indéniablement cet Autre du langage.
Pierre Gondran dit Remoux
Extrait, page 11 (premier poème).
ELLE
DIT
« Réduites
et magnifiées »
Séduites et signifiées. Le sens joue le jeu, l'essence prend
feu. Petit ouvrage fortifié à l'intérieur de l'autre, et dont la chemise
s'élime sous le ressac tenace.
Elle dit : induites et magnétiques, sous le choc de
l'attraction récurrente. Et la coursive tressaille, l'échelle de corde pleut,
l'odeur du chanvre humide musarde entre nos doigts talqués de pollen.
Cinq étamines se fichent en pleine trame des étoffes, qui s'effilochent
et filochent
Extrait, page 12 (deuxième poème).
ELLE
DIT
« Il
y a du bûcheron en moi »
Et les houx, et les bambous, qui ne sont pas de bois, perdent
la tramontane. tout en ramures caduques, les cervidés sont enclins à verser
leurs prébendes. Chef d'orchestre, le vent concilie, ses bassons, ses clarinettes,
ses hautbois, dans les voussures du jardin d'Oé.
Côté cour, c'est toute une rumeur qui s'élève pour que
coulissent les feuillages sur l'éclatant acier de ce soleil noir.
Extrait, page 22.
ELLE
DIT
« M'embaumerez-vous ? »
Et une furieuse envie de se fleurir prend racine au creux du
ventre ratissé de hautes faims.
Le symbolisme des jardins ordonne la jachère. L'exercice des
muscles appelle aux labours des saisons chaudes.
L'ivresse accède au rang de prêtresse pour de belles
cérémonies dont les rites secrets conclurent un pacte avec l'éternité.