Rencontre publique entre Jacques Lacarrière et Edgar Morin.
Ce texte de la rencontre entre entre Jacques Lacarrière et Edgar Morin a été publié primitivement dans la revue La Mètis, que dirigeait alors Maryline Desbiolles (nº 8 « Méditerranée, Ruptures », mars 1992).
Nous remercions vivement Madame Sylvia Lacarrière-Lipa, Edgar Morin et La Mètis de nous avoir autorisé à reprendre ce texte sur ce site.
Mis en ligne le 4 novembre 2008.
© Sylvia Lacarrière-Lipa, Edgar Morin, Maryline
Desbiolles.
Notre lieu commun, la Méditerranée
Rencontre publique entre Jacques
Lacarrière et Edgar Morin
La Mètis a proposé à ses lecteurs
une rencontre avec Jacques Lacarrière et Edgar Morin, animée par Philippe
De Georges. Ce débat, organisé avec
la Médiathèque de la Ville de Nice a eu
lieu à l'auditorium du Musée
d'Art Moderne et d'Art
Contemporain de Nice, le 14 décembre 1991. Plusieurs textes poétiques choisis par Jacques
Lacarrière ont été lus lors de cette soirée par Sylvia Lipa.
À mi-parcours, entre le n° 7 de la revue (« Méditerranée,
le Lieu commun ») et le n° 8 (« Méditerranée, Ruptures »), cette soirée a
reflété, à travers le jeu des questions et des réponses, ces deux pôles entre
lesquels oscille toute réflexion sur cette mer et ses rivages :
Le lieu commun
… Le lieu commun, c'est celui où on se rencontre, le forum,
l'agora, la place ; c'est ce qui fait qu'on peut se sentir semblables par
les sites ou les cités, le paysage et ses oliviers, les jeux de la langue.
C'est ce qui fait « comme-un ».
Cependant, cette mer n'a jamais été un lac tranquille au cœur du monde ancien, mais de tout
temps le lieu de conflits, d'oppositions, d'affrontements et de ruptures :
la Méditerranée est l'enseigne d'un irréductible discord : l'homme est divisé,
avec ses dieux, avec l'Autre, avec ses semblables, avec lui-même…
Lieu de la discorde
… Sur ces rivages sont nés l'écriture en Mésopotamie, l'alphabet
en Phénicie, le monothéisme entre Égypte et Canaan, la tragédie et la
démocratie en Grèce. Cette Méditerranée a-t-elle un avenir ? C'est sur
cette question que la discussion fut ouverte.
« Et au même moment sur tous les rivages de la Méditerranée, du
haut de toutes les terrasses de Palerme, de Ravello, de Raguse et d'Amalfi,
d'Alger et d'Alexandrie, de Patras et de Stamboul, de Smyrne et de Barcelone,
des milliers d'hommes étaient comme moi, retenant leur souffle et
disant : Oui. Et je pensais que si le monde sensible n'est qu'un tissu léger
d'apparences, un voile de chimères changeantes que la nuit nous déchirons et
que notre douleur essaie en vain de balayer, il est pourtant des hommes qui,
les premiers à en souffrir, reforment ces voiles, reconstruisent ces
apparences et font rebondir la vie universelle qui, sans cet élan quotidien, se
tarirait quelque part comme une source perdue dans la campagne. » Jean Grenier, Les ëles.
Unité et diversité d'une Méditerranée-paradoxe
Edgar Morin - Je
voudrais commencer par m'interroger sur cette notion faussement évidente. Il y
a une évidence géographique bien dessinée par les rivages qui font de cette mer
quelque chose de quasi clos. Mais la Méditerranée, c'est un mot qui évoque
plusieurs histoires très différentes, C'est un mot chargé de cultures, de
culture au « singulier », mais aussi de cultures au
« pluriel », c'est-à-dire de diversités extraordinaires ; d'où
la difficulté à penser
la Méditerranée : il faut penser à l'unité, mais il faut penser aussi à la
diversité. En effet, on peut parler d'un homme méditerranéen comme le faisait
Camus ; mais en même temps, on voit, comme vous venez de le dire, que
c'est le lieu des plus grands affrontements, des plus grands antagonismes sans
doute, de l'histoire. Qu'elle est l'unité à travers la diversité culturelle,
historique, voilà un paradoxe. Pour avoir une compréhension complexe, c'est un
peu comme pour l'Europe, il faut éviter une vision douceâtre et euphorique,
« tinorossique » si vous voulez, de la Méditerranée, C'est une mer
qui est salée, qui est amère, même s'il ne faut pas voir que l'amertume.
Paradoxe encore, de voir sur ces côtes à la
fois ce qu'il y a de plus aride et de plus fertile : l'aridité des maquis,
des montagnes dénudées, et la fertilité de quelques plaines littorales et puis
ensuite ses cultures en terrasses partout dans la Méditerranée, qui témoignent
d'un travail, d'un labeur incroyable. Lieu de labeur et en même temps lieu de
repos, du farniente de la place publique. Autre paradoxe : c'est un lieu
de la démesure, c'est le lieu du déferlement, du déferlement des grandes
Fois : le Christianisme, l'Islam, ont déferlé et puis le fanatisme s'est
imposé, Et en même temps, ce lieu de la démesure est un des rares lieux où la
mesure est née. Platon disait très justement que l'un ne va pas sans l'autre,
que l'équité, l'équilibre, la justice viennent de l'Hybris. La démesure, la
démence, c'est ça. Du reste, Nietzsche l'avait bien senti, qui avait rompu avec
la vision seulement mesurée, apollinienne de la Méditerranée et avait fait
ressortir le côté dionysiaque violent. Ici même notre ami Verdet a parlé d'une
Méditerranée noire, à côté de la Méditerranée lumineuse. Il y a quelque chose
donc d'extraordinaire dans cette rencontre de ce qu'il y a de plus
antagonique. De même l'esprit sacré et l'esprit profane. Ici naît l'esprit
profane, et parfois dans les mêmes esprits, ces choses se rencontrent. C'est la
mer de l'ambiguïté chez les mêmes individus. Les mêmes individus et les mêmes
groupes peuvent passer très rapidement du fanatisme furieux à la tolérance et à
la fraternisation. Le cas du Liban est typiquement méditerranéen, parce
que c'est d'une diversité extrême, de religions, d'ethnies qui vivaient en
paix ; cela a pu sembler être le modèle d'une Suisse méditerranéenne,
Suisse de paix. Puis dans son déchirement, elle est redevenue typiquement
méditerranéenne, mais dans l'autre sens ; déchirements, affrontements
de toute sortes : ethniques, religieux. Le Liban est un microcosme de la
Méditerranée,
Sur un autre plan, il faut voir que la Méditerranée est un lieu
de paradoxe géographique, parce que le lieu de naissance de l'Occident, le
premier lieu de naissance, se trouve en Méditerranée orientale, Dans les îles
grecques, en fait, quasi en Asie Mineure, et bien entendu à Athènes, c'est là
où naissent la laïcité politique, la démocratie et la philosophie, la
géométrie ; c'est là où naît effectivement le commerce, ou plutôt se développe
la communication. Il faut voir aussi que le développement de l'Occident, de
l'Europe occidentale, a eu besoin du passage par Bagdad et l'Afrique du
Nord via l'Espagne de cette pensée grecque que le monde européen latin avait
oublié : Aristote a dû passer par Bagdad et par Fès pour arriver à la Sorbonne, Je dirai encore que la
première Europe naît de la décadence de la Méditerranée : il a fallu à la fois la chute et le démembrement de l'empire romain, il a fallu
l'embouteillage continental, il a fallu l'invasion islamique, cette
coupure de la mer Méditerranée en deux (qui certes n'a pas été aussi radicale
que l'avait dit Pirène) mais il a fallu tous ces événements pour que naisse
cette première Europe médiévale. Mais ce qui est remarquable, c'est que la
deuxième Europe, l'Europe moderne naît du réveil de la Méditerranée, à partir
de Venise, à partir de Gênes, à partir des communications de toutes sortes (et
bien entendu, pas seulement la Méditerranée, mais aussi la Mer du Nord).
