RETOUR : Entretiens de La Mètis

Rencontre publique entre Jacques Lacarrière et Edgar Morin.

Ce texte de la rencontre entre entre Jacques Lacarrière et Edgar Morin a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 8 « Méditerranée, Ruptures », mars 1992).

Nous remercions vivement Madame Sylvia Lacarrière-Lipa, Edgar Morin et La Mètis de nous avoir autorisé à reprendre ce texte sur ce site.

Nous recommandons la visite du site des Amis de Jacques Lacarrière, Chemin faisant.

Mis en ligne le 4 novembre 2008.

© Sylvia Lacarrière-Lipa, Edgar Morin, Maryline Desbiolles.


Notre lieu commun, la Méditerranée

Rencontre publique entre Jacques Lacarrière et Edgar Morin

La Mètis a proposé à ses lecteurs une rencontre avec Jacques Lacarrière et Edgar Morin, animée par Philippe De Georges. Ce débat, organisé avec la Médiathèque de la Ville de Nice a eu lieu à l'auditorium du Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Nice, le 14 décembre 1991. Plusieurs textes poétiques choisis par Jacques Lacarrière ont été lus lors de cette soirée par Sylvia Lipa.

À mi-parcours, entre le n° 7 de la revue (« Méditerranée, le Lieu commun ») et le n° 8 (« Méditerranée, Ruptures »), cette soirée a reflété, à travers le jeu des questions et des réponses, ces deux pôles entre lesquels oscille toute réflexion sur cette mer et ses rivages :

Le lieu commun

… Le lieu commun, c'est celui où on se rencontre, le forum, l'agora, la place ; c'est ce qui fait qu'on peut se sentir semblables par les sites ou les cités, le paysage et ses oliviers, les jeux de la langue. C'est ce qui fait « comme-un ».

Cependant, cette mer n'a jamais été un lac tranquille au cœur du monde ancien, mais de tout temps le lieu de conflits, d'oppositions, d'affrontements et de ruptures : la Méditerranée est l'enseigne d'un irréductible discord : l'homme est divisé, avec ses dieux, avec l'Autre, avec ses semblables, avec lui-même…

Lieu de la discorde

… Sur ces rivages sont nés l'écriture en Mésopotamie, l'alphabet en Phénicie, le monothéisme entre Égypte et Canaan, la tragédie et la démocratie en Grèce. Cette Méditerranée a-t-elle un avenir ? C'est sur cette question que la discussion fut ouverte.

 

« Et au même moment sur tous les rivages de la Méditerranée, du haut de toutes les terrasses de Palerme, de Ravello, de Raguse et d'Amalfi, d'Alger et d'Alexandrie, de Patras et de Stamboul, de Smyrne et de Barcelone, des milliers d'hommes étaient comme moi, retenant leur souffle et disant : Oui. Et je pensais que si le monde sensible n'est qu'un tissu léger d'apparences, un voile de chimères changeantes que la nuit nous déchirons et que notre douleur essaie en vain de balayer, il est pourtant des hommes qui, les premiers à en souffrir, reforment ces voiles, reconstruisent ces apparences et font rebondir la vie universelle qui, sans cet élan quotidien, se tarirait quelque part comme une source perdue dans la campagne. » Jean Grenier, Les ëles.

 

Unité et diversité d'une Méditerranée-paradoxe

Edgar Morin - Je voudrais commencer par m'interroger sur cette notion faussement évidente. Il y a une évidence géographique bien dessinée par les rivages qui font de cette mer quelque chose de quasi clos. Mais la Méditerranée, c'est un mot qui évoque plusieurs histoires très différentes, C'est un mot chargé de cultures, de culture au « singulier », mais aussi de cultures au « pluriel », c'est-à-dire de diversités extraordinaires ; d'où la difficulté à penser la Méditerranée : il faut penser à l'unité, mais il faut penser aussi à la diversité. En effet, on peut parler d'un homme méditerranéen comme le faisait Camus ; mais en même temps, on voit, comme vous venez de le dire, que c'est le lieu des plus grands affrontements, des plus grands antagonismes sans doute, de l'histoire. Qu'elle est l'unité à travers la diversité culturelle, historique, voilà un paradoxe. Pour avoir une compréhension complexe, c'est un peu comme pour l'Europe, il faut éviter une vision douceâtre et euphorique, « tinorossique » si vous voulez, de la Méditerranée, C'est une mer qui est salée, qui est amère, même s'il ne faut pas voir que l'amertume. Paradoxe encore, de voir sur ces côtes à la fois ce qu'il y a de plus aride et de plus fertile : l'aridité des maquis, des montagnes dénudées, et la fertilité de quelques plaines littorales et puis ensuite ses cultures en terrasses partout dans la Méditerranée, qui témoignent d'un travail, d'un labeur incroyable. Lieu de labeur et en même temps lieu de repos, du farniente de la place publique. Autre paradoxe : c'est un lieu de la démesure, c'est le lieu du déferlement, du déferlement des grandes Fois : le Christianisme, l'Islam, ont déferlé et puis le fanatisme s'est imposé, Et en même temps, ce lieu de la démesure est un des rares lieux où la mesure est née. Platon disait très justement que l'un ne va pas sans l'autre, que l'équité, l'équilibre, la justice viennent de l'Hybris. La démesure, la démence, c'est ça. Du reste, Nietzsche l'avait bien senti, qui avait rompu avec la vision seulement mesurée, apollinienne de la Méditerranée et avait fait ressortir le côté dionysiaque violent. Ici même notre ami Verdet a parlé d'une Méditerranée noire, à côté de la Méditerranée lumineuse. Il y a quelque chose donc d'extraordinaire dans cette rencontre de ce qu'il y a de plus antagonique. De même l'esprit sacré et l'esprit profane. Ici naît l'esprit profane, et parfois dans les mêmes esprits, ces choses se rencontrent. C'est la mer de l'ambiguïté chez les mêmes individus. Les mêmes individus et les mêmes groupes peuvent passer très rapidement du fanatisme furieux à la tolérance et à la fraternisation. Le cas du Liban est typiquement méditerranéen, parce que c'est d'une diversité extrême, de religions, d'ethnies qui vivaient en paix ; cela a pu sembler être le modèle d'une Suisse méditerranéenne, Suisse de paix. Puis dans son déchirement, elle est redevenue typiquement méditerranéenne, mais dans l'autre sens ; déchirements, affrontements de toute sortes : ethniques, religieux. Le Liban est un microcosme de la Méditerranée,

