RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du roman de Nancy Huston, Dolce agonia.
Texte mis en ligne le 29 avril 2001.
© : Pierre Campion.

Lire par ailleurs sur ce site le commentaire de Jacqueline Morne sur ce livre.

 Dolce agonia Nancy HUSTON, Dolce agonia, roman, Arles, Actes Sud, 2001 et Québec, Leméac Editeur Inc., 2001.


Des vies à la grâce d’un Dieu

S’il y a quelque chose de fascinant dans ce roman, c’est déjà la langue. Soit ! Le livre paraît écrit directement en français. Mais quel français ? Nancy Huston vit en France depuis longtemps, nous dit-on. Elle y a sa famille. Mais, se souvenant qu’elle est canadienne, elle publie simultanément à Québec. Cependant sa langue n’est certainement pas celle de la belle province. Est-ce le nom et le prénom de l’auteur, est-ce le thème, est-ce le style très légèrement décalé (mais où et comment ? secret d’écriture et tour de main), est-ce par exemple les notes de bas de page qui explicitent le « jeu de mots intraduisible entre turkey, la dinde, et Turkey, la Turquie » ou le rôle des SDS ? On cherche le nom du traducteur… Oui, c’est bien cela : on dirait la traduction française d’un roman américain, par exemple de John Updike… Nous ne confondons pas : ce n’est pas une comparaison, c’est un soupçon, la suggestion d’un élément possible de la fiction, d’un jeu de miroir déformant et voulu, d’un trait d’ironie.

(Perdu ! Vérification faite en lisant l’entretien accordé par Nancy Huston à la revue Lire, il apparaît que ce roman, comme le précédent, fut « écrit d’abord en anglais[1] ». L'écriture de la traduction n'est donc pas une fiction d'écrivain, mais la réalité même… Cependant, gagné ! Car, dans ce livre publié comme roman français, les marques d’une translation sont en effet effacées et conservées, et lisibles même dans le texte considéré seul, et problématiques[2].)

 

Douze personnages, plus un bébé, réunis à la campagne pour le Thanksgiving de l’an 2000 à l’invitation de l’un d’entre eux : des écrivains et universitaires, et leurs relations de travail ou d’amitié ; des couples anciens et nouveaux ; les incidences de l’âge et de la santé, de la condition, des origines proches et lointaines. En somme, tout y est pour faire un monde. Un monde tel que peut le former le hasard des rencontres dans un milieu cosmopolite et cultivé de la côte Est, et dont le passé personnel remonte pour le plus âgé à la Russie des années vingt, pour tel autre à l’Irlande des années soixante, pour un autre aux années Martin Luther King et aux luttes dans lesquelles son père s’absorbait. Ce sera donc l’anglais d’un Ukrainien juif dont la famille est passée par l’Afrique du Sud, celui d’un avocat ou de sa femme médecin urgentiste, celui d’un professeur noir malheureux et cinglant, celui d’une secrétaire de l’université ou celui d’une prof de philo très forte sur Aristote, talentueuse pédagogue et fort maigre, celui d’un peintre raté venu de Biélorussie, mais aussi celui d’une très jeune femme, une junkie de Vancouver déjà bien déglinguée, qui a appris la vie près de sa mère, « une femme libre des années soixante-dix », et dans les errances qui les mènent à travers divers malheurs, elle à ce mariage en apparence inespéré et son frère à la mort.

C’est donc des paroles, et des pensées, et des destins, que le français rapporte de leur langue et de leur secret résolument étrangers. Le français, c’est-à-dire sans doute la langue ici la plus inattendue quand on y pense, et probablement la plus adéquate. Nancy Huston ne retient pas l’anglais de l’Amérique du Nord, qui est pourtant sans doute sa langue maternelle, cet anglais si souple aussi, tellement universel (si l’on peut risquer cette espèce d’oxymore), si naturellement mêlé de slave et de yiddish, d’italien et d’espagnol, de gaélique et d’européismes de toutes sortes. Ni non plus l’anglais de Joyce ou celui de Virginia Woolf, qui paraissaient pourtant devoir aller si bien[3] : monologue intérieur, cohérence de moments éclatés, inflexions inattendues du cours de la conscience, univers extérieur institué dans l’intime. Ainsi Nancy Huston a-t-elle ménagé cette évidence : pourvu qu’on lui donne la touche légère d’une langue de traduction, d’une langue étrangère aux horreurs qu’elle raconte et à l’idiome dans lequel elles devaient être racontées, aux horreurs à vrai dire qui n’ont de nom dans aucune langue (« les mots pour le dire n’existent pas »), le français de Voltaire était bien la meilleure solution pour enchaîner ces histoires simples et terribles[4], sans prétendre leur ôter rien de leur candide mystère (ou de leur merveille, ou de leur absurdité), sub specie aeternitatis.

