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André Hélard : John Ruskin entre Chamonix et Venise

Texte mis en ligne le 19 février 2011.

© : André Hélard.

Les « figures » mises en ligne sur ce site ne sont pas des études ou des articles mais des essais personnels et libres.

« Ce texte est la version française de celui paru, sous le titre « Ruskin and the Chamonix/Venice chronotope », dans Ruskin, Venice and Nineteenth-Century Cultural Travel. An Essay Collection, sous la direction de Keith Hanley et Emma Sdegno, Venise, Libreria Editrice Cafoscarina, 2010 (actes du colloque international qui s'est tenu à Venise sur le même sujet et sous le même titre les 27-28-29 septembre 2008).
Ce texte n'a pas l'ambition de présenter quelque chose que l'on pourrait considérer comme « la figure » de Ruskin, tant celle-ci est complexe et souvent (au moins en apparence) contradictoire, mais plus simplement une figure permettant de pénétrer dans l'univers de cet écrivain, et plus précisément en même temps que très subjectivement et très concrètement, celle par laquelle j'y suis personnellement entré. »
A. H.


John Ruskin entre Chamonix et Venise

Arrivant à Venise, le 6 mai 1841, John Ruskin, écrivit dans son journal de voyage : « Venice and Chamonix are my two bournes of earth[1]. » Ou bien « my two homes », ou même peut-être « my twin homes of earth[2] ». Étonnante réflexion de la part d'un jeune homme qui n'a alors que vingt-deux ans, et qui, au fond, connaît à peine ces deux bournes[3] ou homes dont il fait le choix avec tant d'assurance, car jusqu'alors il n'a guère passé plus de deux fois deux jours à Chamonix, il y a de cela plusieurs années, en septembre 1833 et en juillet 1835 ; et il ne connaît pas davantage Venise, où il n'a fait qu'un passage, à peine plus long, en octobre 1835. Et surtout extraordinaire prescience de l'importance que ces deux lieux sont appelés à prendre dans sa vie (ne serait-ce que par le nombre de voyages et de séjours qu'il y fera) et dans son œuvre : comment sait-il, ou pourquoi décide-t-il, ce jour-là, que ce seront ses deux lieux d'élection ?

Or si la place de Venise dans la vie et l'œuvre de Ruskin a été abondamment étudiée et est aujourd'hui parfaitement reconnue, Chamonix reste encore, dans une certaine mesure, une sorte de « trou noir » de la critique ruskinienne, qui s'est souvent contentée de mentionner le goût de Ruskin pour cette station, et qui l'englobe généralement dans des ensembles plus vastes (et plus vagues), comme la Suisse, ou les Alpes, ou la montagne, sans lui reconnaître ni une valeur, ni un statut particuliers.

C'est précisément de cette valeur et de ce statut, de la place éminente et spécifique de Chamonix dans l'univers de Ruskin[4], et de sa relation avec la place tout aussi éminente de Venise, telles qu'elles apparaissent dans la succession et le déroulement de ses voyages, mais surtout telles qu'elles structurent la pensée esthétique de Ruskin qu'il s'agira ici.

Deux pôles « continus ou contigus » ?

Un premier niveau d'appréhension de cette relation Venise/Chamonix (et d'exégèse de l'étonnante réflexion du 6 mai 1841) consiste à mettre l'accent sur les « passions conjointes que représentent ces deux lieux[5] », et plus précisément à voir ces « deux pôles de la terre » comme « continus ou contigus ». C'est la perspective adoptée par Anthony Oztürk dans son étude « Geo-aesthetics : Venice and the architecture of the Alps[6] ». Pour lui, cette phrase introduit le lecteur à ce qu'il appelle « la géo-esthétique de Ruskin, c'est-à-dire […] l'interprétation du paysage alpestre dans une perspective culturelle, et l'explication du Gothique Vénitien à partir des plaques tectoniques ». Si bien que « la représentation typologique et historique des Alpes dans Modern Painters et la vision critique de l'architecture dans Les Pierres de Venise constituent un système constant de références croisées entre la cause et l'effet ».

C'est là une lecture très convaincante de ce qui résulterait, dans l'œuvre de Ruskin, de la conjonction de son expérience de Venise et de son expérience de Chamonix, et il n'est nullement dans mes intentions de la contester ici. Mais faut-il s'en tenir à ce premier niveau, où ces deux bournes ou homes seraient tellement « continues ou contiguës », et même si parfaitement « jumelles » qu'elles ne cesseraient, dans un mouvement de perpétuel renvoi, de se refléter et de s'expliquer l'une l'autre ? Cette évidence, ne cache-t-elle pas une relation plus complexe ? Après tout, chez Ruskin rien n'est jamais simple, et surtout pas ce qui paraît d'abord l'être ! Et, par ailleurs, si ces bournes peuvent être assimilées à des pôles, ceux-ci ne sont-ils pas logiquement distincts, ou symétriques, ou franchement opposés, comme le nord et le sud, ou en électricité l'anode et la cathode[7] ?

Les voyages de Ruskin et le chronotope Chamonix/Venise

La succession et le déroulement des voyages de Ruskin, de son premier tour sur le Continent en 1833 jusqu'en 1862 (date après laquelle il n'ira plus que deux fois à Chamonix, en 1874 et 1888), suggèrent pourtant que la relation entre l'Italie et la Suisse (ou les Alpes) et plus spécialement entre Venise et Chamonix peut se lire autrement.

La façon dont ces voyages se déroulent et se succèdent fait en effet apparaître une structure narrative très significative. Le premier tour sur le Continent en 1833, se termine en apothéose avec la découverte émerveillée de Chamonix, et le second, en 1835, commençant cette fois par Chamonix, se prolonge par la traversée de la Suisse, avant l'Italie et la découverte de Venise, aussi émerveillée que celle de Chamonix deux ans plus tôt. Puis vient le grand voyage en Italie de 1840-41, où, arrivant à Venise au terme d'un long périple, Ruskin s'écrie : « Me voici dans le Paradis des cités, grâce en soit rendue à Dieu[8]. » S'il ne fait, au terme de ce voyage, qu'un bref passage dans les Alpes, l'année suivante en 1842, au moment — crucial — où, ses derniers examens passés, il s'interroge sur ce qu'il fera de sa vie, c'est à Chamonix qu'il choisit de passer un mois entier[9], séjour dont le renouvellement en 1844, témoigne de la force qu'exerce alors sur lui le tropisme chamoniard. Mais le tropisme italo-vénitien se manifeste à son tour en 1845, avec le long voyage se terminant par un séjour de plusieurs semaines à Venise. En 1846, c'est encore l'Italie, Florence, Venise, et au retour quelques jours à Chamonix. Puis en 1849, un mois et demi d'euphorie à Chamonix, d'où il part une nouvelle fois avec les plus grands regrets. Et pourtant, quelques semaines plus tard, c'est vers Venise qu'il repart, pour un séjour d'une longueur exceptionnelle, qui va se renouveler à deux reprises et d'où sortiront Les Pierres de Venise. Mais dès 1854, à peine cette œuvre achevée, Ruskin revient vers la Suisse et Chamonix, puis encore en 1856, puis à nouveau en 1860 pour un séjour de plus d'un mois. Enfin, en 1863, après que la maladie eut interrompu à Milan un nouveau séjour en Italie, ce sont encore trois semaines à Chamonix, et l'achat des terrains de l'alpage de Blaitière avec le projet de s'y installer. S'écouleront ensuite douze ans pendant lesquels Chamonix est délaissé, au bénéfice de l'Italie ; puis à nouveau quatorze ans avant le dernier voyage en 1888, qui se termine à Venise après une ultime étape particulièrement émouvante à Chamonix.

Au fil des années et de ces va-et-vient sur cet axe géographique sans cesse parcouru et reparcouru, on voit ainsi se dessiner ce que Bakhtine[10] appelle un chronotope : un espace donné[11] (ici cet axe dont Chamonix et Venise sont les deux bornes ou pôles, Ruskin allant tantôt vers l'un tantôt vers l'autre, et tantôt de l'un à l'autre) où, dans un temps donné (ici les années pendant lesquelles se répètent ces voyages), un personnage (ici Ruskin lui-même) vit une expérience singulière qui prend forme et sens dans le cadre de cet espace-temps (le voyage culturel et ce que le personnage y découvre ou apprend sur lui-même et sur le monde).

Puisque, avant de nourrir éventuellement la théorie esthétique, cette expérience du voyage est d'abord de l'ordre du vécu, d'un point de vue qu'on peut qualifier d'existentiel, mais qui pourrait aussi s'envisager dans une perspective phénoménologique, ce ne sont pas les grands textes à fort contenu théorique, comme Modern Painters et Les Pierres de Venise, qui nous permettent de l'analyser et de la comprendre, mais les textes plus intimes, appartenant à l'écriture du moi[12] : les Journaux et la correspondance, sans oublier l'autobiographie, Praeterita.

