RETOUR : Études d'œuvres

Jean Le Bihan : compte rendu du livre d'Aurélien Lignereux, Chouans et Vendéens contre l'Empire. 1815, l'autre Guerre des Cent-Jours.

Jean Le Bihan est maître de conférences à l'université Rennes 2. Il est spécialiste de l'histoire sociale et administrative du XIXe siècle.

Ce compte rendu est originairement paru dans les Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest, tome 125, n¡ 4, 2018, p. 187-190.

Mis en ligne le 11 janvier 2019.


Aurélien Lignereux, Chouans et Vendéens contre l'Empire. 1815, l'autre Guerre des Cent-Jours, Paris, Vendémiaire, 2015, 379 pages.

Aurélien Lignereux avait eu à de nombreuses reprises déjà l'occasion de se pencher sur l'histoire de l'Ouest de la France, où ses objets de recherche privilégiés, l'histoire de la gendarmerie et celle du Premier Empire, et plus encore leur croisement, se déclinent de manière hautement spécifique. Mais c'est un livre tout entier qu'il consacre cette fois à l'histoire de cette région, cela à travers l'étude d'un épisode particulier, le soulèvement qui l'a secouée à la fin des Cent-Jours, précisément entre le 15 mai et le 26 juin 1815. L'épisode était en effet peu connu. Plus fâcheux encore, selon l'auteur, il était mal compris, mal interprété du fait que les historiens s'étaient toujours contentés de l'inscrire dans le long cycle des révoltes royalistes de l'Ouest allant de 1793 à 1832, et, ce faisant, avaient aboli sa singularité. Le projet du livre s'éclaire du même coup : rendre à cet événement sa signification historique propre. Pour ce faire, A. Lignereux a comme à son habitude dépouillé de nombreuses sources : mémoires des protagonistes du conflit, rapports et correspondance officiels, listes et états de combattants, diverses sources locales consultées à La Roche-sur-Yon et Angers, etc.

Le premier mérite de l'ouvrage est d'établir aussi précisément que possible les faits, qu'à des fins de meilleure compréhension l'auteur a décidé d'inscrire dans une séquence de cinq années courant de 1813 à 1818. Il décrit d'abord la lente genèse du conflit. Même à l'apogée de l'Empire, l'Ouest est remuant, du moins y sévit-il une sorte de désobéissance endémique qui révèle que l'ordre impérial n'y est pas pleinement accepté. Un seuil est franchi à la fin de l'année 1813, dans le contexte de l'affaiblissement du régime, lorsque la désobéissance se mue en contestation politique. Mais l'histoire aussitôt s'accélère. Arrive d'abord la Première Restauration, au printemps 1814, dont le projet réconciliateur déçoit – déjà – les royalistes et fait basculer certains d'entre eux dans l'ultracisme. Puis les Cent-Jours, en mars 1815. En vérité, le retour de Napoléon ne pousse pas aussitôt à la révolte ; c'est un mois plus tard que la décision prise par le pouvoir impérial de procéder à une levée en masse de gardes nationaux mobiles se met à catalyser le potentiel insurrectionnel de la région. Le conflit éclate à la mi-mai. Son périmètre est un peu plus restreint que celui du soulèvement de 1793. Il se compose d'une zone bretonne centrée sur le Morbihan et d'une zone vendéenne qui jamais ne feront corps. L'organisation militaire des forces royalistes, évaluées par l'auteur à quelque 50 000 hommes, rappelle elle aussi 93 : au sud de la Loire, elle s'appuie, comme vingt ans plus tôt, sur le réseau des paroisses armées, preuve, au passage, que celles-ci ne se sont pas délitées pendant la pax napoleonica. Sur le terrain, toutefois, la situation n'a rien à voir avec celle de la décennie révolutionnaire : moins enclavée, la Vendée se prête moins à la guérilla ; surtout, le rapport de force apparaît d'emblée défavorable aux Blancs, affaiblis au sommet par le déficit de légitimité de Louis de La Rochejaquelein et à la base par le sous-équipement, et qui, par ailleurs, trouvent en face d'eux une armée de la Loire aguerrie et disciplinée, placée sous les ordres du général Lamarque. Aussi bien, l'affrontement tourne-t-il vite au profit des Impériaux, qui emportent quelques batailles décisives, comme à La Rocheservière, le 20 juin, où La Rochejaquelein est tué, et Lamarque peut-il pousser les Vendéens à la paix. Celle-ci est conclue le 26 juin à Cholet mais peine à se concrétiser en Bretagne, où le conflit tend plutôt à se fragmenter et à se brouiller. Mais à cette date, le sort de l'Europe a basculé depuis une semaine, depuis que Napoléon a été défait à Waterloo : la grande histoire rattrape soudain celle de l'Ouest français et transforme providentiellement les quasi-vaincus en vainqueurs. A. Lignereux avance qu'il a fallu trois années pour vraiment liquider le conflit. Ici comme ailleurs, l'épuration de l'administration permet de récompenser les plus zélés des royalistes, en particulier les combattants, qui entrent en masse dans la gendarmerie, notamment ; mais pour l'essentiel et sur le long terme, on peut dire que comme l'année précédente le nouveau pouvoir déçoit les Blancs, entièrement préoccupé qu'il est de pacifier le pays et de normaliser son fonctionnement. Ainsi s'empresse-t-il de mettre un terme à l'activité des corps royaux, de désarmer la population, ainsi essaie-t-il de dissoudre la tradition d'autodéfense paroissiale propre à la Vendée dans la Garde nationale, plusieurs fois réformée à cet effet. Ce que, passé les premiers mois, Louis XVIII a en vue, c'est à défaut d'une impossible concorde, amener au moins les ennemis de la veille à vivre de nouveau côte à côte et c'est dans cette perspective qu'il convient de comprendre les refus répétés de la justice royale de donner suite aux plaintes formées en raison des actes commis pendant le soulèvement. Il s'ensuit d'inévitables frustrations au sein du camp blanc et même quelques actes d'opposition au régime jusqu'à la fin de la décennie, mais le travail de démobilisation fait son œuvre  et A. Lignereux peut conclure qu'en 1818 « la Vendée appartient à l'Histoire » (p. 298). Voilà pour les faits.