L'Europe naît en quelque sorte de l'irrigation du continent par les communications
entre la Méditerranée et la mer du Nord. Il faut donc relativiser toutes ces
notions « Orient-Occident », puisque l'Occident naît en Orient.
Comment dissocier le destin de l'Europe de celui de la Méditerranée ?
« Orient-Occident », « Europe-Méditerranée » chacune de ces
notions est génératrice de l'autre.
Une mer brisée
Ce qui est aussi intéressant, c'est que cette mer a été
brisée : pas seulement par la conquête musulmane, elle a été brisée d'abord
par la dualité entre Rome et Byzance et par la dualité entre le monde
occidental et le monde ottoman ; elle s'est brisée aujourd'hui avec cette
séparation entre l'Afrique du Nord et les pays de l'Europe du Sud.
Un grand problème, pour nous maintenant c'est de refaire
communiquer cette Méditerranée. Cette mer brisée s'est lacustrisée, est devenue
lac depuis en gros 1492 et
puis avec la suite, la défaite de l'invincible Armada, la prise de Gibraltar
par les Anglais. Dans ce lac, se sont affrontées les puissances
colonisatrices. C'est une mer dont les grandes brisures ne sont pas effacées,
qu'on voudrait effacer, et c'est une mer aussi qui, aujourd'hui, s'est
affranchie de la période colonisatrice et qui nous apparaît comme une mer
très continentale. Le côté, peut-être admirable, de la Méditerranée, c'est
qu'elle ne s'est pas laissée dévorer par les trois continents qui la chevauchent,
elle a réussi au contraire, à les
« méditerranéiser ». Tout commence avec Athènes qui, par deux fois,
résiste à la continentalisation, c'est-à-dire au déferlement de l'empire perse,
et puis qui ensuite, à peine un siècle plus tard, méditerranéise ce monde, pas
seulement perse, mais le monde asiatique.
Reprendre le dialogue
Alors quels sont les problèmes ? Les problèmes aujourd'hui
sont ceux du développement et du post-développement : il ne suffit pas de
dire : « voici une région sous-développée économiquement qu'il faut
industrialiser » ; nous savons très bien aujourd'hui que
l'hyperindustrialisation conduit à des dégradations écologiques, et pas
seulement écologiques, qui menacent tout un art de vivre. Il y a une
gastrosophie, il y a une vie, il y a un tempérament méditerranéens, mille
choses qui sont aussi menacées par ce qu'on appelle le développement. Il faut
sauver et développer l'art de vivre méditerranéen.
Pour l'avenir, je verrai une double mission : la première
c'est de reprendre le dialogue, reprendre cette boucle entre Orient et
Occident, entre Nord et Sud, retrouver une autonomie qui serait une « autonomie dépendante » car rien n'est
absolument autonome.
L'art de vivre européen pourrait aussi jouer un rôle
d'apaisement, civiliser les conflits (on pense à l'Est, et au Moyen-Orient). La
mission de la Méditerranée c'est d'être un lac « civilisationnel »
majeur de cette ère planétaire. Le Méditerranéen doit retrouver le sens
de cette mer-mère, de cette mer nôtre, sans léser nos autres filiations. Nous
sommes des fils de la Méditerranée, nous sommes des enfants de la
communication, nous sommes des enfants de la complexité, nous portons en nous
une culture de la convivialité.
Une familiarité sans cesse contredite
Jacques Lacarrière - Les
textes dont on entendra des extraits, qui sont des textes très courts, je les
ai choisis dans l'optique du n° 7 de la revue, qui est le « lieu commun ». Je voudrais essayer de mettre au net, finalement,
ce que je ressens de ce lieu depuis
trente, quarante ans, parce qu'au fond, je n'ai fait que ça dans mon
existence : cela fait quarante ans que je tourne autour de la Méditerranée ;
tout au moins, je m'y fixe par endroits ; j'ai habité la Grèce pendant une
quinzaine d'années, mais j'ai aussi tout de même vécu au Liban après la
guerre, j'ai visité très souvent l'Égypte, j'ai visité très souvent la
Turquie, j'ai habité partiellement aussi IĠItalie, j'ai été très souvent dans
les pays du Maghreb. Tout ceci fait qu'à la longue, on a un étrange sentiment
(que j'ai d'ailleurs évoqué au début de LĠÉté
grec) qui est celui
d'une familiarité sans cesse contredite : il y a une communauté très forte
des lieux, du paysage ; la Méditerranée est aussi une terre de séismes et
ce mot « fracture », on le retrouvera dans les faits et dans l'histoire, dans la
terre, et dans les hommes (nous verrons sous quelle forme elle se manifeste
dans la culture par exemple). On observe donc à
la fois une unité, quelque chose qui semble vraiment commun, à commencer
par les paysages, à commencer par les vignes, les oliviers, les cyprès. Et
puis, en même temps, quelque chose de fondamentalement différent, et je dirai
même en contradiction. Pourquoi ? Parce que la Méditerranée est un vivier,
un vivier au sens propre et au sens figuré, c'est-à-dire un endroit où
vivaient des éléments, cousins, parents et qui, par définition, vont entrer en
conflit. Par exemple : il ne faut pas quand même se faire de la
Méditerranée l'idée d'un lieu qui aurait été au cours des siècles une sorte de
foyer, ou de creuset où se seraient peu à peu élaborés des idées et des
comportements purement gratifiants, purement positifs et purement
fondamentaux. C'est vrai aussi, mais la Méditerranée a, je crois, privilégié
— et ceci bien avant les Grecs — des données parentales,
autour de la notion de sang et de la notion de famille. Que vous preniez le
thème de toutes les tragédies grecques, que vous preniez le thème historique
de la vendetta, que vous preniez le thème en général de ce que devient la
famille de sa source à son estuaire, on est à la fois dans la familiarité du
sang et dans l'opposition fatale que le sang entraîne. La Méditerranée est donc
une terre de conflits, comme l'a dit Héraclite très tôt. Où était
Héraclite ? À la fontanelle de l'Orient et de l'Occident, en Asie Mineure,
à Éphèse.