« Ma vraie demeure » et « mon pays à moi »

Puisque la critique ruskinienne n'envisage généralement Chamonix que comme un élément parmi d'autres de l'ensemble alpin, commençons par là. Si, du point de vue de la théorie esthétique, les Alpes ou la Suisse en général sont bien dans un rapport de conjonction et de complémentarité avec Venise et plus largement avec l'Italie, elles constituent, sur le plan du vécu, un espace profondément « autre », que Ruskin oppose parfois très fortement à l'Italie en général et à Venise en particulier[13].

C'est précisément dans Praeterita que Ruskin qualifie le sentiment qui fut le sien lorsqu'en 1835, il découvrit « la chaîne des Alpes à l'horizon sur une centaine de miles » : « Le col de la Faucille, écrit-il, ce jour de 1835, me fit découvrir en une vision parfaitement claire la Terre promise de mon œuvre à venir et ma vraie demeure en ce monde[14]. »

« Ma vraie demeure en ce monde » : Ruskin ne saurait mieux exprimer le sentiment que les Alpes furent sa patrie d'élection ; et ce à quoi l'autobiographie donne ici la forme d'une vérité définitive est plus d'une fois venu spontanément sous sa plume, selon une structure narrative bien particulière, quand il retrouvait les Alpes après avoir été un temps privé de leur vue en Italie. Ainsi lors de l'étonnant « voyage en zigzag » de 1845, l'exemple le plus frappant de tous. Après un long séjour à Pise et Florence, Ruskin ressent un irrépressible besoin de voir les Alpes[15] ; plus question d'aller à Venise avant d'avoir passé un mois au pied du mont Rose : « Après la violente excitation que m'a donnée le grand art à Florence, rien ne me donne de plaisir et mon esprit ne retrouvera pas son élan avant que je ne sois sur un glacier[16] » ! Opposition surprenante entre « le grand art » et « le glacier », que Ruskin reprend en l'approfondissant quelques jours plus tard :

Bien sûr que ma vocation a plus à voir avec les roches qu'avec les murs. Je me figurais que j'avais du plaisir à Pise et Florence, mais ce n'était pas du tout le cas. Ce matin, c'était quasiment une nouvelle vie de me réveiller dans une petite chambre et de voir ma fenêtre bouchée par un pan de montagne verdoyant, et de regarder passer et changer les nuages tout en m'habillant[17].

Arrivé à Macugnaga, minuscule village au pied du mont Rose, alors totalement ignoré des touristes, qu'il veut connaître simplement parce que Saussure l'évoque dans son Sixième Voyage[18], Ruskin a ce cri du cœur : « Ici je suis enfin dans mon vrai pays[19] ». Et trois mois plus tard, au retour de Venise, il suffira que, « par un matin de givre, le Simplon apparaisse, brillant, dans le lointain » pour qu'il s'écrie à nouveau : « Ici nous sommes — ici je suis, dans mon pays[20]. » On ne saurait dire que l'espace géologique alpin et l'espace esthétique italien se conjuguent ici harmonieusement pour aboutir à une vision syncrétique de la Beauté. C'est bel et bien en termes d'alternative, et non de continuité ou de contiguïté, que Ruskin les évoque : les roches ou les fresques murales, le grand art ou les glaciers, Florence ou le mont Rose, et même Venise ou le Simplon ! Bien loin d'une quelconque conjonction, c'est une véritable tension qui se manifeste entre ces deux espaces[21].

Chamonix, le « vrai lieu »

Mais il s'agit toujours ici des Alpes, et non de Chamonix. Or dans cette « vraie maison » que sont les Alpes pour Ruskin, il est un lieu, Chamonix, qu'il préfère à tout autre. Bien plus qu'un exemple parmi d'autres de l'architecture des Alpes, Chamonix est le lieu alpin par excellence, l'équivalent (ou le pendant) de ce qu'est Venise dans l'espace italien. Ruskin avait d'ailleurs prévu, d'y consacrer, dans le livre III de Praeterita[22], un chapitre qui nous dispenserait sans doute, s'il avait été écrit, d'aller chercher la trace de cette prédilection, et la signification qu'on peut lui prêter, dans les lettres ou les Journaux. Mais ceux-ci sont des témoins éloquents. Dès 1833, le Compte rendu d'un Tour sur le Continent donne la mesure de l'extraordinaire impact de Chamonix sur Ruskin qui tombe sous le charme de ce qui lui apparaît comme le paysage de montagne idéal :

Il n'y a pas d'autre spectacle comme celui de Chamonix à travers la Suisse. Nulle part ailleurs je n'ai vu, si effroyablement et si superbement combinées, la riche luxuriance d'une vallée cultivée, la splendeur aveuglante de la neige éternelle, la magnificence des pics nus et élancés, et l'étrange, la froide rigidité du déferlement des glaciers[23].

Pouvoir réaffirmé, avec une force qui ne se dément pas, au fil des séjours et des années, ainsi en 1842, soit un an après le long périple italien de 1840-1841 :

Quel endroit que Chamonix ! Aucun ciel n'est semblable à son ciel ! On peut parler de l'Italie autant qu'on veut […]. Il n'y a pas d'air comparable à son air. Descendre de Chamonix dans le monde d'en bas est comme passer du grand air du matin à l'arrière-salle d'un pub à bière […] ; et pour ce qui est de sa terre il n'y a pas une branche dans la vallée, pas une pierre qui ne soit empreinte de grandeur ; ici rien n'est joli, tout est beau jusque dans les détails les plus humbles et les plus légers, depuis le bas jusques en haut, avec un mélange inimaginable d'amour et de puissance — de grâce et de gloire — ; les rosées semblent ennoblir et les tempêtes semblent bénir ; et cette impression permanente de majesté à quoi on ne peut échapper, se manifeste avec une variété si infinie, avec un mélange si incessant de tout ce qui peut susciter à la fois l'admiration et le respect que, loin d'être jamais oppressé on est toujours inspiré[24].

Ou encore en 1849, cette fois au retour de Zermatt, dans cette très belle entrée du journal, où la suprématie absolue de Chamonix sur tous les autres sites alpins est affirmée sans équivoque[25] :

Je n'ai jamais vu la vallée aussi superbe que ce soir, avec ses pentes majestueuses et paisibles ou se mêlent le gris et un vert profond ; et au-dessus l'orange somptueux des aiguilles. Je n'ai connu nulle part ailleurs ce vert et cet orange tels qu'ils sont ici lorsque le soleil a abandonné les sapins et qu'il donne sur le granit. La grande cascade bondissait comme d'habitude […], tandis que le vent m'apportait son grondement à travers les champs — toute la tendresse de la plus pure des basses terres avec tout le calme et toute la fraîcheur de la montagne — non pas les escarpements farouches de Zermatt, ni l'aspect de ruine désolée de Courmayeur — mais toute une plénitude de paix, de joie et de puissance. J'avais les larmes aux yeux en regardant encore une fois la lumière décliner derrière la grande courbe de sapins et la crête découpée du majestueux Brévent[26].

On n'en finirait pas de citer, surtout dans les superbes Journaux écrits pendant les grands séjours de 1842, 44 et 49, les déclarations d'amour de Ruskin envers Chamonix, de « J'aime cet endroit plus que jamais » à « J'aime chaque jour davantage cette vallée[27] ». Non seulement Chamonix est bien pour lui le lieu alpin par excellence, mais dans ce « vrai pays », cette « vraie maison » que sont déjà pour lui les Alpes, Chamonix apparaît vraiment, au moins aux yeux d'un lecteur français d'aujourd'hui, quelque chose comme ce que le poète français Yves Bonnefoy appellera plus tard « le vrai lieu[28] » : le lieu idéal de son être, le point dans le monde où l'on se sent en parfaite harmonie avec soi-même et avec le monde, sa patrie d'élection[29].

Ainsi le statut de Chamonix, par rapport au reste des Alpes, peut-il être considéré comme parfaitement symétrique de celui qu'accorde Ruskin à Venise par rapport au reste de l'Italie, lorsqu'il écrit, par exemple : « Grâces à Dieu, me voici dans le Paradis des cités[30] », ou : « Je n'ai rien trouvé dans toute l'Italie qui soit comparable à Venise. C'est l'insulter que de la comparer à n'importe quelle autre cité sur la terre ou sur les eaux[31]. » Mais qu'en est-il précisément de la relation entre ses « deux pôles de la terre », au-delà de l'apparente continuité ou contiguïté qui lui fait reconnaître dans un motif décoratif d'un palais vénitien non seulement la courbe propre à « un éperon de l'aiguille de Blaitière » mais aussi « la pente de l'aiguille Bochard de son sommet à la vallée de Chamonix[32] », ou à affirmer que le Campanile de San Marco est « l'aiguille du Dru de Venise[33] » ? Et donc qu'en est-il de l'expérience vécue entre ces deux pôles du chronotope ruskinien du voyage culturel ?

