© : André Markowicz et Françoise Morvan.
À lire par ailleurs : un entretien de Colette Godard avec André Markowicz et Françoise Morvan sur le site du Théâtre National de Bretagne.
Note du 28 avril 2006. André Markowicz et Françoise Morvan ont obtenu le Molière de la meilleure adaptation pour leur Platonov de Tchekhov.
Traduire Oncle Vania
Entretien
avec André Markowicz
et Françoise Morvan
PIERRE CAMPION. — Vous avez à présent traduit
tout le théâtre de Tchekhov. Diriez-vous que la langue de Tchekhov, et
particulièrement celle d'Oncle Vania,
pose des problèmes particuliers ?
ANDRÉ MARKOWICZ. — Tout d'abord, pour répondre de
manière un peu précise, quelques explications préalables sont peut-être
nécessaires, quitte à faire un détour un peu long au début.
Tchekhov est le seul auteur russe que nous ayons traduit
à deux. Pour moi, je suis de langue maternelle russe. Quand j'étais enfant, à
Moscou, dans les années 60, j'ai été élevé par une grand-mère et une
grand-tante qui auraient pu connaître Tchekhov, qui parlaient la langue qu'il
donne à ces trois sœurs qui rêvent sans fin de retrouver Moscou, à Vania, à sa
mère, comme à Sérébriakov et à Sonia… Tous baignent dans un même état de langue
et dans un même rêve de culture, d'émancipation par la culture, par la beauté,
une même croyance intelligente en un avenir possible — et c'est ce rêve
qui est trahi. Il est trahi dans Platonov, dans Les Trois sœurs, dans Oncle Vania comme dans La Cerisaie. Mais, comment dire, il est trahi injustement, et la
croyance en cet avenir meilleur demeure.
Je peux dire que ma famille a vécu la fin de ce rêve
puisque, de toute la génération d'étudiants qui correspond à la génération
d'après Oncle Vania, seule ma
grand-tante a survécu, et encore ma mère est-elle née en Sibérie, alors que ma
grand-mère était en relégation, comme des centaines de milliers d'autres
intellectuels, aussi innocents qu'elle…
La présence de Tchekhov pour moi, c'est la présence de
la langue perdue, du russe d'avant la Révolution et des valeurs, des espoirs,
de la vie qu'il portait. J'entends cette langue comme celle d'avant un séisme
et ce séisme y est déjà présent. Tchekhov le perçoit avec une prescience qui
serre le cœur. Chaque phrase, banale, on ne peut plus banale (en cela réside
son art) contient un gouffre. Mais comment faire sentir en français justement
ce qui n'est pas dit, et ce qui ne doit surtout pas être dit ? Un indice,
un tout petit indice, donne soudain le sentiment que l'on côtoie un abîme, et
cet indice n'est jamais perçu que comme une infime distorsion dans un ensemble.
J'aurais très bien pu traduire tout seul le théâtre de
Tchekhov puisque je comprends ce qu'il dit, et que, finalement, on ne me
demandait que de donner un équivalent français à des phrases russes. Je sais
d'ailleurs que j'aurais apporté à cette traduction quelque chose qui,
certainement, jusqu'alors faisait défaut aux traductions françaises, la
perception du non-dit, une sorte de relation immédiate à l'arrière-fond du
texte. Je n'y ai aucun mérite : par le hasard du sort, ce que je perçois
dans ma langue maternelle se traduit dans ma langue paternelle avec une
intensité émotive à peu près comparable. Ça ne se traduit pas, ça se transpose.