La discorde est créatrice
Quand on parcourt cette côte, que ce
soit en bateau ou sur les routes, on est saisi par l'imbrication
continuelle de la mer et de la terre, par le fait que ce sont des choses qui
sont effondrées et d'autres qui ont resurgi de la mer par des séismes. C'est là
qu'est née la pensée fondamentale où Orient et Occident se sont réunis autour
d'un homme ou de quelques-uns qui ont dit : « Les choses ne peuvent se faire ici que dans la discorde, c'est-à-dire
par la division qui recrée l'union. » Il
n'y a pas d'évolution, de devenir possible si nous avons une identité unique
qui évolue sans bouger. Donc, la discorde, éris en grec, veut dire la
confrontation. Le conflit est créateur bien sûr du sang, qu'on répand par les
guerres civiles très fréquentes en Méditerranée, par les guerres familiales
comme les vendettas, ou les guerres entre les familles et les guerres à
l'intérieur d'une même famille comme c'est le cas de tous les thèmes de la
tragédie grecque. Prenons un exemple (il ne faut pas se limiter au monde
gréco-latin : ce n'est qu'une époque, un épisode, dans la longue histoire
de la Méditerranée) : dans le domaine le plus proche aujourd'hui, le
plus actuel, les trois religions du Livre toutes issues de l'enseignement et de
la présence d'Abraham, la religion chrétienne, la religion musulmane, sont
toutes trois méditerranéennes. Et
précisément parce qu'elles sont issues d'un même père, elles ne cessent de se
combattre, précisément parce qu'elles ont un sang commun ou tout au moins
un sang mythique, un sang figuré, elles ne cessent de se dire : c'est moi le
véritable descendant, c'est moi le véritable héritier du message et du
sang premier. Car malheureusement, c'est le problème. Lorsqu'on a un
ancêtre unique, on sait bien que tous les fils se divisent et se battent
ensuite en disant : c'est moi le représentant de ce sang, de l'enseignement,
de la tradition. La Méditerranée c'est ça ! une source riche, commune,
profonde, qui se divise entre des frères qui deviennent des frères ennemis. Les
présocratiques avaient parfaitement senti que la Méditerranée n'existe que par
les conflits.
La démocratie grecque : des liens de sang aux rapports entre citoyens
Qu'est-ce que c'est que la démocratie grecque ? C'est une
tentative pour faire en sorte que désormais les rapports entre les hommes
soient des rapports de citoyens et pas des rapports familiaux. Que la
famille ne soit plus le noyau des décisions qui font qu'une cité va dans un
sens ou dans un autre. Que le citoyen quand il vote, quand il choisit, ne soit
pas fils d'un tel, ou frère d'un tel ; il est membre d'une communauté plus
vaste dont il se sent l'habitant, dont il se
sent même responsable mais qui n'est plus basée sur les droits du sang.
Autrement dit, on se base sur la conscience civique et plus du
tout sur une sorte de privilège que donnerait le fait d'être le fils d'un tel.
Ceci c'est une conquête grecque ; mais malheureusement, les conquêtes
de ce genre, en Méditerranée, ont été très rares.
Cordoue, le lieu commun conscient
… On ne peut pas oublier les tentatives désespérées qui ont
été faites pour que ce lieu commun par hasard ou par le hasard des paysages de
la géologie et de l'histoire devienne un lieu commun, conscient. Ces moments
ont été très rares mais ils ont existé tout de même. On ne peut pas oublier le
califat de Cordoue, on ne peut pas oublier cette époque extraordinaire où aux
XIe et XIIe siècles un rabbin, un imam et un prêtre chrétien pouvait passer des
heures entières à philosopher et à discuter sur les mérites réciproques de
leurs religions. Pour une fois ils se sentaient proches, par leur source, au
lieu de se sentir ennemis par leur source. Il existe
aussi une tentative moins connue qui a eu lieu au Xllle siècle dans le sud de
la Turquie avec le peuple mystique qui vivait à Konya et qui avait déjà créé
dans ces confréries de Derviches des lieux de rencontres avec l'orthodoxie
chrétienne. C'était le fait dĠun mystique qui écrivait en persan. Il était turc
el avait appris le grec pour pouvoir lire les Évangiles. Ces expériences rares
n'ont pas laissé de traces très sensibles.
La Méditerranée, pour moi, reste toujours marquée par cette
phrase d'Héraclite et vaut aussi par les images d'Empédocle qui faisait de
l'attraction (c'est-à-dire d'Éros) et de la répulsion (c'est-à-dire le retrait)
les deux forces fondamentales du monde, et de la réalité qu'il avait sous les yeux.
Il y avait dans le monde un système qui était celui de l'éternel conflit entre
ces principes qui, pour eux, se trouvaient aussi inscrits dans la réalité
historique.
Sophistes, historiens et tragiques grecs ont bien senti que
c'est le jour où cette Méditerranée — qu'ils appelaient leur mère —
saurait créer des liens entre les hommes qui ne dépendraient plus de cette
fatalité du sang, que quelque chose commencerait à se construire.
Les résultats n'ont pas toujours été à la hauteur de ces
aspirations mais c'est vrai qu'elles sont nées en Méditerranée, et qu'elles
sont nées là, il y a maintenant vingt-cinq siècles.
(Intervention, depuis la salle, de Philippe Renard, responsable de l'Association « Dédicaces ». II évoque les débats organisés par son association,
avec Gilles Kepel, Slimane Zeghidour et Marek Halter qu'il qualifie de « représentants
des communautés ennemies ». II met
l'accent sur l'actualité de la
Méditerranée, l'échange et la rencontre).
