RETOUR : Entretiens de La Mètis

Entretien avec Jacques Lacarrière.

Cet entretien entre Jacques Lacarrière et La Mètis (Maryline Desbiolles, Jean-Louis Cantin et Philippe De Georges) a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 7 « Méditerranée, le lieu commun », octobre 1991).

Nous remercions vivement Madame Sylvia Lacarrière-Lipa, Maryline Desbiolles, Jean-Louis Cantin et Philippe De Georges de nous avoir autorisé à reprendre cet entretien sur ce site.

Nous recommandons la visite du site des Amis de Jacques Lacarrière, Chemins faisant.

Lire également sur ce site l'article de Jacques Lacarrière pour le numéro 10 de la Mètis : Confins et confinements.

Mis en ligne le 4 novembre 2008.

© Sylvia Lacarrière-Lipa, Maryline Desbiolles, Jean-Louis Cantin et Philippe De Georges.


Parler grec : trois mille ans de civilisation

Entretien de Jacques Lacarrière avec La Mètis

Le fleuve de la langue grecque a charrié en cours de route les eaux de maintes rivières étrangères mais il provient toujours de la même source

La Mètis (Maryline Desbiolles, Jean-Louis Cantin et Philippe De Georges) - La Grèce dont vous témoignez n'est pas celle des ruines; c'est celle de vos pérégrinations dans un monde vivant. Lorsque l'Antiquité afflue, c'est par la présence de la langue, vieille de trois mille ans, image de la pérennité et du changement d'une culture. Qu'est-ce que « la mémoire des lèvres » dont vous parlez[1] ?

Jacques Lacarrière - Pour parvenir, dans ce pays, à son histoire et à ses sites antiques, on est toujours obligé de traverser d'abord le présent. Il n'y a pas de moyen qui nous permette d'arriver directement au milieu de Mycènes ou d'Épidaure. Il faut passer d'abord par un port ou un aéroport, moderne. En général on refuse de voir ce présent parce qu'on veut tout de suite accéder au passé. La motivation de mon premier voyage en Grèce, c'était la Grèce antique, j'y allais pour jouer à Épidaure et à Athènes, avec la troupe du Théâtre antique de la Sorbonne, Les Perses et l'Agamemnon d'Eschyle. Il se trouve que ce passage obligatoire par le présent a été pour moi prédominant. La Grèce sortait de la guerre civile, l'histoire était très présente. Et cela fut une bonne chose, en un certain sens, de me rendre dans une Grèce sortant de la guerre civile pour y jouer une pièce sur la guerre de Troie. Je me suis rendu compte que l'histoire de ce pays était toujours aussi tragique, qu'il y avait une continuité dans l'histoire et dans la tragédie. « La mémoire des lèvres », cela veut dire la mémoire de la langue. Le poète Élytis, qui eut le prix Nobel de littérature en 1979, dit que les trois mots fondamentaux de la langue grecque d'aujourd'hui, thalassa (la mer) ouranos (le ciel) et éros (l'amour), sont du grec ancien et moderne à la fois. Cherchez des mots dans les langues européennes, des mots quotidiennement prononcés qui aient trois mille ans… N'importe quel gosse en Grèce dit qu'il va à la thalassa, à la mer, et ce mot a trois mille ans ! Il est très rare qu'une langue se maintienne ainsi tant de temps. Bien sûr, il n'y a aucun rapport entre le lexique technique moderne par exemple et les textes d'Empédocle, mais lorsqu'on prononce aujourd'hui le mot « éros », on emploie le même mot qu'utilisait Empédocle il y a plus de trois mille ans pour dire « l'attraction universelle des planètes ». Le fleuve de la langue grecque a charrié en cours de route les eaux de maintes rivières étrangères, mais il provient toujours de la même source. Dans L'Été grec, je raconte l'histoire de deux enfants qui voient agoniser un crabe et qui disent « Charopalevi » : il lutte contre Charon… Image antique s'il en est puisque Charon était le passeur funèbre qui faisait traverser aux défunts le fleuve de l'au-delà, et en même temps très riche, utilisée à propos d'un crabe : même les animaux doivent lutter contre une mort qui n'a pas leur visage, mais un visage humain…

L. M. - Vous situez dans un même moment la transition de Mycènes à Athènes, la naissance de la démocratie et l'invention de la tragédie, la mutation des Érinyes en Euménides. Que penser de cette révolution ?

LĠhomme est « deinos », effrayant et prodigieux à la fois

J. L. - J'ai retraduit récemment pour Amnesty International « L'Hymne à l'homme » de Sophocle[2]. Dans cet hymne, Sophocle dit de l'homme qu'il est « deinos », effrayant et prodigieux à la fois : l'homme capture les poissons au fond de la mer, il attrape les oiseaux dans le ciel, il oblige les animaux sauvages à travailler pour lui, il arrive à se protéger de la pluie, du froid, il arrive à se guérir contre les maladies, il fatigue la terre et il l'oblige à produire du blé, des fruits, bref il domestique la nature ; seule la mort échappe à ses ruses. Sophocle emploie d'ailleurs à cette occasion le mot de « métis » : ruse, ingéniosité. Mais cette mètis, cette ingéniosité lui procurent un pouvoir qu'il doit maîtriser car celui-ci peut se retourner contre lui. LĠhomme peut conquérir la nature mais il ne doit pas la détruire, il doit savoir limiter ses pouvoirs et les utiliser pour le bien de tous. Il y a un jeu de mots en grec que j'ai traduit comme j'ai pu : « Forte sera la cité s'il est conscient des autres et morte sera la cité s'il se sert de ce pouvoir pour lui-même. » C'est là une révolution car jusqu'alors on ne prenait pas conscience des acquis de l'homme, acquis qui étaient attribués aux dieux : les inventions techniques, agriculture, architecture, langage, écriture, tout cela était attribué à l'intervention et l'initiative des dieux. La conscience, que l'homme a obtenu tout cela par sa seule intelligence, par sa mètis est née au Ve siècle et elle va de pair avec tout un ensemble de découvertes, le théâtre, la science, la médecine, la démocratie qui sont nées presque en même temps et qui sont, à mon sens, la conséquence de cette nouvelle conscience.