Deux expériences du Temps

C'est toujours la lecture de certaines pages, on pourrait presque dire de certains épisodes ou chapitres des écrits intimes de Ruskin (toujours essentiellement les Journaux et les lettres) qui nous aide à répondre à cette question. En 1846, au retour d'un voyage qui l'a mené de Pise à Venise avec ses parents, Ruskin s'arrête encore une fois à Chamonix, seulement pour quelques jours. Et non seulement il redit encore une fois le bonheur unique que lui procure ce lieu, mais pour la première fois il va au-delà de l'expression habituelle de ce bonheur, comme s'il prenait conscience de ce qui le fonde :

Le mont Blanc est aussi inchangé que le bleu du ciel au-dessus de lui […], Chamonix ne m'a jamais paru aussi hors du monde, rien de ce que j'ai vu ne peut lui être comparé de quelque manière que ce soit. Je rends grâce à ce lieu d'être pour moi si inépuisable et si perpétuellement rafraîchissant —à côté, tout autre spectacle est bien pâle à mes yeux. Jamais je n'y suis arrivé dans un si grand émerveillement, et jamais je n'en suis reparti avec de si profonds regrets. Vraiment, quand vous irez à l'étranger, vous devriez y aller, plutôt qu'en Italie ; cela devient terrible d'aller en Italie quand on aime un peu ce pays. Les destructions que j'y ai vues l'année dernière m'avaient donné une idée de leur étendue, mais absolument pas du rythme auxquelles elles se font. Venise est en train de disparaître, à peu près aussi vite qu'un morceau de sucre dans une tasse de thé. […] Je suis vraiment désespéré. Partout où je vais je trouve les choses changées, et tout change en pire[34].

Et trois ans plus tard, en mai 1849, il revient sur cette extraordinaire sensation, en des termes particulièrement suggestifs :

On a la curieuse sensation que les montagnes vous enferment pour vous tenir loin de tout le bruit et de toute la cruauté du monde. J'apprends que des mines ont sauté au Vatican et que Bologne a été bombardée[35] et c'est comme si cela n'était pas mon affaire ; et ça ne me ferait pas grand-chose d'entendre dire que l'on a comblé le Grand Canal avec le Palais des Doges ! Ce n'est qu'en vivant au milieu des glaciers que l'on peut atteindre une telle paix de l'esprit. À Chamonix, on n'a pas eu de révolution ; — tout juste une ou deux maisons renversées et deux vieilles femmes emportées par des avalanches[36].

La combinaison de l'espace et du temps — deux catégories fondamentales de l'expérience humaine — est ici remarquable : Chamonix est unearthly, pour ainsi dire hors du monde, parce qu'il est hors du temps. Chamonix, surtout, est hors de l'Histoire, sous sa forme la plus brutale, les révolutions, ou sous sa forme plus normale, le changement incessant qui porte en lui la destruction. En tant que tel, il s'oppose radicalement à Venise qui porte inscrites en elle-même les traces de l'Histoire. En effet, si Venise est pour Ruskin un lieu de pure beauté, un « enchantement perpétuel[37] », « l'émerveillement devant ce premier aspect ne [le] rend pas aveugle à la profondeur de sa désolation[38] ». En tant que « cité moribonde et magnifique dans sa décrépitude[39] », ou que « fantôme sur les sables de la mer, dans l'ultime période de son déclin[40] », elle témoigne de la réalité impitoyable du temps historique qui travaille à l'inéluctable déclin des sociétés humaines et à l'effacement de leurs plus belles œuvres. Le « charme onirique d'un si beau décor » ne lui fait jamais « oublier les sombres vérités de son histoire[41] », cette histoire que racontent Les Pierres de Venise, depuis « Les Fondations » jusqu'à « La Chute[42] ».

Chamonix, inchangé et à l'abri des bouleversements et des convulsions de l'Histoire (exactement comme le sera, plus tard, La Montagne Magique de Thomas Mann), est aussi dans une autre dimension du Temps : si le temps de Venise est le temps de l'Histoire, le temps de Chamonix est le temps de la Géologie, ce « temps profond » dont parle l'écrivain américain John McPhee pour décrire l'ampleur des périodes géologiques[43]. Le paysage de montagne renvoie à une autre histoire, celle de la Terre, et appartient à un autre temps, presque immobile, « dont les unités ne sont pas des jours, des heures, des minutes ou des secondes, mais des millions ou des dizaines de millions d'années[44] ». Ce temps où les choses changent aussi, mais à un rythme si lent que l'homme ne perçoit pas ce changement, n'est plus à l'échelle humaine, mais à l'échelle de Dieu et de sa Création. Faut-il rappeler qu'un des rêves de Ruskin fut de devenir géologue, et que l'un de ses regrets fut de ne l'avoir pas été ?

Deux expériences de la Beauté

Cette opposition entre ce qui est de l'ordre de l'humain et ce qui est de l'ordre du divin ne structure pas seulement l'expérience temporelle de Ruskin, mais aussi son expérience esthétique. Il est en effet facile de comprendre que Chamonix et Venise sont les lieux de deux expériences de la Beauté. Chamonix incarne la Nature (montagnes, rivières, nuages, flore et minéraux) dans sa perfection et Venise est évidemment le pôle de l'Art (architecture et peinture). Rien ne les oppose a priori du point de vue esthétique, si l'on pense classiquement que « l'art est imitation de la nature » ou, comme Ruskin, que le peintre est le « commentateur de l'infini[45] ». Pourtant, ces deux formes de beauté sont d'essence profondément différente pour Ruskin. La dualité du rapport de Ruskin à la Beauté apparaît parfaitement à travers une série d'épisodes de ses voyages, où les mêmes séquences, avec la même structure narrative se répètent et/ou s'inversent systématiquement, nous révélant comment ces deux manifestations du Beau peuvent se disputer toute son attention.

En 1842, Ruskin contemple « la vallée de Chamonix », « un sombre soir de juillet, près de la source du Brévent ». Le jeu des nuages et de la lumière avec les montagnes lui fait vivre alors en un de ces moments d'épiphanie qui lui sont coutumiers :

J'appris alors — ce que je n'avais encore jamais connu —la véritable signification du mot Beauté. D'après tout ce que j'avais vu jusque là — s'y associaient des idées renvoyant à l'humanité — l'usage de la puissance — l'action de l'esprit humain. L'image du moi ne s'y effaçait pas dans celle de Dieu. Ce fut alors seulement, sous ces montagnes glorieuses, que j'appris combien la pensée elle-même peut devenir médiocre et l'énergie méprisable — quand on les compare avec l'absorption de l'âme et de l'esprit — la faillite de tout pouvoir — et la démission de toute volonté — devant la manifestation du Divin, et en Sa présence[46].

Cet effet s'exprime sur un mode moins solennel et moins explicitement religieux à la fin des séjours chamoniards de 1844 et 1849. En 1844, il quitte Chamonix rempli de « force vitale » et « tenté désormais d'écrire sur la botanique alpine, ou de se vouer pour le reste de ses jours à peindre des myrtilles et du micaschiste[47] », car après la révélation des « vrais secrets des Alpes », il a, dit-il, « la tête si pleine de glace et de chamois qu'[il] ne pourrait en aucune manière la faire s'intéresser aux choses de l'art[48] ». Et en 1849, il ne cesse de s'émerveiller du spectacle de la montagne, de « la magnificence de tout qu'[il a] vu » au point que Chamonix lui paraît vraiment être « la porte du paradis[49] ». Tout son travail, les descriptions magnifiques dans son journal, les aquarelles, les daguerréotypes, mais aussi les relevés et les schémas géologiques suggèrent qu'il a toujours la tête pleine de glace et de chamois, de myrtilles et de micaschiste, bref de « la Beauté de la Montagne ». Mais à chaque fois, sur le chemin du retour, Ruskin passe par Paris, ce qui est l'occasion d'une visite au Louvre. Et ses Journaux rendent compte du renversement radical qui se produit alors. En 1844 :

Un profond changement s'est fait en moi depuis ma visite au Louvre. Pour le Titien et Bellini, je suis capable de tout abandonner ; ou plutôt je suis incapable de regarder autre chose[50].

Et en 1849 :

Je suis entré ce matin au Louvre avec la particularité intéressante d'avoir été affreusement séparé pendant cent vingt jours de l'humanité et de toute manifestation de l'esprit humain, et je me suis trouvé tout d'un coup en contact avec ce qui est peut-être l'exposition la plus complète des pouvoirs de l'esprit humain qu'on puisse voir en Europe[51].

