Catherine Kintzler Nicomède
de Corneille (mise en scène de Brigitte Jaques).
Mis en ligne le 8 avril 2008. Ce texte est publié sur le blog de Catherine Kintzler. Il est reproduit ici avec son autorisation, dont nous la remercions vivement. Catherine Kintzler est Professeur de philosophie. Elle a enseigné à l'université de Lille 3 (philosophie générale et esthétique). Nombreuses publications, dont les dernières : Théâtre et opéra à l'âge classique. Une familière étrangeté, Paris, Fayard, 2004 et, en codirection avec Anne Boissière, un ouvrage collectif : Approche philosophique du geste dansé. De l'improvisation la performance, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2006. Nicomède de CorneilleLa vertu admirable de l'œil sec
Mise en scène Brigitte Jaques, Théâtre de la Tempête à Paris
Par le titre de cet article et rétablissant l'objet dans toute sa simplicité, je trahis un peu Brigitte Jaques et ses complices François Regnault et Jacqueline Lichtenstein. Le titre exact du spectacle est Jouer avec Nicomède de Pierre Corneille. Cet intitulé pourrait faire conclure faussement que Brigitte Jaques est passée avec armes et bagages dans le camp ennemi, celui des adaptateurs, de ceux qui excusent les classiques d'avoir écrit ce qu'ils ont écrit et comme ils ont écrit, qui les excusent de ne pas avoir été baroques, d'avoir trop mis de politique dans leurs pièces… Qu'on se rassure : il n'en est rien. C'est bien Nicomède qu'on voit, qu'on entend, et sans excuse, en toute aggravation.
Car de quoi Corneille
doit-il être excusé — à part d'avoir écrit en vers, ce que les comédiens,
instruits par la diction de F. Regnault, font sonner hautement, clairement
et distinctement ? Mais de tout, et d'abord,
pour cette étrange pièce, de ne pas avoir écrit une tragédie : le reproche
n'est pas bien nouveau, il fut brandi par Voltaire après avoir été assumé
superbement par Corneille lui-même. Laissons-lui un moment la parole dans une
revendication dont le ton hautain lui est coutumier lorsqu'il brave l'autorité
d'Aristote et d'Horace : La tendresse et les passions, qui doivent être l'âme des tragédies, n'ont aucune part en celle-ci : la grandeur du courage y règne seule, et regarde son malheur d'un œil si dédaigneux qu'il n'en saurait arracher une plainte. Elle y est combattue par la politique, et n'oppose à ses artifices qu'une prudence généreuse, qui marche à visage découvert, qui prévoit le péril sans s'émouvoir, et qui ne veut point d'autre appui que celui de sa vertu, et de l'amour qu'elle imprime dans les cœurs de tous les peuples. […] Ce héros de ma façon sort un peu des règles du théâtre, en ce qu'il ne cherche point à faire pitié par l'excès de ses infortunes, mais le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n'excite que de l'admiration dans l'âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art nous ordonne d'y produire par la représentation de leurs malheurs. […] Dans l'admiration qu'on a pour sa vertu, je trouve une manière de purger les passions dont n'a point parlé Aristote, et qui est peut-être plus sûre que celle qu'il prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte. L'amour qu'elle nous donne pour cette vertu que nous admirons nous imprime de la haine pour le vice contraire. (Corneille, Examen de Nicomède) Voilà à quoi nous sommes
avant tout conviés : à regarder ce héros qui regarde ses propres malheurs « d'un
œil dédaigneux », à considérer avec lui les manœuvres de la puissance
mondiale que fut Rome, à jeter les yeux, juchés sur notre siège comme il l'est
sur son courage, sur les bassesses des moyennes et petites puissances et leurs « artifices
politiques » (lesquels se résument à manier la brosse à reluire et à
monnayer quelques habiletés), à prendre la mesure et à porter témoignage que ce
seul regard, dont le nom est celui de la plus primitive des passions,
l'admiration — est suffisant. Et à conclure qu'il devrait partout, toujours, être
nécessaire. Nulle participation
sympathique ou horrifiée n'est requise, nulle plainte, nul soupir, nul pleur ne
sont ici de saison : nous ne nous identifions pas à Nicomède (qui d'ailleurs
n'aurait que faire de cette compassion), et c'est pour cette raison que nous
sentons la nécessité de nous reconnaître en lui, et déjà par cette condition de
spectateur admiratif et non compassionnel, nous commençons à être dignes de
lui. Corneille ne nous rappelle pas ce que nous sommes : il nous met à l'ordre,
et nous enjoint de voir ce que nous ne serons qu'incomplètement. Ainsi chacun
repart dans un état où l'exaltation et la dépression, loin de se succéder dans
une pathologie aliénante, coïncident dans une morale sublime du grand écart. Par un dispositif très
simple dans son ambivalence, la mise en scène produit cet effet de conjugaison
du plus proche et du plus loin. Perchés sur des gradins qui s'élèvent le long
des côtés d'une table de banquet (tour à tour petit déjeuner, déjeuner,
apéritif vespéral troublé par une émeute) autour de laquelle évoluent les
personnages, nous sommes tenus de voir, de tout voir, dans une tension optique
qui ne nous épargne rien et qui pourtant nous tient à distance. C'est justement
la distance de cet « œil sec » que requiert la pièce et que pratique
son héros qui tient la clé de l'effet boomerang qu'elle produit : du plus
loin, je la reçois en pleine figure. Jamais la fixité de ma place ne m'avait
été aussi inconfortable et en même temps aussi désirable et satisfaisante au
théâtre[1].