Philippe De Georges - La
Méditerranée est bien actuelle par cette tension permanente et cette
possibilité de créer des
passerelles ou dialectiser les
conflits. En entendant Jacques Lacarrière, je pensais à Nikos Kazantzaki (Les Frères
ennemis). Jacques Lacarrière évoque souvent, dès L'Été grec, ce moment de naissance de l'Autre en Grèce avec L'Orestie et le meurtre de Clytemnestre, ce moment où la rupture des liens de sang fait exister l'Autre, comme
quelqu'un avec qui un dialogue, une reconnaissance est possible (voir La Mètis
n° 7 entretien avec Jacques Lacarrière).
Mais, je ressens surtout l'actualité du
conflit. La question que j'aimerais poser à Edgar Morin et Jacques Lacarrière, c'est justement :
comment peut-on intervenir ou penser
dans ce débat, qu'est-ce qui
peut permettre de pacifier la rencontre entre moi et mon semblable ?
Penser non à la source mais à l'estuaire
Jacques Lacarrière - Si
j'avais une solution toute prête, ce serait tout à fait magnifique ! Mais pour essayer une
formule, puisque c'est quand on se réfère à l'ancêtre qu'on se divise, il faudrait,
comme pour un fleuve qu'on saisit au milieu de son parcours, penser non à sa
source, mais à son estuaire, c'est-à-dire à ce qui sera encore demain et après
demain, Penser l'avenir est quand même une façon non pas d'oublier la source,
mais d'essayer de la resituer, de situer le courant de ce fleuve qui pour
l'instant est toujours vivant. Je pense particulièrement aux trois religions du
Livre. Il y a des lieux saints, des lieux historiques où tout
se cristallise.
Philippe De Georges - II en est un, c'est Jérusalem. Il est un
autre lieu où l'aspect de
surdétermination que souligne souvent Edgar Morin se retrouve tout à fait :
c'est dans le conflit yougoslave, où
la frontière entre Serbes et Croates n'est pas vraiment une frontière
linguistique puisque la langue est la même mais une frontière d'alphabets, une
frontière entre les anciens empires ottoman et austro-hongrois, la frontière
entre laïcité et religions, mais aussi entre deux branches du christianisme,
l'orthodoxe et le romain ; on retrouve la fracture Byzance/Rome dont
parlait Edgar Morin tout à l'heure, On retrouve aussi, certainement,
des degrés de développement économiques différents. Voici un pays, qui était né
de Sarajevo ou du traité de Versailles, qui explose et on voit l'émergence de toutes les forces centrifuges. Ici comme
ailleurs, le couvercle qui avait été mis par le communisme a sauté et on assiste au retour de tout ce qui
était refoulé : les forces de division et la haine de l'Autre, On peut
s'interroger un petit peu sur ce que, dans la réalité, on peut utiliser de tout
ce que vous dites pour intervenir dans la vie de tous les jours.
Il faut que la laïcité se développe
Edgar Morin - C'est vrai
que, de même que l'Europe se trouve aujourd'hui complètement hagarde et
incapable d'intervenir dans le problème européen-clé qu'est celui de la
Yougoslavie, problème qui est en même temps un problème méditerranéen-clé comme
vous venez de le dire, de même la Méditerranée est tout à fait dépassée et incapable d'intervenir dans le
conflit du Moyen-Orient et singulièrement du problème isralo-palestinien. La
preuve en est que les tentatives qui, j'espère, pourront aboutir et ont
commencé à Madrid se continuent à
Washington et, sur l'intervention de la
grande super-puissance, les États-Unis, les Méditerranéens en sont dessaisis.
Il devrait se constituer une agence, un lieu commun des nations
méditerranéennes, pas nécessairement sur le modèle de ce qui s'est créé
pour l'Europe des Douze, mais incontestablement quelque chose qui serait un
lieu de communication culturelle politique et économique.
En ce qui concerne les religions, je crois qu'il faut qu'à
l'intérieur de chaque aire de religion se développe et ne régresse pas ce qu'on
peut appeler la zone de laïcité qui est la grande conquête de la culture
européenne, depuis la Renaissance et dans les siècles qui ont suivi. Cela veut
dire que la sphère de la politique, la sphère de la cité devient le lieu des
conflits d'idées mais n'est plus sous la gouverne de la religion. Il faut que
les grandes religions deviennent des religions personnelles, de la
subjectivité et non plus de l'État, de la société. C'est le problème-clé qui se
pose aujourd'hui pour les pays musulmans.
Contrairement à ce
qu'on a dit, il n'y a pas une incompatibilité spéciale de l'Islam avec la laïcité
ou plutôt il y a une incompatibilité
au même titre que le catholicisme médiéval ou le judaïsme rituel ont été
ou sont incompatibles avec la laïcité (la laïcité ne veut pas dire du tout l'athéisme,
l'anti-religion). Il faut que l'espace de la laïcité se développe.
Maintenant, il est
certain que nous assistons et que nous allons assister à une lutte titanesque
et incertaine entre ce que l'on pourrait appeler les forces d'associations de
tous ordres (économiques, politiques, culturelles) et les forces de
dislocations et de ruptures.
L'époque de
fécondité historique de l'État-nation est terminé ; les grands problèmes
se posent au-delà de ces cadres et c'est un peu ce qui s'essaie lentement, timidement
en Europe, dans l'Europe des Douze et, nous le voyons à travers des avatars incroyables, dans
l'ex-URSS où les processus de décomposition sont en même temps accompagnés de
tentatives de recomposition. Nous ne savons pas qui finalement, l'emportera.
(De la salle, Mme Christine
Martineau revient sur le lien, qui lui paraît abusif, fait entre le meurtre de
Clytemnestre et la naissance de l'Autre, en Grèce. Elle propose de voir dans la
trilogie d'Eschyle le passage des droits de la mère au droit du père. Il
s'agirait plutôt donc de la naissance du patriarcat ! Il paraît à
l'intervenante que c'est toujours cette
question qu'on se heurte, notamment avec l'intégrisme musulman.)
Philippe De Georges - Jacques
Lacarrière va répondre, mais loin de moi l'envie de faire l'apologie du meurtre de la mère ! Ce à quoi je faisais allusion de façon
lapidaire, c'est à la prise de distance avec la mère comme lieu de l'origine,
c'est-à-dire comme celle de qui on vient, et avec laquelle il faut bien qu'une
distance s'installe, qu'un écart s'installe, pour que le sujet puisse advenir
et puisse vivre. C'est en ce sens, pas au sens d'un meurtre réel, de la même façon
que parler d'Œdipe, ça n'est pas faire l'apologie du meurtre de Laïos ou du
fait de se crever les yeux comme si c'était un moyen d'accéder à quoi que ce soit. Je fais simplement allusion
au fait que
cette tragédie met en forme, semble-t-il, un moment de virage historique où quelque chose de neuf
apparaît.
