Jean Le Bihan est maître de conférences à
l'université Rennes 2. Il est spécialiste de l'histoire sociale et
administrative du XIXe siècle.
Mis en ligne le 4 novembre 2019.
Le Bretonisme de Guiomar, trente ans après
Préface à la seconde édition
On
ne peut assurément que se réjouir de l'initiative prise par la Société
d'histoire et d'archéologie de Bretagne de rééditer en coédition avec les
Presses universitaires de Rennes la thèse de Jean-Yves Guiomar,
qu'elle avait publiée il y a un peu plus de trente ans, en 1987, tant cet
ouvrage peut et doit être considéré comme un ouvrage qui compte. Il est
toujours difficile, il est vrai, de juger de l'impact d'un ouvrage de recherche
dès lors que l'on n'accorde qu'un crédit limité à toutes ces méthodes de
comptage qui se sont multipliées depuis quelques années en vue, dit-on, de
mesurer la valeur des productions scientifiques dans le domaine des sciences
humaines et sociales.
À force de fréquenter un champ historiographique, plus ou moins étendu, tout
historien, philosophe ou politiste parviendra toutefois à distinguer les
travaux les plus importants de ceux qui présentent un moindre intérêt
scientifique. De ces travaux qui importent, qui comptent, la marque est
certainement qu'il n'est plus possible, après leur publication, de penser tel
ou tel objet de connaissance de la même manière qu'auparavant, ce qui se voit
au fait qu'ils sont cités et discutés dans les recherches de qualité menées
ensuite sur des objets voisins. Tel est le cas, croyons-nous, du Bretonisme, dont la lecture demeure
incontournable pour qui se penche sur l'histoire du XIXe siècle breton mais aussi celui qui
entreprend de réfléchir à l'histoire des identités nationales, entendues lato
sensu, à l'échelle française et même européenne. Dès 1989, Guy Lemarchand
saluait sa sortie comme celle d'un « livre important » ; nous pensons que son intérêt n'a pas faibli et c'est ce que nous
souhaiterions essayer de démontrer dans cette préface que la disparition de
Jean-Yves Guiomar, il y a seulement deux ans, charge
d'une inévitable gravité.
Il
faut commencer par dire que Le Bretonisme constitue
toujours une excellente contribution à l'histoire de l'idée nationale, qui
s'est déployée, avec la fortune que l'on sait, dans l'Europe du premier XIXe siècle.
Ici, le mot bretonisme dérive de bretoniste,
néologisme formé par La Borderie pour désigner, par opposition aux romanistes,
les tenants d'une histoire de la Bretagne qui ne doit rien au monde gallo-romain.
Dans l'esprit de Jean-Yves Guiomar, le mot va
cependant plus loin et qualifie l'ensemble des historiens, au sens le plus
large du terme, qui se sont ingéniés à présenter la Bretagne comme, écrira-t-il
plus tard, « un ensemble distinct, par ses origines et ses caractéristiques, du
reste de la France »,
à la doter, en somme, d'une histoire à la fois particulière et glorieuse. Il
faut se représenter le travail immense qu'a nécessité une telle enquête, qui
n'a négligé aucun des livres, aucun des articles publiés par les historiens
bretons engagés dans ce combat historiographique, lequel bat son plein des
années 1840 aux années 1880 et dont les sociétés savantes en voie d'émergence ont
constitué non pas la seule – Jean-Pierre Chaline
a raison de relever ce fait important – mais l'une des principales arènes.
On
doit à la vérité de dire que lorsqu'il s'est emparé de cet ambitieux objet de
recherche, Jean-Yves Guiomar ne pénétrait pas tout à
fait dans une terra incognita. Dix ans avant Le
Bretonisme, avait paru, sous la plume de Bernard
Tanguy, Aux origines du nationalisme breton, un ouvrage centré sur les
débats relatifs à la langue bretonne qui avaient eu cours durant les deux
premiers tiers du XIXe siècle mais qui comportait aussi un développement substantiel sur le récit des
origines qu'avaient alors entrepris d'élaborer les historiens proprement dits,
et notamment La Borderie, auquel l'auteur dédiait un chapitre pionnier.
Comme Jean-Yves Guiomar l'a fait en son temps, il
nous plaît de rendre hommage à ce travail étayé et rigoureux que l'on tend,
semble-t-il, à perdre un peu de vue de nos jours. L'intérêt des universitaires
pour l'historiographie bretonne du XIXe siècle est donc plus ancien que Le Bretonisme ; précisément, il y a lieu de
penser que par-delà l'ouvrage de Bernard Tanguy, il remonte aux travaux du
chanoine Falc'hun de la fin des années soixante.