S'ensuit une longue réflexion, qu'il est impossible de citer ici in extenso sur la peinture comme « témoignage, expression, et marque de l'Intelligence humaine », et qui mène à l'affirmation « qu'il n'y a rien de si grand dans l'Humanité et son Esprit qu'elle ne soit capable d'exprimer[52] » : à l'émerveillement devant la Nature succède l'éblouissement devant « le pouvoir colossal de l'Art[53] ». À la révélation de la Beauté d'essence divine succède ainsi celle d'une Beauté d'essence humaine.

On objectera qu'il s'agit du Louvre, et non de Venise. Mais l'on voit bien qu'ici le Louvre[54] fonctionne dans le récit de Ruskin comme une métonymie de Venise, à la fois parce c'est un lieu éminemment symbolique en tant que « concentré » du monde de l'Art, et parce que ce sont à chaque fois des œuvres de peintres vénitiens (Titien et Bellini en 1844, Les Noces de Cana de Véronèse en 1849) qui déclenchent le processus de tension ou de concurrence avec l'expérience chamoniarde. Et la méditation de 1849 devant Véronèse semble parfois répondre, terme à terme, à celle de 1842 devant les aiguilles de Chamonix. Du côté de Chamonix et de la Nature, tout ne parle que de la Présence de Dieu, dans sa Création : « les cieux racontent la gloire de Dieu[55] » et tous les éléments du paysage proclament que Dieu « a fait toute chose belle en son temps[56] ». Du côté de l'Art, et de Venise, en revanche, tout renvoie à l'Homme, à la force de « l'esprit humain[57] ».

Chacune des deux expériences, celle de la beauté de la Nature, à Chamonix, et celle de la beauté de l'Art, à Venise, ou au Louvre devant la peinture vénitienne, a donc l'étrange faculté de vouer (provisoirement !) l'autre à l'oubli[58]. En revenant à la formule de Modern Painters I, sur le peintre comme « commentateur de l'infini », on peut dire qu'à Chamonix Ruskin est ébloui par « l'infinité » divine de la Nature, comme il l'est à Venise, par la grandeur tout humaine de ses « commentateurs ». Et si, par exception, les deux se présentent à lui en un même regard, et qu'il voit « au-dessus du Palais des Doges, la grande chaîne des Alpes couronnée de nuages d'argent », il se demande ce qui témoigne le mieux de l'œuvre de Dieu : les monuments ou les montagnes ? « les esprits qui ont élevé ces murs orgueilleux et qui ont écrit leur légende enflammée » ? ou « ces blocs de granit sur les pentes desquels « la pourpre des fleurs se mêle à l'ombre verte des sapins et qui dépassent des nuages du ciel[59] ». Quand Ruskin embrasse ainsi d'un seul regard les symboles de ses « two bournes of earth », est-ce pour affirmer que ces deux manifestations du Beau se conjuguent harmonieusement ? ou pour mesurer ce qui les sépare, au moins au niveau d'un vécu immédiat ?

Ainsi l'expérience que met en scène et en jeu le chronotope vénéto-chamoniard, avec ses deux pôles si nettement clivés, serait avant tout celle de la dualité, puisque, selon que Ruskin se trouve à l'une ou l'autre de ses « two bournes of earth », il vit l'expérience du Temps et l'expérience du Beau selon des modalités et sous des formes profondément différentes. La tension au sein du chronotope traduit surtout l'impossibilité de vivre longtemps en étant privé de ce qui fait la spécificité de l'un ou l'autre de ces deux pôles, et si Ruskin ne cesse d'aller et venir de l'un à l'autre, c'est parce qu'il ne peut ni ne veut choisir définitivement l'un au détriment de l'autre. Mais la figure géographique, presque géométrique, qui se dessine et se répète au fil des voyages de Ruskin sur cet axe Chamonix/Venise, est aussi la préfiguration, ou plutôt la figure première, originelle, de quelque chose de plus complexe. On peut penser que cette bipolarité du goût dans ce qu'il a de plus spontané, et tel qu'il s'exprime dans l'écriture immédiate du journal ou des lettres[60], est la source même de l'œuvre théorique dans toute la complexité d'une composition et d'une écriture longuement réfléchies[61]. Comme si cette œuvre naissait du besoin et du désir de comprendre et d'analyser ses impressions brutes, mais aussi de combler l'écart, de résoudre la tension qui se manifeste constamment entre celles-ci.

Immédiateté ou médiation ?

Mais comment comprendre encore, cependant, que Ruskin, évoquant dans Praeterita la première fois où il frappa à la porte de la Scuola Grande di San Rocco, écrive : « Si le portier ne m'avait ouvert cette porte, j'aurais écrit Les Pierres de Chamonix au lieu des Pierres de Venise[62] » ? N'est-ce pas non seulement réaffirmer (comme en écho à sa déclaration de 1841 sur ses « two bournes of earth », et pour ainsi dire à l'autre bout de sa vie et de son œuvre) l'existence de cette dualité Chamonix/Venise et son caractère bel et bien conflictuel, mais encore laisser entendre que finalement le pôle vénitien aurait, dans l'œuvre, occulté le pôle chamoniard, réduit en quelque sorte à la fonction de « magasin d'images » où peintres et architectes viendraient puiser leur inspiration[63] ? Et se peut-il que cette expérience de la dualité vécue si intensément entre Chamonix et Venise n'ait laissé de traces évidentes que dans les écrits intimes de Ruskin ?

Pour répondre à ces ultimes questions, il faut revenir sur ce que représentent les expériences (temporelle et esthétique) de Chamonix et de Venise l'une par rapport à l'autre. On peut d'abord se demander si l'on n'a pas ici la version ruskinienne, infiniment plus concrète puisqu'inscrite dans le vécu de l'écrivain, de l'idée de la Beauté selon Baudelaire, dont Ruskin est souvent si proche[64] ? Chamonix et Venise (en tant qu'elles incarnent une beauté d'essence divine et qui paraît éternelle et une beauté créée par l'Homme et marquée par l'éphémère) ne sont-elles pas comme comme les « deux moitiés de l'art » que sont d'une part le transitoire, le fugitif, le contingent » et d'autre part l'éternel et immuable[65] » ?

Cette piste mériterait d'être explorée plus précisément ; mais plus que Baudelaire, il me semble que, parmi les écrivains-critiques d'art, c'est Claudel qui permet de comprendre sur quoi repose, en profondeur, la série d'oppositions qui structure le chronotope du voyage ruskinien. Claudel fut, à l'occasion, critique d'art[66], et c'était, comme Ruskin, un esprit profondément religieux. C'est en tant que tel que, dans un essai peu connu mais très original, « Les Psaumes et la photographie[67] », il repose de façon inattendue la question du rapport entre la Nature et l'Art, et plus précisément entre la Création divine et les œuvres de l'esprit humain. Comme Ruskin, il voit bien l'artiste comme un « commentateur de l'infini », puisqu'il écrit que « la Nature […] célèbre un office » et que « c'est le sentiment de cette parole muette à interpréter qui est la raison de l'intérêt que le peintre moderne prend au paysage », et ce qui fait que « pour comprendre la nature, il l'imite[68] ». Mais au-delà de cette vision classique de l'art comme mimesis naturae, il pointe alors un étrange paradoxe, que seul un esprit profondément religieux comme le sien, ou celui de Ruskin, pouvait soulever : il arrive que l'artiste ne se contente pas d'être cet interprète, et qu'il veuille, dit Claudel, « imposer sa petite idée et sa propre intention » ; si bien que, finalement, « on ne dit plus : c'est un bois, c'est une rivière. On dit : c'est un Courbet, c'est un Corot, c'est un Monet, c'est un Pissarro » ! Ce qui revient à dire que, « au travers du dialogue sans interruption que la Création soutient avec son auteur, un indiscret est intervenu[69] ». Dans cette perspective où la dimension religieuse prend le pas sur l'intérêt esthétique, il arrive que l'artiste, à force de talent, perturbe la communication avec la Nature ; cet « indiscret » interrompt le tête-à-tête, la communion entre le spectateur et la Création, au point que sa propre œuvre se substitue à l'œuvre de Dieu. La beauté immanente de celle-ci ne pourrait alors se saisir que dans une sorte d'immédiateté visant à « retrouver la parole de Dieu » et sa gloire telle que les cieux la racontent (Coeli enarrant Dei gloriam !), pour ainsi dire en deçà de l'art et de sa fonction médiatrice. N'est-ce pas précisément cette dialectique de l'immanence et de la médiation, — mais aussi du religieux et de l'esthétique, de la nature et de la culture —, qui gouverne les allées et venues de Ruskin entre Chamonix et Venise ?

