À propos
de Dolce agonia de Nancy Huston
Dieu est-il
écrivain ?
Douze personnages réunis quelque part dans
l’Est des USA, chez l’un d’entre eux, Sean Farrell, pour le
repas de Thanksgiving, douze hommes et femmes au seuil de la vieillesse, tous
physiquement et moralement abîmés par la vie
— Chloé, dont la jeunesse pourrait faire exception
n’est pas la moins meurtrie, le temps ne fait rien à la chose.
C’est de ces douze vies que Nancy Huston entreprend de conter
l’histoire, ou plutôt les histoires.
D’emblée la technique narrative
adoptée par l’auteur a de quoi déconcerter un lecteur trop
habitué à rechercher dans la continuité temporelle du
récit une illusoire et trop facile cohérence. C’est qu’en
effet on confond trop vite le récit et la vie. Or la vie est tout sauf
cohérente, linéaire et continue. Elle est faite d’une
multitude d’incidents, événements, accidents dont le sens
échappe à celui qui les vit. Dans ce chaos c’est
l’historien, le narrateur qui choisit, construit la continuité
d’un récit qui fait sens. C’est pour lui que le fait devient
signe, et le fait ne devient signe qu’en fonction du regard qu’on
pose sur le passé[1]. On ne peut
dès lors faire l’économie de l’interrogation sur la
source de ce regard. Qui parle, d’où et au nom de quoi
construit-il ce parcours qu’on appelle histoire, histoire d’une
vie ?
C’est cette inévitable distance entre le
récit et ce dont il parle que nous oublions trop vite lorsque nous nous
laissons abusivement mener par le fil conducteur que choisit un auteur. (La
situation n’est d’ailleurs pas différente quand il
s’agit de dire sa propre histoire. Celui qui se raconte s’invente,
construit son mythe personnel, une histoire dans laquelle, ici et maintenant il
se reconnaît.)
Nancy Huston rompt totalement avec cette dimension diachronique
du récit et avec les illusions qui l’accompagnent. Sa
démarche est tout autre, constituée par une projection
horizontale du temps dans l’espace clos de ce repas où tous sont
réunis, par un jeu avec le temps, malmené,
désarticulé dans sa continuité.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de nier
l’histoire, le passé, le vécu de chacun, ni même leur
importance, c’est là le propre de tout être temporel. Il
s’agit de stratégie d’écriture, de la façon
dont l’auteur s’y prend pour rendre présent ce déroulement.
S’il fallait une métaphore pour qualifier
cette stratégie, on pourrait dire que le récit de Nancy Huston
tient plus du puzzle ou du tableau que du déroulement d’un fil. Ne
serait-ce d’abord que parce que, chacun ayant sa propre vie, sans
qu’il y ait un personnage principal dans le temps duquel le temps des
autres viendrait s’inscrire, on ne pourrait aboutir qu’à
douze histoires parallèles. C’est au contraire pièce par
pièce, sans ordre chronologique, à l’occasion, que peu
à peu se dessine la vie de chacun. Allant de l’un à
l’autre Nancy Huston fait surgir de l’ombre tel
événement, tel souvenir, qui précisent le trait et
révèlent la personnalité de chacun. Progressivement le
tableau prend forme, chaque convive devient familier au lecteur, un peu comme si
lui aussi participait à l’amitié de cette soirée. Au
fil des pages le rythme de ce travail de reconstitution
s’accélère, sautant de plus en plus vite de l’un
à l’autre dans une sorte de vertigineux kaléidoscope
(« tourbillonnement » écrit Nancy Huston dans le
prologue).
Le rapport du passé, du présent et du futur
se trouve de ce fait complètement bousculé. Sans cesse le
passé et l’avenir font irruption dans le présent. Le
présent c’est ce repas, daté, situé, décrit
dans toute son épaisseur de vie : la chaleur de la cheminée,
le fumet de la dinde, la composition des plats, etc. Notons qu’en ce qui
concerne cette dimension du présent Nancy Huston suit scrupuleusement
l’ordre chronologique : préparatifs, arrivée des
invités, succession des plats… Mais ce n’est là bien
sûr qu’un cadre qui ne touche pas à l’essentiel. Qui
pourrait prétendre que Dolce agonia
raconte l’histoire d’un repas entre amis ?