Finalement, j'aurais pu traduire tout le théâtre de Tchekhov en trois ou quatre
mois, juste le temps de taper et de relire. C'est d'ailleurs comme ça que j'ai
traduit Platonov, en 1990, quand Georges Lavaudant me l'a demandé — et ma
traduction, qui était très défectueuse, a été encensée… Sauf que, par une
chance incroyable, lors de la lecture à la table, puis au cours des
répétitions, grâce à la présence d'un metteur en scène et de comédiens
exceptionnels, j'ai compris que je n'avais rien compris. Et, autre chance
incroyable, j'avais, avec Françoise Morvan, qui avait relu cette traduction,
quelqu'un qui avait à la fois la même expérience de langue perdue,
et qui avait ce qui me manquait à l'arrivée : la possibilité de mobiliser
immédiatement la présence en soi de plusieurs registres vécus de l'intérieur,
des possibilités tellement évidentes qu'elles sont invisibles, et que, bien
sûr, on n'y pense pas…
Ma langue paternelle est le français, j'ai fait des
études de lettres, je possède bien cette langue, comme on dit, et pourtant il
me manque ce qui fait la vie d'une langue vécue depuis plusieurs générations,
ces petites phrases, ces mots qu'on ne dit plus, même si, bien sûr, on les
connaît, et les noms de plantes ou d'oiseaux qui sont employés par Tchekhov
parce qu'ils disent à eux seuls tout un paysage, une saison, une lumière… et
que, bien sûr, quand on est élevé en banlieue on peut connaître aussi, mais abstraitement.
Il me manque aussi la lenteur, la patience. Pour Dostoïevski, ce qui compte,
c'est l'impulsion, l'énergie. Tchekhov est un auteur très rapide, contrairement
à ce qui a pu être dit, mais qui perçoit tout à chaque instant dans sa totalité
et place le plus petit détail à son juste endroit en tenant compte du tout, ce
qui donne une impression de lenteur. Autant dire que pour Françoise, tout va de
soi : elle est, comme aurait dit Armand Robin,
d'avance traduite en Tchekhov, ou Tchekhov traduit en elle. La première fois
que nous avons fait une expérience de traduction (j'étais alors étudiant et
c'était mon premier contrat : je devais traduire des nouvelles de
Tchekhov), je lui ai envoyé mes épreuves pour relecture et je suis tombé des
nues : elle me corrigeait en remettant en place les phrases selon l'ordre
du texte russe… C'est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à travailler
ensemble.
PIERRE CAMPION. — Pourriez-vous préciser quelle
est votre méthode ?
ANDRÉ MARKOWICZ. — Pour Tchekhov, nous avons mis au
point une méthode de traduction totalement improvisée mais qui, au fil des
années, s'est affinée sans vraiment changer : je dactylographie, le matin, un
texte totalement spontané, tel qu'il se traduit en moi, en mettant en note des
explications (un peu comme le mot à mot que nous joignons ici). Françoise le
reprend, l'après-midi, et pose des questions ; elle fait des
propositions ; nous les reprenons ensemble le soir ; le lendemain,
elle rédige de nouvelles propositions pendant que j'avance sur la suite :
nous revoyons ses propositions et nous avançons un peu, et ainsi de suite,
jusqu'au moment où, soudain, un personnage trouve sa voix, puis un autre, puis
nous savons intuitivement ce qu'ils diraient, et il nous faut juste avancer un
peu comme un comédien investit son rôle, sauf que nous en avons plusieurs à
interpréter. C'est généralement à la dixième ou à la douzième étape du travail
que les choses sont mises en place, et Françoise propose une dernière version,
provisoirement définitive, que nous revoyons, avant de la soumettre au metteur
en scène.
À ce moment-là, peut suivre une phase décisive :
on confronte, on interroge, avec le metteur en scène, l'assistant, le
dramaturge, un ou des comédiens parfois… Françoise s'est déjà chargée de
chercher les traductions existantes et de les confronter à notre version, de
manière à poser des questions sur les divergences qui existent toujours, mais
il arrive que le metteur en scène ait le désir d'avancer, lui aussi, en
confrontant les versions qu'il a accumulées. Un travail vraiment passionnant a
lieu alors, et nous reprenons le tout en interrogeant le texte de très près,
et, souvent, en l'étudiant dans toute la finesse de ses détails, comme on peut
le faire, encore une fois, en s'essayant à une sorte de mot à mot… Ça ne change parfois rien du
tout à la version que nous avons proposée mais ça permet de repérer les points
faibles, les erreurs, s'il y en a, ou de préciser des interprétations… Ensuite,
tout se met en place mais peut encore évoluer au fil des répétitions et des questions
des comédiens.