 

Car Dieu a bien à voir ici, et à parler. Cette cène par trop arrosée, Jésus dormant pendant ce temps-là tout seul à l’étage, ne manquait donc pas complètement d’une Présence. C’est même lui, Dieu le Père, qui commence, dans un « Prologue au ciel » très clair, très goethéen, lequel s’achève en effet sur le Mehr licht ! qui fut, paraît-il, la dernière parole du maître de Faust et, sitôt après, sur un Fiat lux ! encore plus illustre. Qu’est-ce que ce Dieu-là, qui interviendra encore douze fois, en italique même corps, pour compléter lumineusement le récit des liaisons cachées et le destin de chaque personnage[5] ? Il ne paraît parler d’avance que pour nous, lecteurs mortels : en fait il tient tout événement dans la légère simultanéité de son regard, qui suffit à développer l’évidence de ses raisons. En plus simple appareil que le Seigneur de Goethe trop escorté de ses phalanges célestes, le Dieu de Nancy Huston, non plus que celui de Goethe, n’est pas la Personne aimante de la spiritualité chrétienne. Comme lui, et comme celui de Voltaire, c’est la figure d’une fonction nécessaire, ici celle de la narration romanesque. Sa nécessité et sa beauté, et par bonheur sans que le texte s’appesantisse sur la réflexion trop souvent étouffante de la littérature sur elle-même[6], c’est de donner une voix à ce que nous demandons à tout roman, et que ce Dieu-ci nous donne à entendre avec le sourire de qui ne se prend pas trop au sérieux : la grâce imaginable d’une cohérence de nos vies, fût-elle liée par les nœuds de l’horreur.

Vengeur, ce Dieu ne l’est pas sans doute au sens habituel des fins heureuses, mais plutôt par cette idée d’achèvement qui rémunère exactement et superbement chacun de ses personnages, et chacun de ses lecteurs, de l’aléa qui est tout compte fait le seul vrai malheur des humains. Mais surtout quel créateur, c’est-à-dire quel romancier ! La marque véritable et l'ultima ratio de sa démiurgie, c’est la mort de chaque personnage, qu’il anticipe donc une par une : « En toute chose, il faut considérer la fin. » L’autre marque de sa puissance poétique, c’est la péripétie, comme pourrait l’expliquer Rachel, la spécialiste d’Aristote : « avec [son] sens inimitable de l’arbitraire », ainsi qu’il le souligne lui-même, Dieu s’entend à surprendre son monde, sans que, vraiment et tout bien réfléchi, le genre de sa mort contredise pourtant le caractère et la vie de chacun. Ils sont tous à la recherche de cette raison, de cet instant décisif où tout a basculé, quand l’événement a démenti le cours et le rêve d’une vie heureuse. Ainsi Aron : « On se demande sans cesse ce qu’on aurait dû faire différemment », Beth à propos de sa fille : « Quand est-ce que ça a changé ? À quel moment ton regard sur mon corps est-il devenu négatif, méprisant, objectivant ? » et encore, pensant brusquement à son fils tombé dans la drogue : « Oh, Jord mon bébé aux yeux brillants, mon garçonnet aux boucles brunes… que t’est-il arrivé ? », et Katie (dans son français familier) : «  est-ce qu’on s’est trompés ? »… Et tous de prier ce Dieu ; Rachel : « Oh non pas ça, pas une migraine ce soir, mon Dieu, je t’en supplie », et Katie apprenant que Chloé est invitée et pressentant le désordre que sa présence va mettre dans le cercle de ces personnes mûres qui se connaissent bien : « Dieu, fais en sorte que cette jeune femme ne vienne pas. » Car justement, sauf Chloé peut-être,  ils en sont tous à cet âge qui fait que l’on a des douleurs pénibles et des maladies graves, des empêchements humiliants, des cachets à prendre et des positions à éviter, des enfants (de grands enfants, de grands tourments), et des parents âgés[7], et donc cette expérience qui fait que l’on sait anticiper, si peu que ce soit, et que chacun de nous, proche en cela du point de vue du romancier et de Dieu, sait bien désormais que tout peut arriver et de préférence le pire.