Il n'en reste pas moins que la réflexion était encore, on n'ose dire
balbutiante, à tout le moins parcellaire et inaboutie à la fin des années soixante-dix.
Là est bien le tour de force accompli par Jean-Yves Guiomar
: dans le fait d'avoir considérablement amplifié cette réflexion difficile et
exigeante, de l'avoir structurée et finalement fixée dans cette vaste
démonstration qu'est Le Bretonisme.
Nous
nous garderons bien de résumer cette démonstration par le menu. Tout juste
reviendrons-nous brièvement sur ses apports les plus décisifs. Le plus évident
d'abord : Le Bretonisme décrit avec une
parfaite précision comment, au cours de ces années, se sont élaborés un
ensemble de discours particularisants sur le passé breton. Longtemps, ces
discours se sont mal distingués de ce que Jean-Yves Guiomar
appelle le bretonisme littéraire, incarné par Hersart de La Villemarqué, mais
dès les années 1840, au moment où – est-ce un hasard
? – le mouvement de réforme de la langue bretonne s'enlise, ils trouvent
en La Borderie leur champion. En même temps qu'il est le plus grand historien
breton du temps, celui dont, à coup sûr, Jean-Yves Guiomar
a le plus longuement étudié l'œuvre, La Borderie est, pourrait-on dire, le principal
personnage du livre. L'idée que l'historien vitréen se fait des origines
bretonnes est fixée alors qu'il a tout juste vingt ans et il n'en changera pour
ainsi dire plus : installation des Bretons dans une Armorique quasi déserte au Ve siècle ; unification politique
de la Bretagne au IXe
siècle, sous la férule d'un Nominoé promu, à ce titre, père de la nation bretonne ;
goût de la liberté et esprit nativement résistant du peuple breton. En matière
de méthode, La Borderie est inclassable : chartiste, il introduit une
technicité inédite au sein des études historiques bretonnes ; mais il est aussi
un fervent catholique qui s'abstient de critiquer les vies de saints et veut,
avec obsession, établir que des liens consubstantiels unissent l'histoire de la
nation bretonne et celle de l'Église catholique. La démonstration est nette :
comme tant d'autres peuples au cours du XIXe siècle, les Bretons sont dotés d'un véritable récit national ; ce récit a pour
principal artisan La Borderie et pour principale particularité sa forte
dimension religieuse.
Le Bretonisme livre encore d'autres
conclusions très dignes d'intérêt, qui portent sur les historiens eux-mêmes.
Jean-Yves Guiomar considère que ces derniers ont fait
preuve d'un réel dynamisme au cours des années étudiées, et il rejette donc
l'analyse développée dix ans plus tôt par Charles-Olivier Carbonell,
qui avait classé la Bretagne au nombre des régions dites – fort
maladroitement, reconnaissons-le – « paresseuses
» en matière historiographique. Il démontre, par ailleurs, que les historiens
bretons – les bretonistes comme les autres
– étaient pleinement intégrés à des réseaux sociaux et intellectuels
centrés sur la capitale : réseaux personnels mais aussi formalisés à partir de
la monarchie de Juillet, qui a accompagné la création d'institutions culturelles
aussi importantes que le Comité des travaux historiques ou la Commission des
monuments historiques du statut de membre correspondant, au moyen duquel elle a
su enrôler nombre d'érudits provinciaux au service de son propre programme
idéologique. Ainsi est-il bien établi que l'école historique bretoniste, si particulariste qu'elle ait été en matière
historiographique, n'a jamais été isolationniste sur le plan des pratiques
sociales, bien au contraire. Comme y insistera plus tard Odile Parsis-Barubé en développant le raisonnement jusqu'à son terme : «
le "local" ne s'affirme pas contre la logique centralisatrice […] :
il se constitue par elle ». Le paradoxe n'est qu'apparent ; nous y reviendrons. On trouvera enfin
dans Le Bretonisme le contrepied de l'idée
selon laquelle les historiens bretons en général et les historiens bretonistes en particulier auraient formé un bloc
réactionnaire. Jean-Yves Guiomar ne nie évidemment
pas que certains d'entre eux ont été de purs traditionalistes mais il insiste
avec force sur le fait – capital – que le renouveau
historiographique qui saisit la Bretagne sous les monarchies censitaires plonge
d'abord ses racines dans un catholicisme d'inspiration libérale, un
« mennaisianisme au sens large », écrit-il. Que
l'on songe, par exemple, à la figure heureusement exhumée du Briochin Jules Geslin de Bourgogne, buchézien et
continûment modernisateur dans l'âme.