On peut parler d'un mythe du Père
qui représente le recours à un tiers extérieur, tiers qui permet au sujet
de s'éloigner de la mère des origines.
Oreste est responsable devant les hommes
Jacques Lacarrière -
Ce qui est une conquête et une découverte fondamentale, ce n'est pas du tout le
fait que le meurtre de la mère puisse être d'une façon quelconque approuvé par
une société qui le considérait comme le pire des crimes. Le matricide
était tenu en Grèce pour pire qu'un infanticide, puisqu'il n'avait pas de
solution dans les Enfers. Ce qui caractérise simplement les Euménides, c'est
que désormais Oreste est redevable devant les hommes. Si des dieux
interviennent, c'est à titre de référence suprême.
Désormais les hommes prennent en charge ces problèmes qui,
avant, n'appartenaient qu'à la religion. Ils sont également bien placés pour
décider si Oreste doit être ou non purifié du meurtre de sa mère, et ils
décident de le purifier moyennant un certain nombre de rituels religieux. C'est
une grande conquête, parce qu'elle va de pair avec la responsabilité des citoyens
qui décident s'ils gardent ou non quelqu'un qui a commis ce qui était bien
ressenti par les sociétés du temps comme un sacrilège. Désormais, les
hommes ont droit à la parole, et le tribunal qui est édifié est un tribunal
d'hommes. Je considère cela comme l'avancée conjointe du théâtre et de la
démocratie. C'est la fin de l'archaïsme et c'est la naissance d'un comportement
où l'on est redevable à ses contemporains et pas seulement aux forces
intemporelles des dieux. C'est le sens du procès d'Oreste dans Les Euménides.
Une spécificité méditerranéenne ?
(Jean-Louis Maunoury se demande
si, au-delà des paysages, il y a une spécificité méditerranéenne. Est-ce d'avoir été le lieu de
naissance du monothéisme ? Celle-ci est-elle une occurrence historique
aléatoire ou une nécessité de l'histoire ? Le monothéisme est-il vecteur de laïcité ou vecteur de
fanatisme ?)
Edgar Morin - Si vous
cherchez l'essence irréductible de ce qui est méditerranéen, vous ne la
trouverez pas et tout d'abord, vous ne la trouverez pas dans le monothéisme !
Vous avez vous-même dit qu'il y a eu les polythéismes ; on peut
parler aussi de la philosophie, qui essaye d'expliquer le monde avec des
concepts, des notions, et de la démocratie qui place la cité peut-être sous la
protection d'un dieu, mais où les citoyens gouvernent ; tout ceci n'est
pas le monothéisme. Je pense qu'il y a un complexe méditerranéen, c'est
lui qui est unique, c'est comme un cocktail. C'est un cocktail culturel,
historique, tout à fait unique, qui comporte en son cœur justement une
conflictualité qui n'est pas seulement destructrice, mais est en même temps
créatrice selon la parole d'Héraclite, cité par Lacarrière.
Quant au problème très intéressant du monothéisme, c'est quelque
chose qui a surgi d'un côté de façon donc abrahamique, chez un chef de tribu
nomade. Mais il est né d'une autre
façon en Égypte ; cela n'a pas duré longtemps mais enfin c'est sorti quand
même du dieu soleil, de Aton.
Il est
important de noter que, plus que l'idée de Dieu unique, c'est l'idée du salut
qui a été développée dans le christianisme et dans l'islam alors qu'elle
n'était pas présente dans le judaïsme du moins jusqu'à l'époque des derniers
prophètes.
La « fracture » d'Anaxagore
Jacques Lacarrière -
J'ajouterai simplement que le monothéisme est né dans un lieu, dans une ethnie
qui appartient fondamentalement au Proche-Orient et au croissant fertile. La
transcendance qui est vraiment née avec les Hébreux a quand même des
sources, comme l'a montré Bottéro dans son livre magnifique qui s'appelle La
Naissance de Dieu.
Le grand acquis des Hébreux, c'est effectivement la
transcendance. Ceci s'est répandu ensuite en Méditerranée par l'intermédiaire
du christianisme, mais n'est pas fondamentalement méditerranéen.
La seule chose que j'essaierai de définir comme méditerranéenne — même
si ce n'est qu'un aspect partiel des choses mais si important que nous y
revenons toujours —, c'est, à la fracture, à la fontanelle de
l'Asie Mineure, la phrase qu'a prononcée Anaxagore, phrase qui d'ailleurs lui a
coûté très cher puisqu'il a dû quitter Athènes. Anaxagore a dit que le
soleil et les astres ne sont que des boules enflammées et non pas des dieux. il
s'agit du décollement de la pensée mythique et donc religieuse,
c'est-à-dire du décollement du sacré d'avec l'observation physique du monde. On
ne peut pas célébrer cette date, on ne sait pas à quel moment l'homme s'est décollé
du sacré pour expliquer le monde.
Il a pensé cela et il l'a dit exactement. Je dis que c'est un
moment très important dont nous subissons encore les vibrations et qui
d'ailleurs a été de nouveau éteint, de nouveau supprimé au temps des
inquisitions religieuses du Moyen Âge. Mais c'est peut-être ce que la
Méditerranée a apporté de fondamental, parce qu'il n'y a que là, je crois, que
l'homme s'est littéralement décollé du sacré pour penser le monde et qu'il
s'est dit, sans pour autant le combattre, qu'il y a peut-être un autre versant
à l'explication du monde qui n'est pas uniquement l'intervention, la présence,
et l'énergie des dieux. Il faut rendre hommage à Anaxagore d'avoir été le
premier à nous montrer effectivement que le soleil peut être ressenti comme
positif, sans pour autant qu'on le prenne pour un dieu. C'est peut-être cela
qu'a été pour moi cette époque, l'époque primordiale dont nous sommes
toujours dépendants.
Philippe De Georges - La question
de Jean-Louis Maunoury me fait penser à
l'entretien que nous avions réalisé avec Edgar Morin pour le numéro sur « l'Autre et l'ailleurs ». C'était au moment de l'effondrement du mur de Berlin, et
nous lui avions demandé si nous entrions dans le XXle ou si nous revenions au XIXe.