Au total, c'est une œuvre à deux mains, qui appartient
d'ailleurs, en fin de compte, bien plus à Françoise qu'à moi (rien à voir avec
les romans de Dostoïevski, qu'elle a relus, et dont elle a considérablement
amélioré la traduction, mais dont le mouvement, l'impulsion, le style ne
doivent rien qu'à moi), même si, après quinze ans de travail, on continue à
m'attribuer, à moi seul, ces traductions, ce qui m'agace considérablement
— car cela révèle, une fois de plus, la condescendance avec laquelle on
considère le travail de traduction en France. On s'imagine que traduire
consiste à faire passer des phrases étrangères en français. On traduit le sens et
l'on s'imagine avoir traduit le texte, dans une profonde indifférence à la
forme, au style, aux registres de langue et au non-dit…
PIERRE CAMPION. — Nous en revenons donc à la
question première : la question de la langue de Tchekhov.
ANDRÉ MARKOWICZ. — La langue de Tchekhov, elle se
caractérise par son apparente banalité. Tout est là et rien n'y est. On peut
d'ailleurs très bien se dire que tout ça n'a aucune importance, aucun intérêt…
c'est plat, c'est banal, voire trivial… Au cours de notre travail sur le
théâtre de Tchekhov, nous avons appris, peu à peu, à isoler ce que nous avons
appelé des motifs. Or, le motif
essentiel d'Oncle Vania, est le
mot pochly (banal, trivial) qui
s'oppose à prekrasny (splendide,
magnifique), comme nous l'expliquerons un peu plus longuement par la suite. Il
me semble que Tchekhov avait pris en compte et inclus dans la trame même de la
pièce ce qui est à la fois la caractéristique de sa langue et la thématique
profonde de sa pièce.
FRANÇOISE MORVAN. — Et voilà donc, après un long
détour, ce que pourrait être la réponse : la langue d'Oncle Vania est ce dont il est question dans la pièce, ce qui est
en question, ce qui fait question, la chair de personnages qui ne sont que ce
qu'ils disent et qui — pour la première fois dans l'histoire du théâtre,
et, d'ailleurs, pour la première fois aussi dans l'œuvre de Tchekhov — sont
ensemble ce qu'ils disent, comme des modulations sur une même trame, des
variations épisodiques, non plus des personnages éternels ; et ce qui
importe est cette langue qui les porte, et ce grand espoir qui les mène au
gouffre.
PIERRE CAMPION. — Vous dites « pour la
première fois dans l'œuvre de Tchekhov » :
quelle place une pièce comme Oncle Vania occupe-t-elle dans l'œuvre de Tchekhov ?
FRANÇOISE MORVAN. — Une place clé. Le passage de L'Homme
des bois à Oncle Vania marque le point de basculement du théâtre de Tchekhov
d'une conception relativement classique à une modernité qui nous échappe encore
— et, là, nous en revenons à votre première question : la langue de
Tchekhov, et plus spécifiquement d'Oncle Vania et des grandes pièces de la fin de sa vie, pose-t-elle
des problèmes particuliers ? Oui. Dans L'Homme des bois, les actes sont divisés en scènes, les personnages
sont caractérisés par leur manière de parler ; dans Oncle Vania, plus de scènes mais des moments d'une vision du
tout, plus de personnages mais des variations sur des formes de présence, et
des mots qui glissent de l'un à l'autre, comme autant de modulations sur un
même thème. C'est dans Oncle Vania
qu'apparaît ce que nous avons appelé les motifs. Nous avons tenté assez souvent de nous expliquer à ce
sujet mais sans être vraiment compris : on a cru généralement que nous
voulions parler des motifs de l'œuvre de Tchekhov, des thèmes, si l'on veut. Ce
n'est pas du tout ça. Le terme de motif, que nous avons emprunté à la stylistique (pattern), désigne un ensemble de mots récurrents qui se
constituent en réseau et parfois entrent dans des réseaux d'oppositions
binaires (nous parlons alors de contre-motifs).
