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Laurent Luquet : Les questions éthiques au miroir des Lettres, compte rendu du livre d'André Stanguennec, La Morale des Lettres. Six études philosophiques sur éthique et littérature.

© : Laurent Luquet.

Mis en ligne le 27 juin 2005.

 


LES QUESTIONS ÉTHIQUES AU MIROIR DES LETTRES

 

André Stanguennec. La Morale des Lettres. Six études philosophiques sur éthique et littérature. Vrin, coll. Essais d'art et de littérature, 2005. ISBN : 2-7116-1747-5

 

 

Les anthologies scolaires présentent souvent, et notamment à propos des notions qui relèvent de la morale, des textes littéraires en contrepoint de textes philosophiques. Ces extraits figurent dans la rubrique des approches, des pistes, ou plus largement des illustrations : le Gide des Caves du Vatican est sollicité pour l'acte gratuit, L'Éducation sentimentale est censée amorcer une réflexion sur le désir… On pourrait multiplier à l'envi les exemples. En elle-même, cette inclusion de textes littéraires dans un corpus de textes philosophiques interroge la relation entre les lettres et la philosophie. Dira-t-on que ces extraits des grands classiques littéraires illustrent des notions philosophiques ? Mais alors, comment échapper à l'image d'une culture littéraire finalement ravalée au rang de culture générale au service de la réflexion philosophique ? Il y aurait plus de rigueur dans les concepts d'un esprit spéculatif que dans les lettres d'une imagination créatrice… C'est justement l'un des mérites de La Morale des Lettres que de poser sur nouveaux frais la question des échanges entre le littéraire et le conceptuel. Le sous-titre est suffisamment parlant : dans ces « six études philosophiques », c'est en philosophe qu'André Stanguennec revisite ces deux domaines de la culture, non certes pour étudier les manières « d'imager un concept philosophique » mais pour « conceptualiser philosophiquement un imaginaire ontologique ou moral des lettres. » (p. 11) — tâche beaucoup plus ardue ! Autrement dit, on ne trouvera pas dans cet ouvrage une réflexion sur la métaphorisation de concepts philosophiques propre à tel ou tel philosophe. Personne n'ignore que les textes spéculatifs présentent aussi des images. Mais lorsque leur formation aussi bien que leur usage se trouvent contrôlés par les concepts, les images sont un appoint à valeur essentiellement pédagogique : le concept précède l'image et lui impose sa règle.

Il en va tout autrement de l'imaginaire littéraire. Réinvestissant un appareil conceptuel d'abord proposé par Philippe Sabot[1], André Stanguennec se propose de montrer, d'une manière générale, que les lettres produisent, dans un langage qui leur est irréductiblement propre, un contenu ontologique et éthique qu'une lecture réfléchie peut ressaisir moyennant la mise en œuvre de certains schèmes — les schèmes didactique, herméneutique et productif. Ce travail, André Stanguennec le mène à bien par l'analyse d'un large éventail de genres littéraires : la tragédie, la légende, l'écriture biblique, le roman et enfin la poésie. Encore faut-il vigoureusement écarter d'emblée un possible malentendu : loin que les lettres soient visées comme écriture à thèses, Stanguennec les aborde comme écriture à thèmes ou à problèmes.

Le schème didactique

La mise en œuvre d'un schème didactique se profile dans la réhabilitation aristotélicienne de la tragédie contre sa condamnation platonicienne. On connaît les principaux arguments de Platon : d'un point de vue éthique, le héros tragique — cet éternel vaincu de l'inflexible anankè — se situe aux antipodes de l'optimisme moral ; d'un point de vue ontologique, le poète tragique, par sa pratique d'une imitation qui n'est que simulacre, enferme les spectateurs dans une caverne de représentations qui, loin de puiser aux Essences et par là d'élever les esprits, s'épuisent dans la réplique d'un monde sensible dont il faudrait se détacher pour atteindre à quelque vérité. Aristote contourne cette vigoureuse attaque en situant son analyse au niveau de l'action et de l'imitation. Comme mimèsis de la praxis, la poièsis à l'œuvre dans la tragédie ne relève pas d'une pâle imitation : c'est avant tout une stylisation qui culmine dans l'intrigue et qui seule est à même de produire la catharsis et d'enseigner la prudence. La tragédie renvoie donc à des distinctions conceptuelles présentes par ailleurs dans le corpus philosophique du Stagirite, notamment dans la Poétique et dans l'Éthique à Nicomaque. Dès lors, il est clair que les enjeux moraux de la tragédie doivent changer en même temps que change le genre tragique lui-même : ainsi, au-delà d'un Corneille, qui « [prolonge] la thèse d'un enseignement positif de la tragédie » (31), le drame bourgeois diderotien, inscrit dans le sillage d'une pensée morale qui prend sa source dans le subjectivisme anglo-écossais du XVIIIe siècle, donne plus à ressentir qu'à réfléchir. Le schème didactique permet donc aussi de comprendre, à travers le devenir historique d'un genre, le changement de ses enjeux moraux.Ainsi, le vecteur de ce schème est orienté du conceptuel philosophique vers le littéraire. Les concepts se retrouvent à l'œuvre dans l'œuvre littéraire, même s'ils sont déterminés par ailleurs dans un autre corpus discursif.

