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Jacques Lacarrière : Confins et confinements.

Cet article a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 10 « Les Confins », décembre 1993).

Nous remercions vivement Madame Sylvia Lacarrière-Lipa et Maryline Desbiolles de nous avoir autorisé à reprendre cet article sur ce site.

Lire également sur ce site l'entretien entre Jacques Lacarrière et la Mètis : Parler grec : trois mille ans de civilisation.

Nous recommandons la visite du site des Amis de Jacques Lacarrière, Chemins faisant.

Mis en ligne le 25 novembre 2008.

© Sylvia Lacarrière-Lipa et Maryline Desbiolles.


Confins et confinements

Avant tout autre développement, il serait bon de préciser quelques notions simples à propos des confins, notions quelque peu négligées pour ne pas dire tout à fait ignorées. La première, c'est que la notion de confins est indépendante de la taille ou de la grandeur de l'État, du pays ou de l'être qui la conçoit. Une amibe a des confins au même titre qu'un éléphant et la république de San Marin a, elle aussi, des confins même si, à première vue, ils semblent minimes, voire minimisés, eu égard à ceux de la Chine, par exemple. La notion de confins est donc indépendante de son rapport et c'est cela la première évidence, celle que nous pourrions nommer le principe d'autonomie des confins. Tout être vivant est porteur de confins, toute surface est engendreuse de confins dès l'instant où elle confine justement à une autre.

Et voilà, par ce verbe confiner, la seconde évidence à propos des confins : situés à l'extrême de l'espace, du corps ou de la pensée, les confins rencontrent fatalement ceux de l'espace, du corps ou de la pensée qui les jouxtent.

Le confin est l'état limite de deux corps, deux espaces qui s'affrontent. La seconde évidence est donc qu'un confin ne saurait exister à lui seul sans un autre confin pour lui donner sens et limite. C'est pourquoi, dans le langage courant, on emploie toujours ce mot au pluriel. Un confin ne saurait exister à lui seul puisqu'il ne confinerait à rien.

Il en est du confin comme de la notion de voisin : être voisin exige l'existence d'un partenaire, on ne peut être un voisin à soi tout seul. Le français est prodigue de ces notions ambiguës où la substance du mot unique est double, comme celle de jumeau. Un jumeau, cela n'a pas de sens en soi puisque le mot implique le double de lui-même (le mot double lui-même impliquant la même dichotomie du sens), si bien que, comme le remarquait fort justement Alphonse Allais, il est absurde d'écrire le mot double au singulier.

Le terme de confin est de cette nature et ce sera pour nous la troisième notion à mettre en évidence : le sens est double comme celui de gémellité et si l'on suppose que le double, le voisin, l'autre confin confinant au premier est d'un sexe différent, on dira que le terme de confin (terme étant pris au sens évident de mot et non de fin) contient en puissance une notion d'androgynat.

Ce qui m'apparaît comme le plus important, c'est que les géopoliticiens les plus experts et les plus subtils (il en existe) n'ont jamais abordé sous cet angle la notion de confins. Ils en font une notion purement géographique ou géo-politique puisque liée fatalement à l'existence de frontières connues ou reconnues, délimitant les zones de friction des confins, s'affronter ou se confronter semblant être leur seule préoccupation. Et il est vrai que dans la tradition concernant les confins, ils s'opposent, se confrontent, s'affrontent, parfois même se brisent, plus qu'ils ne s'épuisent ou se fondent. Frictions plus que fusions. Les confins n'existeraient en somme que dans la seule mesure où ils seraient sans cesse remis en question, où ils témoigneraient des zones d'instabilité de la planète, à la façon de failles sismiques. Les confins seraient le tracé géographique des zones de fracture culturelle et politique de la terre. Ils seraient des fontanelles qui ne parviendraient jamais à se souder, ce qui ferait de la Terre elle-même une calotte cosmique en état de jouvence et de mouvance perpétuelles quant aux imbrications de ses différentes plaques osseuses ou tectoniques. Les confins seraient l'exemple de l'instabilité permanente des surfaces, une notion non-euclidienne par essence. Ce serait donc la quatrième notion à mettre en évidence : les confins sont les zones sensibles, disons les tracés sensibles de l'instabilité géo-politique de la terre, les fontanelles non euclidiennes de nos affrontements planétaires.

Enfin, la notion d'extrême (ou d'extrémité) qu'ils impliquent, a besoin elle aussi d'être examinée. En fait, je le pense et le dis tout de go : il n'y a pas d'extrême. L'Extrême Orient par exemple, n'est que le produit étriqué d'une vision égocentrique et subjective de la Terre, dans laquelle l'Occident se prend pour centre. Mais les Japonais, comme les Chinois, se sont crus longtemps eux-mêmes au centre du monde (se sont même crus le centre du monde) et nous fûmes donc pour eux - quand avec stupeur ils apprirent que nous existions - des habitants extrêmes de l'Occident.

S'il n'y a pas d'extrême possible sur un globe - la rotondité est par excellence négation des extrêmes - il n'y a pas non plus de confins pensables. Le confin, les confins sont ce par quoi nous refusons de nous décentrer, une sorte d'assurance - fragile certes et toujours menacée - sur notre condition de sédentaire. Si les États étaient nomades comme le sont certaines ethnies, le mot de confins n'eût jamais existé. Confin est un mot de sédentaire, c'est un mot d'huître enfin fixée sur son rocher quand sa larve, après des jours d'errance dans la mer, trouve un rocher à sa convenance et s'y fixe en disant : « Me voici arrivée aux confins de la mer ! » En ce sens bien précis, confin est l'écho d'enfin ! C'est le cri, le soupir de soulagement, de celui qui, ayant longtemps erré, trouve un foyer, un centre d'où il peut enfin rêver à un horizon lointain et extrême. Cette dernière expression pourrait être la définition classique, stéréotypée, du confin. Mais on voit bien qu'elle implique toujours, comme le soleil pour Copernic, un centre intangible, lumineux, un foyer au double sens de ce mot, où se réfracte l'espace environnant. Le confin ne serait-il pas alors cette illusion qui nous fait croire que nous sommes toujours au centre de notre monde et que les habitants décentrés de la Terre, ceux qui peuplent les confins des autres ne peuvent nous ressembler ? Les confins sont au centre-monde ce que les banlieues sont au centre-ville : des excroissances anarchiques et aléatoires, les déserts-dortoirs de nos rêves, les lieux inhumains où nous confinons nos refus d'un monde sans frontières.

Spetsai, Grèce. Septembre 1993

Jacques Lacarrière

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