Ce présent est sans cesse abandonné au
profit du passé qui surgit comme par mégarde, interrompant pour
un temps la continuité de la soirée. « Je me
rappelle » est certainement l’expression qui revient le plus
souvent dans l’ensemble de l’ouvrage. Au gré des
circonstances, chacun des convives « décroche » du
moment présent pour plonger dans ses souvenirs, ou plutôt ce sont
ses souvenirs qui l’assaillent et font que pour un temps très
court il « s’absente » révélant ainsi
un pan de son passé. Mais ces « flashes-back »
n’ont aucune cohérence entre eux. Ils apparaissent et
disparaissent au gré des circonstances et non dans la continuité
d’une logique interne. (Nancy Huston, pleine de sollicitude pour le
lecteur distrait, prend d’ailleurs le soin de placer entre parenthèses
ces retours en arrière !) C’est ainsi par exemple
qu’est révélée progressivement la terrible histoire
de la découverte par Kate et Leonid de la mort de leur fils David.
C’est d’abord (p. 73) à l’occasion d’un
pénible mal de dos que Leonid s’étonne
rétrospectivement de la facilité avec laquelle il a chargé
le corps de son fils mort sur son épaule. Un peu plus loin (p. 106)
la mort de David est confirmée dans le souvenir de Derek se rappelant
les circonstances dans lesquelles il l’a apprise. C’est ensuite
l’allusion, dans la mémoire de Kate, au jour
où tout a basculé (p. 179), dont le récit
ne commence vraiment qu’à la page 238, quand elle se souvient du
matin du 2 novembre 1998 où, trop angoissés par le silence du
téléphone, elle et Leonid décident d’aller à
Boston. À nouveau interrompu, le récit reprend page 375, toujours
dans le souvenir de Katie qui raconte la terrible entrée dans
l’appartement, le silence, l’odeur… Et il faudra attendre la
page 410 pour qu’enfin on voie les malheureux parents découvrir le
corps déjà à moitié décomposé de leur
fils.
Ce « présent du passé[2] » se manifeste encore parce qu’il survit dans
les gestes et les corps. C’est Rachel retrouvant spontanément la
place des objets dans cette maison où elle a vécu avec Sean au
temps de leur liaison (p. 95). C’est Patrizia s’endormant tout
naturellement dans le lit de Sean dont elle a été la maîtresse :
cherchant où finir la nuit dans ce dortoir improvisé
« et moi cela me laisse où ? », elle se voit
répondre par Sean ce qu’elle espérait :
« Ça vous laisse ma chère précisément à
votre place, à savoir dans mes
bras » (p. 472).
Le présent du passé, c’est enfin sa
répétition comme en écho dans le présent :
c’est la présence récurrente du feu dans la vie
d’Aron, c’est le rejet de Beth par sa fille qui reproduit le rejet
de sa propre mère, etc.
Mais ce n’est pas seulement le passé qui
parasite le présent, c’est aussi le futur. Au fil des pages le
lecteur apprend ce que seront les années à venir de chacun des
protagonistes, le temps qu’il leur reste à vivre et ce que sera
leur mort[3]. Ici se repose alors avec urgence la
question de départ : qui parle et d’où
parle-t-il ? Qui est donc l’auteur de Dolce agonia ? Dire le futur avec tout son poids de
vérité, et non pas seulement le rêver ou l’imaginer
requiert qu’on ne se situe plus au plan de la subjectivité de la
conscience individuelle, mais dans l’intemporalité et
l’omniscience du regard divin. Qu’on ne s’y trompe pas, le
véritable auteur de Dolce agonia à qui Nancy Huston prête sa plume, c’est Dieu lui
même !
De ce fait le temps n’est plus simplement
désarticulé, il s’annule. « De mon point de vue
rien ne se “produit” jamais, il n’y a ni début ni fin,
seulement une sorte de tourbillonnement, de vibration, un entrelacement infini
de causes et d’effets » écrit Nancy Huston/Dieu dans le
prologue. De ce fait le présent est déréalisé et le
déroulement temporel perd toute signification. Le futur est inscrit dans
le présent, le lecteur — averti par Dieu — sait
que la toux de Sean préfigure le cancer dont il mourra, que la passion
de Patrizia pour les oiseaux préfigure la folie douce dans laquelle elle
va sombrer. Si le temps n’est pas le lieu de
« l’imprévisible nouveauté » comme le
dit Bergson, il perd toute utilité, toute fonction, il n’est que
la répétition du même, une mauvaise copie de
l’éternité[4].