Le schème herméneutique

La mise en œuvre d'un schème herméneutique a pour point de départ l'idée selon laquelle le littéraire contient confusément « une vérité ontologique ou morale originale» (12). Il ne peut donc plus être ici question de la même orientation. Dans ce cas, le concept philosophique a pour tâche de clarifier ou d'expliciter ce qui est déjà dit, mais obscurément : sur les lettres, il projette sa lumière propre. Dès lors, d'un côté, l'éthique réfléchit sur la littérature ; d'un autre côté, la littérature se réfléchit dans l'éthique, et par cette dernière réflexion, elle gagne une clarté dont elle serait par ailleurs en elle-même dépourvue. Simplement, dans ce cas, le littéraire et le conceptuel restent en position d'extériorité l'un par rapport à l'autre. Dira-t-on alors que le littéraire sans le conceptuel est aveugle ? C'est tentant, mais sauf à assumer une « annexion philosophique » (12) d'un territoire qui demeure autonome, il faut résister à cette tentation finalement réductionniste.

Les œuvres de Melville et de Mallarmé se prêtent particulièrement bien à cette approche. Dans l'étude qu'il consacre au premier, André Stanguennec met l'accent sur la subversion des valeurs morales dominantes de la société américaine (théisme, dualisme et calvinisme) : « Le projet initial de l'écriture melvillienne est foncièrement moral, ambitionnant une subversion de l'éthique américaine dominante […] » (117). Cette subversion est une inversion et non une substitution de nouvelles valeurs. Elle est repérable dans le fonctionnement des mythèmes moraux mis en scène dans Moby Dick. C'est là le point central et le prenant pour repère, André Stanguennec entreprend alors un double mouvement en amont et en aval de cette œuvre. En amont, dans les textes qui précèdent Moby Dick, il dégage les signes annonciateurs de cette subversion ; en aval, dans les dernières œuvres de Melville, il met en évidence non pas l'abandon pur et simple de cette subversion, non pas le retour à un conformisme moral, mais l'invention d'une nouvelle position : la neutralité armée ou résistance passive aux valeurs dominantes.

De même, c'est à une surprenante et fort instructive relecture de Mallarmé que nous sommes invités. L'étude de ce poète est l'occasion d'une perspicace réflexion sur le symbole. André Stanguennec développe en effet l'hypothèse d'un Mallarmé cartésien dans son rapport au langage et criticiste dans son rapport au symbole. Le Mallarmé qui se réclame explicitement de Descartes (Stanguennec rappelle certains passages des Notes de 1869), c'est le poète qui délibérément constitue le langage en réalité radicalement autonome et pour ce faire en suspend la valeur dénotative. Cette autonomisation du langage poétique est poussée jusqu'à l'effacement du sujet-poète lui-même : ni le monde de l'expérience ordinaire, ni le moi possiblement lyrique n'importent plus. Citons Mallarmé lui-même : « L'œuvre pure implique la disparition élocutoire du poëte, qui cède l'initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; […][2] ». Le langage poétique décolle de l'empiricité, qu'elle soit objective ou subjective. Mais alors, de quoi parle encore la Poésie ? Quelle est sa référence ? C'est ici que s'impose le détour par les Idées esthétiques kantiennes. Il y a en effet dans cette poésie une « intention cosmologique » (101). D'où le rapprochement possible, et fécond, avec la distinction kantienne entre le jugement déterminant et le jugement réfléchissant : de même que les Idées de l'åme, du Monde et de Dieu sont des productions de la raison qui transcendent l'expérience et par là dépassent aussi les conditions d'un jugement déterminant, de même le symbole mallarméen nous élève au-delà de notre expérience et de notre finitude vers la totalité cosmique. Mais alors, poursuivons l'analogie : tandis que le jugement réfléchissant, loin d'épeler les phénomènes, contient la visée d'énoncer le tout de leurs conditions de possibilité, le symbole mallarméen, quant à lui, est le souci d'un « poète qui produit une assertion métaphorique » (114). Dès lors, si la philosophie est une connaissance rationnelle par concepts, si les mathématiques procèdent par construction de concepts, la poésie mallarméenne, de son côté, produit un cosmos par construction de symboles : loin d'être un pur divertissement, loin d'être un simple jeu de l'imagination, cette poésie, qui exige de ses lecteurs un effort à la mesure de ses enjeux, donne à penser pourvu qu'on ressaisisse — et c'est là l'immense mérite de la relecture proposée par André Stanguennec — la « visée ontologique » (114) qui l'habite. C'est là un point de rencontre possible entre le symbolisme mallarméen et le partage propre au criticisme entre l'Idée et le concept.