À Mycènes s'exerçaient des rapports de force physique, de rivalités territoriales alors qu'avec Athènes on change de champ : avec la démocratie il s'agit non plus de vaincre l'adversaire, d'exercer sur lui un pouvoir physique, mais de le convaincre, par le pouvoir de la parole et de l'intelligence. LĠautre grande mutation de la Grèce a été le passage au christianisme. Les courants profonds n'ont pas été abolis puisqu'on retrouve des saints chrétiens très proches des héros païens mais la grande transformation est le changement du temps. Dans le christianisme on a un temps qui commence et qui finit, un temps linéaire alors que pour les Grecs anciens l'idée de fin du monde n'existait pas, le temps étant cyclique. Cela signifiait que le perfectionnement du monde n'était pas infini, qu'il devait passer par des cycles et revenir à son point de naissance. Avec le christianisme, il s'agit exactement du contraire. Le temps, l'histoire échappent à l'emprise de l'homme, ils sont le domaine propre de Dieu.

L. M. - Ce texte de Sophocle, on pourrait presque dire, à vous entendre, que c'est du Lévi-Strauss avant la lettre ?

J. L. - Ce texte a été traduit par Lévi-Strauss et par Lacan. Chez Lacan c'est du pur lacanisme, chez Lévi-Strauss, du pur straussisme… Il est certain que chacun d'eux sollicite exagérément le texte grec. Je sais qu'on ne traduit jamais d'une façon neutre mais j'ai essayé de tenir compte de l'ambiguïté des mots. Sans les engager dans des voies modernes, ces mots disent des choses plutôt élémentaires pour nous aujourd'hui mais qui étaient, je crois, prodigieusement révolutionnaires en leur temps. Il ne faut pas oublier non plus que ce n'étaient pas des textes sur lesquels se penchaient les philosophes pour en parler en quelque Académie, mais du théâtre populaire, fait pour être dit et joué devant des milliers de spectateurs.

L. M. - L'Orestie semble marquer pour vous ce virage, et plus précisément le meurtre de Clytemnestre.

J. L. - Disons que le théâtre a manifesté cela de façon sensible, comme une véritable cuti-réaction. Mais les conflits, les transgressions existaient déjà dans la société, de façon latente, et le théâtre les a révélés de façon spectaculaire, par la transformation des Érinyes (divinités de la vengeance) en Euménides (divinités bienveillantes) et aussi par la tenue et la teneur du procès d'Oreste où ce sont les hommes, et non plus les dieux, qui décident de purifier Oreste de son meurtre.

L. M. - D'Oreste, vous dites : « La mère était cette ombre opaque interposée entre l'homme et ses nouveaux frères » et plus loin en parlant d'une mère abusive : « la chose hideuse ».

Le chaos est dans l'univers et dans chaque être humain

J. L. - Vous savez, ce qui est très frappant dans le monde grec de cette époque, c'est la présence à la fois de cette grande lumière de la conscience que manifeste l'hymne de Sophocle et en même temps le sentiment pour les Grecs que la lumière n'est que l'autre versant des ténèbres, que sa source est dans le chaos primitif, ce que nous appellerions aujourd'hui l'inconscient collectif. Le chaos est dans l'univers et dans chaque être humain. Chaque être humain possède, si je puis dire, « un chaos portatif » ! Il n'y a rien d'étonnant à ce que Freud se soit intéressé aux Grecs. Regardez le nombre d'entrées des Enfers qui se trouvent traditionnellement dans le paysage grec ; il n'y a pas une province sans une entrée menant directement au centre du monde, aux Enfers. La communication avec le chaos personnel, le chaos portatif, et le chaos collectif est très forte chez les Grecs, au point qu'on pourrait se demander si les Grecs anciens ont connu un autre imaginaire que celui, collectif, des mythes et de la cité. Cet imaginaire, collectif, devait fortement influencer l'imaginaire individuel. Cela explique que chez les Grecs la conscience de la lumière cohabite avec le sentiment très vif des désirs monstrueux que l'être humain porte en lui-même, désirs que la mythologie exprime en les contrôlant. Je ne connais pas de mythes plus atroces que les mythes grecs, ce ne sont qu'infanticides, fratricides, parricides. Le meurtre de la mère était ressenti comme le pire de tous — plus encore, peut-être que celui de la mère tuant ses propres enfants — mais il fut, pour Oreste, la condition terrible mais nécessaire pour faire table rase du passé et créer un ordre nouveau. Dans L'Orestie, Oreste naît dans la société archaïque mycénienne pour accéder ensuite, après le matricide, à la société démocratique athénienne. Il faut tuer sa mère, il faut tuer la tradition du sang archaïque pour fonder une communauté civique basée non plus sur le sang mais sur l'adhésion des citoyens.