La période d'euphorie après
l'effondrement du nazisme, a donné suite au développement des guerres coloniales, de la terreur nucléaire,
et de la guerre froide. Actuellement, il
est vrai que l'on voit, comme l'a dit Edgar Morin, qu'aux phénomènes de
décomposition, font souvent suite des phénomènes de réunification, des
tendances à se retrouver, à refaire des liens, des liens qui ne sont
pas ceux des empires, mais qui sont ceux des communautés qui se choisissent.
Mais tout de même, on voit resurgir le nationalisme non pas sous les formes
où il a pu accompagner le développement du XIXe siècle, mais sous les formes
les plus intolérantes à l'égard
de l'Autre, à l'égard de
l'étranger. On voit aussi renaître les religions, pas sous la forme de
l'esprit de Tolède, mais plutôt sous la forme de l'esprit des guerres saintes.
Alors voici une question un peu provocatrice : Est-ce que le pire n'est
pas devant vous ?… Vous me direz : « Le pire n'est jamais sûr ! »
Le pire n'est pas certain
Edgar Morin - Le pire
n'est jamais sûr. Je disais tout à l'heure, qu'on entre dans une époque de
turbulences qui peuvent très bien contaminer cette zone relativement paisible,
qui est la zone de l'Europe de l'Ouest. Je dirai que ce nationalisme exacerbé,
c'était celui qui existait pendant la guerre de 14, et qui a été réactivé pendant la deuxième
guerre mondiale. C'est ce grand chauvinisme qu'on a pu dépasser, que l'on a vu
du moins s'assoupir, grâce à la multiplication des
communications de toutes sortes, qui se sont développées entre les pays qui ont
créé le Marché commun (voyages, pas
seulement d'affaires, pas seulement de tourisme, relations intellectuelles,
culturelles, etc.). C'est la multiplication des communications qui effectivement,
peut créer un assouplissement ou un affaiblissement de ces facteurs
égocentriques, c'est la communication qui
doit sauver de ces replis sur soi. Maintenant, je pense quand même qu'un très
grand problème a été résolu pour quelques dizaines d'années sans doute, c'est
celui du totalitarisme. Le XXe siècle a connu deux moments terribles : il
y a eu un moment où le totalitarisme nazi a entièrement submergé l'Europe,
il était même arrivé aux portes de Moscou, autour de Léningrad, et jusque
dans le Caucase. Et nous l'avons vu s'effondrer de l'extérieur, sous les
bombes. Et puis l'autre grand totalitarisme, qui avait commencé une fuite en avant,
qui disposait d'une énorme force militaro-industrielle, a celui-ci implosé
de l'intérieur.
Tout ceci nous montre que les problèmes qui se trouvaient plus
ou moins congelés par l'affrontement des deux blocs restaient et ils
réapparaissent et ce sont dans le fond les problèmes fondamentaux de notre
ère planétaire: tout est solidaire dans la planète, tout ce qui Se passe autour
de la planète se répercute sur une autre, mais cette solidarité ne se manifeste
jusqu'à présent qu'à travers les conflits. Ces deux guerres mondiales qui ont
fait progresser l'ère planétaire, qui ont fait prendre conscience de la
mondialité aujourd'hui l'enjeu est décisif… On peut dire fédéralisme ou
barbarie, ou associationnisme ou barbarie.
La Méditerranée est un lieu de l'improbable
Le pire est probable quand on prend le mot de probabilité dans
le sens de ce qui est susceptible de se produire. L'observateur d'aujourd'hui,
qu'est-ce qu'il prévoit ? La dissémination nucléaire, la
miniaturisation nucléaire, des déséquilibres démographiques énormes, des
déséquilibres économiques qui s'accroissent, des crises de tous ordres,
pas seulement économiques mais sans doute de graves crises civilisationnelles,
la perte d'un futur régulateur puisque nous avons vécu sous la croyance d'un
progrès quasi programmé par les lois de l'histoire ou par le devenir
historique. On se rend compte que le progrès n'est absolument pas programmé,
que l'avenir est incertain. Donc le probable effectivement, c'est le pire ou
une des formes de pire. Mais la Méditerranée est un des lieux où c'est
l'improbable qui réussit à triompher.
C'est ce qui s'est passé par deux fois au moment des guerres médiques où
justement le grand empire continental devait, selon tous les calculs de
probabilité, submerger la petite Athènes et ses quelques maigres alliés ;
eh bien, par deux fois, Athènes a résisté, et une des conséquences de cette
résistance a été la réforme démocratique, l'instauration de la démocratie,
le développement de la pensée philosophique, laïque, a été tout ce qui a été la
base de ce que nous considérons comme l'un des trésors les plus importants
de notre culture, de notre histoire. L'improbable est arrivé, il n'est pas
dit que l'improbable ne pourra pas se reproduire justement, dans une sorte de
sursaut, de réveils multiples qui feront que les forces associatives pourront
réguler la situation qui, évidemment est planétaire. Dans ce sens, la
Méditerranée est le microcosme intense de la planète : la grande ligne de
fracture est là, elle traverse l'ex-URSS, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, le monde
chrétien, le monde islamique et puis elle continue, elle va au Moyen-Orient,
tout y est ! Occident et Orient, tension vers le futur et tension
fondamentaliste vers le passé, tous les grands conflits de la planète, ont une
ligne de virulence qui se trouve actuellement dans la partie est de la
Méditerranée.
(Depuis la salle, Serge Angel se
demande si les manuscrits de la mer Morte ne font pas apparaître le monothéisme
comme antérieur au polythéisme qui en serait une forme de décadence.)
Les manuscrits de la mer Morte
Edgar Morin - La
controverse principale est de savoir si les manuscrits de la mer Morte étaient
des manuscrits qui relevaient tous de rites et des croyances de la secte des Ésséniens
(à l'époque, il y avait plusieurs tendances chez les juifs : il y avait
les Pharisiens, les Saduccéens, les Esséniens et les Zélotes). S'agit-il de cette
secte-là, qui semble annoncer par beaucoup d'éléments le christianisme, ou
de manuscrits que les défenseurs de Jérusalem avaient déposés pour les cacher aux
Romains qui allaient donner l'assaut à leur ville ? Ce sont des manuscrits
récents (deux siècles avant notre ère) et qui ne disent en rien que le
monothéisme est antérieur au polythéisme. Quand vous prenez les croyances
archaïques de l'humanité, vous trouverez partout un ensemble de croyances à des
esprits, à des génies, à des dieux ; de temps en temps vous observez une
tendance à un grand manitou, un dieu
un peu plus grand que les autres.