Sur un autre plan, il faut voir que la Méditerranée est un lieu de paradoxe géographique, parce que le lieu de naissance de l'Occident, le premier lieu de naissance, se trouve en Méditerranée orientale, Dans les îles grecques, en fait, quasi en Asie Mineure, et bien entendu à Athènes, c'est là où naissent la laïcité politique, la démocratie et la philosophie, la géométrie ; c'est là où naît effectivement le commerce, ou plutôt se développe la communication. Il faut voir aussi que le développement de l'Occident, de l'Europe occidentale, a eu besoin du passage par Bagdad et l'Afrique du Nord via l'Espagne de cette pensée grecque que le monde européen latin avait oublié : Aristote a dû passer par Bagdad et par Fès pour arriver à la Sorbonne, Je dirai encore que la première Europe naît de la décadence de la Méditerranée : il a fallu à la fois la chute et le démembrement de l'empire romain, il a fallu l'embouteillage continental, il a fallu l'invasion islamique, cette coupure de la mer Méditerranée en deux (qui certes n'a pas été aussi radicale que l'avait dit Pirène) mais il a fallu tous ces événements pour que naisse cette première Europe médiévale. Mais ce qui est remarquable, c'est que la deuxième Europe, l'Europe moderne naît du réveil de la Méditerranée, à partir de Venise, à partir de Gênes, à partir des communications de toutes sortes (et bien entendu, pas seulement la Méditerranée, mais aussi la Mer du Nord). L'Europe naît en quelque sorte de l'irrigation du continent par les communications entre la Méditerranée et la mer du Nord. Il faut donc relativiser toutes ces notions « Orient-Occident », puisque l'Occident naît en Orient. Comment dissocier le destin de l'Europe de celui de la Méditerranée ? « Orient-Occident », « Europe-Méditerranée » chacune de ces notions est génératrice de l'autre.

Une mer brisée

Ce qui est aussi intéressant, c'est que cette mer a été brisée : pas seulement par la conquête musulmane, elle a été brisée d'abord par la dualité entre Rome et Byzance et par la dualité entre le monde occidental et le monde ottoman ; elle s'est brisée aujourd'hui avec cette séparation entre l'Afrique du Nord et les pays de l'Europe du Sud.

Un grand problème, pour nous maintenant c'est de refaire communiquer cette Méditerranée. Cette mer brisée s'est lacustrisée, est devenue lac depuis en gros 1492 et puis avec la suite, la défaite de l'invincible Armada, la prise de Gibraltar par les Anglais. Dans ce lac, se sont affrontées les puissances colonisatrices. C'est une mer dont les grandes brisures ne sont pas effacées, qu'on voudrait effacer, et c'est une mer aussi qui, aujourd'hui, s'est affranchie de la période colonisatrice et qui nous apparaît comme une mer très continentale. Le côté, peut-être admirable, de la Méditerranée, c'est qu'elle ne s'est pas laissée dévorer par les trois continents qui la chevauchent, elle a réussi au contraire, à les « méditerranéiser ». Tout commence avec Athènes qui, par deux fois, résiste à la continentalisation, c'est-à-dire au déferlement de l'empire perse, et puis qui ensuite, à peine un siècle plus tard, méditerranéise ce monde, pas seulement perse, mais le monde asiatique.

Reprendre le dialogue

Alors quels sont les problèmes ? Les problèmes aujourd'hui sont ceux du développement et du post-développement : il ne suffit pas de dire : « voici une région sous-développée économiquement qu'il faut industrialiser » ; nous savons très bien aujourd'hui que l'hyperindustrialisation conduit à des dégradations écologiques, et pas seulement écologiques, qui menacent tout un art de vivre. Il y a une gastrosophie, il y a une vie, il y a un tempérament méditerranéens, mille choses qui sont aussi menacées par ce qu'on appelle le développement. Il faut sauver et développer l'art de vivre méditerranéen.

Pour l'avenir, je verrai une double mission : la première c'est de reprendre le dialogue, reprendre cette boucle entre Orient et Occident, entre Nord et Sud, retrouver une autonomie qui serait une « autonomie dépendante » car rien n'est absolument autonome.

L'art de vivre européen pourrait aussi jouer un rôle d'apaisement, civiliser les conflits (on pense à l'Est, et au Moyen-Orient). La mission de la Méditerranée c'est d'être un lac « civilisationnel » majeur de cette ère planétaire. Le Méditerranéen doit retrouver le sens de cette mer-mère, de cette mer nôtre, sans léser nos autres filiations. Nous sommes des fils de la Méditerranée, nous sommes des enfants de la communication, nous sommes des enfants de la complexité, nous portons en nous une culture de la convivialité.

Une familiarité sans cesse contredite

Jacques Lacarrière - Les textes dont on entendra des extraits, qui sont des textes très courts, je les ai choisis dans l'optique du n° 7 de la revue, qui est le « lieu commun ». Je voudrais essayer de mettre au net, finalement, ce que je ressens de ce lieu depuis trente, quarante ans, parce qu'au fond, je n'ai fait que ça dans mon existence : cela fait quarante ans que je tourne autour de la Méditerranée ; tout au moins, je m'y fixe par endroits ; j'ai habité la Grèce pendant une quinzaine d'années, mais j'ai aussi tout de même vécu au Liban après la guerre, j'ai visité très souvent l'Égypte, j'ai visité très souvent la Turquie, j'ai habité partiellement aussi IĠItalie, j'ai été très souvent dans les pays du Maghreb. Tout ceci fait qu'à la longue, on a un étrange sentiment (que j'ai d'ailleurs évoqué au début de LĠÉté grec) qui est celui d'une familiarité sans cesse contredite : il y a une communauté très forte des lieux, du paysage ; la Méditerranée est aussi une terre de séismes et ce mot « fracture », on le retrouvera dans les faits et dans l'histoire, dans la terre, et dans les hommes (nous verrons sous quelle forme elle se manifeste dans la culture par exemple). On observe donc à la fois une unité, quelque chose qui semble vraiment commun, à commencer par les paysages, à commencer par les vignes, les oliviers, les cyprès. Et puis, en même temps, quelque chose de fondamentalement différent, et je dirai même en contradiction. Pourquoi ? Parce que la Méditerranée est un vivier, un vivier au sens propre et au sens figuré, c'est-à-dire un endroit où vivaient des éléments, cousins, parents et qui, par définition, vont entrer en conflit. Par exemple : il ne faut pas quand même se faire de la Méditerranée l'idée d'un lieu qui aurait été au cours des siècles une sorte de foyer, ou de creuset où se seraient peu à peu élaborés des idées et des comportements purement gratifiants, purement positifs et purement fondamentaux. C'est vrai aussi, mais la Méditerranée a, je crois, privilégié — et ceci bien avant les Grecs — des données parentales, autour de la notion de sang et de la notion de famille. Que vous preniez le thème de toutes les tragédies grecques, que vous preniez le thème historique de la vendetta, que vous preniez le thème en général de ce que devient la famille de sa source à son estuaire, on est à la fois dans la familiarité du sang et dans l'opposition fatale que le sang entraîne. La Méditerranée est donc une terre de conflits, comme l'a dit Héraclite très tôt. Où était Héraclite ? À la fontanelle de l'Orient et de l'Occident, en Asie Mineure, à Éphèse.