Dans Oncle Vania, par exemple, Sérébriakov fait sa première apparition en disant :
Splendide ! Splendide ! Cela
n'a l'air de rien mais le fait qu'il s'agisse d'une première réplique, mise
dans la bouche de ce personnage particulier (professeur d'esthétique) et
qu'elle soit redoublée est un indice. Quand on connaît Tchekhov, on sait qu'il
s'efforce de rendre les choses évidentes, même si tout reste très discret.
L'attention en éveil, on constate qu'il poursuit en employant un adjectif très
proche : des sites merveilleux. Puis,
Vania emploie le même mot splendide pour
Éléna dont il a dit : Ce qu'elle est bien ! Ce qu'elle est
bien ! De ma vie, jamais je n'ai vu de femme aussi belle. Et il le reprend dans la même réplique : seuls
des anges de pureté peuvent aimer des êtres aussi purs et splendides… Puis, c'est Astrov qui explique, à propos d'Éléna : Tout
doit être splendide chez les gens : le visage, le vêtement, l'âme et la pensée.
Elle est splendide, pas le moindre doute, mais… tout ce qu'elle fait, c'est
manger, dormir, se promener, nous tenir sous le charme de sa beauté… Sonia dit qu'Astrov est splendide et Éléna, non sans une terrible cruauté, que Sonia a
des cheveux splendides. Bref,
inutile d'énumérer toutes les occurrences. Comme d'habitude, lorsqu'il s'agit
d'un élément important d'un motif, il reparaît tout à la fin. C'est Sonia, au
moment où sa vie devient plus ingrate, plus amère que jamais, qui emploie le mot
en lui donnant son sens le plus plein : Dieu aura pitié de nous, et toi et
moi, mon oncle, mon oncle bien aimé, nous verrons une vie lumineuse, splendide,
pleine de grâce, et nous nous réjouirons, et, en nous retournant sur nos
malheurs de maintenant, nous aurons un sourire de compassion — et nous
nous reposerons. À ce moment-là, ce
qu'il est important de faire entendre, c'est que splendide est inclus dans un ensemble de clichés qui ne tiennent
pas du tout ensemble, et que Sonia énonce avec une grande maladresse des lieux
communs — ce qui les rend encore plus bouleversants. Elle rejoint donc là
l'autre versant du motif : la banalité, la vulgarité, la trivialité — ce
qu'Astrov a introduit dès le début en parlant à la nourrice : une
vie — ennuyeuse, creuse, crasseuse…
Le fait d'être sensible à ces motifs permet de veiller
à respecter le réseau des mots clés : splendide, magnifique, admirable,
superbe… en prenant soin de les placer aux endroits précis où ils sont dans le
texte. Chacun, dans la pièce, tend vers la beauté, l'espère et la perd, et ce
qui définit chacun, c'est la manière dont il la rêve. Ce qui signifie, soit dit
en passant, qu'il n'y a plus de personnages bons ou méchants, importants ou
secondaires : il suffit d'adopter le point de vue de la nourrice pour
découvrir une certaine vision de la beauté du monde. Et Tchekhov prend toujours
soin de mettre ce motif en relation avec le motif du désir, de l'envie, de
l'attirance vers l'avenir et le motif du temps passé, perdu, englouti qui sont
les autres grands motifs de la pièce (il suffit de lire la première page pour
voir comment, dès les premières répliques de la nourrice et d'Astrov, ils sont
mis en place). En proposant ces clés aux comédiens, je pense qu'on leur permet
d'ouvrir des portes qu'ils n'auraient peut-être pas décelées…
PIERRE CAMPION. — Revenons au théâtre lui-même. Quels
problèmes spécifiques le texte de théâtre pose-t-il au traducteur ? Et
cette pièce elle-même ?