Les Pierres de Chamonix

Claudel, et c'est ce qui explique le titre de son essai, voit dans la photographie un moyen de se passer de « l'indiscret » qu'est l'artiste, et d'obtenir cette restitution immédiate de la Beauté. Idée qui n'est pas sans pertinence par rapport à Ruskin, dont les superbes daguerréotypes du Dru et des aiguilles de Chamonix, mais aussi les innombrables aquarelles, dessins, croquis réalisés durant ses grands séjours chamoniards, et encore les admirables descriptions des Journaux[70] peuvent être considérés comme autant d'essais pour saisir la beauté de la montagne[71] dans une sorte d'écriture immédiate[72]. Ce pourrait être là un premier état de ces Pierres de Chamonix que Ruskin disait n'avoir pas écrites.

Mais ces Pierres de Chamonix, dédiées à la beauté de la montagne et vouées à raconter, à travers celle-ci, la gloire de Dieu ne sont-elles pas tout simplement la quatrième partie de Modern Painters, précisément intitulée Of Mountain Beauty et dont la plus grande partie est née des notes prises à Chamonix en 1844 et 1849 ? Certes l'écriture en est infiniment moins immédiate que dans les Journaux de ces années-là, au point que Ruskin écrive, comme s'il regrettait tout ce que le passage à un discours construit reposant sur la science géologique faisait perdre à la force de l'impression dans son immédiateté :

Je songeais l'autre jour à écrire un essai sur l'utilité de l'Ignorance, car j'étais frappé par le fait que tout mon savoir sur les Alpes a abouti à une diminution des sublimes impressions que j'en avais, et par la façon dont la recherche des couches et des structures géologiques réduit toute la sublimité des montagnes à de simples accumulations de détritus et à des constructions de murs, si bien qu'on finit par ne plus voir dans une belle montagne qu'une série de couches[73].

Mais il réussit finalement à faire en sorte que l'écrasante présence dans ce texte du discours géologique ne laisse jamais oublier longtemps que ce discours va toujours de pair avec une intention théologique. Il y étudie les montagnes parce qu'elles « sont le commencement et la fin du paysage[74] », et parce que c'est « là principalement que la beauté de l'œuvre de Dieu s'est manifestée aux hommes[75] ». À travers les roches cristallines compactes ou ardoisées, les aiguilles, les pics centraux, les crêtes ou les précipices, il s'agit toujours de lire la montagne en tant qu'œuvre de Dieu, et de dégager de cette lecture les intentions du divin Architecte[76]. D'un chapitre à l'autre, il explique « la splendeur du dessein dans son accomplissement, et la profondeur de la sagesse et de l'amour qui se manifestent dans l'agencement des montagnes[77] » ; il démontre que « la façon dont la terre fut confirmée en son état actuel apparaît dictée, comme il a été montré dans les chapitres précédents, par une sagesse et une bonté suprêmes[78] », et que les montagnes sont « calculées pour le bonheur, le profit et l'enseignement des hommes ; conçues pour renfermer, en leur force comme en leur faiblesse, dans la bonté qu'ils dispensent comme dans la terreur qu'ils suscitent, les bienfaits de leurs dons ou la profondeur de leurs conseils[79] ». Et cette célébration de la montagne en tant qu'œuvre de Dieu est toujours inscrite dans le temps géologique :

Je peux à peine concevoir que l'on se trouve face à face avec l'une de ces tours rocheuses au centre d'une chaîne, sans se demander : « Est-ce bien l'œuvre première du Divin Maître que je contemple là ? […] Ou n'est-elle que la descendante d'une longue génération de montagnes, dont l'existence est réglée par des lois leur enjoignant de naître et de résister, de mourir et de décliner[80] ?

Ce processus a duré « des myriades de siècles[81] », « selon une échelle dont l'espèce humaine, pour n'avoir pas vécu assez longtemps, ne peut témoigner[82] ». Ruskin sait bien que ce temps géologique qui paraît presque immobile, ne l'est pourtant pas, et qu'il provoque, comme le temps de l'histoire, l'usure, la destruction, la ruine de ce sur quoi il s'exerce, mais il apporte cette précision qui change évidemment tout :

Avec cette grande différence que, dans l'architecture des hommes, le bâtisseur n'a pas fait ses plans en fonction de la ruine à venir, ni décidé du cours de l'inéluctable dévastation ; alors que, dans la main du grand Architecte des montagnes, le temps et la décomposition sont les instruments de son projet tout autant que les forces par lesquelles Il a d'abord fait surgir les montagnes en troupeaux bondissants : — la foudre et le torrent, et les ravages et l'épuisement des siècles innombrables, tout a sa part dans la mise en œuvre d'un plan cohérent ; et le Bâtisseur du temple se tient pour toujours à côté de Son œuvre, désignant la pierre qui doit tomber, et le pilier qui doit être abaissé, et dirigeant tout l'apparent désordre du hasard et du changement en splendeurs ordonnées et en harmonies préétablies[83].

Ce qui revient à dire que, si le temps historique est l'agent impitoyable de la décomposition des œuvres humaines (et Venise en est l'exemple), le temps géologique, entre les mains de Dieu, est l'instrument par lequel celui-ci réalise la beauté, et rien ne le montre mieux que les aiguilles de Chamonix. Ainsi se retrouvent dans Of Mountain Beauty les deux plans, temporel et esthétique, par quoi l'expérience de Chamonix se distingue, dans les écrits intimes, de celle de Venise.

Ruskin cependant ne se contente pas d'y célébrer les splendeurs et les harmonies des Pierres de Chamonix. Il les fait aussi parler ! Ou plus exactement il propose de les lire comme le développement ou la paraphrase de tel ou tel passage de la Bible, si bien qu'ici ce sont, littéralement, les montagnes qui « racontent la gloire de Dieu ». Ainsi par exemple, cet extraordinaire passage, l'un des plus étonnants de Of Mountain Beauty, où, à partir du destin de « l'une de ces petites écailles de sable micacé, emporté tout au long du lit de l'antique fleuve dans un scintillement frémissant, trop légère pour couler, trop faible pour flotter, presque trop petite pour qu'on la voie » qui jonchent la base du Cervin, Ruskin se lance alors dans une incroyable paraphrase d'une parole de l'apôtre Paul[84] :

N'est-ce pas un étrange type de ces choses qui « de faibles qu'elles étaient sont faites puissantes » […] que ce soit de sa substance, et de celle de ses compagnes, que la hache de Dieu taillerait cette tour des Alpes ; que contre elle — pauvre écaille de mica désarmée ! — le furieux vent du nord déchaînerait en vain sa rage ; qu'en dessous d'elle — écaille de mica tombée si bas ! —se tiendraient les monts enneigés tels des troupeaux de moutons et les royaumes de la terre disparaîtraient, insignifiants, dans le lointain ; et qu'autour d'elle — faible écaille de mica entraînée par le flot ! — exploserait le tonnerre de la grande guerre du firmament, et qu'il ne l'ébranlerait pas[85].

Ainsi enfin, l'opposition finale entre the Mountain Gloom et the Mountain Glory, (les Ténèbres et la Gloire de la Montagne[86]) nourrie de versets de Michée, Osée, Matthieu et pour finir des Psaumes, et débouchant sur l'évocation des damnés et des élus lorsque « viendra la fin des temps[87] » :

et à la fin, on entendra encore ce cri porté par les vents alpins : « Écoutez, ô montagnes, le procès de Dieu[88] ! » Et leurs golfes de glace qui ignorent le dégel, et le grondement continu de leurs ondes tourmentées, et les chutes de débris stériles qui apportent la mort, et la dégradation que rien ne rachète, doivent être l'image des âmes de ceux qui ont choisi l'obscurité, et qui crieront aux montagnes de tomber sur eux, et aux collines de les couvrir[89] ; et encore, à la fin des temps, les claires eaux des sources jamais taries, et les lys des champs en leur multitude de blanc vêtue[90], et la permanence des pics embrasés en leur proximité avec ce ciel ouvert, seront les types, et les bénédictions de ceux qui ont choisi la lumière, ceux dont il est écrit, « Les montagnes apporteront la paix aux peuples, et les collines la justice[91] ».

Comme l'écrira Claudel, il s'agit, une fois que, dans la nature, on a « retrouvé la parole de Dieu », de « l'écrire dans le langage de David et de Salomon[92] » !