Qu'est devenu ce champ
d'étude depuis la parution du Bretonisme ? Il convient tout de suite
d'observer que Jean-Yves Guiomar lui-même n'y est que
très peu revenu et que quand il l'a fait, ce n'a été que pour reprendre ou
synthétiser tel dossier qu'il avait déjà travaillé.
On notera par ailleurs que ce champ n'a fait l'objet depuis lors d'aucune
recherche d'ampleur comparable à celle du Bretonisme,
ce qui n'étonne guère, pour dire le vrai. On ne peut soutenir, pour autant,
que notre connaissance de l'historiographie bretonne des années centrales
du XIXe siècle n'a pas
progressé. Au contraire, de multiples études ont paru depuis le tournant des
années 1990 qui ont contribué à l'enrichir au fil des ans. Ces études sont
d'ambition inégale, beaucoup ont un caractère monographique et intéressent
soit l'activité d'une société savante, soit le travail d'un érudit en
particulier, enfin un grand nombre d'entre elles sont disséminées dans les
bulletins édités par les sociétés savantes de la région. Il n'y aurait aucun
intérêt à en faire ici l'inventaire exhaustif, au reste aisément réalisable au
moyen des bases bibliographiques qui existent aujourd'hui.
On peut en revanche essayer de dégager les lignes de force qui structurent ce
champ de recherche et distinguer, pour ce faire, trois chantiers aux statuts
historiographiques bien marqués.
À
tout seigneur tout honneur : un mot d'abord du Barzaz
Breiz et d'Hersart de
La Villemarqué, qui, dans une perspective plutôt
littéraire qu'historique, a puissamment contribué à l'essor du bretonisme et qui, à ce titre, tient une place importante
dans le livre qui nous occupe. Le chantier du Barzaz
Breiz, s'il est toujours actif, s'est
radicalement transformé au cours de ces dernières années. Comme l'écrit Nelly
Blanchard ,
après que, dans sa thèse, Donatien Laurent eut en quelque sorte clos la « querelle » ouverte plus d'un siècle plus tôt autour de l'authenticité des
chants publiés,
Bernard Tanguy et Jean-Yves Guiomar ont quant à eux
apporté aux questions mêlées du rapport à l'histoire et de la vision du monde
du « barde de Nizon » des réponses que l'on peut,
pour l'heure du moins, considérer comme définitives. Qui entend continuer à
travailler la matière du Barzaz Breiz doit donc l'interroger autrement, par exemple en
envisageant l'ouvrage comme une création intellectuelle et esthétique.
Mais il s'ensuit qu'un tel déplacement tend à éloigner les études menées
actuellement sur La Villemarqué et son œuvre du champ
qui nous intéresse ici, ce qui ne revient évidemment pas à dire qu'elles ont
tout à fait cessé de contribuer à la réflexion sur l'essor de l'historiographie
bretonne au XIXe siècle.
Le
deuxième chantier nettement identifiable consiste dans l'étude de la vie et de
l'œuvre de La Borderie. Il a été relancé à l'occasion du centenaire de la mort de
l'historien, donnant lieu, à cette occasion, à un colloque
et une exposition accompagnée d'un catalogue de belle facture.
Si, autant qu'on puisse en juger, la présentation de la vision
laborderiste de l'histoire bretonne n'a pas varié,
nous en savons désormais un peu plus sur la manière de travailler de l'historien : sur son rapport aux sources ; sur sa façon de raisonner, dont Michel Denis a rappelé combien elle avait été
continûment écartelée entre son parti pris pour la méthode érudite d'un côté,
son ignorance des sciences auxiliaires de l'histoire et son « hagiographolâtrie
» de l'autre,
une façon de raisonner dont Hubert Guillotel a pour
sa part durci le caractère dogmatique et déploré la nocivité historiographique
à long terme ; enfin sur ce que l'on peut appeler sa rhétorique, grâce, par exemple,
aux pénétrantes observations de Jean-Christophe Cassard.
Des aspects jusque-là méconnus de la vie de La Borderie sont aussi sortis de
l'ombre à la faveur de ce regain d'intérêt qui a saisi universitaires et
érudits bretons au tout début du nouveau siècle. Certains sont anecdotiques
mais d'autres intéressent sa sensibilité d'historien et méritent attention.