La discorde est créatrice

Quand on parcourt cette côte, que ce soit en bateau ou sur les routes, on est saisi par l'imbrication continuelle de la mer et de la terre, par le fait que ce sont des choses qui sont effondrées et d'autres qui ont resurgi de la mer par des séismes. C'est là qu'est née la pensée fondamentale où Orient et Occident se sont réunis autour d'un homme ou de quelques-uns qui ont dit : « Les choses ne peuvent se faire ici que dans la discorde, c'est-à-dire par la division qui recrée l'union. » Il n'y a pas d'évolution, de devenir possible si nous avons une identité unique qui évolue sans bouger. Donc, la discorde, éris en grec, veut dire la confrontation. Le conflit est créateur bien sûr du sang, qu'on répand par les guerres civiles très fréquentes en Méditerranée, par les guerres familiales comme les vendettas, ou les guerres entre les familles et les guerres à l'intérieur d'une même famille comme c'est le cas de tous les thèmes de la tragédie grecque. Prenons un exemple (il ne faut pas se limiter au monde gréco-latin : ce n'est qu'une époque, un épisode, dans la longue histoire de la Méditerranée) : dans le domaine le plus proche aujourd'hui, le plus actuel, les trois religions du Livre toutes issues de l'enseignement et de la présence d'Abraham, la religion chrétienne, la religion musulmane, sont toutes trois méditerranéennes. Et précisément parce qu'elles sont issues d'un même père, elles ne cessent de se combattre, précisément parce qu'elles ont un sang commun ou tout au moins un sang mythique, un sang figuré, elles ne cessent de se dire : c'est moi le véritable descendant, c'est moi le véritable héritier du message et du sang premier. Car malheureusement, c'est le problème. Lorsqu'on a un ancêtre unique, on sait bien que tous les fils se divisent et se battent ensuite en disant : c'est moi le représentant de ce sang, de l'enseignement, de la tradition. La Méditerranée c'est ça ! une source riche, commune, profonde, qui se divise entre des frères qui deviennent des frères ennemis. Les présocratiques avaient parfaitement senti que la Méditerranée n'existe que par les conflits.

La démocratie grecque : des liens de sang aux rapports entre citoyens

Qu'est-ce que c'est que la démocratie grecque ? C'est une tentative pour faire en sorte que désormais les rapports entre les hommes soient des rapports de citoyens et pas des rapports familiaux. Que la famille ne soit plus le noyau des décisions qui font qu'une cité va dans un sens ou dans un autre. Que le citoyen quand il vote, quand il choisit, ne soit pas fils d'un tel, ou frère d'un tel ; il est membre d'une communauté plus vaste dont il se sent l'habitant, dont il se sent même responsable mais qui n'est plus basée sur les droits du sang.

Autrement dit, on se base sur la conscience civique et plus du tout sur une sorte de privilège que donnerait le fait d'être le fils d'un tel. Ceci c'est une conquête grecque ; mais malheureusement, les conquêtes de ce genre, en Méditerranée, ont été très rares.

Cordoue, le lieu commun conscient

… On ne peut pas oublier les tentatives désespérées qui ont été faites pour que ce lieu commun par hasard ou par le hasard des paysages de la géologie et de l'histoire devienne un lieu commun, conscient. Ces moments ont été très rares mais ils ont existé tout de même. On ne peut pas oublier le califat de Cordoue, on ne peut pas oublier cette époque extraordinaire où aux XIe et XIIe siècles un rabbin, un imam et un prêtre chrétien pouvait passer des heures entières à philosopher et à discuter sur les mérites réciproques de leurs religions. Pour une fois ils se sentaient proches, par leur source, au lieu de se sentir ennemis par leur source. Il existe aussi une tentative moins connue qui a eu lieu au Xllle siècle dans le sud de la Turquie avec le peuple mystique qui vivait à Konya et qui avait déjà créé dans ces confréries de Derviches des lieux de rencontres avec l'orthodoxie chrétienne. C'était le fait dĠun mystique qui écrivait en persan. Il était turc el avait appris le grec pour pouvoir lire les Évangiles. Ces expériences rares n'ont pas laissé de traces très sensibles.

La Méditerranée, pour moi, reste toujours marquée par cette phrase d'Héraclite et vaut aussi par les images d'Empédocle qui faisait de l'attraction (c'est-à-dire d'Éros) et de la répulsion (c'est-à-dire le retrait) les deux forces fondamentales du monde, et de la réalité qu'il avait sous les yeux. Il y avait dans le monde un système qui était celui de l'éternel conflit entre ces principes qui, pour eux, se trouvaient aussi inscrits dans la réalité historique.

Sophistes, historiens et tragiques grecs ont bien senti que c'est le jour où cette Méditerranée — qu'ils appelaient leur mère — saurait créer des liens entre les hommes qui ne dépendraient plus de cette fatalité du sang, que quelque chose commencerait à se construire.

Les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur de ces aspirations mais c'est vrai qu'elles sont nées en Méditerranée, et qu'elles sont nées là, il y a maintenant vingt-cinq siècles.

(Intervention, depuis la salle, de Philippe Renard, responsable de l'Association « Dédicaces ». II évoque les débats organisés par son association, avec Gilles Kepel, Slimane Zeghidour et Marek Halter qu'il qualifie de « représentants des communautés ennemies ». II met l'accent sur l'actualité de la Méditerranée, l'échange et la rencontre).