Chamonix « pollué » : « naufrage du paradis » et ruine du chronotope

Mais « La Gloire de la Montagne » qui semble marquer l'accomplissement du discours ruskinien sur la montagne comme perfection de la Création divine, renferme aussi quelques pages, presque comme une parenthèse, annoncées de manière quasi anodine (« un ou deux points à l'intention des voyageurs anglais[93] ») mais qui sont porteuses d'un bouleversement total du chronotope Chamonix/Venise. Il y est déjà question de l'afflux de voyageurs étrangers dans les Alpes, de la multiplication des hôtels et des chemins de fer, et (entre autres) de « la vallée de Chamonix qui est en train de devenir une sorte de Cremorne Gardens[94] ». Ruskin concède encore que « tout cela est inévitable, et a son bon comme son mauvais côté[95] » et demande seulement (avant de revenir, comme si de rien n'était, à sa lecture de la présence de Dieu dans la gloire de la montagne) « s'il faut ou non contribuer à la transformation d'une douce vallée de montagne en un abîme de travail et de puanteur industrielle, ou au passage d'une ligne de chemin de fer à travers quelque verdoyant espace de solitude pastorale » et « si les tables de l'agent de change […] sont bien le genre de choses que l'homme ait pour devoir d'installer dans ce temple qu'est la montagne[96] ». Ainsi Of Mountain Beauty nous propose-t-il, implicitement, on pourrait même dire secrètement, le même parcours et la même structure que Les Pierres de Venise : depuis la Fondation, qui est ici évoquée dans « The Dry Land[97] » jusqu'à la Chute, qui, comme le ver dans le fruit, apparaît au cœur même de « The Mountain Glory ». Mais c'est quatre ans plus tard, en 1860, qu'il prend toute la mesure de la catastrophe :

Chamonix est complètement pollué, comme tout le reste de la Suisse, par les chemins de fer, et par d'énormes hôtels, œuvre d'architectes sans travail, qui persuadent les conseils municipaux de les laisser mettre à bas les murs de la ville d'antan pour l'amour de leur profession[98].

Chamonix ne vit plus au rythme du temps profond des grandes évolutions géologiques, mais s'inscrit désormais, comme tout le reste de l'Europe, dans le temps de l'Histoire sous sa forme la plus dévastatrice, le progrès. Et bientôt les glaciers eux-mêmes, par les effets d'un réchauffement climatique (déjà !), se mettront à fondre, comme si le temps géologique lui-même était désormais « hors de ses gonds[99] »… C'est pour ainsi dire « le naufrage du paradis[100] » : Chamonix, n'est plus changeless, ni unearthly ; son air et son ciel, désormais obscurcis de « nuages de peste » n'ont plus rien d'incomparable, et sa fraîcheur, à quoi Ruskin revenait régulièrement se ressourcer n'a plus rien d'« inépuisable ». L'alternance qui s'inscrivait sur l'axe Chamonix/Venise n'a plus lieu d'être, puisque l'expérience concrète du Temps y est partout la même, et que l'expérience de la Beauté ne pourra résister longtemps à la profanation que constitue la présence des tables de l'agent de change dans le temple de la nature. Ruskin ne reviendra plus que deux fois à Chamonix, en 1874 et 1888.

Avec une exception, assez intriguante. Lors de la grande crise psychologique qu'il traverse en 1862-63, Ruskin s'installe à Mornex près de Genève. Et là il conçoit l'étrange projet d'acquérir un terrain dans la montagne et s'y installer. Ce sera d'abord le sommet du Brézon, d'où il aurait dominé toute la basse vallée de l'Arve, puis les alpages de Blaitière au pied de l'aiguille du même nom, d'où il aurait eu Chamonix et sa vallée à ses pieds[101]. L'affaire ne se fera finalement pas, mais ce curieux épisode n'est pas si anecdotique qu'il peut le paraître. On peut le lire comme une tentative désespérée pour restaurer le « pôle » perdu ou comme un déni de la perte de Chamonix. Si la vallée de Chamonix envahie par les hôtels et les touristes n'est plus l'asile qu'elle a été pendant près de trente ans pour Ruskin, au moins peut-il espérer trouver ce refuge hors du monde en allant le plus haut possible, sur la montagne ! Et là se retirer, au-dessus de « tout le bruit et la méchanceté du monde », comme dans une tour d'ivoire, ou comme sur l'Aventin.

On peut aussi le lire, de façon quasi mystique, comme une tentative (tout aussi désespérée) de Ruskin pour actualiser, concrétiser dans sa propre vie les dernières pages de « Mountain Glory ». Ruskin y cite ce verset des Psaumes [102] : « Je lèverai mes yeux sur les monts, d'où me vient mon secours[103] » avant d'évoquer Aaron, le premier Prêtre » et Moïse « le premier Législateur », à qui Dieu ordonna un jour : « Monte sur cette montagne » afin d'y finir leur vie terrestre. Et Aaron « dans le silence de ces monts arides et infinis » voit « s'ouvrir à lui, avec les cimes des montagnes pour autels et les nuages pour voiles, cet autre Saint des Saints, le firmament de la maison du Père[104] ». Quant à Moïse, Dieu qui ainsi « lui rendait […] les solitudes bien aimées qu'il avait perdues », « soufflait autour de lui la paix des monts éternels, et qu'il déployait le monde dans lequel il avait travaillé et péché, au loin sous ses pieds, dans cette brume d'un bleu évanescent ; — avec tous les péchés, toutes les errances, en voie d'être oubliés à jamais[105] ». Mais Ruskin n'était ni Aaron, ni Moïse… il dut redescendre de la montagne. L'échec bientôt consommé de ces deux entreprises le ramènera à la réalité du monde « d'en bas »… et à la poursuite de son œuvre. C'est désormais une autre dualité infiniment plus conflictuelle et plus tragique qui va structurer l'œuvre de Ruskin : celle du combat au nom des valeurs de l'esprit, de la beauté et de la vie contre toutes les laideurs engendrées par le monde de l'argent et du « progrès ».

Cette œuvre avait déjà commencé à prendre un tour aussi nouveau qu'inattendu avec la publication en 1860 de Unto this Last. Il s'agit d'un recueil de quatre articles constituant une attaque en règle contre « cette prétendue science de l'Économie Politique » que Ruskin présente comme « peut-être la plus étrange, à coup sûr la moins honorable de toutes les erreurs qui, à un moment ou à un autre, ont pris possession de l'esprit humain » ; une attaque donc contre les principes économiques qui dans l'Angleterre de la révolution industrielle ont instauré le règne du « laissez-faire » pour le plus grand bénéfice d'une insatiable « ploutocratie[106] ». La rupture avec les préoccupations esthétiques et plus encore avec les lieux qui ont nourri jusqu'alors son œuvre n'est qu'apparente. Car si Ruskin, tout à l'enchantement que lui procuraient la nature et l'art, a longtemps paru aveugle à la réalité économique et sociale du monde dans lequel il vivait, il a fini par ouvrir les yeux sur cette réalité. Et cela s'est fait en deux temps et, pourrait-on dire, en deux lieux. Ce mouvement de son esprit s'était déjà largement amorcé dans les années 1850 à Venise où sa réflexion sur ce qui avait fait la beauté de cette cité l'avait, par contraste, amené à considérer tout ce qui, dans l'Angleterre contemporaine, avait abouti à une laideur irréparable[107]. Et l'on a vu comment c'est à Chamonix et plus largement en Suisse qu'il prit conscience, entre 1856 et 1860, de ce qui lui apparut alors comme un irrémédiable désenchantement du monde qu'il avait aimé. Ce n'est donc pas un hasard, ainsi que Ruskin le souligna lui-même, si c'est à Chamonix qu'il se mit à écrire Unto this Last, passant à un autre moment, mais aussi à une autre figure de son œuvre : « Je reçus le volume de Modern Painters dans la vallée de Saint-Martin[108] en cet été de 1860, et dans la vallée de Chamonix j'abandonnai mon travail sur l'art et j'écrivis ce petit livre[109]. »

André Hélard



[1] Ruskin, Journaux, vol. 1, Oxford, Clarendon Press, 1956-1958. JÕai traduit toutes les citations de Ruskin, ˆ l'exception de la dernière (voir note 107).

[2] Evans et Whitehouse indiquent dans une note qu'il est difficile de décider si le manuscrit porte bournes ou homes, et choisissent la lectio difficilior, bournes, à la différence de Clive Wilmer qui préfère homes et même twin (plutôt que two) homes (cf. son article « A Venetian Excursion : John Ruskin in Verona », in Prose Studies, numéro spécial sur le Nineteenth-Century Cultural Travel, (dir.) K. Hanley et R. Dickinson, 31-2, 2009, pp. 93-111).

[3] Bourne, terme un peu archaïque, venant du français borne, peut signifier soit goal, destination, soit limit, boundary, donc ce qui marque les extrémités d'un espace et l'on peut alors être tenté d'y voir un équivalent de pôle.

[4] J'ai tenté de répondre à ces questions dans mon livre John Ruskin et les Cathédrales de la Terre, éditions Guérin, Chamonix, 2005.

[5] Clive Wilmer, op. cit.

[6] Dans Ruskin, Venice and Nineteenth-Century Cultural Travel, dir. Keith Hanley et Emma Sdegno, Venise, Libreria Editrice Cafoscarina, 2011.