Le
troisième et dernier chantier concerne l'essor de l'archéologie bretonne au XIXe siècle. Il peut
paraître plus périphérique que les deux autres dans la mesure où nombre des
archéologues bretons du temps se rattachaient au courant romaniste ; mais
il faut dire ici que Le Bretonisme, s'il est
centré sur les travaux de l'école bretoniste, traite,
d'une certaine façon, de l'ensemble des recherches historiques qui se sont
alors donné pour objet les origines bretonnes, y compris, donc, celles des
romanistes. Ainsi sommes-nous encore ici dans la pleine continuité des analyses
de Jean-Yves Guiomar. Les recherches intéressant ce
sous-champ de l'historiographie régionale se sont multipliées depuis une
quinzaine d'années. Décisive, à cet égard, a sans doute été la journée d'étude
consacrée à « la naissance de l'archéologie régionale dans l'Ouest armoricain », qui, non contente de produire des résultats, se voulait « le socle de
fondation à une entreprise historiographique » au long cours. Logiquement, deux terrains sont privilégiés par les travaux
actuels, Nantes et sa région d'une part, le Morbihan d'autre part, les deux
espaces pionniers de la recherche archéologique au XIXe siècle même. Les axes qui
structurent la réflexion intéressent l'histoire de la conservation monumentale,
des collections d'objets,
de la culture et du travail des archéologues à l'heure où ceux-ci entrent dans
une mue historique.
Particulièrement instructive est l'étude consacrée par Jacques Daniel au
romaniste Bizeul, saisi à un moment de sa trajectoire
intellectuelle où il personnifie en quelque sorte la transformation en cours du
travail archéologique.
Il faut enfin signaler l'analyse consacrée par Nathalie Richard à la
Polymathique du Morbihan, qui conclut à la marginalisation progressive des
archéologues morbihannais au sein d'un champ de recherche, la Préhistoire,
qui s'institutionnalise à partir du Second Empire.
La réflexion est stimulante, convaincante, et il serait certainement bienvenu
de l'étendre au pôle nantais. On voit, en définitive, combien ce chantier est
actif.
Le
champ d'étude délimité en son temps par Le Bretonisme
a donc été sérieusement retravaillé depuis trente ans. On a compris que le
rapport que tous les travaux précités entretiennent avec l'ouvrage pionnier de
Jean-Yves Guiomar est éminemment variable, ici de
filiation directe, là de simple influence. Il demeure que, partout, Le Bretonisme est présent, et, partout, comme
intellectuellement agissant. Ce serait aller trop loin, sans doute, que d'en
faire l'ossature de tout ce champ d'étude, mais on admettra au moins qu'il est
encore aujourd'hui le travail qui le structure le plus en profondeur, d'autant
qu'à bien examiner toute la littérature scientifique produite depuis la fin des
années 1980, on s'aperçoit que l'analyse de Jean-Yves Guiomar
n'a jamais été à proprement parler discutée. Remarquons que cette position
d'autorité, Le Bretonisme l'occupe aussi à
l'échelle de la recherche nationale, qui, au fil des ans, s'est enrichie
d'enquêtes similaires, lesquelles donnent à observer aujourd'hui l'étonnante
variété avec laquelle les historiens provinciaux ont fabriqué le passé de leur
petite patrie tout au long du XIXe
siècle.
Peut-être est-ce de la confrontation avec cette historiographie élargie que
viendra la discussion. Gagnerait en particulier à être reprise la question du
dynamisme intellectuel du milieu érudit breton, qui nous paraît, en l'état,
désigner l'une des rares zones de fragilité de ce travail exemplaire.
Le Bretonisme est un ouvrage historique à
plusieurs dimensions. On peut dire que tout son contenu, dont il a été question
jusqu'ici, est comme enclos dans une interrogation surplombante : les
origines du Mouvement breton. Dire que cette interrogation a considérablement
compté dans la vie et l'œuvre de Jean-Yves Guiomar
n'est certainement pas exagéré. Elle est, d'ailleurs, à l'origine même de
son maître livre si l'on en croit sa brève autobiographie intellectuelle : tôt
engagé dans le Mouvement breton, membre, successivement, du Mouvement pour
l'organisation de la Bretagne (MOB) et de l'Union démocratique bretonne (UDB),
le jeune Guiomar a vite éprouvé un malaise face à
l'usage essentialisé que les militants autonomistes faisaient de la notion de
Bretagne. Qu'est-ce, donc, que la Bretagne ? C'est, si l'on veut, cette
question qui l'a conduit peu à peu à se tourner vers les historiens bretons du XIXe siècle, puis à
s'engager dans la préparation du Bretonisme.
Le contexte scientifique était, il est vrai, porteur puisque ces années
soixante-dix sont aussi celles du regain d'intérêt de la communauté historienne
pour la question des origines et du développement du nationalisme.