L. M. - Cette rupture avec les liens de sang c'est aussi la naissance de l'Autre ?

La naissance de l'autre implique la rupture avec les liens du sang…

J. L. - La naissance de l'autre implique la rupture avec les liens du sang parce que l'autre, dans la société civique athénienne, c'est précisément celui avec qui on n'a pas de rapport de sang. Les rapports avec l'autre doivent se constituer sur autre chose que les liens du sang. On n'est jamais responsable de son sang ni de ses ancêtres, mais on est plus ou moins responsable de ses rapports avec les autres. Les Grecs ont perçu finalement qu'une cité responsable et démocratique ne peut se construire sur des rapports familiaux. Elle ne peut se construire que par la constitution d'une famille choisie — et non imposée — dont les liens codifiés ne reposent plus sur ceux du sang mais sur un pacte, un contrat social. La cité devait susciter des liens aussi forts que ceux du sang pour cimenter ce nouveau type de rapports. Pendant les guerres ou les épidémies, qui développaient des instincts et une solidarité civiques très forts, les Grecs sentaient bien que ce qui les liait n'était plus le sang mais une solidarité qui s'inscrivait autrement dans la durée. Chez les Spartiates par exemple, les liens homosexuels entre les combattants cimentaient leur courage au combat. Éros peut être aussi une grande force pour créer des liens civiques durables.

L. M. - À l'époque de Byzance, qu'est-ce qui est continuité et qu'est-ce qui est rupture avec la Grèce antique ?

J. L. - La question est assez complexe. L'histoire et la culture grecques changent de centre et se déplacent à Byzance, ville plus orientale qu'Athènes, et qui se situe au point de fracture entre l'Orient et l'Occident, à cette fontanelle de l'Orient et de l'Occident qu'est le Bosphore. Mais il y a quand même beaucoup de points communs entre la Grèce antique et la Grèce byzantine. Les dieux ont changé, la conception du temps a changé mais la piété populaire païenne a continué longtemps d'investir le monde chrétien dans le domaine de la prière, de la liturgie et des rites bien que les sacrifices aient été supprimés. Ce qui a changé, c'est ce qui est insensible à l'individu, le sentiment du temps, on l'a vu, et la notion de la souveraineté. Bien sûr, pour les Grecs anciens, les grands chefs militaires ou civiques devaient plus ou moins descendre mythiquement de Zeus, mais les empereurs byzantins n'étaient-ils pas, eux, les représentants de Dieu sur la terre ? Ce sont des dieux vivants d'une certaine façon au moins jusqu'au XIIIe siècle, et leur parole ne pouvait être remise en question. Dans le monde antique, même quand les chefs descendent de Zeus, la transcendance n'existe pas. À Byzance la naïveté populaire se perpétue mais accompagnée du sentiment de la transcendance — héritée des Hébreux et qui, elle, est un sentiment complètement nouveau.

L. M. - Ce lien avec le paganisme, vous le montrez par exemple dans les icônes…

J. L. - Oui au mont Athos notamment, le Christ Pantocrator au sommet des coupoles reprend la place de Zeus au sommet des montagnes. La transition s'est faite brutalement à travers les martyrs et la suppression des cultes païens. Mais la langue restait la même. Les Grecs ont adopté une autre religion tout en gardant la même langue et c'est peut-être pour cela qu'ils n'ont pas eu le sentiment de changer en profondeur. On écoutait et on lisait les Évangiles en grec, une langue qui avait aussi à l'époque un visage profane, et qui était commune par exemple à Julien l'Apostat ou à saint Athanase.

L. M. - C'est le reproche que fait André Chouraqui qui dit que « O Theos » c'est Zeus et non Elohim de la Bible[3].

La théologie chrétienne a pu constituer, à partir du grec, un vocabulaire essentiel, et très riche

J. L. - Certainement. Le mot Dieu ou dieu vient du grec et non de la Bible. Et c'est par le grec, avec le grec, que s'est constituée la théologie orthodoxe, à commencer par le mot théologie lui-même. La théologie chrétienne a pu constituer, à partir du grec, un vocabulaire essentiel, et très riche. C'est ce qu'on appelle en grec la langue apophatique qui ne définit la divinité que par ce qu'elle n'est pas, le langage humain n'étant pas en état de l'approcher. Il y a une tradition extraordinaire de textes byzantins dont la langue, la langue apophatique, est considérée encore aujourd'hui comme le nec plus ultra linguistique de la théologie. Seule la langue grecque permet des querelles sérieuses et graves à propos d'un simple iota. Ainsi le problème de la nature du Christ par rapport à celle du Père est une querelle aristotélicienne typique. La personne du Christ en effet est-elle identique homo, ou semblable, homoï, à celle du Père ? Le Fils est-il homoousios ou homoïousios au Père ? Vous enlevez un iota et vous modifiez totalement la nature théologique et philosophique des rapports du Père et du Fils. On a dit, à juste titre, que des gens sont morts en Grèce pour un simple iota ! De même quand il s'est agi de représenter Adam et éve sur les fresques… Précisons d'ailleurs que ce sont les Grecs qui ont les premiers représenté les scènes bibliques de même que ce sont eux qui ont représenté Bouddha les premiers. Eh bien les moines-peintres anciens se demandaient s'ils devaient représenter Adam et éve avec ou sans nombril : puisqu'ils ne sont pas nés comme les autres hommes, ils ne peuvent pas avoir de nombril mais, en même temps, comme ils sont les prototypes de l'être humain, comment peut-on les imaginer privés de nombril ? Ce genre de querelle paraît toujours absurde à un Occidental mais il est typiquement grec ; on ne peut le concevoir dans un autre monde et surtout dans une autre langue que celle de la Grèce.