Philippe De Georges - La Méditerranée est bien actuelle par cette tension permanente et cette possibilité de créer des passerelles ou dialectiser les conflits. En entendant Jacques Lacarrière, je pensais à Nikos Kazantzaki (Les Frères ennemis). Jacques Lacarrière évoque souvent, dès L'Été grec, ce moment de naissance de l'Autre en Grèce avec L'Orestie et le meurtre de Clytemnestre, ce moment où la rupture des liens de sang fait exister l'Autre, comme quelqu'un avec qui un dialogue, une reconnaissance est possible (voir La Mètis n° 7 entretien avec Jacques Lacarrière). Mais, je ressens surtout l'actualité du conflit. La question que j'aimerais poser à Edgar Morin et Jacques Lacarrière, c'est justement : comment peut-on intervenir ou penser dans ce débat, qu'est-ce qui peut permettre de pacifier la rencontre entre moi et mon semblable ?

Penser non à la source mais à l'estuaire

Jacques Lacarrière - Si j'avais une solution toute prête, ce serait tout à fait magnifique ! Mais pour essayer une formule, puisque c'est quand on se réfère à l'ancêtre qu'on se divise, il faudrait, comme pour un fleuve qu'on saisit au milieu de son parcours, penser non à sa source, mais à son estuaire, c'est-à-dire à ce qui sera encore demain et après demain, Penser l'avenir est quand même une façon non pas d'oublier la source, mais d'essayer de la resituer, de situer le courant de ce fleuve qui pour l'instant est toujours vivant. Je pense particulièrement aux trois religions du Livre. Il y a des lieux saints, des lieux historiques où tout se cristallise.

Philippe De Georges - II en est un, c'est Jérusalem. Il est un autre lieu où l'aspect de surdétermination que souligne souvent Edgar Morin se retrouve tout à fait : c'est dans le conflit yougoslave, où la frontière entre Serbes et Croates n'est pas vraiment une frontière linguistique puisque la langue est la même mais une frontière d'alphabets, une frontière entre les anciens empires ottoman et austro-hongrois, la frontière entre laïcité et religions, mais aussi entre deux branches du christianisme, l'orthodoxe et le romain ; on retrouve la fracture Byzance/Rome dont parlait Edgar Morin tout à l'heure, On retrouve aussi, certainement, des degrés de développement économiques différents. Voici un pays, qui était né de Sarajevo ou du traité de Versailles, qui explose et on voit l'émergence de toutes les forces centrifuges. Ici comme ailleurs, le couvercle qui avait été mis par le communisme a sauté et on assiste au retour de tout ce qui était refoulé : les forces de division et la haine de l'Autre, On peut s'interroger un petit peu sur ce que, dans la réalité, on peut utiliser de tout ce que vous dites pour intervenir dans la vie de tous les jours.

Il faut que la laïcité se développe

Edgar Morin - C'est vrai que, de même que l'Europe se trouve aujourd'hui complètement hagarde et incapable d'intervenir dans le problème européen-clé qu'est celui de la Yougoslavie, problème qui est en même temps un problème méditerranéen-clé comme vous venez de le dire, de même la Méditerranée est tout à fait dépassée et incapable d'intervenir dans le conflit du Moyen-Orient et singulièrement du problème isra‘lo-palestinien. La preuve en est que les tentatives qui, j'espère, pourront aboutir et ont commencé à Madrid se continuent à Washington et, sur l'intervention de la grande super-puissance, les États-Unis, les Méditerranéens en sont dessaisis.

Il devrait se constituer une agence, un lieu commun des nations méditerranéennes, pas nécessairement sur le modèle de ce qui s'est créé pour l'Europe des Douze, mais incontestablement quelque chose qui serait un lieu de communication culturelle politique et économique.

En ce qui concerne les religions, je crois qu'il faut qu'à l'intérieur de chaque aire de religion se développe et ne régresse pas ce qu'on peut appeler la zone de laïcité qui est la grande conquête de la culture européenne, depuis la Renaissance et dans les siècles qui ont suivi. Cela veut dire que la sphère de la politique, la sphère de la cité devient le lieu des conflits d'idées mais n'est plus sous la gouverne de la religion. Il faut que les grandes religions deviennent des religions personnelles, de la subjectivité et non plus de l'État, de la société. C'est le problème-clé qui se pose aujourd'hui pour les pays musulmans.

Contrairement à ce qu'on a dit, il n'y a pas une incompatibilité spéciale de l'Islam avec la laïcité ou plutôt il y a une incompatibilité au même titre que le catholicisme médiéval ou le judaïsme rituel ont été ou sont incompatibles avec la laïcité (la laïcité ne veut pas dire du tout l'athéisme, l'anti-religion). Il faut que l'espace de la laïcité se développe.

Maintenant, il est certain que nous assistons et que nous allons assister à une lutte titanesque et incertaine entre ce que l'on pourrait appeler les forces d'associations de tous ordres (économiques, politiques, culturelles) et les forces de dislocations et de ruptures.

L'époque de fécondité historique de l'État-nation est terminé ; les grands problèmes se posent au-delà de ces cadres et c'est un peu ce qui s'essaie lentement, timidement en Europe, dans l'Europe des Douze et, nous le voyons à travers des avatars incroyables, dans l'ex-URSS où les processus de décomposition sont en même temps accompagnés de tentatives de recomposition. Nous ne savons pas qui finalement, l'emportera.

(De la salle, Mme Christine Martineau revient sur le lien, qui lui paraît abusif, fait entre le meurtre de Clytemnestre et la naissance de l'Autre, en Grèce. Elle propose de voir dans la trilogie d'Eschyle le passage des droits de la mère au droit du père. Il s'agirait plutôt donc de la naissance du patriarcat ! Il paraît à l'intervenante que c'est toujours cette question qu'on se heurte, notamment avec l'intégrisme musulman.)

Philippe De Georges - Jacques Lacarrière va répondre, mais loin de moi l'envie de faire l'apologie du meurtre de la mère ! Ce à quoi je faisais allusion de façon lapidaire, c'est à la prise de distance avec la mère comme lieu de l'origine, c'est-à-dire comme celle de qui on vient, et avec laquelle il faut bien qu'une distance s'installe, qu'un écart s'installe, pour que le sujet puisse advenir et puisse vivre. C'est en ce sens, pas au sens d'un meurtre réel, de la même façon que parler d'Œdipe, ça n'est pas faire l'apologie du meurtre de Laïos ou du fait de se crever les yeux comme si c'était un moyen d'accéder à quoi que ce soit. Je fais simplement allusion au fait que cette tragédie met en forme, semble-t-il, un moment de virage historique où quelque chose de neuf apparaît.