À l'arrivée du parcours, en 1986, Jean-Yves Guiomar
revient sur son intention première et formule une conclusion forte qui se
compose de deux arguments complémentaires. Certes, assure-t-il, les bretonistes n'ont pas été insensibles à la cause de la
Bretagne. Au contraire, on doit même reconnaître que dès sa création en 1843,
l'Association bretonne a eu en vue de former un « parti culturel breton », et,
au-delà, que les sociétés savantes dans leur ensemble ont su jeter les bases
d'une véritable « conscience régionale », expression qui revient assez souvent
dans Le Bretonisme. Pour autant, ajoute-t-il,
la discontinuité est trop marquée pour que l'on puisse considérer que le
Mouvement breton a été enfanté par le bretonisme. Ce
qui le conduit en définitive à réviser, avec une grande honnêteté, la
chronologie qu'il avait lui-même proposée quelques années plus tôt : non, le Mouvement
breton n'est pas né en 1844 avec la création de la classe d'archéologie de
l'Association bretonne,
mais un demi-siècle plus tard avec celle des premières organisations
régionalistes — Union régionaliste bretonne (URB), Fédération
régionaliste de Bretagne (FRB), etc.
Il
faut s'arrêter un instant sur cette question capitale de la discontinuité entre
le bretonisme et le Mouvement breton. Affirmer que
cette discontinuité est forte et décisive, comme le fait Jean-Yves Guiomar, ne revient nullement à dire que le premier Emsav ne doive rien au bretonisme.
Tout au contraire : c'est évidemment dans la richesse patrimoniale mise au jour
par les savants du XIXe siècle, dans la profusion de leurs écrits sur l'histoire longue de la Bretagne,
que les militants de la Belle Époque ont puisé les ingrédients de leur discours
revendicatif. Où les auraient-ils trouvés sinon? Des hommes, même, ont fait le
lien entre l'un et l'autre mouvement dans le cours de leur propre vie, tel le
marquis de l'Estourbeillon. Reste qu'à de rares
exceptions près, les bretonistes n'ont jamais eu en
vue de mobiliser les masses populaires de leur temps, ni, partant, de faire
advenir des organisations politiques telles que celles qui verront le jour à
partir de 1898. Là, précisément, réside la discontinuité entre le bretonisme et le Mouvement breton selon Jean-Yves Guiomar. Plus récemment, Michel Denis a repris
le problème à travers la question centrale de l'héritage intellectuel de La
Borderie au sein de l'Emsav et abouti à des
conclusions en tout point similaires.
Si l'œuvre historique de La Borderie et en particulier son Histoire de
Bretagne ont été beaucoup lues par les militants bretons du début du XXe siècle, elles
étaient en fait complètement inassimilables par la nouvelle idéologie
autonomiste : parce que « l'historien national de la Bretagne » ne s'était
jamais montré partisan, quant à lui, de la diffusion du travail érudit au sein
des masses populaires ; parce qu'il était pour ainsi dire insensible
à la thématique celtique ; enfin, surtout, parce qu'il situait l'apogée de
la nation bretonne au Moyen Âge et considérait explicitement qu'elle n'était
plus vivante depuis la Révolution française. Comment ne pas dire, dans ces
conditions, que la relation entre le bretonisme et le
Mouvement breton a été d'emblée fondée sur un immense malentendu ? Il
n'est d'ailleurs que d'observer comment, dans les années trente, le Mouvement
breton s'émancipera de la tutelle intellectuelle exercée jusqu'alors par La
Borderie aux fins de pouvoir s'inventer un imaginaire historique plus conforme
à ses vues.
On voit ici combien la mise au point effectuée par Le Bretonisme
est salutaire. Elle tord le cou à bien des idées reçues, et si elle ne clôt
pas la discussion, au moins propose-t-elle une réponse ferme et argumentée à
une question depuis longtemps lancinante au sein de l'historiographie régionale.
Voilà qui débouche sur
une interrogation autrement importante : d'où vient, alors, que le bretonisme ne s'est pas mué en un mouvement
politique ? Rapportée aux trois phases du fameux modèle élaboré par
l'historien tchèque Miroslav Hroch,
la question revient à se demander pourquoi, en Bretagne, la phase A du
développement national, celle au cours de laquelle un groupe restreint
d'individus éclairés élabore tout un « kit
» identitaire fondé sur l'histoire, la langue ou bien encore les héros de la
nation, n'a pas été suivie de la phase B, celle de la « patriotic
agitation », durant laquelle des patriotes, déjà plus nombreux, s'emploient
à diffuser leur conscience nationale au sein du peuple. Jean-Yves Guiomar n'a pas souhaité examiner ce problème dans Le Bretonisme :
ce n'était simplement pas son objet. Tout juste y fait-il allusion dans
sa conclusion quand il pointe le refus des élites régionales, les propriétaires
terriens comme les négociants nantais, de conduire un mouvement qui soit à la
fois national et populaire. Le problème
continue toutefois à préoccuper les historiens et c'est heureux. C'est à
l'étranger qu'il a été repris récemment, dans deux ouvrages aux titres singulièrement
proches et deux contrées que – faut-il s'en étonner ? –
travaillent d'une autre manière les rapports séculaires entre l'État et ses
composantes.
