En annexe de l'entretien avec André Markowicz et Françoise Morvan sur leur traduction d'Oncle Vania, cette traduction du début de la pièce, en mot à mot et commentée (voir la traduction définitive, acte I, début, p. 11-12).
Mis en ligne le 17 août 2005. © : André Markowicz et Françoise Morvan. En traduisant Oncle Vania…Un mot à mot commentéI.
Transcription du texte russe
MARINA (naliavajet stakan). — Kouchaï, batiouchka. ASTROV (nec'hotja prinimajet stakan). — Chto-to ne c'hotchetsia. MARINA. — Mojet, vodotchki vypiéch ? ASTROV. — Niet. Ia nié kajdyi den' vodkou piou. K tamou-je douchno. Paouza. Nian'ka, skol'ka
prachlo, kak my znakomy ? MARINA. — Skol'ka ? Daï boc'h pamiati… Ty priec'hal siouda, v èti kraïa… kagda ?… echtcho jiva byla Véra Pétrovna,
Soniétchkina mat'. Ty pri neï k nam dvé zimy iezdil… Nou,
znatchit, let adinnadstat' prachlo. (Padoumav.) A mojet, i bol'che. ASTROV. — Sil'no ja izmenilsia s tec'h por ? MARINA. — Sil'no. Tagda ty maladoï byl, krasivyi, a teper' pastarel. I krasata oujé nié ta. Tozhe skazat' — i vodotchkou pioch. Règles de lecture : —
Le russe est une langue
à forte accentuation. Les syllabes en gras sont accentuées. Tous les
substantifs et pronoms sont susceptibles de porter l'accent. —
L'apostrophe après consonne signale une consonne dite « mouillée », c'est-à-dire
suivie d'un « yod » disparu. —
Le son que je transcris par « c'h » correspond à la « jota » espagnole ou au ch allemand. II. Mot
à mot commenté
MARINA (remplissant un verre). — Mange[1], petit père[2]. ASTROV (acceptant le verre à
contrecœur). — Comme
pas envie[3]. MARINA. — Peut-être, [une][4] petite vodka[5] [tu] boiras ? ASTROV. — Non. Je ne pas chaque jour bois
de la vodka[6]. En plus, [il fait] lourd. Pause. Nourrice, combien [est] passé, depuis que
nous nous connaissons ? MARINA. — Combien ? Donne Dieu [de la]
mémoire[7]… Tu es arrivé[8] ici, dans ces pays… quand ?… encore
vivante était Véra Pétrovna[9],
la mère de Sonétchka[10].
Toi [de son temps[11]] deux hivers es venu[12]… Bon, donc, [dans les] onze ans [se
sont] passés. (Après un temps de réflexion.) Mais peut-être plus. ASTROV. — Fort[13] j'ai changé depuis ? MARINA. — Fort[14]. Alors tu jeune étais, beau, et
maintenant [tu] as vieilli. Et la beauté déjà [n'est] plus ça. Et [il faut]
dire aussi — et de la petite vodka tu bois[15]. Commentaires[1] Le mot kouchaï n'est employé que dans la langue
paysanne, et/ou pour les enfants. — Marina remplit un verre de thé mais dit
« mange » au sens de « prends ». Elle ne dit pas « bois ». [2] Il ne s'agit absolument pas d'un « petit père », même
si c'est là la traduction littérale et si l'expression, traduite littéralement
en français, a fini par faire russe
au point de sembler l'émanation même de l'âme russe. Le terme désigne, dans la langue paysanne, la façon
qu'a un inférieur de s'adresser à un supérieur. Plus tard, la nounou s'adresse
à Sérébriakov en lui disant aussi batiouchka (et, dans La Steppe, par exemple, on a la même expression kouchaï,
batiouchka dans la bouche d'une paysanne
s'adressant au petit garçon qui est le héros de l'histoire). Nous avons traduit
mon bon monsieur, faute de
pouvoir transposer comme il aurait fallu cette relation de serviteur à maître.
Ce qui importe dans cette première phrase (et la première phrase des
« grandes pièces » de Tchekhov est capitale, nous avons pu le constater à
chaque fois), c'est la relation affective de la vieille nounou paysanne avec ce monsieur
qu'elle connaît depuis si longtemps
qu'il fait comme partie du décor. Elle le tutoie mais il est du côté des
maîtres. Kouchaï,
batiouchka, ça n'est pas une
injonction, c'est un geste d'affection : calme-toi, arrête-toi (il est
debout, elle est assise). Les deux mots se reprennent en écho, le premier mot
diffusé dans le deuxième, et le son ch est comme un geste doux. Tout le personnage de la nourrice est dans ces
deux mots. Ce n'est pas une vieille dondon stupide, vaguement répugnante, comme
on a pu le dire, mais une présence maternelle immémoriale, à la fois bienveillante et sans pouvoir. Tchekhov dit qu'elle est lymphatique mais prend soin de préciser qu'elle tricote un bas.
Elle est devant le samovar, elle est là pour servir le thé et elle travaille en
même temps. Elle est comme le samovar, lourde, immobile et pleine d'un
réconfort modéré. Le
mot que nous avons traduit, non sans avoir longuement hésité, par lymphatique
est syraja, qui signifie littéralement « grossier, pas
cuit, originel, humide », et n'a pris le sens de lourd, lent que
dans un deuxième temps. Le folklore parle de mat' syra zemlia, littéralement : la mère-terre-humide, la terre
comme mère originelle, la terre russe. [3] Né c'hotchetsia : formule impersonnelle :
pas envie (le je n'est pas dit).