L. M. - Dans L'Été grec, vous parlez des Hiérarchies célestes comme d'une taxinomie de l'invisible et de l'immatériel où Denys l'Aréopagite, son auteur, décrit les grands axes de notre imaginaire : anges, archanges, Vertus, Trônes et Dominations mais aussi synthèses contre nature, monstres hybrides conciliant ce que la biologie sépare… Que penser de ce chaos des différences indifférenciées ?

J. L. - Les Hiérarchies célestes est un traité d'angéiologie. C'est un système hallucinant où sont répertoriés, classés, des centaines d'anges et d'esprits célestes, des hiérarques, des trihiérarques. L'auteur n'a pas tout inventé, car il y avait avant lui des traditions à ce sujet, mais disons qu'il a ordonné des images fondatrices. C'est aussi prodigieux que le travail d'Hésiode par rapport au ciel antique bien qu'il soit moins connu. Quand on lit Denys l'Aréopagite on se dit : « Qu'est-ce que je lis là, un écrivain qui a des cauchemars fantasmatiques ou un homme qui parle d'un ordre immuable et invisible qu'il a su entrevoir par ses possibilités personnelles ou par la tradition dont il est porteur ? » Le monde est classé ici avec autant de rigueur que la nature l'a été par Linné ! Regardez aussi, par exemple l'importance que les Égyptiens ou les Tibétains ont donnée au monde des morts… Toujours ce besoin d'apprivoiser l'inconnu, l'invisible pour le rendre supportable. Les Grecs anciens n'ont pas éprouvé ce besoin, cette obsession d'ordonner à tout prix l'invisible : leurs Champs Élysées ou leur Hadès, c'est tout simplement un monde terrestre sans relief, un monde diminué auquel il manque des valeurs, des dimensions vivantes : un monde d'ombres flageolantes transportées par les vents, des ombres qui nous ressemblent mais privées du pouvoir fondamental de la vie. Alors que pour les Chrétiens, l'invisible et l'au-delà sont d'un tout autre ordre.

L. M. - Vous semblez avoir un vif intérêt pour les « métamorphoses », les franchissements mythiques des frontières entre les espèces ou les ordres.

Avant le christianisme, la nature était pour l'homme antique un ensemble, un tout dont il faisait partie lui-même…

J. L. - On arrive à une question importante mais qui ne concerne pas seulement la Grèce. Avant le christianisme, la nature était pour l'homme antique un ensemble, un tout dont il faisait partie lui-même, un tout hiérarchisé puisque l'homme était plus qu'une plante et plus qu'un animal, mais qu'il était biologiquement relié au monde animal et végétal. Car, comme le montrent les mythes des métamorphoses, l'homme qui avait transgressé un tabou par exemple pouvait régresser vers l'animal ou même devenir une plante comme Daphné ou Hyacinthe : cela veut dire que la nature vivante de l'homme, du végétal ou de l'animal est la même. Pour les Grecs, les métamorphoses étaient possibles parce qu'il y avait une unité du monde vivant. Or la Bible dit exactement le contraire : Dieu crée l'homme et, en dehors de lui, un monde dont il sera le maître. L'homme seul procède du divin, la nature lui est totalement extérieure, la nature végétale et animale, créée dans le seul but de lui être soumise. La nature est mise par Dieu à la disposition de l'homme, c'est une mangeoire. C'est pour cela qu'on continue de détruire la nature ou de la polluer : parce qu'elle est — consciemment ou inconsciemment  — ressentie comme un objet promis et soumis à l'homme : les animaux, les plantes ne sont là qu'à titre de compagnonnage alimentaire et c'est pourquoi les métamorphoses entre hommes et plantes ou animaux choquaient profondément les Chrétiens. La femme de Loth transformée en statue de sel, c'est symbolique, c'est une façon de la tuer. Il a été très difficile pour les Grecs chrétiens d'accepter l'idée qu'ils étaient littéralement arrachés à l'univers dont ils ne faisaient plus partie comme avant. La métamorphose, pour moi, constitue une grande solidarité qui indique l'unité du monde vivant sous une forme certes naïve et parfois absurde : l'unité du monde vivant n'apparaît que lorsqu'il y a une faute, une transgression, sinon chacun — humain, animal, végétal — reste à sa place. Certains mythes cosmogoniques comme celui de Prométhée, que rapporte Platon, à propos de la création de l'homme montre bien que le Titan utilise pour créer l'homme les mêmes matériaux que pour les animaux, c'est-à-dire de l'argile, des toisons, du poil, du sang… L'homme est un animal supérieur certes, mais un animal. Aristote le dit avec à-propos : un animal civique, zoon politikon.

L. M. - Les paysages grecs vous font vous souvenir d'Héraclite : « L'harmonie suprême est coïncidence des contraires. Tout se fait, tout se défait par discorde. » Ce qui est vrai de la Grèce ne l'est-il pas de toute la Méditerranée ?