On peut parler d'un mythe du Père qui représente le recours à un tiers extérieur, tiers qui permet au sujet de s'éloigner de la mère des origines.

Oreste est responsable devant les hommes

Jacques Lacarrière - Ce qui est une conquête et une découverte fondamentale, ce n'est pas du tout le fait que le meurtre de la mère puisse être d'une façon quelconque approuvé par une société qui le considérait comme le pire des crimes. Le matricide était tenu en Grèce pour pire qu'un infanticide, puisqu'il n'avait pas de solution dans les Enfers. Ce qui caractérise simplement les Euménides, c'est que désormais Oreste est redevable devant les hommes. Si des dieux interviennent, c'est à titre de référence suprême.

Désormais les hommes prennent en charge ces problèmes qui, avant, n'appartenaient qu'à la religion. Ils sont également bien placés pour décider si Oreste doit être ou non purifié du meurtre de sa mère, et ils décident de le purifier moyennant un certain nombre de rituels religieux. C'est une grande conquête, parce qu'elle va de pair avec la responsabilité des citoyens qui décident s'ils gardent ou non quelqu'un qui a commis ce qui était bien ressenti par les sociétés du temps comme un sacrilège. Désormais, les hommes ont droit à la parole, et le tribunal qui est édifié est un tribunal d'hommes. Je considère cela comme l'avancée conjointe du théâtre et de la démocratie. C'est la fin de l'archaïsme et c'est la naissance d'un comportement où l'on est redevable à ses contemporains et pas seulement aux forces intemporelles des dieux. C'est le sens du procès d'Oreste dans Les Euménides.

Une spécificité méditerranéenne ?

(Jean-Louis Maunoury se demande si, au-delà des paysages, il y a une spécificité méditerranéenne. Est-ce d'avoir été le lieu de naissance du monothéisme ? Celle-ci est-elle une occurrence historique aléatoire ou une nécessité de l'histoire ? Le monothéisme est-il vecteur de laïcité ou vecteur de fanatisme ?)

Edgar Morin - Si vous cherchez l'essence irréductible de ce qui est méditerranéen, vous ne la trouverez pas et tout d'abord, vous ne la trouverez pas dans le monothéisme ! Vous avez vous-même dit qu'il y a eu les polythéismes ; on peut parler aussi de la philosophie, qui essaye d'expliquer le monde avec des concepts, des notions, et de la démocratie qui place la cité peut-être sous la protection d'un dieu, mais où les citoyens gouvernent ; tout ceci n'est pas le monothéisme. Je pense qu'il y a un complexe méditerranéen, c'est lui qui est unique, c'est comme un cocktail. C'est un cocktail culturel, historique, tout à fait unique, qui comporte en son cœur justement une conflictualité qui n'est pas seulement destructrice, mais est en même temps créatrice selon la parole d'Héraclite, cité par Lacarrière.

Quant au problème très intéressant du monothéisme, c'est quelque chose qui a surgi d'un côté de façon donc abrahamique, chez un chef de tribu nomade. Mais il est né d'une autre façon en Égypte ; cela n'a pas duré longtemps mais enfin c'est sorti quand même du dieu soleil, de Aton.

Il est important de noter que, plus que l'idée de Dieu unique, c'est l'idée du salut qui a été développée dans le christianisme et dans l'islam alors qu'elle n'était pas présente dans le judaïsme du moins jusqu'à l'époque des derniers prophètes.

La « fracture » d'Anaxagore

Jacques Lacarrière - J'ajouterai simplement que le monothéisme est né dans un lieu, dans une ethnie qui appartient fondamentalement au Proche-Orient et au croissant fertile. La transcendance qui est vraiment née avec les Hébreux a quand même des sources, comme l'a montré Bottéro dans son livre magnifique qui s'appelle La Naissance de Dieu.

Le grand acquis des Hébreux, c'est effectivement la transcendance. Ceci s'est répandu ensuite en Méditerranée par l'intermédiaire du christianisme, mais n'est pas fondamentalement méditerranéen.

La seule chose que j'essaierai de définir comme méditerranéenne — même si ce n'est qu'un aspect partiel des choses mais si important que nous y revenons toujours —, c'est, à la fracture, à la fontanelle de l'Asie Mineure, la phrase qu'a prononcée Anaxagore, phrase qui d'ailleurs lui a coûté très cher puisqu'il a dû quitter Athènes. Anaxagore a dit que le soleil et les astres ne sont que des boules enflammées et non pas des dieux. il s'agit du décollement de la pensée mythique et donc religieuse, c'est-à-dire du décollement du sacré d'avec l'observation physique du monde. On ne peut pas célébrer cette date, on ne sait pas à quel moment l'homme s'est décollé du sacré pour expliquer le monde.

Il a pensé cela et il l'a dit exactement. Je dis que c'est un moment très important dont nous subissons encore les vibrations et qui d'ailleurs a été de nouveau éteint, de nouveau supprimé au temps des inquisitions religieuses du Moyen Âge. Mais c'est peut-être ce que la Méditerranée a apporté de fondamental, parce qu'il n'y a que là, je crois, que l'homme s'est littéralement décollé du sacré pour penser le monde et qu'il s'est dit, sans pour autant le combattre, qu'il y a peut-être un autre versant à l'explication du monde qui n'est pas uniquement l'intervention, la présence, et l'énergie des dieux. Il faut rendre hommage à Anaxagore d'avoir été le premier à nous montrer effectivement que le soleil peut être ressenti comme positif, sans pour autant qu'on le prenne pour un dieu. C'est peut-être cela qu'a été pour moi cette époque, l'époque primordiale dont nous sommes toujours dépendants.

Philippe De Georges - La question de Jean-Louis Maunoury me fait penser à l'entretien que nous avions réalisé avec Edgar Morin pour le numéro sur « l'Autre et l'ailleurs ». C'était au moment de l'effondrement du mur de Berlin, et nous lui avions demandé si nous entrions dans le XXle ou si nous revenions au XIXe.