Mais l'ouvrage va évidemment au-delà et entreprend, on l'a dit, de rechercher sous le palimpseste historiographique le sens historique propre, jamais vraiment élucidé, de ce singulier conflit. Là est le second et sans doute le principal mérite du livre d'A. Lignereux. Ce sens historique, l'historien l'indique en une formule de sa conclusion que, soit dit en passant, on aurait aimée plus ample, afin qu'elle puisse, justement, récapituler plus méthodiquement les éléments constitutifs de cette interprétation d'ensemble. Cette formule donc : « pâle réplique de 1793 » (p. 307). Qu'est-ce à dire ? « Réplique », d'abord : l'ombre de la résistance à la Révolution plane bien sûr constamment sur ce mois et demi d'affrontement. Les chefs l'invoquent comme une expérience primordiale et glorieuse dont il faut à toute force se montrer digne. D'ailleurs, nombre de volontaires royaux, dont l'auteur esquisse un très intéressant portrait collectif (p. 128 et suivantes), ont fait leurs premières armes vingt ans plus tôt et sont à même d'identifier une partie importante de leur vie d'homme à la succession de leurs engagements personnels contre l'ordre républicain puis impérial. Mais une bien « pâle » réplique en vérité car par-delà la dette et le souvenir, l'insurrection de 1815 se distingue de celle de 1793 à deux titres importants. En premier lieu, elle est beaucoup moins mobilisatrice. Le fait s'observe dès le départ, au faible engouement que suscite la levée des hommes. Que femmes et enfants ne prennent pas part à la mêlée dit aussi que la cause poursuivie est moins propre à fédérer tout un peuple. Comment interpréter cet essoufflement ? A. Lignereux avance pêle-mêle quelques facteurs explicatifs : l'épuisement de l'antagonisme idéologique hérité de la Révolution, auquel ont contribué la pacification religieuse à partir de 1801 et l'ouverture des esprits à l'idée nationale sous l'Empire, laquelle s'observe particulièrement après Waterloo quand certains chefs blancs s'avisent de répondre favorablement à l'appel lancé par le pouvoir napoléonien vacillant dans le but de contrer la menace étrangère ; sans doute doit-on aussi invoquer l'enrichissement en cours du répertoire de l'action politique, qui tend à marginaliser peu à peu les stratégies de type insurrectionnel ; enfin, il est possible que les deux décennies écoulées depuis l'époque de Robespierre aient rendu les paysans bretons et vendéens moins dépendants à l'égard de l'aristocratie et de ses mots d'ordre : vaste débat auquel l'auteur apporte à son tour – discrètement – sa pierre (p. 92-93). En second lieu, l'insurrection de 1815 est considérablement moins violente que sa célèbre devancière. Au vrai, le contraste, ici, n'est rien de moins que saisissant. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : le conflit n'aurait provoqué que 500 à 700 morts, ce qui, du reste, n'étonne pas quand on considère la façon, assez étonnante à première vue, avec laquelle les chefs des deux camps ont fait assaut de modération pendant comme après le combat. La rareté des règlements de compte perpétrés en marge des opérations militaires va dans le même sens. A. Lignereux a assurément raison de voir dans ce comportement un effet du traumatisme provoqué par les excès de violence des années 1790 ; on ne peut toutefois s'empêcher de se demander si cette manière de « retenir ses coups » ne doit pas aussi à l'extrême incapacité des acteurs du conflit à se projeter dans l'avenir, rendu opaque comme jamais du fait de l'instabilité des temps. Ë la réflexion, on n'est pas loin du modèle de Marx qui veut que toute tragédie historique ne ressurgit ultérieurement que sous forme farcesque.

En définitive, ce livre minutieux et réfléchi possède deux vertus principales. Il parvient à déconstruire, on pourrait dire démystifier le regard jusqu'ici porté sur le soulèvement qui a agité une partie de l'Ouest à la fin du printemps 1815. Cet événement n'est pas compréhensible si l'on se borne à le présenter comme l'une des multiples répétitions du combat mené par Vendéens et Bretons contre la modernité politique au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, ce qui est pécher par essentialisation. En vérité, ce soulèvement est singulier, d'une certaine manière il est tout autre, et s'il nous parle, c'est bien plutôt du rapport complexe des populations de l'Ouest à l'aventure impériale finissante. Par ailleurs, le livre d'A. Lignereux constitue une leçon de méthode quant à la manière d'appréhender un événement historique : le travail même de l'historien, qui impose de se défaire des maquillages et réécritures ultérieurs mais aussi de rechercher les résonances individuelles et collectives qui, à son surgissement, constituent l'événement dans l'esprit même de ses acteurs, travail qui oblige à comprendre ce que tel événement clôt et ouvre à la fois, en quoi, pour finir, il fonde un récit.

Jean Le Bihan

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