… dans le conflit il y a échange et rencontre

J. L. - Pour Héraclite, les conflits font partie de la nature au même titre que le cri — ou le silence — fait partie du langage. Le conflit n'est pas une erreur ou une anomalie, il est la condition du fonctionnement de l'univers parce que, dans le conflit, il y a échange et rencontre. Empédocle le traduit autrement, en faisant de l'attraction et de la répulsion les deux forces nécessaires à l'existence de l'univers. Héraclite et Empédocle avaient conscience que l'équilibre de la nature est une question d'échange et d'équilibre. Ils ne pouvaient pas le formuler en termes modernes : échanges gazeux, échanges de l'oxygène et du gaz carbonique, échanges de substances… C'était tout à fait intuitif, mais bien net : l'équilibre de l'univers n'est possible que par des échanges réciproques de tous ses éléments. Le conflit, c'est l'opposition complémentaire du haut et du bas, du chaud et du froid, du sec et de l'humide, etc., de ce qui s'attire et se repousse. La loi des oppositions est la loi fondamentale de la nature. Ce sont des gens pour qui le conflit et l'échange sont essentiels, qui ont par la suite inventé la démocratie où la conscience du citoyen s'établit, s'exerce et s'augmente par la confrontation avec d'autres consciences. Les quelques voyageurs grecs comme Hérodote qui vont dans les contrées extrêmes par rapport à la Grèce trouvent, par exemple, que tout est aberrant, irrationnel, là où il n'y a pas de saison. Ils avaient le sentiment que là où il n'y a pas de contrastes, de changements, il n'y a pas de vie possible et que seuls des monstres peuvent y vivre… Dans le paysage grec, surtout celui des îles, j'ai toujours senti que la beauté et l'harmonie vont de pair avec le sentiment de leur fragilité, que derrière la lumière, se cachent les drames des ténèbres et du sang, de l'inceste, des Érynies. La vendetta fut aussi importante dans la Grèce antique que dans la Grèce moderne. Plus un lieu est beau, plus il évoque irrésistiblement le chaos primitif et collectif qui le sous-tend et le soutient.

L. M. - Vous découvrez la Méditerranée par la Grèce et vous découvrez la Grèce par les mythes qui nous offrent une profusion d'images. Mais c'est ensuite sur les mystiques et les Gnostiques que vous portez votre regard, sur eux qui n'ont plus d'images à se mettre sous la dent. Pouvez-vous retracer votre itinéraire ?

J. L. - Notez bien que nous sommes toujours dans le monde grec parce que les Gnostiques ont écrit en grec, même s'il y a des textes coptes, puisqu'ils vivaient en Égypte. Tout ça, c'est un chemin qui s'est découvert peu à peu. Quand j'étais au mont Athos, j'ai vu beaucoup de fresques et je me suis rendu compte que je ne connaissais qu'un très petit nombre des saints qui y étaient représentés. C'est qu'ils appartenaient à la tradition orthodoxe et pas du tout à la tradition catholique. Et j'ai eu envie d'étudier ce monde, ce peuple gigantesques. C'est ainsi que j'ai écrit Les Hommes ivres de Dieu, ce qui m'a mené obligatoirement en Égypte et, en Égypte, à Alexandrie où on rencontre fatalement les Gnostiques, « ceux qui savent », encore un mot grec… Les Gnostiques sont venus ainsi par ricochet. Leur rencontre fut presque comme un chemin balisé à travers les religions, les sectes, l'histoire et les différentes cultures du Proche-Orient. L'orthodoxie m'a mené aux Pères du désert, les Pères du désert m'ont mené aux Gnostiques… Si j'avais continué, les Gnostiques m'auraient mené aux néoplatoniciens qui m'auraient ramené assez vite en Grèce d'ailleurs en faisant le chemin inverse !

L. M. - Cela suppose quand même d'être touché personnellement. De ces « hommes ivres de Dieu » qui fondent le monachisme dans l'Égypte du IVe siècle vous dites : « ces frères inconnus d'un continent qui est le mien ».

… j'ai été attiré par la spiritualité depuis toujours…

J. L. - Oui, je pensais sans doute aux Gnostiques parce que leur philosophie exigeante s'exprimait dans la vie quotidienne. Je ne suis pas moine de nature et la vie hors du monde ne me dit rien. Mais j'ai été attiré par la spiritualité depuis toujours, j'ai beaucoup fréquenté les monastères que ce soit au mont Athos, en France, en Égypte mais je n'aurais pour rien au monde l'idée de vivre moi-même en moine ou en ermite. Je me sens proche de leurs recherches, mais pas de la façon dont ils les traduisent dans la vie quotidienne. On est toujours hanté par une spiritualité qui n'exclurait pas la vie mais qui au contraire l'intensifierait. Monter et grandir vers le ciel implique de renforcer sa sève, non de la diminuer… Je n'aime pas l'ascèse pour l'ascèse, je ne crois pas qu'il faille se châtrer, se supplicier pour arriver à quelque chose et, en même temps, cela m'intéressait de savoir comment et pourquoi ces moines et ces ascètes (grecs ou coptes) vivaient ainsi. C'est une curiosité intellectuelle qui m'a poussé vers eux mais qui n'était pas de nature livresque ou cérébrale car j'ai vraiment, à plusieurs reprises, partagé leur vie. Si j'ai écrit Les Hommes ivres de Dieu, c'est parce que je ne trouvais pas le livre que je cherchais sur les Pères du désert. La plupart des ouvrages existants étaient des livres bien pensants, insipides, illisibles, sans rien qui restituait cette extraordinaire expérience. Par contre il y avait beaucoup d'autres livres concernant les Gnostiques, mais mon essai Les Gnostiques n'est pas un traité savant, c'est l'histoire de ma rencontre personnelle avec eux.

L. M. - Vous dites aussi des ermites et des hors-la-loi qu'ils sont « rebelles à un ordre intolérable ».

J. L. - C'est vrai que je me suis souvent intéressé aux marginaux et ce depuis toujours. Parce que je suis totalement rebelle aux systèmes institutionnalisés. J'ai toujours pensé qu'il fallait trouver soi-même ses chemins hors des guides. Cela m'agace beaucoup quand des lecteurs me disent qu'ils souhaitent suivre les mêmes chemins que moi[4].