 

Nonobstant la qualité de militante féministe qu’elle pratique par ailleurs et observant à l’égard de ses opinions privées et politiques la stricte neutralité qui convient à l’éthique du romancier, notre auteur est évidemment masculin. Il s’identifie un peu à ses deux écrivains, le romancier Hal Hetherington et Sean Farrell le poète, l’organisateur et metteur en scène de la soirée, et beaucoup à ce Dieu que nous venons d’évoquer. C’est qu’il s’agit ici de créer et que, comme femmes, ses personnages féminins et elle-même sont suffisamment (trop ?) pourvues de ce côté-là par le fait ou par la possibilité d’être mère[8]. Certainement plein de tendresse à l’égard de chacun de ses personnages, mais ravi de ses trouvailles les plus noires, l’auteur n’a finalement qu’un enfant ou plutôt qu’un devoir, celui de son œuvre. Étrange et vraie morale, qui le rend sourd à ses préférences les plus chères, infidèle aux luttes anciennes et actuelles de la cité, inaccessible à toute pitié humaine, et qui le fait prendre son plaisir aux décisions arbitraires de la narration et à l’écriture de l’ironie. Cette éthique, tellement bienvenue en des temps où le moralisme sans conditions et la tartufferie qu’il traîne toujours avec lui ont envahi tous les champs de notre existence, cette éthique professionnelle du romancier tient à l’obligation par lui choisie et assumée de rendre au monde, dans une œuvre d’artifice, ce qui lui appartient, à savoir justement la réalité de son existence et son inhumanité, son imprévisibilité, sa logique et son arbitraire ensemble adorables.

 

C’est une somme et c’est le siècle, au jour de son action de grâce, et de la seule dont il soit spirituellement capable, une beuverie quelque peu égarée. D’un homme âgé et presque sourd, dont la mère naquit vers 1898, à l’enfant d’un an qui mourra vers 2050, de l’URSS en sa nouveauté et en son déclin à Durban, de Tchernobyl et de Vancouver à la Californie et au Mexique en passant par la Sorbonne des années trente et par l’île de Groix, par le Viêt-Nam en guerre, par la Scandinavie, par Israël et même par cette New York qui forme une sorte de menace vague à l’arrière-plan, ce sont des vies qui viennent se rejoindre dans ce coin un peu perdu du melting pot, un soir de novembre enseveli sous une neige précoce. Suggérant l’espace du monde et la pensée de l’éternité, mais aussi les fulgurances minuscules de l’intimité dans laquelle l’immense se résout soudainement : des tableaux, des moments, des personnages fugaces, des séquences et des échappées brusques, des expériences-limites, les uns et les autres soigneusement disposés : Brian et Nessa, Federico et Beth ; Daniela Denario, qui passa si vite dans la vie de Patrizia ; David, le fils de Katie et de Leonid, que l’on ne verra qu’à l’état de cadavre ; Charles et Myrna, l’une descendante d’Écossais et de Suédois crève-la-faim, l’autre d’esclaves venus d’Afrique les fers aux pieds, « ayant maîtrisé les codes du tourisme moderne et sauté avec leurs rejetons dans un avion pour Phoenix », regardent comme bêtes curieuses un petit groupe d’Indiens dans le canyon de Chelly, Charles saisi par la honte ; Jody en « apparition magique, inespérée, illuminée par un spot dans un coin du bistrot où Sean était entré par hasard, chacun de ses traits et gestes semblant exprimer l’extase », avant que, celui-ci retombant dans l’humour noir et l’autodestruction, elle disparaisse « en embarquant la guitare hors de prix qu’il venait de lui offrir » ; Rachel, sous le regard de son mari Derek, allant, en familière des lieux, droit au placard où Sean, son premier mari, range toujours ses verres ; puis portant le plateau chargé d’amuse-gueule et « s’arrêtant devant Charles et Patrizia, elle le leur présente avec une petite révérence ironique ; ils se servent, et, à les voir se lécher involontairement le sel sur leurs lèvres, elle devient, bizarrement, ce sel — mais c’est une impression fugace et ineffable, qui se dissout avant que Rachel ait eu le temps de la saisir ».

 

Moments de vies instituées dans le siècle, voilà ce qui fait la beauté par instants poignante de Dolce agonia, que son titre vient couronner d’étrangeté[9]. Ainsi Aron, pensant à la mort de son père : « Mystère doux et foudroyant de cet instant dont le souvenir est imprimé au fer rouge dans sa mémoire. » Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que personne ne tiendra son corps comme il avait tenu celui de son père ; car lui, il mourra seul à l’étage, brûlé vif à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, suite au geste maladroit d’une jeune femme de dix-neuf ans qui se disputait au rez-de-chaussée avec son mari. Cependant une certaine raison se fait jour en cette absurdité, puisque, dit Dieu, ce très vieil homme, « [avait] toujours été fasciné par le feu sous toutes ses formes — Maatla ! — depuis les flammes dansantes sous le four à Odessa dans les années vingt, où son père, de grosses gouttes de sueur lui glissant dans les rides profondes du front, mettait ses pains à cuire, jusqu’au supplice du collier qu’infligeaient, à Johannesbourg dans les années quatre-vingt, des militants noirs à d’autres militants noirs perçus comme traîtres à la Cause », et puisque la servante Currie a péri dans son faubourg de Durban à la suite d’un feu domestique qui se propagea à tout le bantoustan : « Des familles entières sont brûlées vives et Aron se tient là, à regarder la scène de loin, mais en même temps il est la boule de feu qui roule, brûle, avale et engloutit, dévastant tout sur son chemin… »

 

Tout est consommé. Dieu merci, et grâces à Nancy Huston, ce roman met dans le siècle, à sa manière, autant de lumière et de raison qu’il s’y pouvait.