Au jaillissement spontané d’une
liberté créatrice qui rend les hommes maîtres de leur
destin s’oppose alors la nécessité. Dieu s’amuse de
l’agitation de ses créatures. À les voir jouer le jeu de la
liberté, il finirait par y croire, mais bien sûr il n’en est
rien ; toutes les vies sont voulues par Dieu, jusque dans le détail
même de leur mort. « Souvent, à regarder les
êtres humains accomplir leur destinée sur terre, je me laisse
emporter presque au point de croire en eux. Ils me donnent l’impression
singulière d’être dotés de libre arbitre,
d’autonomie, d’une volonté propre… Je sais bien que
c’est une illusion, une notion saugrenue » (p. 13). On
croirait entendre Spinoza en écho : « Les hommes ne se
croient libres que parce qu’ils ont conscience de leurs actions mais
ignorent les causes qui les déterminent[5]. »
Faudrait-il alors se rallier à un fatalisme qui
ferait du destin le maître de notre vie et de Dolce agonia une tragédie à l’antique ?
On peut donner à la figure de Dieu une toute autre dimension. Dieu
n’est pas l’image d’un destin arbitraire et aveugle, mais
l’expression de la nécessité même de nos vies. On
peut remarquer avec quel soin Nancy Huston/Dieu choisit la mort de ses
personnages, une mort qui leur ressemble, une mort qui dit leur vie en
même temps qu’elle la clôt, l’inscrivant dans une
vérité que l’histoire était incapable de lui donner.
C’est que Dieu ne fait pas n’importe quoi. De même que le
Dieu de Spinoza ne pourrait pas faire que 2+2 ne fassent pas 4, le Dieu de Nancy
Huston est tenu par l’ordre du monde dont il est l’auteur. Le
hasard n’est qu’apparent : « Le hasard comme on
dit : mais bien sûr j’avais planifié à
l’avance tous ces événements afin de pouvoir les
intégrer dans mon œuvre ; et ce qui, vu de près, peut
apparaître comme des imperfections, s’avère, avec
suffisamment de recul, des détails cruciaux de mon univers »
(p. 148). Si Dieu intervient dans la vie de nos personnages, ce
n’est pas pour en changer le cours en fonction d’un caprice
absurde, mais plutôt pour la mener à son terme ou en
accélérer le cours. Ainsi hâte-t-il la fin de Patrizia par
compassion : « Oui, même si c’est moi qui ai
décidé à l’avance de leur destin, il m’arrive
d’avoir pitié de mes créatures. Il n’y a pas de
doute, Patrizia sera mieux avec moi. Ça y est ragazza, c’est bon.
Allez viens » (p. 63).
Le problème c’est que cette relative
cohérence se heurte à la réalité temporelle qui lui
est plus ou moins imperméable. Les aléas de l’histoire
reflètent alors bien mal cette cohérence. Le problème est
surtout que les hommes ne peuvent l’appréhender. Il faut le point
de vue de l’éternité pour la saisir. Pour moi, dit Dieu,
« tous les moments sont simultanément présents et je
peux passer en revue l’éternité d’un bout à
l’autre de l’espace d’un seul clin
d’œil » (p. 17). Nos personnages, eux, vivent dans
le temps. Ils se raccrochent à la mémoire comme à une
planche de salut, mais la mémoire est bien fragile. C’est
qu’elle est impuissante à donner le sens de nos vies
éclatées. Le temps qui passe efface la vérité de l’instant,
où est donc alors la vérité ? « Y a-t-il
un seul moment où nous pouvons dire : voilà c’est maintenant que je suis pleinement et entièrement moi
même ? » se demande Rachel, et en réponse Beth
s’interroge sur ce qu’est la vérité de son
fils : « Quel est le vrai Jordan ? celui qu’il est maintenant bouillonnant de rage et de haine, ou celui
qu’il était avant ? »
(p. 234). Mémoire impuissante donc, mémoire menacée
aussi : les multiples allusions à la maladie d’Alzheimer sont
là pour rappeler le danger de l’engloutissement dans le
néant de l’oubli.
Il y a ainsi quelque chose de pathétique et
d’un peu dérisoire dans le spectacle de ces hommes et ces femmes
à la recherche d’un sens qui leur échappe, se
débattant avec le mal, l’angoisse, la solitude, la souffrance,
dans un combat dont ils n’aperçoivent pas l’issue.