Je n'ai pas à donner d'exemple. Il n'y a dans Chemin faisant aucun itinéraire privilégié — au sens propre ou figuré —, même pas celui de Compostelle. On peut connaître l'illumination en allant chez son épicier ! Il y a des lieux privilégiés historiquement, des lieux druidiques par exemple, mais le fait de les consacrer fixe et épuise leur force tellurique originelle. L'énergie des lieux inspirés, des hauts lieux comme on dit, n'est pas indéfiniment renouvelable.

L. M. - Quel était cet homme différent que les Chrétiens voulaient édifier au désert ?

J. L. - Un homme qui ne dépendrait plus des contraintes sociales, celles de l'empire romain, païen, voué à la destruction. Il leur fallait le royaume de Dieu ici et maintenant. Au fond, la véritable solution, pour certains, aurait été de se suicider mais comme on ne pouvait tout de même pas faire cela, on a espéré et attendu la fin du monde. Cette attente de la fin imminente du monde a été très forte dans les trois premiers siècles au point que des familles entières partaient dans le désert. Ce qui créait des troubles constants pour les autorités romaines. Parfois ces gens rentraient au bout de huit jours mais les soldats romains ne savaient trop quoi faire contre eux parce qu'on ne peut rien faire contre des gens qui ne veulent plus de cette terre et attendent la fin du monde.

L. M. - Ce qui les animait, c'était la pulsion de mort ?

J. L. - Oui, ils pensaient que plus vite ils allaient mourir, plus vite ils connaîtraient le royaume de Dieu. Mais ou bien ce royaume allait venir à eux tout de suite par la fin brutale de l'univers ou bien il leur fallait le rejoindre au plus vite et évidemment l'ascèse pouvait accélérer les choses… Il y avait cette idée absurde que le corps était un obstacle à cette rencontre et donc qu'en détruisant ou en affaiblissant le corps, on facilitait une libération. L'idée que le corps est un obstacle, un écran voire un tombeau pour l'âme vient de ce qu'en grec ancien le corps se dit « sôma » et le tombeau « sêma ». Les Anciens aimaient beaucoup les jeux de mots. Comme, aussi, la ressemblance entre « gnosis », la connaissance, et « genesis », la naissance. Les Gnostiques disaient qu'il n'y a pas de gnosis possible sans genesis, pas de connaissance sans naissance, sans savoir d'où l'on vient.

L. M. - Pourtant, dans Marie d'Égypte, vous rendez cette mortification du corps séduisante.

… écrire c'est vraiment une des dernières activités libertaires…

J. L. - Oui bien sûr mais par l'écriture… Cela vient peut être de mon enfance, j'ai grandi dans une famille typiquement petite-bourgeoise avec l'intention très claire de ne jamais lui ressembler. J'adorais choquer mes parents. Je leur disais : « Je ne serai jamais soldat, je ne travaillerai jamais dans un bureau, je voyagerai tout le temps, je ferai l'amour où je veux et j'écrirai des livres. » On se moquait de moi bien sûr, on me disait « Tu es fou, personne ne vit comme ça. » Et cela m'a souvent motivé car je vis exactement ainsi. De là, certainement, mon intérêt et ma passion pour les mouvements hérétiques en général. J'ai toujours eu horreur d'être installé, dans un système, d'être classifiable. Je suis très content d'avoir choisi ce que je fais parce qu'écrire c'est vraiment une des dernières activités libertaires, avec les inconvénients que cela implique d'ailleurs et que peu de gens sont capables d'accepter. Pendant trente ans, j'ai rencontré beaucoup de personnes autour de moi qui enviaient ma façon de vivre mais pas au point de l'imiter quand je leur disais que je ne savais pas comment j'allais vivre la semaine d'après. Je ne suis pas du tout asocial, tout au contraire, je suis plutôt atypique. Ma bête noire c'était « d'avoir une situation ». Je ne dis pas que c'est ce qui m'a entièrement motivé car c'est une chose que d'être impressionné par des gens qui vivent sur des colonnes comme les stylites et une autre de passer plusieurs années à faire un livre sur eux. Il faut pour cela une motivation plus grande qu'une simple curiosité.

L. M. - Vous faites un parallèle entre certains écrits apocalyptiques des premiers siècles et le discours écologique contemporain (Dumont-Cousteau/Basile d'Ancyre). Le discours scientifique semble relayer le discours religieux dans ces descriptions d'un monde surpeuplé aux ressources naturelles épuisées. Est-ce un nouveau millénarisme ?

J. L. - Peut-être y a-t-il plus de raisons de penser aujourd'hui à la surpopulation de la terre qu'au temps de Basile d'Ancyre mais, en même temps, on ne peut que s'étonner devant la ressemblance de textes écrits à dix-sept siècles de distance. À l'époque, au IIIe siècle après J. C., la croyance en la fin du monde commençait à s'estomper : on l'avait attendue comme on attend le bouquet d'un feu d'artifice depuis trois ou quatre générations. Et rien ne se passait. Alors a surgi l'idée que le monde n'allait pas finir soudainement mais qu'il s'épuisait peu à peu sans qu'on s'en aperçoive. On se mit à penser que le monde mourait doucement et on a cru voir partout des signes de cette agonie : le soleil était moins chaud, les carrières moins riches, les sources moins abondantes… On rencontre aujourd'hui un discours très proche, sans doute aussi parce qu'on approche de l'an 2000. De plus, l'homme a acquis entre temps un pouvoir réel sur la nature sans commune mesure avec celui des temps anciens.

La Méditerranée a des zones de fractures et de séismes, c'est une plaie à vif entre l'Orient et l'Occident…

L. M. - Vous évoquez souvent la Grèce et la Méditerranée comme la frontière et le trait d'union entre l'Occident et l'Orient. Dans le contexte politique actuel quel rôle peut à votre avis jouer la Méditerranée ?