Le schème productif

Aborder l'œuvre littéraire selon ce troisième schème, c'est mettre en évidence une double irréductibilité : elle énonce une vérité « dans le langage qui est irréductiblement le sien, avec une cohérence et une fécondité également irréductibles » (12). André Stanguennec développe ce nouveau point de vue en analysant d'une part, une légende, la légende armoricaine de la ville d'Is (chapitre II), et d'autre part, l'interprétation morale de l'Écriture par Spinoza, Kant et Nietzsche (chapitres III et IV).

En ses multiples réécritures, le texte sédimenté de La Légende de la ville d'Is présente les lignes de conflits entre les thématiques morales païenne et chrétienne. Ces conflits, Stanguennec les décrypte au moyen d'une double approche archéologique et herméneutique. Du coup, l'ensemble du texte se voit restitué dans ses dimensions symbolique et éthique propres.

De même, les chapitres III et IV, consacrés à Spinoza, Kant et Nietzsche, peuvent être regroupés sous un chef commun : ces trois philosophes interprètent l'Écriture sur fond d'une herméneutique médiévale qui a élaboré la théorie des quatre sens de la Bible : littéral, allégorique, moral et anagogique. Tous trois ont en partage cet arrière-fond et se rejoignent par ailleurs dans l'approche de la Bible selon le seul sens moral. Ce recentrage sur la signification morale commence avec l'interprétation spinozienne de la parole des Prophètes : l'enjeu est alors de neutraliser les sens allégorique et métaphysique pour mieux faire place au sens moral. Il en va de même pour l'herméneutique kantienne, dût-elle sacrifier l'impératif de véracité à l'énonciation de ce sens moral. Enfin, André Stanguennec procède à une habile et fort éclairante mise en perspective du concept nietzschéen de généalogie : dans un premier temps, rappelant la formation philologique de Nietzsche, il pointe une tension autour de la notion d'interprétation : bien que formé par le courant de la philologie positive, Nietzsche rompt avec ses maîtres dès sa leçon inaugurale de 1869 ; et c'est la coalescence entre la philologie et une inspiration philosophique de source schopenhauerienne qui rend raison de sa recherche des constantes dionysiaque et apollinienne dans la tragédie et dans l'art en général. On retrouve cette même coalescence à la fois dans les textes qui établissent le perspectivisme — mais cette fois Nietzsche nourrit son propos d'emprunts venus de la biologie et de la psychologie des sentiments moraux ; et dans l'élaboration définitive de la méthode généalogique telle qu'elle est mise en œuvre dans La Généalogie de la Morale — mais alors la philologie vient étayer une typologie qui aboutit à la dichotomie entre la morale de l'artiste et la morale de l'ascète. Lorsque Nietzsche développe son interprétation de l'écriture biblique, on ne pourra donc s'étonner que, tout en ayant connaissance de la théorie des quatre sens de l'Écriture, prévale dans son propos la mise en évidence du seul sens moral. Ainsi, l'auteur de L'Antéchrist s'inscrit bien dans une tradition qui passe par Spinoza et Kant.

 

 

Établissons un bilan. Dans son Introduction, André Stanguennec se posait la question suivante : « La littérature, qu'elle soit orale ou écrite, n'a-t-elle pas toujours eu pour fonction de nous transmettre un questionnement, ou, à tout le moins, un ébranlement moral ? » (12). On peut dire que l'ensemble de cet ouvrage clarifie le sens de cette interrogation. C'est pourquoi il s'inscrit dans le prolongement d'une réflexion inaugurée par Le Conflit des interprétations de Paul Ricœur[3]. En effet, si le dualisme génétique fait fond à la fois sur une archéologie du sujet et sur une téléologie de l'esprit dans sa compréhension des œuvres, André Stanguennec réaménage ce dualisme dans son hypothèse d'ensemble de la double signification des structures littéraires, du moins pour les œuvres qui produisent des Idées esthétiques. C'est dire par là même que la visée téléologique est garante de l'originalité du questionnement moral. Du coup, le littéraire est autonome également en ce sens que le sujet de l'écriture ne se réduit ni à un sujet psychique, ni à un sujet social. Et lorsque des questions trouvent un interlocuteur, on a affaire au premier moment d'un dialogue qu'il s'agit de continuer. C'est à cet échange de raisons que nous invite La Morale des Lettres.

Laurent Luquet



[1] Philippe Sabot, Philosophie et littérature. Approches et enjeux d'une question, Paris, PUF, coll. Philosophies, 2002.

[2] Mallarmé, « Crise de vers », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. de la Pléiade, 1945, p. 366.

[3] Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969.


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