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Hédi Kaddour : Où le lecteur tente de ne pas tomber dans les pièges dĠun fragment de La Rochefoucauld, sans vraiment y parvenir… Hédi Kaddour a été professeur à l'ENS Fontenay/St-Cloud/Lyon. Il est écrivain : poète et romancier (Waltenberg, Gallimard, coll. Blanche, 2005, et Folio). À paraître en janvier 2010 : Savoir-vivre, roman, Gallimard, coll. Blanche et Les Pierres qui montent, journal, Gallimard, coll. Blanche. Autre article d'Hédi Kaddour sur ce site : Un théâtre mauvais genre : En attendant Godot et Fin de partie. © : Hédi Kaddour. Mis en ligne le 28 juillet 2009. Où le lecteur tente de ne pas tomber dans les pièges dĠun fragment de La Rochefoucauld, sans vraiment y parvenir (Maxime 215)Le chiasme et le onLa première phrase du fragment 215 sur la valeur nĠest pas dĠune folle originalité : « La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l'on arrive rarement. » C'est une sorte d'évidence, qui met à peu de frais tout le monde d'accord. Mais il ne faut peut-être pas le prendre de haut avec ce début sans relief. À cause du chiasme, dĠabord : parfaite valeur / poltronnerie complète. La figure en ABBA rapproche les deux noms, elle organise un frayage des contraires dans un espace où ils ne paraissent plus si éloignés que ça. Or la valeur est la clé de voûte du système seigneurial, et la poltronnerie en est exactement lĠopposé. La valeur est d'abord la force, puis le courage à la guerre. CĠest une qualité particulière qui a fini par donner son nom à l'ensemble des qualités morales, la qualité première des dominants se généralisant en valeur absolue. Le rapprochement avec « poltronnerie » fait donc ici scandale. D'autant que ces deux notions sont ensuite prises dans un paradigme commun, celui des « extrémités » : deux bornes dĠun même ensemble. La phrase nĠavait lĠair de rien. En réalité elle est un discret coup de force : elle inaugure un paragraphe qui va tout entier être consacré à la destruction des prestiges et illusions de la valeur. Et pour mĠimpliquer dans ce coup de force, il y a le pronom le plus anodin qui soit, à la fois impersonnel et indéfini, le « on » passe-partout, qui vaut pour le général comme pour tous les particuliers, il, moi, vous, nous : « deux extrémités où l'on arrive rarement ». JĠai lu, je suis passé, jĠai accepté la loi du « on », dĠautant plus acceptable que ce « on » sĠy voit avec prudence doublé par lĠadverbe rarement. À couvert, la polémique nĠen est pas moins à lĠœuvre dès la première phrase. Un sujet qui se transformeValeur ouvre et ferme le fragment. On le retrouve à la fin de celui-ci : « De sorte qu'il est visible que la crainte de la mort ôte quelque chose de la valeur. » Effet de boucle ? À ceci près quĠen une vingtaine de lignes, valeur a perdu son qualificatif, l'adjectif parfaite. Cette mise à nu, c'est tout le mouvement de la réflexion de La Rochefoucauld. On y retrouve l'une des grandes fonctions du fragment, qui est d'agir comme machine à dépouiller les notions ou au moins les illusions qu'on se fait à leur sujet. Ajoutons à la perte du qualificatif un élément supplémentaire de dégradation : dans la première phrase du texte, la valeur a le statut de sujet ; dans la dernière, elle a rétrogradé, elle nĠest plus que deuxième complément, indirect, et vient après chose. Pendant quelques années, sur les manuscrits et éditions des Maximes, la première version de cette dernière phrase a été : « … de sorte quĠil est visible que la crainte de la mort ôte quelque chose de leur valeur, et diminue son effet. » Les effets du plurielÀ une première phrase de discret coup de force, succède une deuxième phrase qui développe la métaphore spatiale en germe dans le mot "extrémités" : « L'espace qui est entre-deux est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage : il n'y a pas moins de différence entre elles qu'entre les visages et les humeurs. » Là où lĠon attendait un déclenchement de la réflexion morale, on a une topologie, une description d'espace. CĠest apparemment plus neutre, mais le travail de dégradation discrète ne sĠen poursuit pas moins. DĠabord parce que la mise au pluriel de la valeur (devenue l'ensemble des "espèces de courage") a pour conséquence de relativiser l'absolu du courage. Une vertu plurielle n'est plus tout à fait une vertu : il lui manque désormais un caractère fondamental, l'unicité. L'ancien apanage cornélien des "âmes bien nées" n'est plus unique (Rodrigue : « Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées // La valeur n'attend pas le nombre des années. ») Chez Corneille la valeur s'opposait au nombre ; chez La Rochefoucauld, elle s'est dégradée en nombre. Dégradation dĠautant plus sensible que la poltronnerie n'est pas décrite comme extérieure à cet ensemble des courages. Sa forme extrême constitue l'une des bornes de leur ensemble : ce qui peut signifier implicitement que toutes les formes non extrêmes de poltronnerie sont des éléments qui appartiennent aussi bien à cet ensemble des courages. La façon de placer, la topologie, poursuit ainsi le travail de déstabilisation de la valeur engagé par le chiasme et la mise au pluriel. LĠordre du définiLĠarticle défini règne dans ces deux premières phrases : la valeur, la poltronnerie, l'espace, les espèces, les visages, les humeurs. Sa fonction ordinaire est de renvoyer à un monde supposé connu, à des éléments qui ne font pas de doute. Mettre cet article devant une notion, c'est mettre la notion hors soupçon. L'opération est particulièrement manifeste avec les espèces de courage. Cette notion plurielle serait au moins sujette à caution, mais l'emploi du défini la naturalise. Il en fait lĠélément d'un ordre du monde qui va de soi, un ordre où le courage irait par espèces, comme les humains vont par humeurs et visages. De la même façon que la première phrase permettait de borner
le champ de l'analyse, les définis de ces deux phrases permettent de donner au
cadre hypothétique du propos la forme d'un ordre évident. Et les deux derniers
éléments de la seconde phrase (les
visages et les humeurs), en tant qu'éléments concrets, permettent de faire
d'une hypothèse de la pensée (il n'y a pas un courage mais des courages) une
donnée a priori, incontestable, du
monde sensible. Le foisonnement en guise de preuveLe deuxième mouvement du fragment est plus long : « Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée. Il y en a qui sont contents quand ils ont satisfait à l'honneur du monde, et qui font fort peu de chose au-delà. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres de leur peur. D'autres se laissent quelquefois entraîner à des terreurs générales. D'autres vont à la charge parce qu'ils n'osent demeurer dans leurs postes. Il s'en trouve à qui l'habitude des moindres périls affermit le courage et les prépare à s'exposer à de plus grands. Il y en a qui sont braves à coups d'épée, et qui craignent les coups de mousquet ; d'autres sont assurés aux coups de mousquet, et appréhendent de se battre à coups d'épée. » Aux articles définis succèdent des indéfinis ou des tournures à valeur extractive (il y a des hommes, il y a encore un autre ménagement, il y en a qui, on en voit qui, d'autres, il s'en trouve à qui). La conséquence pour le lecteur, c'est que les exemples qui se succèdent ont l'air de surgir du monde pour venir confirmer l'hypothèse. L'exemple ne semble pas construit par la théorie : ce sont des cas réels qui se bousculent pour cautionner l'opération de déconstruction de la "valeur". CĠest lĠenvers de la stratégie sénéquienne qui recommandait de méditer à partir de "sentences" tirées de la lecture des bons auteurs : ici, à lĠappui de sa « thèse », La Rochefoucauld fait foisonner l'existence même. LĠensemble est dominé par le paradoxe central : « D'autres vont à la charge parce qu'ils n'osent demeurer dans leurs postes. » Le processus de fusion commencé en première phrase en faisant frayer valeur et poltronnerie sĠachève ici en poltronnerie héroïque. La Rochefoucauld se fait une règle fréquente de mettre lĠopinion commune en paradoxe, en limite d'oxymore. LĠeffet général est celui dĠun méli-mélo, dans lequel tout se vaut, et son contraire : le relâchement, lĠhonneur, la maîtrise, la peur, la terreur, la fermeté, le courage, la bravoure, la crainte, lĠassurance, lĠappréhension. Le mouvement est donné