J. L. - Elle est un point sensible dans tous les domaines. Et dans tous les sens : c'est une zone de tremblements de terre, une zone géologiquement instable. Historiquement, la Méditerranée a eu une foule d'occupants successifs, Phéniciens, Grecs, Romains, Arabes, Espagnols… Aujourd'hui un certain équilibre s'est instauré mais au prix de beaucoup de violences et de malentendus. Il y a des plaies qui ne cicatrisent pas, le sol lui-même ne cicatrise pas, la Méditerranée a des zones de fractures et de séismes, c'est une plaie à vif entre l'Orient et l'Occident, elle est comme le sismographe et l'électrocardiographe de l'histoire. Car c'est là que se sont concentrées dans l'espace et dans le temps les plus grandes expériences historiques, culturelles et religieuses, et sous leurs formes les plus dangereuses puisque provenant, venant toutes de la même source abrahamique et donc rivales. Les trois religions du Livre s'affrontent en permanence avec Jérusalem comme point crucial, historiquement parlant. Il y a eu en Méditerranée deux moments extraordinaires : l'expérience andalouse de Cordoue et de Grenade avec les trois religions côte à côte en pleine tolérance mutuelle et puis cette tentative moins connue faite au XlIIe siècle par Djalâl Al-Dîn Al Rûmî, fondateur des derviches tourneurs, à Konya. Rûmî avait appris le grec et voulait réconcilier l'Islam et le christianisme, il a fait se rencontrer à Konya prêtres et imâms, rencontres dont on a gardé quelques traces et qui ont duré près d'un siècle. Ces tentatives en Andalousie et en Anatolie restent des rêves dont on parle encore…

La Méditerranée, je crois, demeurera le point crucial où se rencontreront les grands courants des décennies à venir. Le conflit Israélo-palestinien, par exemple, est en fait un conflit fratricide, un conflit entre Frères sémites. Les conflits fratricides sont une spécialité, si je puis dire, méditerranéenne. Je pense à un terrible dicton crétois : un Crétois pendant la dernière guerre civile rencontre un autre Crétois qui a les yeux crevés. « Qui t'a crevé les yeux ? » lui demande t-il. « C'est mon frère » répond le malheureux. « Ah, c'est pour ça qu'ils sont si bien crevés ! » rétorque le premier… C'est aussi cela la Méditerranée, la famille y étant fondamentale : c'est un Ïuf qui se scinde en jumeaux rivaux et souvent irréconciliables.

C'est aussi en Méditerranée qu'on a inventé des divinités propres au foyer domestique, comme Hestia en Grèce ou Vesta à Rome. Il n'y a pas beaucoup de pays qui aient inventé ce type de divinité. Malheureusement, les riverains de la Méditerranée se connaissent très peu entre eux. Il faudrait faire une enquête sur l'absence de traduction en différentes langues méditerranéennes : espagnol, catalan. provençal, français, sarde, italien, serbe, albanais, grec, turc et arabe. Quels sont en Yougoslavie les Arabes traduits en serbe, quels sont les textes serbes traduits en arabe ou en espagnol, quels sont les textes turcs traduits en italien ou en espagnol, les textes espagnols traduits en turc ?

Les lettres évoquent des hiéroglyphes énigmatiques

L. M. - De la langue grecque, vous dites qu'elle est une langue hors-temps. Vous dites aussi que ses lettres évoquent des « hiéroglyphes énigmatiques »…

J. L. - Oui. Quand j'étais enfant je les voyais comme des figures — ce qu'elles sont aussi[5].

L. M. - La lettre en tant que signe est-elle chargée de signification ?

J. L. - Absolument. Je vais me permettre de vous donner un petit texte qui s'appelle LĠABCédaire des deux rives, que j'ai écrit récemment pour un dialogue avec des écrivains marocains.

L'ABCédaire des deux rives

Les lettres ne sont pas seulement des sons mais des songes. L'abécédaire de mon enfance m'apprit les beautés du monde avec de simples lettres, muées en étoiles, en animaux, en objets et en paysages. N'est-ce pas là, justement, leur véritable histoire, celle qui commence à l'aube des signes sur les rivages de Phénicie ? Prenons le A et renversons-le. Il devient ∀, souvenir des temps phéniciens où il se prononçait aleph, mot qui signifiait bÏuf. Mais ne suggère-t-il pas précisément une tête de bÏuf avec ses cornes ? Et le B ? Pour peu qu'on le renverse lui aussi (ce qu'ont fait, notons-le, toutes les lettres en passant du phénicien au grec) on aura le B couché (ɱ) venu du phénicien beth qui siginifie maison. Mais là encore n'évoque-t-il pas une maison orientale avec ses voûtes et ses arcades ?

On pourrait continuer ainsi jusqu'au Z… ou à Oméga. Les lettres de notre alphabet n'ont pas seulement un corps mais un dessin et une mémoire qui portent jusqu'à nous les mots et les images de l'antique Phénicie. Comme ce W dont les ailes émigrent et battent au gré des pages ou ce V, papillon immobile posé sur le pollen des mots. Les lettres, nos lettres, sont la part orientale, aujourd'hui oubliée, de nos lèvres et de notre souffle. L'héritage de nos mains marchandes quand elles traçaient les premiers comptes sur l'argile. Elles sont l'ultime écho du monde depuis le jour lointain où il nous a murmuré et tracé son vrai nom.

Jacques Lacarrière

L. M. - Vous venez de parler des mains. Dans L'Été grec, vous donnez la signification de la position des mains du Christ dans les icônes byzantines.