[7] C'est en ce sens que la leçon bournes n'est pas seulement plus difficile, mais aussi plus intéressante, car plus dynamique que la leçon homes.

[8] Journaux, op. cit. vol. 1, p. 183.

[9] Cf. Praeterita, Works of Ruskin, vol. 35 (W 35), p. 312, Library Edition (39 vol.), éd. par E.T. Cook et A. Wedderburn, Londres, G. Allen, 1903-1912 : « Nous avions projeté de passer l'été en Suisse, non pour y voyager, mais pour résider à Chamonix. » Les séjours de Ruskin en 1842, 44, et 49 (un mois, même un mois et demi) sont d'une longueur exceptionnelle pour l'époque, où les « touristes », c'est-à-dire les voyageurs anglais qui faisaient le « Grand Tour » sur le continent, ne passaient guère que deux ou trois jours à Chamonix.

[10] Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, TEL, Gallimard, 1987, p. 237.

[11] Par exemple la route, dans le roman picaresque, le salon dans les romans de Stendhal et de Balzac, le château dans le roman noir.

[12] Textes publiés de façon posthume, à l'exception de Praeterita.

[13] Venise ayant dans cet ensemble la même place privilégiée que Chamonix dans l'espace alpin/suisse.

[14] Praeterita, W 35, p. 167.

[15] Est-ce un hasard ? Cela se produit alors qu'à Florence, où il est épuisé par la chaleur et « à court de vocabulaire pictural », il a soudain « des nouvelles de Chamonix » et apprend que le glacier des Bossons « s'est avancé plus loin qu'on ne l'a jamais vu de mémoire d'homme » (H. Shapiro, Ruskin in Italy, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 134).

[16] Ibid. lettre datée du 16 juillet 1845, p. 148.

[17] À son père, 22 juillet 1845, Letters I, W 36, p. 54.

[18] Ainsi la prégnance des Voyages dans les Alpes sur l'esprit de Ruskin entre-t-elle clairement en concurrence avec celle de L'Art chrétien d'Alexis-François Rio, qui était à l'origine du projet de voyage vers Pise, Florence et Venise (cf. W 35, Praeterita, p. 240).

[19] À son père, 24 juillet 1845, Ruskin in Italy, op. cit. p. 160.

[20] En français dans le texte. À son père, du village du Simplon, 22 octobre 1845, Ruskin in Italy, op. cit. p. 226.

[21] C'est exactement selon la même structure narrative que Ruskin évoque ses retrouvailles avec les Alpes, le 2 juin 1841 à Lans-le-Bourg, alors qu'il arrive de Venise au terme de son long voyage en Italie : « Au Nord les aiguilles rouges se détachaient sur le bleu du ciel ; l'immense pyramide couverte de neige s'étendait jusqu'à la vallée, nappe éblouissante. Je m'habillai en trois minutes, je courus à l'extrémité du village, je traversai la rivière et je gravis la pente herbeuse qui monte du côté Sud jusqu'aux premiers sapins. Je renaissais. La vie s'ouvrait devant moi de nouveau avec ce qu'elle a de meilleur : sentiment religieux, amour, admiration, espérance. » (Praeterita, W 35, p. 297)

[22] Cf. Praeterita, W 35, p. 633, « Plan pour l'achèvement de mon œuvre », et « Plan pour Praeterita, vol. III et Dilecta, vol. II ».

[23] Poems, W 2, p. 382. Émotion renouvelée en 1835 (ibid. p. 425) : « Maintenant la crête est franchie : Arrêtez, arrêtez ! et regardez/ Ce qui maintenant s'étend à vos pieds,/ Car voici Chamonix !/ […] Voici la vallée enchantée. »

[24] Au Révérend Brown, Août 1842, Poems, W 2, p. 223.

[25] À propos de cette suprématie, cf. encore les lettres à son père, 27 juillet 1845 (Ruskin in Italy, op.cit. p. 163), où bien que Macugnaga lui paraisse « délicieux », Ruskin se rend bientôt compte qu'il lui manque le sentiment « d'être à la maison » qu'il éprouve à Chamonix ; et 6 août 1849 (W 5, pp. xxviii) où il affirme que « le Matterhorn, après tout, n'est pas quelque chose d'aussi beau que l'aiguille du Dru, ni que n'importe laquelle des aiguilles de Chamonix ».

[26] Journaux 2, op. cit. 15 août 1849, p. 425.

[27] Journaux 1, op. cit. 15 juin et 3 juillet, p. 284 et 294.

[28] Je signale ici, en remerciant leurs auteurs, les articles de Pierre Campion, « John Ruskin. Un lieu et un destin, une esthétique » et Laurence Constanty-Roussillon, « John Ruskin into the 21st century: a French outlook », dans Disseminating Ruskin (colloque de l'Université de Lancaster, 2007, à paraître). Par leur réception de John Ruskin et les Cathédrales de la Terre, et particulièrement de la lecture que j'y ébauchais de Ruskin dans la lumière d'un certain nombre d'écrivains français postérieurs, ils m'ont incité à explorer en particulier la possibilité de lire certains aspects de Ruskin à la lumière de Bonnefoy.

[29] Cf. en particulier Les Tombeaux de Ravenne, [Les Lettres nouvelles, 1953], dans L'Improbable et autres essais, Mercure de France, 1959, p. 19-20, où Bonnefoy définit pour la première fois ce « vrai lieu », qui n'est « rien d'autre qu'une patrie », où « comme par grâce tout le vif et le pur de l'être nous est donné » et vers quoi il faut sans cesse revenir « comme à la source d'une lumière qui vaut en soi et par soi ». J'ai étudié plus en détail la proximité, sur ce point précis, entre Ruskin et Bonnefoy dans ma communication « Claudel, Ponge, Bonnefoy : “traces du futur” dans l'œuvre de John Ruskin », in (dir.) Isabelle Enaud-Lechien et Joëlle Prungnaud, Postérité de John Ruskin, L'héritage ruskinien dans les textes littéraires et les écrits esthétiques, Paris, Classiques Garnier, 2011, pp. 321-339.

[30] Journaux 1, op. cit. 6 mai 1841.

[31] À un ami de collège, 16 mai 1841, Early prose writings, W 1, p. 453.

[32] Les Pierres de Venise, vol. I, W 9, p. 267-268.

[33] À son père, 10 novembre 1851, W 10, p. xxxvi.

[34] À George Richmond, 30 août 1846, Letters I, W 36, p. 63-64.

[35] En 1849 Garibaldi défend la République Romaine contre les Français, et les Autrichiens s'emparent de Bologne.

[36] À George Richmond, 24 mai 1849, Letters I, W 36, p. 100-101. Cf. aussi À son père, 16 août 1851, W 36, p. 117 : « C'est si étrange de revenir ici encore et encore, et de voir les mêmes volutes de neige sur les crêtes des aiguilles. On ne s'étonne pas de ce que les rochers restent inchangés. Mais les volutes de neige ! »

[37] Les Pierres de Venise, vol. I, W 9, p. 59.

[38] Les Pierres de Venise, vol. II, W 10, p. 47.

[39] Les Pierres de Venise, vol. I, W 9, p. 47.

[40] Les Pierres de Venise, vol. III, W 11, p. 231.

[41] Les Pierres de Venise, vol. II, W 10, p. 6.

[42] Ce sont là les titres du premier et du troisième (et dernier) volume des Pierres de Venise. On voit clairement ici que Venise est en quelque sorte pour Ruskin un «vrai lieu » perdu, ou un vrai lieu situé dans un passé révolu, alors que Chamonix l'est dans un présent qu'à ce moment Ruskin croit éternel.

[43] Cf. Basin and Range (Farrar, Straus & Giroux, New York, 1981). Mais pour des lecteurs français, cette expérience du temps fait aussi penser au « temps géographique », « quasi immobile », « presque hors du temps », tel que le décrit l'historien Fernand Braudel dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II.

[44] Robert Macfarlane, L'Esprit de la montagne, Plon, 2004, p. 53. (Mountain of the Mind, Granta Books, London, 2003).

[45] Modern Painters I, W 3, p. 137 : « Un peintre essaie dans une composition d'exprimer et d'illustrer chaque leçon qui peut être reçue à partir de la Création de Dieu. »

[46] Modern Painters II, Appendice, W 4, p. 363. Il faudrait citer toute cette page magnifique, écrite en 1843, mais que la réorientation de Modern Painters II a rejetée dans les brouillons de Ruskin.

[47] Praeterita, W 35, 336.

[48] Lectures on architecture and Painting, W 12, p. 446.

[49] Journaux 2, 15 juin 1849, op. cit. p. 387 et 4 juillet 1849, p. 404.

[50] Journaux, 1, 17 août 1844, op. cit. p. 310-311.

[51] Journaux, 2, 8 septembre 1849, op. cit. p. 437-438.