L'annonce d'un messie
Jacques Lacarrière -
Les manuscrits de la mer Morte n'ont strictement rien à voir avec les problèmes
du monothéisme et du polythéisme. Ce qui trouble beaucoup ceux qui les ont
découverts, c'est qu'ils annoncent un messie. Mais le monothéisme est
antérieur de plusieurs siècles aux manuscrits de la mer Morte. Il est dans les
textes les plus anciens de la Bible, mais les manuscrits de la mer Morte,
sont des manuscrits qui annoncent un messie, qui par beaucoup de côtés,
ressemble effectivement au Christ, et le problème est de savoir si le maître de
justice, dont il est question, était déjà dans l'esprit de ceux qui les ont
écrits, une préfiguration ou non de l'enseignement de Jésus ou de Jésus
lui-même. Il conviendrait aussi de parler du monothéisme grec, et même
déjà crétois. Ce phénomène est contemporain de l'époque abrahamique. Les
monothéismes naissent en même temps. Le polythéisme grec était une pure apparence.
(Serge Angel pose une nouvelle
question sur la nature des états totalitaires : l'Allemagne hitlérienne et
la Russie stalinienne étaient-elles des états laïques ou religieux ?)
Fanatismes laïques et religieux
Edgar Morin - Par
rapport à la religion traditionnelle, ce sont des états laïques, comme le régime
de Saddam Hussein. Mais dans les deux, la religion au sens ancien est remplacée
par une religion de l'État-nation. Il y a un culte de l'État-nation, avec
des traits d'intolérance ou la référence à un sang commun. Il s'agit d'un
autre fanatisme. Si les grandes religions ont donné de merveilleux exemples
d'intolérance et de fanatisme (comme lors de la conquête du Mexique) elles n'en
ont nullement le monopole.
Dans les temps modernes, les systèmes totalitaires ont pu
exercer des modes de terreur et de contrôle des individus qui ont dépassé par
exemple ceux que l'inquisition espagnole avait sur les juifs convertis au
catholicisme. Alors le mot laïque doit être pris dans le sens où je l'entends,
comme l'espace qui ouvre le débat sans qu'il y ait une contrainte qui permette
de liquider tel ou tel interlocuteur. L'espace démocratique, c'est
l'espace laïque.
Laïque ou « démotique »
Jacques Lacarrière - « Laïcité » est un terme qui convient
mal à la Méditerranée ; il n'est pas d'origine méditerranéenne, il n'est
pas né dans le contexte de la Méditerranée. C'est un mot européen :
on pourrait dire que c'est une conquête beaucoup plus tardive par rapport à
celle de la démocratie par exemple. En Grèce, il y a cette différence entre laïcos
et dimoticos qui est déjà très marquée dès l'Antiquité. En français, on
traduirait démotique par populaire car nous avons malheureusement un
vocabulaire très pauvre. Quand nous disons populaire, est-ce que nous voulons
dire PAR le peuple ou POUR le peuple ? C'est tout à fait différent. Le
grec a cette différence : dimotikos, c'est ce qui vient du peuple,
ce qui est son acquis et sa découverte, sa force, son énergie, son pouvoir. Le laïkos,
c'est ce qu'on fait pour le peuple. Comme disait Edgar Morin, Tino Rossi
est un chanteur laïkos, parce qu'il chante des choses qui plaisent au
peuple. Le démotique c'est ce que le peuple invente lui-même et non pas ce
qu'on fait à sa place pour lui, en croyant que cela va lui plaire. « Laïcité » est un mot assez ambigu parce que c'est quelque
chose qui est fait pour l'ensemble du peuple sans que cela vienne véritablement
de lui. En tout cas, ce serait le sens du mot à son origine.
Le refus et l'espoir
Philippe De Georges - Edgar Morin
a mis en relief un autre lien entre le communisme et les religions : c'est
l'idée de salut (voir La Mètis n° 2).
Les unes comme les autres ont
offert des représentations consistantes du Refus et de l'Espoir : refus de
l'injustice et de l'inégalité ; espoir d'un ordre différent, dans le monde
ou au-delà.
Ainsi Georges Steiner voit-il dans le marxisme un avatar du messianisme juif.
Nikos Kazantzaki voyait dans la révolution bolchévique un retour à l'esprit de l'Évangile.
Mais il y
a un élément de plus, c'est que le marxisme est une idéologie du XIXe
siècle qui, à ces idées de Salut, rajoute le scientisme, la certitude
scientifique.
D'où deux questions :
peut-on encore imaginer aujourd'hui une politique scientifique, puisqu'un
des attraits du marxisme a été de soutenir l'illusion que l'on puisse maîtriser
l'histoire scientifiquement ?
Que deviennent le Refus, et
l'Espoir ?
Edgar Morin - On a
cru longtemps que la raison, la science ne pourraient que progresser et devraient
apporter le meilleur pour l'humanité. Marx a été le plus proche du
judéo-christianisme, il a trouvé le
messie historique qui était le prolétariat. La science marxiste était la façon
de camoufler totalement, aux yeux même de ceux qui promouvaient cette science,
le caractère profondément religieux messianique de leur foi. Les raisons
profondes de cette foi, les aspirations à plus de communauté, à plus de liberté qui ont
nourri le socialisme au XIXe et au XXe siècle. Ces aspirations ne sont pas
mortes, elles vont incontestablement renaître, mais je crois, j'espère du
moins, cela ne sera plus sous la forme d'un nouveau salut terrestre, parce que ce
salut terrestre a été terriblement destructeur, et meurtrier. Il faut que
l'espérance soit une possibilité et non une certitude. Et quant à la politique,
elle est un art, une stratégie, il n'y a pas de politique scientifique. Prenons
même la science économique : c'est une science qui peut être fonctionnelle
dans certaines conjonctures fragmentaires ou bien isolées mais dès qu'arrivent
des perturbations, des crises, des krachs, les économistes se contredisent les
uns les autres. Même l'économie n'est pas une science ; la sociologie
heureusement, ne l'est pas du tout. Cela donnerait des pouvoirs de
manipulations épouvantables aux politiques. Je pense que la politique s'appuie
sur des données, des connaissances plus ou moins fiables mais qu'elle est,
et restera un art. Et du reste, cela reprend la formule de Saint-Just : « Tous
les arts ont produit des merveilles, seul l'art de gouverner n'a produit que
des monstres. »
(Question d'une dame dans la
salle - Je voudrais faire part simplement de réflexions qui me sont venues en
vous écoutant. Je pense que le monde méditerranéen signifie et indique la mer
et que les conflits sont entre des hommes qui vivent sur la terre. La plupart
des conflits, ce sont les hommes de la terre qui ont voulu descendre à la mer : l'Autriche vers Trieste,
Rome vers l'Adriatique, Madrid vers Barcelone, Jérusalem et plus actuellement
la Croatie où les Serbes s'acharnent à
détruire une ville qui est le symbole de toute une culture
méditerranéenne. Et même lors de la guerre du Golfe, on a voulu résoudre la
guerre du Golfe par la tempête du désert… Il y a un conflit entre la terre et la mer.)