J. L. - Cette symbolique est courante aussi et surtout en Inde, dans la gestuelle indienne. Sur les icônes, le Christ écrit son nom avec la position de ses doigts dans le geste de la bénédiction. Ce sont les lettres initiales et finales de Iesus Christos : ICXC. Les quatre lettres sont nettement représentées et le Christ bénit avec son propre nom.

L. M. - Vous notez que c'est sensiblement la même position que la main de Bouddha !

J. L. - Oui. La position n'est pas tout à fait la même, mais Bouddha lui aussi dit avec ses doigts les initiales de son nom en pâli. Le pâli était la langue qu'on parlait à l'époque en Inde du Nord et qui est proche du sanskrit.

Certains mots nous parlent plus que d'autres

L. M. - Vous dites que « certains mots nous parlent plus que d'autres ». On pense à l'idée d'autonomie du signifiant par rapport au signifié, à la portée propre des images acoustiques. Les exemples que vous prenez sont extrêmes : ce sont les syllabes primordiales : OM, KHA, PTAH… Ces syllabes-là sont elles des paroles créatives par leur son et indépendamment du sens ?

J. L. - Tout à fait. Il s'agit des traditions des mythes de création[6]. Prenons l'exemple de PTAH en Égypte. PTAH est un Dieu potier représenté comme une momie, tout noir. Il aurait surgi du limon, de la boue, avec le premier tertre de par sa propre volonté. Autour de lui — sorte de Nil, d'étendue limoneuse —, le Noûn. Il n'y a rien, que ça, cette boue… et lui. Il prononce alors son nom. La vibration du souffle et celle des Lettres (P-T-A-H) fécondent le Noûn. Sortent alors un lotus, avec le P, un roseau avec le T, un papyrus avec le A, etc. Les quatre premières lettres possèdent donc des énergies vibratoires. De même OM MENI PADMÉ OUM, le mantra qu'on récite dans les cérémonies bouddhiques, n'a pas de sens en soi, c'est un souffle, une énergie indéfiniment répétée. Le Verbe est créateur, comme le sperme. Il faut bien l'un ou l'autre pour créer le début du monde.

L. M. - Vous dites aussi dans L'Été grec : « Le mot et les organes qui le profèrent sont la forme sonore et vibrante du sperme et des mains »…

J. L. - Ce sont des traditions de civilisations de potiers, où l'on modèle l'argile sur le tour. Il est vrai que j'accorde une grande importance aux mots. Je travaille en ce moment à un lexique personnel des mots que j'aime et où je dis ce que j'aime, en chaque mot choisi. Je ne le définis pas, je ne m'occupe pas de son sens, mais je dis pourquoi sa sonorité me plaît, en quoi il me fait rêver.

L. M. - Vous parlez aussi des Oracles, cette « bouche ouverte d'où sort un cri disloqué », ce « bris de la syntaxe » dont vous dites que c'est la trace même du divin. Vous soulignez à ce propos l'étymologie commune de « mantique » et « mania », la parole divine qui traverse l'homme, la divination et la transe.

J. L. - Oui, parce qu'il faut à chaque fois, traduire, interpréter le message que l'homme s'adresse à lui-même en l'attribuant aux dieux. Or le langage des dieux est toujours ambigu et ambivalent.

L. M. - La vérité d'une parole est-elle toujours énigmatique ? Vous parlez d'« oblicité du sens ».

Dans la tradition, quand un Dieu se manifeste, c'est en brisant la chair et la syntaxe humaine

J. L. - Oui, dans le cas des oracles, d'une parole émise dans des conditions particulières, de transe. Ora dit bien cette bouche ouverte ; il s'agit de quelque chose de transmis oralement, et jamais par écrit. L'écrit apparaît à un stade ultérieur : les prêtres transcrivent ce qui vient de la parole mantique, jaillie en état de possession. Dans la tradition, quand un Dieu se manifeste, c'est en brisant la chair et la syntaxe humaine. Le corps entre dans un état extra-ordinaire. La parole aussi. La syntaxe est un ordre inventé par l'homme ; les Dieux, eux, n'en ont pas besoin, et l'interprétation « rétablit » la syntaxe absente. J'ai souvent lu des textes accadiens : en Mésopotamie, les dieux ne parlent pas par oracles, mais par des phénomènes anormaux. Quand dans un troupeau naît un agneau à cinq pattes ou un veau à deux têtes, c'est là toujours un signe du dieu. C'est par l'a-normal qu'on peut percevoir le message divin. L'anormal dans la parole, la chair, les éléments et la nature elle-même. Les séismes et la foudre, les épidémies sont elles aussi des signes divins se manifestant par des phénomènes de destruction. Le message divin fracture l'unité apparente du sol, du ciel et de la société. L'obscurité des messages divins est d'ailleurs toute relative. Certains poètes contemporains me paraissent parfois plus obscurs que la Pythie de Delphes !

L. M. - La transcendance, c'est ce qui dérange ?

J. L. - Ça ne dérange pas : ça brise et ça écrase !



[1] Jacques Lacarrière. L'Été grec.

[2] Cet « hymne » figure dans le premier stasimon (intermède choral) de sa pièce Antigone.

[3] Voir lĠentretien avec André Chouraqui dans La Mètis, nĦ 5.

[4] Jacques Lacarrière. Chemin faisant.

[5] À 14 ans, je voyais dans un Ψ l'image d'un trident, dans l'½ une serrure, dans le Θ un bouclier. ‚a ne correspond pas à l'histoire réelle du mot, mais à ce qui fait rêver, dans cet alphabet différent, mystérieux.

[6] Voir Jacques Lacarrière. LĠÉté grec, Sourates et Le Livre des Genèses.

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