La période d'euphorie après l'effondrement du nazisme, a donné suite au développement des guerres coloniales, de la terreur nucléaire, et de la guerre froide. Actuellement, il est vrai que l'on voit, comme l'a dit Edgar Morin, qu'aux phénomènes de décomposition, font souvent suite des phénomènes de réunification, des tendances à se retrouver, à refaire des liens, des liens qui ne sont pas ceux des empires, mais qui sont ceux des communautés qui se choisissent. Mais tout de même, on voit resurgir le nationalisme non pas sous les formes où il a pu accompagner le développement du XIXe siècle, mais sous les formes les plus intolérantes à l'égard de l'Autre, à l'égard de l'étranger. On voit aussi renaître les religions, pas sous la forme de l'esprit de Tolède, mais plutôt sous la forme de l'esprit des guerres saintes. Alors voici une question un peu provocatrice : Est-ce que le pire n'est pas devant vous ?… Vous me direz : « Le pire n'est jamais sûr ! »

Le pire n'est pas certain

Edgar Morin - Le pire n'est jamais sûr. Je disais tout à l'heure, qu'on entre dans une époque de turbulences qui peuvent très bien contaminer cette zone relativement paisible, qui est la zone de l'Europe de l'Ouest. Je dirai que ce nationalisme exacerbé, c'était celui qui existait pendant la guerre de 14, et qui a été réactivé pendant la deuxième guerre mondiale. C'est ce grand chauvinisme qu'on a pu dépasser, que l'on a vu du moins s'assoupir, grâce à la multiplication des communications de toutes sortes, qui se sont développées entre les pays qui ont créé le Marché commun (voyages, pas seulement d'affaires, pas seulement de tourisme, relations intellectuelles, culturelles, etc.). C'est la multiplication des communications qui effectivement, peut créer un assouplissement ou un affaiblissement de ces facteurs égocentriques, c'est la communication qui doit sauver de ces replis sur soi. Maintenant, je pense quand même qu'un très grand problème a été résolu pour quelques dizaines d'années sans doute, c'est celui du totalitarisme. Le XXe siècle a connu deux moments terribles : il y a eu un moment où le totalitarisme nazi a entièrement submergé l'Europe, il était même arrivé aux portes de Moscou, autour de Léningrad, et jusque dans le Caucase. Et nous l'avons vu s'effondrer de l'extérieur, sous les bombes. Et puis l'autre grand totalitarisme, qui avait commencé une fuite en avant, qui disposait d'une énorme force militaro-industrielle, a celui-ci implosé de l'intérieur.

Tout ceci nous montre que les problèmes qui se trouvaient plus ou moins congelés par l'affrontement des deux blocs restaient et ils réapparaissent et ce sont dans le fond les problèmes fondamentaux de notre ère planétaire: tout est solidaire dans la planète, tout ce qui Se passe autour de la planète se répercute sur une autre, mais cette solidarité ne se manifeste jusqu'à présent qu'à travers les conflits. Ces deux guerres mondiales qui ont fait progresser l'ère planétaire, qui ont fait prendre conscience de la mondialité aujourd'hui l'enjeu est décisif… On peut dire fédéralisme ou barbarie, ou associationnisme ou barbarie.

La Méditerranée est un lieu de l'improbable

Le pire est probable quand on prend le mot de probabilité dans le sens de ce qui est susceptible de se produire. L'observateur d'aujourd'hui, qu'est-ce qu'il prévoit ? La dissémination nucléaire, la miniaturisation nucléaire, des déséquilibres démographiques énormes, des déséquilibres économiques qui s'accroissent, des crises de tous ordres, pas seulement économiques mais sans doute de graves crises civilisationnelles, la perte d'un futur régulateur puisque nous avons vécu sous la croyance d'un progrès quasi programmé par les lois de l'histoire ou par le devenir historique. On se rend compte que le progrès n'est absolument pas programmé, que l'avenir est incertain. Donc le probable effectivement, c'est le pire ou une des formes de pire. Mais la Méditerranée est un des lieux où c'est l'improbable qui réussit à triompher. C'est ce qui s'est passé par deux fois au moment des guerres médiques où justement le grand empire continental devait, selon tous les calculs de probabilité, submerger la petite Athènes et ses quelques maigres alliés ; eh bien, par deux fois, Athènes a résisté, et une des conséquences de cette résistance a été la réforme démocratique, l'instauration de la démocratie, le développement de la pensée philosophique, laïque, a été tout ce qui a été la base de ce que nous considérons comme l'un des trésors les plus importants de notre culture, de notre histoire. L'improbable est arrivé, il n'est pas dit que l'improbable ne pourra pas se reproduire justement, dans une sorte de sursaut, de réveils multiples qui feront que les forces associatives pourront réguler la situation qui, évidemment est planétaire. Dans ce sens, la Méditerranée est le microcosme intense de la planète : la grande ligne de fracture est là, elle traverse l'ex-URSS, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, le monde chrétien, le monde islamique et puis elle continue, elle va au Moyen-Orient, tout y est ! Occident et Orient, tension vers le futur et tension fondamentaliste vers le passé, tous les grands conflits de la planète, ont une ligne de virulence qui se trouve actuellement dans la partie est de la Méditerranée.

(Depuis la salle, Serge Angel se demande si les manuscrits de la mer Morte ne font pas apparaître le monothéisme comme antérieur au polythéisme qui en serait une forme de décadence.)

Les manuscrits de la mer Morte

Edgar Morin - La controverse principale est de savoir si les manuscrits de la mer Morte étaient des manuscrits qui relevaient tous de rites et des croyances de la secte des Ésséniens (à l'époque, il y avait plusieurs tendances chez les juifs : il y avait les Pharisiens, les Saduccéens, les Esséniens et les Zélotes). S'agit-il de cette secte-là, qui semble annoncer par beaucoup d'éléments le christianisme, ou de manuscrits que les défenseurs de Jérusalem avaient déposés pour les cacher aux Romains qui allaient donner l'assaut à leur ville ? Ce sont des manuscrits récents (deux siècles avant notre ère) et qui ne disent en rien que le monothéisme est antérieur au polythéisme. Quand vous prenez les croyances archaïques de l'humanité, vous trouverez partout un ensemble de croyances à des esprits, à des génies, à des dieux ; de temps en temps vous observez une tendance à un grand manitou, un dieu un peu plus grand que les autres.