[52] Ibid.

[53] Ibid.

[54] Ce n'est pas un hasard si l'épisode du Louvre de 1844 sera suivi de la décision d'aller, en 1845, étudier sur place les maîtres italiens, tout comme l'épisode de 1849 aura pour conséquence quasi immédiate l'abandon (provisoire) de tout le travail emmagasiné pendant l'été à Chamonix, travail qui ne sera repris et exploité qu'en 1855-56, dans Modern Painters IV (Of Mountain Beauty), après la série des trois longs séjours vénitiens et l'écriture des Pierres de Venise.

[55] En latin, Coeli enarrant Dei gloriam, Psaumes, 19:1. Repris par Ruskin en 1885 comme titre d'une réédition partielle de Modern Painters IV et V.

[56] Ecclésiaste, 3 :11. Cité par Ruskin dans Praeterita, W 35, 315.

[57] Cet effet ne peut évidemment qu'être confirmé, quelques années plus tard, par la vision à Venise même de « quelques-uns de [ses] chers vieux Tintorets favoris », qui lui font oublier Chamonix et la nature : « aucun phénomène de la Nature ne m'apparaît plus merveilleux que la réalisattion de ses tableaux » (À son père, 13 mars 1852, W 10, p. 439n).

[58] Un troisième épisode reprend implicitement ces données en les inversant. Après l'éblouissement de Venise, en 1845, le voyage en Italie se termine sur cette image… du mont Blanc, qui par sa seule apparition fait oublier l'Art, Venise et l'Italie : « De tout ce voyage, je n'avais pas vu le mont Blanc et je n'y pensais pas, mais quand j'arrivai au quai [Ruskin le voit depuis la rive du Léman à Rolle], il était là, grande et glorieuse pyramide pourpre dans la lumière du soir […] Cela semblait une leçon que me donnait ma montagne favorite — une révélation de la Nature, destinée à moi seul » (Journaux 1, 4 janvier 1846, op. cit. p. 322). On notera même le parallélisme, plus sensible en anglais : my own favourite mountain/my old favourite Tintorets !

[59] Les Pierres de Venise, vol. II, W 10, p. 439.

[60] Mais aussi dans d'innombrables croquis, dessins, aquarelles, et même daguerréotypes.

[61] Particulièrement les deux premiers volumes de Modern Painters (1843-1846), Les Sept Lampes de l'Architecture (1849) les trois volumes des Pierres de Venise (1851-1853) et les trois derniers volumes de Modern Painters (1856-1860).

[62] Praeterita, W 35, p. 372.

[63] Selon les mots de Baudelaire à propos de « l'univers visible » (« Salon de 1859 », in Curiosités esthétiques, L'Art romantique, Paris, Garnier frères, 1962, p. 329).

[64] En particulier quand il célèbre le pouvoir de l'imagination et son rôle essentiel chez Turner (Modern Painters III). Cf. George P. Landow, « Ruskin and Baudelaire on Art and Artist », University of Toronto Quarterly, 37 (1968) et Alexandra Wettlaufer,In the Mind's Eye: The Visual Impulse in Diderot, Baudelaire and Ruskin, Éditions Rodopi B.V., Amsterdam-New-York, 2003.

[65] Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Curiosités esthétiques, L'Art romantique, op. cit. p. 467.

[66] Ses principaux essais sur l'art, dont le plus connu est « Introduction à la peinture hollandaise », sont réunis dans L'Œil écoute.

[67] Dans L'Œil écoute, [Gallimard, 1946], Folio essais, pp. 187-193.

[68] Ibid., p. 190.

[69] Ibid., p. 190-191.

[70] Cf. la communication (non publiée) d'A.M. Millim au colloque de Venise, Ruskin, Venice and the 19th Cultural Travel, « The photographic gesture of the Diaries of John Ruskin », et sa thèse en ligne, Preaching silence: the disciplined self in the Victorian diary, Chapitre 3, « Visual and temporal appropriation in John Ruskin's Diaries Possessive Genres », Université de Glasgow, 2010, p. 158 sq.

[71] Il va de soi que, dans cette perspective, l'aiguille de Blaitière ou le Dru sont bien plus que le modèle de tel ou tel élément de l'architecture vénitienne : ils disent la splendeur de la Création, ils racontent la gloire de Dieu.

[72]< Cf. mon article déjà cité in (dir.) Isabelle Enaud-Lechien et Joëlle Prungnaud, Postérité de John Ruskin, l'héritage ruskinien dans les textes littéraires et les écrits esthétiques, op. cit.

[73] À son père, Courmayeur, 27 juillet 1852, Letters I, W 36, p. 131. 

[74] Modern Painters IV, W 6, p. 418.

[75] Ibid., p. 414.

[76] Cette appréhension de la montagne comme œuvre de Dieu se traduit logiquement par le fait que, comme le montre E. Sdegno, Ruskin dans Of Mountain Beauty « perçoit la montagne en termes d'architecture » (« Ruskin's Optical Thought : Tools for Mountain Representation », in L. Innocenti, F. Marucci, E. Villari Pictures of Modernity, The Visual and the Literary in England, 1850-1930, Venezia, Le Bricole, 2008, p. 50).

[77] Modern Painters IV, W 6, p. 117.

[78] Ibid., W 6, p. 177.

[79] Ibid., W 6, p. 385.

[80] Ibid., W 6, p. 209.

[81] Ibid., W 6, p. 179.

[82] Ibid., W 6, p. 178.

[83] Ibid., W 6, p. 180-181.

[84] Hébreux, xi, 34.

[85] Modern Painters IV, W 6, p. 292. C'est tout l'extraordinaire ¤ 17 de ce chapitre XVI, « Précipices », qu'il faudrait pouvoir citer !

[86] Les deux derniers chapitres (XIX et XX) de Of Mountain Beauty.

[87] Modern Painters IV, W 6, p. 417.

[88] Michée, vi, 2 (« Écoutez, montagnes, le procès de Yahvé, […] car Yahvé est en procès avec son peuple, Il plaide contre Israël : “Mon peuple, que t'ai-je fait ? En quoi t'ai-je fatigué ? Réponds-moi” »).

[89] Osée, x, 8 (« Épines et chardons grimperont sur leurs autels. Ils diront alors aux montagnes : “Couvrez-nous !” et aux collines : “Tombez sur nous !” »).

[90] Matthieu, vi, 28-29

[91] Psaumes, lxii, 3

[92] « Les Psaumes et la photographie », op. cit. p. 193.

[93] Modern Painters IV, W 6, p. 454.

[94] Modern Painters IV, W 6, p. 456. Les Cremorne Gardens étaient un parc d'attractions très populaire dans le quartier de Chelsea, à Londres.

[95] Ibid., 456.

[96] Ibid., 457.

[97] « Les Terres émergées », Chapitre VII.

[98] Au Dr. Brown, 6 août 1860, Letters 1, W 36, p. 340. Cette lettre est le parfait négatif de la lettre de 1846 à Richmond citée plus haut, sur le caractère unearthly de Chamonix.

[99] Shakespeare, Hamlet, I, 5, v. 211-212.

[100] Modern Painters IV, W 6, p. 177.

[101] L'acte de vente se trouve aux Archives départementales de Haute-Savoie (2 E 8731 et 8732), à Annecy.

[102] 121:1.

[103] Modern Painters IV, W 6, p. 459.

[104] Ibid., p. 460-461

[105] Ibid., p. 462.

[106] Selon les mots mêmes de Ruskin.

[107] « Que le lecteur se représente un groupe de palais vénitiens au XIVe siècle […] et gardant en son esprit cette somptueuse image, qu'il aille se promener […] dans Baker Street ou Gower Street. [Il mesurera alors] l'intervalle qui sépare un Grand Canal d'une Gower Street, et le pilier de marbre, l'arche en pointe de lance, la broderie de feuillage, l'harmonie brûlante et fondante du marbre et de l'azur, de la cavité rectangulaire dans un mur de brique. » (Les Pierres de Venise, III, 1, cité et traduit par A. Chevrillon, La Pensée de Ruskin, Hachette, 1909, p. 103).

[108] Saint-Martin est un petit village à côté de Sallanches, où Ruskin aimait à s'arrêter quelques jours avant de « monter » à Chamonix ; le « volume de Modern Painters », est le cinquième et dernier dont il avait achevé la rédaction juste avant de partir pour Chamonix, et le « petit livre » est précisément Unto this Last.

[109] En réalité Ruskin n'abandonna jamais vraiment son travail sur l'art, ne serait-ce que parce qu'il fut, cette même année, nommé titulaire de la chaire d'esthétique (Slade professor) à Oxford. Mais désormais la dénonciation de tout ce qui, à ses yeux, « désenchantait » le monde, ne cessa plus d'être présente dans son œuvre.

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