par les débuts des phrases en retour du même, par lĠanaphore (il y a, dĠautres). Cette figure suscite un triple effet : figure pauvre[1], elle met en scène une urgence de situation plus quĠune organisation du bien écrire ; elle homogénéise dĠautre part la présentation du divers en gardant une unité de tempo et de présentation ; et elle donne du souffle à ce qui sinon apparaîtrait comme un empilage de maximes secondaires. Pour donner le sentiment d'une clôture de cet ensemble d'extractions, c'est à une figure déjà utilisée en ouverture du texte que La Rochefoucauld recourt, le chiasme : coups d'épée - coups de mousquets // coups de mousquets - coups d'épée. Et cĠest à partir de cette clôture des comptes que le développement va pouvoir passer, comme nécessairement, au bilan, à la généralisation. Des particuliers au généralLa phrase qui suit la grande énumération regroupe les courages sous lĠégide dĠun indéfini de la totalité : « Tous ces courages de différentes espèces conviennent en ce que la nuit augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, elle donne la liberté de se ménager. » CĠest le dernier acte de la représentation, celui qui – comme dans la tragédie – commence à la tombée de la nuit qui met fin au règne des regards et de la vanité. Des courages qui « conviennent », dit le texte, c'est-à-dire se réunissent. CĠest un acte de leur part, accompli sous lĠégide d'une liberté paradoxale, celle de « se ménager », le contraire d'une liberté de la valeur et de la générosité cartésienne. Ici, la liberté n'est pas une conquête au grand jour, c'est une forme nocturne, dissimulée. Il y a chez La Rochefoucauld une double malédiction pour la liberté : le jour, il faut vivre dans les contraintes de l'amour-propre et de la face à sauver ; la nuit, c'est le règne de la lâcheté. La seule liberté de ce texte, c'est une liberté du poltron. À cette étape du raisonnement, les courages dépréciés ne sont encore qu'une somme d'indéfinis, un total qui ne saurait faire une généralité. Ils ne sont plus "le" courage. La valeur était passée du générique au pluriel car il fallait la découper pour la relativiser et la disqualifier. Mais maintenant que la disqualification des éléments pluriels est pratiquement achevée, il faut revenir au générique pour achever la déconstruction au plan de la généralité. Depuis le début de ce texte, l'indéfini – grâce à sa valeur particularisante, sectorielle – a permis d'accumuler les constatations sans avoir à souffrir de la contradiction. Il faut maintenant mettre en scène le mouvement inverse qui permet de passer d'une somme de constatations empiriques à une vérité dĠensemble, débarrassée des exceptions. La démonstration par le dernier autreC'est ici qu'intervient le grand art de La Rochefoucauld. Il
ne va pas revenir à la généralité par le biais de la démonstration logique.
Dans ce texte, la dénonciation des illusions de la "valeur" va
s'achever à travers une forme de l'illusion. Cela va se faire non par le
mécanisme d'un raisonnement mais par la mise
en scène du propos ; non par un travail de logicien, mais par un moyen
plus séduisant, donc plus apte à être accepté par une conscience toujours
aliénée, par une ruse de dramaturge : « Il y a encore un autre ménagement plus général ; car on ne
voit point d'homme qui fasse tout ce qu'il serait capable de faire dans une
occasion s'il était assuré d'en revenir. De sorte qu'il est visible que la
crainte de la mort ôte quelque chose de la valeur. » Une fois la totalisation des indéfinis opérée, La Rochefoucauld fait venir – in extremis – sur la scène une dernière catégorie : il y a encore un autre ménagement. Cet "autre" qui vient en dernier dans l'argumentation, c'est ce qu'on pourrait appeler la tactique du dernier autre. L'effet scénique, invisible mais présent de ce dernier autre, c'est de donner l'impression, après le dernier retardataire, que personne n'a été laissé dans le hors-scène. Ce serait la fonction principale de ce dernier autre : donner dans l'énoncé une impression d'exhaustivité, l'impression qu'on a fini par rattraper le dernier, donc que tout le monde est là. Cette exhaustivité permet alors de revenir au plan