On comprend mieux dès lors l’écriture
de Dolce agonia. Cette histoire
n’est pas racontée « à la manière
qu’affectionnent les humains, avec protagonistes et antagonistes, une
apogée et un dénouement, une fin tragique ou
heureuse » (p. 17). Faussement modeste, Nancy Huston/Dieu
s’excuse presque de sa maladresse à manier la dimension temporelle
qui lui est étrangère : « Je dois ralentir,
freiner brutalement et sortir les mots au compte-gouttes… »
(p. 17). Mais il ne s’agit pas là bien sûr d’un
défaut. A-t-on jamais vu un écrivain considérer les mots
comme un « outil grotesque » ? En délaissant
la perspective chronologique, Nancy Huston/Dieu tente une approche plus
globale, plus synchronique, qui puise la cohérence du récit non
dans son déroulement mais dans la nécessité interne de
chaque vie, dans ce qui en fait la vérité, « dans
l’entrelacement des causes et des effets ».
Cette dissymétrie, ainsi instituée entre le
lecteur muni de la science divine et les personnages, explique la
tonalité très particulière, l’atmosphère de Dolce
agonia. Il y a dans le regard que Dieu pose
sur les hommes une incontestable tendresse qu’il communique au lecteur,
mais aussi beaucoup de distance. C’est parfois avec la curiosité
amusée de l’entomologiste qui regarde évoluer ses insectes
que nous nous penchons sur cet étrange repas sans jamais vibrer
pleinement à l’unisson des émotions éprouvées
par les convives. Ce regard éloigné — propre au regard
esthétique — cette réserve, cette émotion
contenue parviennent ainsi à rendre supportable l’insoutenable
violence et la cruauté de certaines scènes (par exemple
Chloé et son frère torturant un oiseau, ou encore le film
pornographique auquel assiste Chloé).
Il n’en reste pas moins que tout cela est une fable,
jamais Dieu n’a pris la plume et Nancy Huston est le seul et unique
auteur de Dolce agonia. Reste donc
à interroger ce va-et-vient établi entre Dieu et le romancier
« Dieu invente l’homme, qui invente Dieu, qui invente
l’homme et ainsi de suite ad infinitum » p. 452. On peut
le faire de deux manières.
Dieu écrit le monde à la façon
d’un romancier. C’est-à-dire qu’il a droit de vie et
de mort sur ses personnages et que nous, ses créatures, ne sommes
effectivement que des personnages jouant sans le comprendre un rôle que
nous n’avons pas choisi. Mais c’est dire aussi que ce monde
écrit comme un roman a quelque chose comme un sens, comme une
cohérence : il n’est livré totalement ni au hasard ni
à l’arbitraire. Que la raison nous échappe ne signifie pas
qu’il n’y a pas de raison dans le monde.
Mais le parallèle entre Dieu et le romancier peut
aussi se lire dans l’autre sens. C’est le romancier qui est
semblable à Dieu. À l’inverse de l’historien qui
trouve devant lui une réalité qui lui échappe, le
romancier — à l’égal de Dieu — a
l’incontestable avantage d’être doublement auteur. Auteur
parce qu’il est narrateur, mais auteur aussi parce qu’il est le
créateur de ses personnages dans une totale liberté. Pour lui
comme pour Dieu il n’y a plus de distance entre le récit et la
vie, comme Dieu il n’a pas un point de vue, il est maître de la
vérité. À lui l’ivresse de la création sans
entraves, à lui la rédemption qu’il refuse à ses
créatures, tel l’enfant à la fin du livre qui par-dessus
les « monceaux informes à la respiration lourde que sont les
corps de ses parents » découvre la blancheur,
l’innocence du monde transfiguré, « page blanche… intouchée… parfaite… neuve[6] », où par la grâce
des mots le monde est à inventer. Ce n’est sans doute pas
insignifiant que lorsque, enfin, le sommeil alourdi de trop d’alcool et
de trop de réminiscences tombe sur la maison, le seul qui reste
éveillé c’est Charles, le poète.
Réfugié dans le silence de la nuit, traquant sans complaisance la
« métaphore pauvre et indigente »,
l’expression « plate », il trouve la
sérénité et la joie qu’apporte l’exigent
travail des mots : « Les mots s’animent dans son cerveau,
prennent vie, assumant une clarté et une réalité
extrêmes, comme à chaque fois
qu’il parvient à s’immerger ainsi dans le
travail » (p. 481). Par là, la fiction atteint une
vérité que les apparences du monde quotidien sont incapables de
nous livrer. On peut ainsi lire Dolce agonia comme la célébration de la toute
puissance de l’écriture, de sa fonction rédemptrice, de son
pouvoir de transcendance qui confine au divin.
Pour Dieu comme pour le romancier, écrire le monde
lui donne sens, écrire le monde l’éclaire. « Fiat
lux ! Lux fit. » : ce
n’est pas pour rien que ces deux expressions encadrent le récit.
Jacqueline Morne
NOTES