Nul besoin de promener le spectateur ou de lui demander son avis, nul besoin de
le divertir en le faisant « participer » puisqu'il faut au contraire
le clouer et le condamner à voir, comme Corneille le voulait, que les grandes
vertus sont aussi effrayantes que les grands crimes et que l'abjection,
lorsqu'elle atteint le fond du fond, peut elle-même être admirable :
portée à un tel point, effectivement, on n'y avait pas pensé. L'une des
grandeurs de Nicomède est que lui, contrairement au spectateur, n'en est pas étonné. Car il ne suffit pas —
bien que ce soit déjà beaucoup —, comme on le ferait à la simple lecture (et
c'est un démenti de plus à Aristote) de comprendre que la pièce met en scène un jeune héros en butte à la haine d'une femme impérieuse, et
un imbécile mari prêt à sacrifier le meilleur général de ses armées aux
caprices insensés de son épouse. C'est un tableau de famille dont les copies ne
sont pas rares dans les annales du monde[2]. Il ne suffit pas de croire
reconnaître en Rome telle ou telle puissance mondiale dans ses manœuvres les
plus basses, et en ces petits royaumes qu'elle manipule les satellites dont les
révolutions ne sont que trop prévisibles : là encore c'est un tableau familier
dont nous avons des copies gravées à l'eau-forte. Il ne suffit pas
d'apercevoir, avec le retournement in extremis du prince Attale en
faveur de son frère Nicomède, l'acte qui le libère des griffes de l'amour
maternel : ce serait réduire cette grande œuvre à une comédie domestique,
ce qu'elle est parfois. Il faut aussi, pour sentir
que Rome est passée de la conquête au calcul, voir l'onctuosité et
l'effronterie bien élevée de son ambassadeur Flaminius dont le front s'orne
d'accroche-cœur. Il faut aussi, pour comprendre la bassesse de Prusias et
l'amertume hautaine de Nicomède, voir comment ce dernier, exhortant son père à
devenir libre, d'un geste doux et sans espoir lui prend des mains le verre de
vin dans lequel sa débile attention est absorbée. Il faut, pour comprendre que
l'amour maternel est un poids terrible qui accable et ligote aussi bien ceux
qui en sont l'objet que celles qui l'éprouvent, voir Arsinoé émettre des
soupirs d'impatience et de rage devant l'imbécillité d'un mari qu'elle ne
daigne manipuler que pour satisfaire cette exclusive passion. Contrairement à une
interprétation aristotélicienne, cette vision qui dispose impérieusement le
regard n'est pas un supplément de spectacle ajouté, de même que le verre de vin
dont s'empare Nicomède, la veste qu'endosse et que quitte tour à tour
Flaminius, le costume de cavalier que revêt Laodice à l'acte V, ne sont pas des
accessoires. C'est au contraire la nécessité du jeu que le théâtre appelle et
par lequel il s'accomplit : c'est pourquoi il faut, pour bien le voir et voir
tout ce qu'il y a à voir, « Jouer avec Nicomède ». Catherine Kintzler Voir aussi sur le blog de Catherine Kintzler les articles sur Britannicus et sur L'Illusion comique, ainsi que, sur ce site, son article sur la mise en scène du Cid par Brigitte Jaques. Pierre Corneille Nicomède Mise en scène Brigitte
Jaques-Wajeman avec Bertrand
Suarez-Pazos Nicomède Sophie
Daull
Arsinoé Pierre-Stéfan
Montagnier Prusias Pascal
Bekkar
Flaminius Marc
Siemiatycki
Araspe Agnès
Proust
Cléone Raphaèle
Bouchard
Laodice Thibault
Perrenoud
Attale Collaborateurs artistiques :
François Regnault, Jacqueline Lichtenstein Scénographie et lumières :
Yves Collet Musique : Marc-Olivier Dupin Maquillages et coiffures :
Catherine Saint-Sever Assistant à la mise en
scène : Pascal Bekkar Costumes : Annie Melza
Tiburce Assistants stagiaires :
Alice Zeniter, Thomas Bouvet Coproduction Comédie de
Reims et la Compagnie Pandora, avec le soutien de la DRAC Île-de-France
et de la Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris. Avec la
participation artistique du Jeune Théâtre National. Sur le site du Théâtre de La Tempête on trouvera un dossier pédagogique, un entretien avec Brigitte Jaques et des photos. [1] Elle le fut, en présence d'un dispositif presque identique, lors de la pièce chorégraphique Le Festin de Claude Brumachon vue en 2005. Les analogies entre ces deux spectacles ne s'arrêtent pas là : on a dans les deux cas une esthétique « extrémiste » (j'entends par là une esthétique qui conjugue la coïncidence des extrêmes) ; et dans les deux cas l'exclusion de toute machine autre que celle du théâtre lui-même, n'utilisant que des moyens simples et naturels liés à la pure évolution des corps. [2] Julien-Louis Geffroy, Cours de littérature dramatique, ou Recueil par ordre de matières des feuilletons de Geoffroy / précédé d'une notice historique sur sa vie et ses ouvrages [par Ét. Gosse], 1819-1820 (sur Gallica 2), passage consacré à Nicomède : pp. 195-215. |