Il n'est pas question ici de discuter en détail ces deux livres très
différents ; retenons simplement deux arguments, sur lesquels insiste
surtout José Antonio Rubio Caballero.
Au
titre des facteurs de « fossilizaci—n
» du bretonisme il faut citer, dit-il, la
profonde intégration de la Bretagne à la France. On ne peut évidemment
qu'acquiescer. On est presque surpris, en vérité, d'avoir à insister sur
l'ancienneté et la force de ce phénomène attesté de toutes parts. Rappelons
tout de même qu'il a d'abord touché les élites, dès le Moyen Âge ; qu'il s'est renforcé au XVIIe
siècle, surtout si l'on accepte, dans le sillage de William Beik,
de considérer l'absolutisme comme le fruit d'une collaboration entre l'État
central et les élites provinciales
; qu'il s'est accentué encore aux XVIIIe
et XIXe
siècles à travers l'œuvre de centralisation administrative et culturelle du
pays. Que les élites bretonnes se soient fait fort de protester contre ce long
travail d'enrôlement ne doit pas abuser : postures et stratégies ont eu leur
part dans cette véhémence souvent calculée, à tel point que l'on fait
aujourd'hui l'hypothèse d'un « mythe rébellionnaire
breton
». En ce qui concerne notre propos, rien, en définitive, n'illustre plus
éloquemment la vigueur du phénomène que cette forte insertion, déjà pointée,
des bretonistes les plus en vue dans de multiples
réseaux nationaux, pour ne rien dire de leur dépendance à l'égard de la
consécration parisienne. On voit là toute l'ambiguïté d'une position qui, à
terme, conduira d'autres chantres de l'« âme bretonne » à s'assujettir
littéralement à la représentation dominante et popularisée de la Bretagne.
Et le peuple ? s'interroge Jean-Christophe
Cassard aussitôt après avoir lu Le Bretonisme.
Jean-Yves Guiomar lui répond trois ans plus tard
: on n'en sait et on n'en saura jamais rien, faute de sources.
La réponse est honnête – et ironique. Mais il faut bien le dire, avec le
recul elle apparaît surtout trop prudente, compte tenu de tout ce que l'on sait
aujourd'hui de l'action intégratrice que la Troisième République a eue sur les catégories
populaires bretonnes.
Le
second argument avancé par José Antonio Rubio
Caballero afin d'expliquer l'incapacité du bretonisme
à se transformer en un mouvement politique est son caractère foncièrement
réactionnaire. Idéologiquement parlant, les bretonistes
forment à ses yeux un véritable bloc, soudé dans une commune opposition à la
modernité en marche.
On voit qu'il s'oppose, à cet égard, à l'analyse développée dans Le Bretonisme. Mais sans doute, là encore, ne s'agit-il
pas de durcir le différend dans la mesure où, nous l'avons dit, Jean-Yves Guiomar ne nie évidemment pas que le milieu bretoniste ait été réactionnaire : il relève simplement, et
de manière très convaincante, que ce positionnement réactionnaire auquel on
réduit d'ordinaire le milieu bretoniste n'a pas
empêché ce dernier d'être aussi, un temps, travaillé par des aspirations
modernisatrices et même progressistes. Il n'est, au demeurant, que de
considérer la propre trajectoire politique du plus fameux des historiens bretonistes, La Borderie, pour se convaincre que l'esprit
conservateur – formule commode – est celui qui caractérise le mieux
la vaste entreprise historiographique dont nous parlons.
Bref, on est plutôt là en présence d'un faux débat, et, de toute façon,
l'essentiel, à ce stade, est ailleurs. Ce qu'il faut bien plutôt comprendre,
c'est que le bretonisme, au moment où il se déploie,
se trouve dans une situation quasi antithétique de celle des autres mouvements
européens dits d'éveil national. Quand, ailleurs, et spécialement en Europe
centrale, le combat pour la reconnaissance nationale se double le plus souvent
de la lutte contre l'autocratie, en Bretagne ce combat émerge au sein
d'une entité politique, la France, déjà engagée sur le chemin de la modernité
politique et économique.
Elle relève, à ce titre, du type 4 identifié par Miroslav Hroch,
dit « disintegrated type », une
configuration qui se traduit partout, au mieux par l'apparition tardive de la
phase B du modèle, au pire par son impossible survenue.