ANDRÉ MARKOWICZ. — En fait, il ne nous semble pas
que le texte de théâtre pose de problèmes spécifiques au traducteur. Bien sûr,
il faut veiller à ne pas donner des informations contradictoires au comédien
— par informations contradictoires, je désigne, par exemple, pour les
répliques de la première page dont nous avons ici le mot à mot, un mélange de
style paysan et de style littéraire : quand Denis Roche fait dire à la
nourrice peut-être veux-tu une petite goutte ? il est certain que l'actrice chargée de jouer le rôle
se trouve assez mal à l'aise.
Une bonne actrice peut surmonter le handicap et des textes désastreux
interprétés avec brio laissent souvent les spectateurs enchantés — mais le
but est quand même de restituer le texte dans sa cohérence. Et, pour Tchekhov,
en rendant sensibles le non-dit, ces minuscules scènes qui sont d'une intensité
d'autant plus grandes parfois qu'elles ne sont pas perçues consciemment (cela
fait penser aux tropismes de Nathalie Sarraute) : pour prendre encore un
exemple dans notre première page traduite en mot à mot, Astrov refusant le thé
ne dit pas je n'en veux pas ou je
n'y tiens pas ; il se dérobe,
s'absente concrètement, dans la syntaxe, en éludant le je. Il est plus facile de jouer ce retrait, ce vide
intérieur d'Astrov, en gardant cette proposition du texte russe. Le but n'est
pas de faire un calque parfait ou de restituer mécaniquement la syntaxe mais de
rendre sensible ce qui se joue dans un tel petit indice. Or, pour Tchekhov, le
moindre détail est signifiant, le moindre écart significatif.
FRANÇOISE MORVAN. — Oncle Vania (et L'Homme des bois, d'ailleurs) nous ont posé un problème spécifique qui
est que nous avons commis l'énorme erreur de publier le texte, à la demande de
l'éditeur, avant d'avoir eu la moindre commande d'un metteur en scène (c'était
en 1994 et nous voulions publier ensemble Oncle Vania et L'Homme des bois en gardant tout ce que Tchekhov avait gardé et en
montrant l'incroyable travail auquel il s'était livré, tantôt sur de minuscules
détails, tantôt sur de grandes masses, pour donner de L'Homme des bois, qui n'avait pas plu, une sorte d'épure). Deux ans
après, Robert Cantarella a décidé de mettre en scène ces deux pièces. Il n'a
monté qu'Oncle Vania en fin de
compte mais cela nous a montré à quel point nous avait manqué la mise à
l'épreuve du plateau… Nous avons refait cette traduction au fil des répétitions
et, pour finir, une deuxième édition revue et corrigée est parue en 2001. Mais
il est possible qu'il reste des points à revoir, à cause de cette erreur de
départ, et il nous reste à refaire l'édition de L'Homme des bois. C'est ce qui nous occupe en ce moment, après avoir terminé l'édition des pièces en un acte.
PIERRE CAMPION. — Avez-vous par la suite participé à
telle ou telle mise en scène de la pièce ? Comment le traducteur se
situe-t-il au sein de l'équipe qui monte une pièce comme celle-ci ?