du général. C'est l'adjectif qualificatif qui nous le dit, « un autre ménagement plus général ». Pourquoi cette tension vers la généralité ? Parce qu'elle est elle-même le gage nécessaire et suffisant de la vérité. Mais La Rochefoucauld n'est pas un théologien du vrai, c'est un dramaturge de la lucidité. Le passage à la généralité se fait sous les apparences d'un Discours de la Méthode (1637), mais avec le métier d'une Illusion comique (1636). La maxime fait jouer – contre les illusions à dénoncer – les effets et les formes d'une illusion dramatique. La preuve par lĠabsenceÀ cela s'ajoute la preuve par l'absence de cas, après la preuve par la multiplication des cas. Et à cette opération participe un des grands accessoires du théâtre des maximes, la locution restrictive en ne... que : « on ne voit point d'homme qui... » La maxime se fait mouvement réducteur, discours qui s'assèche pour se donner raison, et nous impliquer à nouveau par un « on », le troisième du fragment. LĠadieu au « on »« On » est l'un des grands acteurs sur la scène des Maximes. Il nĠy joue pas un premier rôle comme l'amour-propre, mais cĠest un indispensable second rôle, discret mais d'autant plus efficace. À travers lui, la généralité de la maxime, n'étant la propriété de personne, se fait bien nécessaire de tous. Ce pronom indéfini touche à la personne par son statut de pronom, et à lĠimpersonnel par sa valeur dĠindéfini. Il remplit ici un double office, qui est de donner à la constatation empirique la forme de la vérité générale, et à la vérité générale la caution des constatations empiriques. Au moment de la conclusion, il devient temps de le remplacer par un véritable impersonnel, qui permette de faire de la leçon du fragment une vérité indiscutable : la dernière phrase du texte commence par une transformation du « on voit » en « il est visible que ». Elle joint à lĠimpersonnel un connecteur logique (De sorte que) et une modalisation atténuative (quelque chose). Le connecteur fait de la phrase une conséquence de l'ensemble de l'énoncé précédent, et l'impersonnel lui donne son allure de vérité abstraite. HésitationsUn peu moins de deux cent trente mots pour mettre à mal la valeur-clé du régime aristocratique, mettre en morceaux un absolu, mettre en évidence une comédie des illusions fondée sur la peur de la mort. Un ordre de la maîtrise se trouve évincé, non pas même par une passion mais par une passivité, pire, un désordre instinctuel : la peur de mourir. Que faire après une telle lecture ? On peut d'abord se retirer de la comédie des illusions. C'est la version janséniste, avec la Rédemption en moins : il est peu question de Grâce dans les Maximes. Elles peuvent cependant être la table rase à partir de laquelle peut commencer le mouvement de lĠapologétique. On peut aussi faire le contraire : se donner toutes les illusions de la comédie et devenir courtisan. Les Maximes en deviennent une œuvre de lucidité qui ne peut que rendre plus efficace un cynisme de cour. Ce serait la fonction sociale de ce livre : en disqualifiant les valeurs des seigneurs, il en facilite la curialisation. Ou bien encore : on peut prendre acte du désenchantement, mais continuer à produire de la société et de la valeur : cela s'appelle la construction de l'honnête homme, lĠhonnête homme comme organisation quand même du provisoire. Ultime séductionIl y a autre chose, qui peut encore séduire. Revenons au texte, à sa dernière proposition : « … la crainte de la mort ôte quelque chose de la valeur. » Pour y arriver il a fallu traverser les passions. Et à la fin, on retrouve un sujet, un verbe, deux compléments. CĠest l'ordre direct, qui sera magnifié par Rivarol, un siècle plus tard dans son Discours sur l'universalité de la langue française (1784) : « C'est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre des sensations, la syntaxe française est incorruptible. » La phrase est au fond la seule chose qui, dans les Maximes, ait assez de force pour survivre à la corrosion des maximes. En apparence, le monde construit un ordre de la valeur, qui nĠest en vérité quĠun désordre des illusions, sauf à savoir user dĠune syntaxe incorruptible. Hédi Kaddour |