L'annonce d'un messie

Jacques Lacarrière - Les manuscrits de la mer Morte n'ont strictement rien à voir avec les problèmes du monothéisme et du polythéisme. Ce qui trouble beaucoup ceux qui les ont découverts, c'est qu'ils annoncent un messie. Mais le monothéisme est antérieur de plusieurs siècles aux manuscrits de la mer Morte. Il est dans les textes les plus anciens de la Bible, mais les manuscrits de la mer Morte, sont des manuscrits qui annoncent un messie, qui par beaucoup de côtés, ressemble effectivement au Christ, et le problème est de savoir si le maître de justice, dont il est question, était déjà dans l'esprit de ceux qui les ont écrits, une préfiguration ou non de l'enseignement de Jésus ou de Jésus lui-même. Il conviendrait aussi de parler du monothéisme grec, et même déjà crétois. Ce phénomène est contemporain de l'époque abrahamique. Les monothéismes naissent en même temps. Le polythéisme grec était une pure apparence.

(Serge Angel pose une nouvelle question sur la nature des états totalitaires : l'Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne étaient-elles des états laïques ou religieux ?)

Fanatismes laïques et religieux

Edgar Morin - Par rapport à la religion traditionnelle, ce sont des états laïques, comme le régime de Saddam Hussein. Mais dans les deux, la religion au sens ancien est remplacée par une religion de l'État-nation. Il y a un culte de l'État-nation, avec des traits d'intolérance ou la référence à un sang commun. Il s'agit d'un autre fanatisme. Si les grandes religions ont donné de merveilleux exemples d'intolérance et de fanatisme (comme lors de la conquête du Mexique) elles n'en ont nullement le monopole.

Dans les temps modernes, les systèmes totalitaires ont pu exercer des modes de terreur et de contrôle des individus qui ont dépassé par exemple ceux que l'inquisition espagnole avait sur les juifs convertis au catholicisme. Alors le mot laïque doit être pris dans le sens où je l'entends, comme l'espace qui ouvre le débat sans qu'il y ait une contrainte qui permette de liquider tel ou tel interlocuteur. L'espace démocratique, c'est l'espace laïque.

Laïque ou « démotique »

Jacques Lacarrière - « Laïcité » est un terme qui convient mal à la Méditerranée ; il n'est pas d'origine méditerranéenne, il n'est pas né dans le contexte de la Méditerranée. C'est un mot européen : on pourrait dire que c'est une conquête beaucoup plus tardive par rapport à celle de la démocratie par exemple. En Grèce, il y a cette différence entre laïcos et dimoticos qui est déjà très marquée dès l'Antiquité. En français, on traduirait démotique par populaire car nous avons malheureusement un vocabulaire très pauvre. Quand nous disons populaire, est-ce que nous voulons dire PAR le peuple ou POUR le peuple ? C'est tout à fait différent. Le grec a cette différence : dimotikos, c'est ce qui vient du peuple, ce qui est son acquis et sa découverte, sa force, son énergie, son pouvoir. Le laïkos, c'est ce qu'on fait pour le peuple. Comme disait Edgar Morin, Tino Rossi est un chanteur laïkos, parce qu'il chante des choses qui plaisent au peuple. Le démotique c'est ce que le peuple invente lui-même et non pas ce qu'on fait à sa place pour lui, en croyant que cela va lui plaire. « Laïcité » est un mot assez ambigu parce que c'est quelque chose qui est fait pour l'ensemble du peuple sans que cela vienne véritablement de lui. En tout cas, ce serait le sens du mot à son origine.

Le refus et l'espoir

Philippe De Georges - Edgar Morin a mis en relief un autre lien entre le communisme et les religions : c'est l'idée de salut (voir La Mètis n° 2).

Les unes comme les autres ont offert des représentations consistantes du Refus et de l'Espoir : refus de l'injustice et de l'inégalité ; espoir d'un ordre différent, dans le monde ou au-delà. Ainsi Georges Steiner voit-il dans le marxisme un avatar du messianisme juif. Nikos Kazantzaki voyait dans la révolution bolchévique un retour à l'esprit de l'Évangile.

Mais il y a un élément de plus, c'est que le marxisme est une idéologie du XIXe siècle qui, à ces idées de Salut, rajoute le scientisme, la certitude scientifique.

D'où deux questions : peut-on encore imaginer aujourd'hui une politique scientifique, puisqu'un des attraits du marxisme a été de soutenir l'illusion que l'on puisse maîtriser l'histoire scientifiquement ?

Que deviennent le Refus, et l'Espoir ?

Edgar Morin - On a cru longtemps que la raison, la science ne pourraient que progresser et devraient apporter le meilleur pour l'humanité. Marx a été le plus proche du judéo-christianisme, il a trouvé le messie historique qui était le prolétariat. La science marxiste était la façon de camoufler totalement, aux yeux même de ceux qui promouvaient cette science, le caractère profondément religieux messianique de leur foi. Les raisons profondes de cette foi, les aspirations à plus de communauté, à plus de liberté qui ont nourri le socialisme au XIXe et au XXe siècle. Ces aspirations ne sont pas mortes, elles vont incontestablement renaître, mais je crois, j'espère du moins, cela ne sera plus sous la forme d'un nouveau salut terrestre, parce que ce salut terrestre a été terriblement destructeur, et meurtrier. Il faut que l'espérance soit une possibilité et non une certitude. Et quant à la politique, elle est un art, une stratégie, il n'y a pas de politique scientifique. Prenons même la science économique : c'est une science qui peut être fonctionnelle dans certaines conjonctures fragmentaires ou bien isolées mais dès qu'arrivent des perturbations, des crises, des krachs, les économistes se contredisent les uns les autres. Même l'économie n'est pas une science ; la sociologie heureusement, ne l'est pas du tout. Cela donnerait des pouvoirs de manipulations épouvantables aux politiques. Je pense que la politique s'appuie sur des données, des connaissances plus ou moins fiables mais qu'elle est, et restera un art. Et du reste, cela reprend la formule de Saint-Just : « Tous les arts ont produit des merveilles, seul l'art de gouverner n'a produit que des monstres. »

(Question d'une dame dans la salle - Je voudrais faire part simplement de réflexions qui me sont venues en vous écoutant. Je pense que le monde méditerranéen signifie et indique la mer et que les conflits sont entre des hommes qui vivent sur la terre. La plupart des conflits, ce sont les hommes de la terre qui ont voulu descendre à la mer : l'Autriche vers Trieste, Rome vers l'Adriatique, Madrid vers Barcelone, Jérusalem et plus actuellement la Croatie où les Serbes s'acharnent à détruire une ville qui est le symbole de toute une culture méditerranéenne. Et même lors de la guerre du Golfe, on a voulu résoudre la guerre du Golfe par la tempête du désert… Il y a un conflit entre la terre et la mer.)