Tels sont, selon nous,
les deux principaux facteurs qui expliquent l'atrophie du bretonisme
comme mouvement identitaire : la force avec laquelle la Bretagne était déjà
intégrée à la France d'une part, le degré de modernité politico-idéologique qui
caractérisait déjà cette dernière d'autre part. Évidences ? Peut-être.
Mais qu'il n'est pas inutile de dire nettement, à notre avis, ne serait-ce que
pour faire pièce à toutes ces occultations et simplifications qui trop souvent
conduisent à des « errements dans la définition de l'identité bretonne », pour
reprendre la juste expression utilisée par Michel Denis dans la préface à la
première édition du Bretonisme.
En
avons-nous fini ? Pas tout à fait. À un dernier titre, en effet, le livre de
Jean-Yves Guiomar inspire encore la réflexion : son
périmètre, régional. L'auteur n'y est cette fois pour rien. C'est simplement le
fait de rééditer son livre qui, selon un mécanisme classique, le projette dans
un âge historiographique qui n'était pas le sien au départ, et,
par le fait même, met au jour un certain nombre de ses présupposés, indiscutés
jusque-là. En l'occurrence, et pour le dire d'une manière volontairement
provocante, la réédition du Bretonisme invite
à une ultime question : que penser de l'histoire régionale? À défaut de se
poser lui-même cette question, qui avait beaucoup moins de sens dans les années
1980, Jean-Yves Guiomar nous laisse en héritage un
certain nombre d'arguments, les uns formulés comme tels, les autres non, qui,
noués ensemble, constituent comme une petite leçon de méthode à l'adresse
des historiens d'aujourd'hui.
Certes,
l'histoire régionale, ou l'approche régionalisée de l'histoire, ce qui n'est pas
la même chose, n'ont pas disparu de l'Université, tant s'en faut, en 2019. Sans
que l'on puisse produire de chiffres, faute d'une statistique suffisamment
précise, on voit bien que les historiens continuent à soutenir des thèses de
doctorat et des mémoires d'habilitation à diriger des recherches adossés à un
territoire infranational, selon le cas régional, départemental, communal, etc.
Et sans doute en ira-t-il ainsi pendant longtemps encore. Il reste que
l'environnement historiographique dans lequel se meuvent les chercheurs
français s'est profondément transformé depuis la fin du siècle dernier en
raison du développement de l'histoire globale et de ses multiples variantes,
et que cette mutation considérable, en ce qu'elle consacre l'analyse à échelle
mondiale, l'analyse des circulations et des métissages, délégitime chaque jour
davantage ce que l'on peut appeler les « études monographiques de type
traditionnel
», entendons les études rigoureusement territorialisées, dont Le Bretonisme est un exemple caractéristique. Phénomène
classique, dira-t-on, dans la mesure où, au sein du champ universitaire, les
disputes scientifiques ne sont jamais séparables d'une compétition pour le
pouvoir intellectuel et académique, compétition d'autant plus vive qu'elle est
inavouée ; mais qui n'est pas moins regrettable, pour au moins deux
raisons. D'abord parce que l'approche globalisée ne s'impose pas avec le même
bonheur à tous les objets d'histoire, si bien qu'on peut dire qu'elle aussi
possède des limites et, d'une certaine manière, un caractère sectoriel. Ensuite
parce que l'approche « compartimentée » d'un territoire donné a un insigne
mérite, fort bien identifié par Jacques Rougerie il y
a plus d'un demi-siècle : celui de circonscrire un problème historique
particulier, soit « la véritable matière de l'histoire
». Disons mieux : celui de mettre au jour ce problème particulier, en vue de
l'analyser. On touche ici à ce qu'est exactement la fonction d'une échelle :
faire voir des choses qui, sinon, resteraient invisibles.
Et c'est précisément ce que réalise Le Bretonisme,
qui vient ainsi rappeler à ceux qui en douteraient, qu'une telle approche
conserve une indubitable efficacité heuristique, a fortiori quand elle
est servie, comme ici, par un travail de dépouillement très intensif, tout dans
l'esprit des doctorats d'État de jadis.
Bien
évidemment, cette approche « compartimentée » n'est pas sans limites. Un
risque, au premier chef, la surplombe en permanence : celui de l'enfermement,
dont l'effet principal, malheureusement visible dans un certain nombre de
travaux à périmètre régional, de synthèse en particulier, est de singulariser
indûment, d'exceptionnaliser littéralement
l'histoire du territoire étudié, faute de comparaison avec d'autres. Jean-Yves Guiomar a été tôt conscient de ce péril et on le voit
appeler à plusieurs reprises à « départiculariser » l'histoire de la Bretagne
pour mieux la penser, et recommander pour ce faire de combiner les
échelles d'analyse.