Pierre Campion

 

Notes

[1] Lire, numéro 293, mars 2001, entretien avec Nancy Huston. Également en ligne sur le site de Lire. Autre déclaration, dans le même entretien : « En tant qu'écrivain je suis divisée, comme Romain Gary, entre deux langues, le français et l'anglais. Mais là où Gary faisait des versions différentes pour des publics différents, je tiens au contraire à ce que mon texte soit rigoureusement le même dans les deux langues. Je traduis moi-même mes romans. Pour en écrire un, il me faut un an, pour le traduire, un an aussi. J'améliore le premier texte grâce au second. André Brink, en Afrique du Sud, fait la même chose. » Reste que le livre publié est un roman français.

[2] Par exemple : en quelle langue est rédigé le poème que Charles Jackson écrit pendant que les autres dorment et rêvent, et dont il se commente à lui-même les assonances (“le jour mourant”…) et le rythme accentuel (pp. 481-488) ?

[3] Joyce, à un moment (pp. 309-310), est cité et commenté, mais avec Tolstoï et I. B. Singer. Seule allusion à V. Woolf (p. 483) : « Droite et raide et réveillée, Rachel est allongée dans son lit étroit… comme Mrs Dalloway, se dit-elle. »

[4] Histoires dans l’histoire, brèves ou étendues, plus ou moins constituantes de l’histoire, plus ou moins différées : de Sean et Jody, de Leonid et Valentina, de Chloé et son frère Colin, d’Aron, sa femme Nicole et leur servante zouloue Currie, de Leonid et Birgitta (cette histoire trouvant, dans le drame personnel de Hal junior, un rebondissement ignoré des convives et inaperçu des générations à venir)… Et les séquences diversement inhumaines du chapitre XXII « On sombre un peu »… Il faudrait aussi relever les références au cinéma et, par exemple, le nom de Maisie, la mère de Sean, qui renvoie à l’art du montage selon Hitchcock.

[5] Douze interventions, mais pour treize personnages, l’une réglant ensemble le sort de Leonid et celui de Katie, inséparables dans la vie. Cela aussi pour que Dieu puisse consacrer deux pages au destin de Hal junior, le nourrisson suspendu ce soir-là au sein de Chloé. Il deviendra « un immense acteur, parmi les plus célèbres et les mieux aimés du Royaume-Uni » et Dieu l’emportera vers le milieu du XXIe siècle, en quelques semaines, non pas de l’Alzheimer qui commençait à le détruire mais d’un « fulgurant cancer de la prostate, épargnant ainsi à son public le spectacle navrant d’un Macbeth amnésique » ! Mais qui a le dernier mot : cette ironie cruelle de Dieu, ou bien la toute dernière séquence du récitant, qui fait surgir au matin la stupéfaction de l’enfant Hal devant la « page blanche… intouchée… parfaite… neuve » de toute cette neige au soleil ?

[6] Quand Hal évoque « la quantité infernale de travail que demande l’écriture d’un roman », c’est dans la brume du champagne qui noie son cerveau (pp. 401 et suiv.). Dans le temps même où il se décrit à travers l’image complaisante de l’ensevelissement du pharaon en sa pyramide, il n’imagine pas un instant les souvenirs réels que Chloé se rappelle de sa vie d’enfant piétinée.

[7] Au grand ébahissement de Chloé, née en 1977, Aron Zabotinsky, né en 1914, a encore sa mère, âgée de cent deux ans. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir aussi ses trois filles de soixante, cinquante-quatre et cinquante-deux ans. Chaque semaine il se dispute au téléphone avec sa mère qui réside en Israël et dont il ne supporte pas les idées politiques, et sa fille aînée lui donne encore des nuits blanches ! « On reste parent jusqu’à la mort… » (p. 245).

[8] Lire à ce sujet le journal de grossesse et d’écriture de Nancy Huston : Journal de la création, Seuil, 1990, rééd. Babel, 2001.

[9] Le titre du roman reprend celui du recueil posthume de Sean Farrell, écrit pendant les mois de l’agonie atroce du poète : son plus beau succès de librairie,  et couronné d’un prix posthume.

 


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