ANDRÉ MARKOWICZ. — Nous avons participé à la mise en
scène de Claude Yersin au Nouveau Théâtre d'Angers en 1996 ; à celle de
Charles Tordjmann, au Théâtre de Nancy, en 2001 ; puis à celle de Julie
Brochen, au Théâtre de l'Aquarium, en 2003 (c'est l'enregistrement de cette
mise en scène qui a été diffusé par Arte en septembre 2004). Chaque fois, le
metteur en scène s'est soucié d'interroger le texte et nous avons pu tirer
parti de ce questionnement pour affiner, améliorer certains points qui nous
avaient échappé. Ce n'est pas toujours le cas : certains metteurs en scène
se contentent d'une lecture à la table ou s'en dispensent, et l'on sait
simplement par la SACD que notre traduction est jouée. Mais il arrive aussi, de
plus en plus souvent, malheureusement, que des metteurs en scène bricolent des
bouts de notre traduction en les mélangeant avec d'autres bouts de traductions
disponibles ou des improvisations personnelles, de manière à toucher
les droits… Ce qui est bizarre, c'est l'indulgence dont bénéficie cette
pratique. On a beaucoup de mal en France à comprendre qu'une traduction est une
œuvre au sens plein, qui engage la personne, ou qu'elle n'est rien. Mais
passons… Nous avons eu la chance de travailler vraiment avec ces équipes et de
participer à des spectacles de grande qualité. L'expérience la plus inattendue
et la plus passionnante a peut-être été celle que nous avons vécue avec le
début des répétitions d'Oncle Vania : première mise à l'épreuve du texte, avec pour but de placer les
personnages dans l'espace en déduisant les déplacements de ce qui dit Tchekhov
(il a pensé à tout, il dit tout, à nous de comprendre…). D'habitude, nous nous
interdisons de participer aux répétitions, passé le moment de recherche sur le
texte mais nous restons à disposition du metteur en scène et des comédiens pour
répondre aux questions, mais, là, nous étions restés, à l'invitation de
l'équipe, et nous avons participé aux recherches concrètes sur les
déplacements, l'inscription du texte dans l'espace. Stupéfiant ! C'est
vraiment une expérience à faire, et je pense d'ailleurs que toute réflexion sur
Oncle Vania, après le premier
stade de décryptage du texte, devrait commencer par là. Comment tout s'organise
autour de la guitare de Téléguine, et le trajet de cette guitare, durant la
pièce… Tchekhov est un auteur vraiment extraordinaire…
PIERRE CAMPION. — Vous savez que, en cette année
2005-2006, la pièce est au programme des classes préparatoires scientifiques,
au sein d'un ensemble qui comprend aussi un texte de Sénèque sur La Vie
heureuse et Le Chercheur d'or de Le Clézio, ces trois œuvres étant évoquées sous
l'angle d'une question à caractère plutôt philosophique : la recherche du
bonheur.
Comment vous, d'un point de vue non professoral mais à
partir d'une certaine intimité avec le texte, voyez-vous les aspects sous
lesquels la pièce d'Oncle Vania
évoque la recherche du bonheur ?
FRANÇOISE MORVAN. — Je vais encore avoir l'air de
mettre les pieds dans le plat (c'est une spécialité) mais il me
semble que les personnages de Tchekhov ne cherchent pas le bonheur. Tous sont
tendus vers une promesse de vie meilleure qui les englobe et qui englobe aussi
le monde entier, tous cherchent une petite parcelle de la beauté du monde
— et laissent échapper celle qu'ils ont sous la main. Ils cherchent une
vérité, un sens, une certitude, une raison d'espérer et de se dévouer, un objet
de foi et, le bonheur, quand il leur vient à l'idée de le chercher, il est déjà
passé — ou bien, il passe sous nos yeux, puisque, après tout, c'est là toute
l'histoire de la pièce. Le bonheur de Sonia s'approche, passe et s'en va, mais
il est là, un moment, totalement faux, comme le reste, pendant qu'elle mange du
fromage avec Astrov qui lui fait la leçon, et ce qui est prodigieux, c'est
d'ailleurs cette manière de nous mener en douceur à un petit moment faux tout
au creux de la nuit, entre deux gouffres du temps, et de le faire passer sous
nos yeux sans qu'on y fasse même tellement attention. C'est perdu, voilà, parce
que ça devait se perdre. Et c'était quand même, comme le dit Vania citant
Pouchkine, tellement possible.