Astrov est comme absent de cette première réplique, et c'est cette absence ici
qui compte. Il ne dit pas « Je n'y tiens pas, je n'en ai pas envie ». Il recule
devant le geste d'affection (finalement, tout son personnage est déjà là et
tout est déjà dit). Ce recul s'inscrit dans la grammaire. [4] Tous les mots entre crochets sont sous-entendus. [5] Le diminutif est affectif. Il ne signifie pas
que le verre est petit, ou qu'on ne boira qu'un seul verre (même si c'est le
cas), mais que c'est bon de boire une petite vodka quand on est entre gens qui
s'aiment bien, sans avoir besoin de se le dire. Ce qui compte ici, c'est la
manière qu'a la nourrice de jeter un pont entre Astrov et elle, de lui proposer
ce qui peut lui faire plaisir puisque le thé ne lui dit trop rien. [6] L'ordre des mots est ici déterminant. Il ne s'agit
pas de dire simplement, à titre informatif, « je ne bois pas de la vodka tous
les jours », mais quelque chose comme « je n'en suis quand même pas à boire de la
vodka tous les jours », autrement dit exactement le contraire : « je n'en
suis pas encore à ne pas pouvoir m'en passer ». On a ici un bon exemple de style
de Tchekhov. Ce qui importe, ce n'est pas ce qui est dit objectivement mais le
non-dit qui se discerne grâce à une menue distorsion de la syntaxe. Et c'est
cette menue distorsion qu'il faut transposer pour faire entendre exactement le
contraire de ce qui est dit. On comprend à ce simple petit indice qu'Astrov est
dans la dénégation et que son penchant pour la vodka est connu. Le fait qu'il y
ait une pause à ce moment souligne la chose : il en prend conscience,
prend conscience du fait que la nourrice en a pris conscience aussi, prend
conscience de ce qu'elle est une sorte de conscience, dans la durée, de son
déclin. Pendant la pause les deux pensées se rejoignent puis s'écartent, comme
deux boules de billard, et Astrov s'interroge sur ce rapprochement, ou cette
proximité (d'où sa question). [7] Que Dieu me donne la mémoire… Formule paysanne banale : pour un paysan, à l'époque de Tchekhov, tout vient évidemment de Dieu. Marina a un appui infaillible, elle, et c'est elle qui introduit Dieu dans la pièce. Nous aurions-nous dû nous arranger pour trouver quelque chose comme « Mon Dieu, que je me souvienne », même si le russe emploie quantité de formules où Dieu n'est là que rhétoriquement. [8] Le verbe laisse entendre qu'Astrov n'est pas natif
du pays, qu'il vient d'une autre province, ou d'une autre ville. [9] Vera Petrovna : mot à mot : Vera fille de Piotr. En russe, toute personne est désignée par son prénom, son patronyme (fils ou fille de) et son nom. Dans la conversation, la manière de nommer est capitale : on peut utiliser la forme officielle (prénom + patronyme), le prénom seul, ou le diminutif et cet emploi donne à comprendre immédiatement quelle est la relation entre les interlocuteurs. Ici, la nourrice emploie la forme officielle, neutre : prénom + patronyme, ce qui signifie que cette Véra Pétrovna faisait partie des maîtres. [10] Sonietchka : diminutif du diminutif (Sonia) de Sofia. Le premier diminutif, Sonia, est employé par Sérébriakov pour désigner sa fille, sans tendresse particulière, au début de l'acte II, par exemple, ou encore par Elena, à l'acte III, lorsqu'elle parle d'elle à Astrov. La nourrice emploie un diminutif qui dit que pour elle Sonia est toujours la petite fille de la maison et qu'elle ne peut parler d'elle qu'avec tendresse. De même, Ivan Petrovitch est-il désigné comme Diadia Vania, oncle Vania, ainsi nommé par Sonia, d'après le diminutif d'Ivan. Lorsque, à l'acte III, Astrov dit qu'il vient voir Ivan Petrovitch et Sofia Alexandrovna et qu'il peint pendant qu'il fait claquer son boulier, il laisse entendre qu'il est heureux de venir se reposer chez des étrangers et que Sonia n'est rien pour lui. Généralement, tout est dit dans la manière même de nommer l'autre. Mais il n'y a aucun moyen de faire passer ces informations de base en français — sauf à donner le code. Et encore est-ce bien plus compliqué que ça (surtout si l'on tient compte de L'Homme des bois où l'usage du diminutif est obsédant). [11] « De son temps » — du temps qu'elle était vivante, de
son vivant. L'expression est importante parce qu'elle dit bien qu'il y a deux
temps : celui d'avant la mort, et celui d'après la mort qui continue sans
qu'on puisse bien le mesurer. [12] Le verbe employé ici est un fréquentatif : Astrov
venait souvent. On comprend qu'il venait pour la mère de Sonia. Pourquoi « deux
hivers de suite » ? Si Tchekhov éprouve le besoin d'ajouter cette
précision, c'est que c'est très important ; ça donne une information
essentielle. Au lecteur de réfléchir pour comprendre ce qui n'est pas dit mais
qui permet de reconstituer le passé. [13] Façon normale, en russe, dans la situation, de dire
« beaucoup ». Le fait de mettre le mot au début montre l'importance que lui accorde
Astrov. [14] Façon normale en russe de répondre par l'affirmative
à une question : on reprend le mot important. — Il n'y a aucune emphase
particulière dans la réponse de Marina. C'est un simple constat. [15] On trouve ici le même diminutif, « la petite vodka »,
qu'au tout début mais, cette fois, l'intonation semble différente. On y
discerne une sorte d'ironie, ou de connivence, comme lorsqu'on dit en français
de quelqu'un qu'il boit bien son « petit verre ». — Marina laisse entendre, sans
agressivité, qu'Astrov est alcoolique, et que ça se voit. Mais elle ne le dit
pas. |