Jacques Lacarrière - Je crois que vous avez tout à fait raison. Il faut préciser que les hommes ne communiquent que par la mer, et que les Terres ne communiquent pas. Les gens qui vivent dans les montagnes, en Sardaigne, en Crète ou en Thrace, ne se sont jamais rencontrés. Mais ceux qui ont vécu sur les rives et qui étaient aussi bien à Antioche qu'au Pirée ou en Sicile, se sont connus, puisque la mer est par excellence le lieu d'échanges, et qu'il est tout à fait évident que si l'on veut communiquer, c'est-à-dire si l'on veut non seulement échanger des marchandises et même disposer d'une certaine force pour explorer, connaître et définir les territoires de l'ennemi, c'est essentiellement par la mer qu'on le fait. Elle a servi à la fois à transporter les marchandises, les hommes, les idées et les dieux…

Vous aviez souhaité entendre quelques poèmes. JĠen ai traduit quelques-uns récemment et je les présente très rapidement : ils sont peut-être liés à la Méditerranée dans la mesure où les Orphiques étaient des communautés qui ont vécu en Thrace au Vle siècle avant J.C., mais qui ont commencé à essaimer sur l'ensemble du monde méditerranéen — on retrouve des traces au lle siècle et en Grèce et surtout en Italie du Sud et en Sicile. Je pourrais dire que ce qui les caractérise et qui me parait intéressant aujourd'hui, c'est que d'abord ils représentent un monothéisme absolu et que leur cosmogonie est passionnante. Le mythe orphique de la création du monde est celui d'un œuf primordial, très petit, très dense et très chaud, qui a explosé et de cette explosion est né le monde, c'est-à-dire d'abord la matière, ensuite la vie, et enfin l'homme. Nous serions donc les enfants, si je puis dire, d'un éparpillement, d'une explosion initiale. Dans la croyance orphique la raison pour laquelle les riverains de la Méditerranée et toutes les communautés avec lesquelles ils étaient en rapport ne se comprenaient pas, se trouvait dans le fait qu'ils étaient les enfants de la séparation et de l'éparpillement. Nous avons perdu la mère originelle, nous avons perdu la plénitude originelle et les langues, les coutumes, les façons de se vêtir font que chaque communauté ou chaque ethnie devient différente des autres ; là se trouve le risque de séparation et de malentendus… Pour les orphiques, il s'agissait de remonter le courant de cette explosion en vivant très strictement dans des communautés selon des modes ascétiques pour essayer de redonner le sens de la communion à une humanité qui se trouvait séparée par l'obstacle des langues, des coutumes et de leurs mythologies différentes.

Philippe De Georges - Je voudrais faire une petite remarque : Orphée avec cette vision d'un œuf originel s'inscrit en opposition radicale avec toutes les autres versions de cosmogonie, que ce soit celle d'Hésiode comme celle du judéo-christianisme où, dans les deux cas, ce qui est à l'origine c'est Chaos, c'est-à-dire l'abîme.

 

 

HYMNE À ZEUS

 

Je vais parler à ceux-là seuls

qu'il est permis d'instruire

Fermez les portes au profane

et tous écoulez la parole que nous donna

Musée, fils de la terre porte-lumière.

 

Je le dévoilerai la vérité.

Viens pieusement

fouler l'étroit sentier qui mène à la parole

et découvre l'unique roi du monde :

Il est né de soi-même

et, seul, il a construit le monde.

Et dans sa création il circule en personne sans que nul mortel

puisse l'apercevoir mais lui-même les aperçoit tous.

C'est lui qui fait jaillir le malheur du bonheur

et la guerre qui glace de peur et les douleurs qui font gémir.

Il n'est pas d'autre roi que ce sublime Souverain.

Si je ne peux le voir, c'est qu'une nuée sans cesse

le cache aux yeux du monde.

Les mortels ont des pupilles trop faibles, trop fragiles

pour voir ce Zeus qui gouverne notre univers.

Car il a établi son siège dans le ciel d'airain

sur un trône d'or et ses pieds effleurent la terre.

Il étend sa main droite jusqu'aux limites de l'océan.

Autour de lui bougent et tressaillent les hautes montagnes

et les fleuves et les profondeurs de la mer azurée…

Mais je ne peux en dire plus pour aujourd'hui.

Mes membres frissonnent en esprit. Du plus haut

des lieux, Zeus siège et règne et il ordonne tout, ô mon enfant.

Et toi, prends de saintes dispositions et domine ta langue.

Et cette parole, enfouis-la au plus profond de ta poitrine,

cette parole que je te révèle.

 

On regarde, près du vieux pont de pierre quĠombragent de grands érables, couler l'eau transparente de Mnémosyne, on ne peut s'empêcher de penser combien il est justement important — pour donner un sens à sa vie et à ses décisions — d'accorder à certains objets de lĠunivers une valeur ou une fonction privilégiée. Et c'est là, près de cette fontaine jaillissante, au pied des falaises où l'on distingue toujours les niches votives qui contenaient peut-être ces statues au sceptre entrelacé de serpents dont parle Pausanias, c'est là qu'il faut se remémorer, sur les bords de la source Mnémosyne, les vers attribués à Orphée, qui conviennent si bien à ces lieux et à leur légende :

 

« À l'entrée de la demeure des morts,

Tu trouveras sur ta gauche, une source.

Près d'elle, tout blanc, un grand cyprès.

Cette source, évite-la, ne t'en approche pas.

Tu en verras une autre qui sort du lac de Mémoire,

Eau froide qui jaillit. Des gardes la protègent.

Dis-leur : Je suis l'enfance de la terre et du Ciel étoilé,

De Lui, je viens.

La soif me consume et me tue. Ah ! donnez vite

L'eau froide qui jaillit du lac de Mémoire !

Et ils te permettront de boire à la source divine,

Et sur le temps, tu règneras. »

 

Ne fût-ce que pour ces vers, inspirés par le lieu, il faut se rendre, tout près de Lévadia, aux sources de Mnémosyne et de Léthé. Peu importe qu'on n'ait retrouvé ni l'emplacement de l'antre oraculaire, ni le puits, ni le souterrain où descendaient les consultants.

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