Jacques Lacarrière -
Je crois que vous avez tout à fait raison. Il
faut préciser que les hommes ne communiquent que par la mer, et que les
Terres ne communiquent pas. Les gens qui vivent dans les montagnes, en
Sardaigne, en Crète ou en Thrace, ne se sont jamais rencontrés. Mais ceux qui
ont vécu sur les rives et qui étaient aussi bien à Antioche qu'au Pirée ou en Sicile, se sont connus, puisque la mer
est par excellence le lieu d'échanges, et qu'il est tout à fait évident que si
l'on veut communiquer, c'est-à-dire si l'on veut non seulement échanger des
marchandises et même disposer d'une certaine force pour explorer,
connaître et définir les territoires de l'ennemi, c'est essentiellement par la
mer qu'on le fait. Elle a servi à la
fois à transporter les marchandises, les hommes, les idées et les dieux…
Vous aviez souhaité entendre quelques poèmes. JĠen ai traduit
quelques-uns récemment et je les présente très rapidement : ils sont
peut-être liés à la Méditerranée dans la mesure où les Orphiques étaient des
communautés qui ont vécu en Thrace au Vle siècle avant J.C., mais qui ont
commencé à essaimer sur l'ensemble du monde méditerranéen — on
retrouve des traces au lle siècle et en Grèce et surtout en Italie du Sud et en
Sicile. Je pourrais dire que ce qui les caractérise et qui me parait
intéressant aujourd'hui, c'est que d'abord ils représentent un monothéisme
absolu et que leur cosmogonie est passionnante. Le mythe orphique de la
création du monde est celui d'un œuf primordial, très petit, très dense et très
chaud, qui a explosé et de cette explosion est né le monde, c'est-à-dire
d'abord la matière, ensuite la vie, et enfin l'homme. Nous serions donc les enfants,
si je puis dire, d'un éparpillement, d'une explosion initiale. Dans la croyance
orphique la raison pour laquelle les riverains de la Méditerranée et toutes les
communautés avec lesquelles ils étaient en rapport ne se comprenaient pas, se
trouvait dans le fait qu'ils étaient les enfants de la séparation et de
l'éparpillement. Nous avons perdu la mère originelle, nous avons perdu la
plénitude originelle et les langues, les coutumes, les façons de se vêtir
font que chaque communauté ou chaque ethnie devient différente des autres ;
là se trouve le risque de séparation et de malentendus… Pour les orphiques, il
s'agissait de remonter le courant de cette explosion en vivant très strictement
dans des communautés selon des modes ascétiques pour essayer de redonner
le sens de la communion à une humanité qui se trouvait séparée par l'obstacle
des langues, des coutumes et de leurs mythologies différentes.
Philippe De Georges - Je voudrais
faire une petite remarque : Orphée avec cette vision d'un œuf originel
s'inscrit en opposition radicale avec toutes les autres versions de cosmogonie,
que ce soit celle d'Hésiode comme celle du judéo-christianisme où, dans les
deux cas, ce qui est à l'origine c'est Chaos, c'est-à-dire l'abîme.
HYMNE À ZEUS
Je vais parler à ceux-là seuls
qu'il est permis d'instruire
Fermez les portes au profane
et tous écoulez la parole que nous
donna
Musée, fils de la terre
porte-lumière.
Je le dévoilerai la vérité.
Viens pieusement
fouler l'étroit sentier qui mène à la
parole
et découvre l'unique roi du monde :
Il est né de soi-même
et, seul, il a construit le monde.
Et dans sa création il circule en
personne sans que nul mortel
puisse l'apercevoir mais lui-même les
aperçoit tous.
C'est lui qui fait jaillir le malheur
du bonheur
et la guerre qui glace de peur et les
douleurs qui font gémir.
Il n'est pas d'autre roi que ce
sublime Souverain.
Si je ne peux le voir, c'est qu'une
nuée sans cesse
le cache aux yeux du monde.
Les mortels ont des pupilles trop
faibles, trop fragiles
pour voir ce Zeus qui gouverne notre
univers.
Car il a établi son siège dans le
ciel d'airain
sur un trône d'or et ses pieds
effleurent la terre.
Il étend sa main droite jusqu'aux limites
de l'océan.
Autour de lui bougent et tressaillent
les hautes montagnes
et les fleuves et les profondeurs de
la mer azurée…
Mais je ne peux en dire plus pour
aujourd'hui.
Mes membres frissonnent en esprit. Du
plus haut
des lieux, Zeus siège et règne et il ordonne tout, ô mon enfant.
Et toi, prends de saintes dispositions
et domine ta langue.
Et cette parole, enfouis-la au plus
profond de ta poitrine,
cette parole que je te révèle.
On regarde,
près du vieux pont de pierre quĠombragent de grands érables, couler l'eau transparente
de Mnémosyne, on ne peut s'empêcher de penser combien il est justement
important — pour donner un sens à sa vie et à ses décisions — d'accorder à certains
objets de lĠunivers une valeur ou une fonction privilégiée. Et c'est là, près
de cette fontaine jaillissante, au pied des falaises où l'on distingue toujours les
niches votives qui contenaient peut-être ces statues au sceptre entrelacé de
serpents dont parle Pausanias, c'est là qu'il faut se remémorer, sur les bords
de la source Mnémosyne, les vers attribués à Orphée, qui conviennent si
bien à ces lieux et à leur légende :
« À l'entrée de la demeure des
morts,
Tu trouveras sur ta gauche, une source.
Près d'elle, tout blanc, un grand
cyprès.
Cette source, évite-la, ne t'en
approche pas.
Tu en verras une autre qui sort du lac
de Mémoire,
Eau froide qui jaillit. Des gardes la
protègent.
Dis-leur : Je suis l'enfance de la
terre et du Ciel étoilé,
De Lui, je viens.
La soif
me consume et me tue. Ah ! donnez vite
L'eau froide qui jaillit du lac de
Mémoire !
Et ils te permettront de boire à la
source divine,
Et sur le temps, tu règneras. »
Ne fût-ce que pour ces vers,
inspirés par le lieu, il faut se rendre, tout près de Lévadia, aux sources de
Mnémosyne et de Léthé. Peu importe qu'on n'ait retrouvé ni l'emplacement de l'antre
oraculaire, ni le puits, ni le souterrain où descendaient les consultants.