Le bretonisme se veut fidèle à ce programme,
de deux manières si l'on veut. La plus évidente : dans le livre même, Jean-Yves
Guiomar s'emploie à contextualiser, autant qu'il le
peut, l'histoire du bretonisme, moins par la
comparaison avec d'autres mouvements analogues puisque la bibliographie
faisait alors défaut pour entreprendre un tel travail, que par la constante
prise en compte du cadre extrarégional dans lequel s'est déployée l'activité
des historiens bretons, à savoir, d'abord et avant tout, la vie politique et
culturelle de la France telle que celle-ci s'était reconfigurée au tournant des
XVIIIe
et XIXe siècles. Qu'il lui ait été possible d'aller plus loin dans cette voie, par
exemple en entreprenant une véritable prosopographie
des bretonistes, n'est pas douteux
; mais on aurait mauvaise grâce à ne pas reconnaître la netteté de l'intention
et, répétons-le, la richesse des résultats déjà produits.
D'une
seconde manière, moins visible de prime abord, Le Bretonisme
a contribué à « départiculariser
» l'histoire bretonne : en tant que jalon clé dans le façonnement d'une pensée
historique plus ambitieuse. Il vaut assurément la peine de considérer un
instant la question sous cet angle. Voyons que dans l'itinéraire intellectuel
de Jean-Yves Guiomar, la préparation du Bretonisme est encadrée par deux livres : L'idéologie
nationale. Nation, représentation, propriété, en 1974,
et La Nation entre la raison et l'histoire, en 1990.
En fait, on pourrait dire que c'est par la médiation du Bretonisme,
de ce long tête à tête avec les historiens bretons du XIXe siècle, que la
réflexion générale de Jean-Yves Guiomar sur le fait
national, encore mal dégrossie, de son propre aveu, dans les années 1970,
a pu accéder vingt ans plus tard à un degré de formalisation supérieur. Livre
dense et alerte, centré sur les Temps modernes, La Nation entre la raison et
l'histoire propose ainsi de modéliser l'histoire du fait national au moyen
de trois instances – la patrie, la nation et l'État
– et de décrire son premier déploiement. Quelques idées fortes y sont
avancées, qu'il y a certainement lieu de méditer encore : la genèse discrète de
la conception historique de la nation au XVIIIe
siècle ; la cristallisation de l'idée d'État-nation sous la
Révolution française, tout particulièrement sous le Directoire ; plus
encore, peut-être, le fait que sous l'influence de la pensée allemande, de la
pensée juridique allemande notamment,
la France et ses provinces ont été l'objet à l'orée du XIXe siècle de ce que Jean-Yves
Guiomar appelle une « nationalisation après-coup
», qui autorise à soutenir que le bretonisme, comme
ses cousins occitan ou corse,
s'il s'est construit contre le nouvel ordre sociopolitique national, était
d'abord et avant tout « le produit même de cette Révolution et de la conception
de la nation française qu'elle met en œuvre
».
Une entreprise aussi
ambitieuse n'est évidemment pas sans limites, du moins a-t-elle périodiquement
suscité le désaccord ;
mais il est au moins un trait qui force l'admiration : c'est la constance avec
laquelle Jean-Yves Guiomar a mené « ce travail
critique »
sur l'idée de nation pendant des décennies, qui plus est en marge du monde
universitaire. Il y a là une obstination au meilleur sens du terme, qui, chez
lui comme chez tous les chercheurs de valeur, est la condition sine qua non de
l'œuvre.
Pièce
centrale de l'œuvre de Jean-Yves Guiomar, Le Bretonisme n'a pas fini de nous faire réfléchir : aux
historiens bretons du XIXe
siècle mais aussi à l'invention de l'idée bretonne et même au déploiement,
aussi foisonnant que complexe, des identités territoriales au sein de
l'Europe contemporaine. À l'issue de trente années qui ont vu le Vieux
Continent de nouveau ébranlé, par la chute du Mur, par la tragédie yougoslave,
par le Brexit, alors que le temps est à la houle et
aux mauvaises froidures, il y a certainement urgence à penser, de façon
précise, ouverte et sur la longue durée, ce que sont et ce que ne sont pas les
peuples d'Europe. Assurément, Guiomar peut nous y
aider.
Jean Le Bihan
Cette réflexion a
bénéficié des observations avisées de Gauthier Aubert, Dominique Godineau, Philippe Hamon, Florian Mazel
et Georges Provost. Qu'ils en soient vivement remerciés, étant bien entendu que
selon la formule d'usage, nous assumons seul ce texte.