Le motif de la recherche du bonheur, dans la pièce, il
m'apparaît essentiellement lié à Sérébriakov et au contre-motif de la
trivialité — ce serait un peu long à développer mais une petite indication
peut-être : avec Tchekhov, il faut toujours faire attention à la première
occurrence du motif. Or, la première occurrence, c'est la grande tirade de
Vania contre Sérébriakov, et l'on a vraiment une insistance :
VANIA. Ce hareng saur vit dans le domaine de sa
première femme, il y vit à contre cœur, parce que, vivre en ville, c'est
au-dessus de ses moyens. Il est toujours à se plaindre de ses malheurs, même si, au fond, en ce qui le concerne, lui, il est
invraisemblablement heureux. (Avec
nervosité.) Mais pense donc, un tel bonheur ! Un fils de petit diacre, un séminariste, qui
se décroche des diplômes, une chaire à l'université, qui devient « Son
Excellence », le gendre d'un sénateur, et ainsi de suite. Peu importe,
d'ailleurs.
Voilà. Le thème est introduit et aussitôt rejeté par
Vania. Ça n'a l'air de rien mais peu importe est un motif clé (notamment dans Les Trois sœurs). Sérébriakov considère que le bonheur lui est dû et
fait le malheur de tous : tout est dit. Mais l'essentiel est ailleurs. Si
mes calculs sont exacts, le mot bonheur apparaît moins de dix fois et
l'adjectif heureux/heureuse moins de dix fois aussi dans la pièce (en revanche,
les variations sur le motif de la beauté donnent une cinquantaine
d'occurrences, dont une quinzaine pour splendide). Ce ne sont que des statistiques approximatives,
mais elles montrent au moins que le thème de la recherche du bonheur est
décalé, et que l'on aurait tort de le traiter sans tenir compte de ce
retrait. C'est d'ailleurs ce qui le rend intéressant.
La première fois que nous avons traduit Oncle Vania, nous nous sommes dit que c'était trop bête, qu'il
suffisait d'un tout petit rien pour que tout se termine bien : qu'un
lutin, comme dans Le Songe d'une nuit d'été, passe par là et, soudain, Éléna se rend compte que
Vania est mille fois mieux que Sérébriakov (en plus, il s'intéresse à la
musique) et elle reste jouer du piano à ses côtés ; Astrov se rend compte
que Sonia est mille fois mieux qu'Éléna (en plus, elle s'intéresse aux forêts)
et il l'épouse ; la nounou reste manger des nouilles à heure fixe tout en
louant Dieu et en tricotant des chaussons pour leurs bébés, tandis que La
Gaufre joue de la guitare pour endormir les nourrissons. Sérébriakov regagne Moscou ;
contrarié, il perd l'appétit, et, du coup, guérit de sa goutte ;
requinqué, il pond un monumental essai sur la vie et les œuvres du poète
Batiouchkov, ce qui lui vaut des invitations à donner
des conférences à travers toute la Russie : à la fin d'une conférence, il
rencontre une jeune étudiante, éperdue d'admiration, et dotée de douze sœurs,
qui, toutes se mettent à copier les articles qu'il compte rassembler dans ses
œuvres en 72 volumes. Et Maria Vassilievna voue ses dernières années à ce
projet colossal. Voilà ! Le bonheur règne. Et la Révolution éclate.
PIERRE CAMPION. — Tchekhov, alors, ce serait le théâtre
des occasions manquées, telles qu'elles sont données à rêver au spectateur…
FRANÇOISE MORVAN et ANDRÉ MARKOWICZ. — Oui.
PIERRE CAMPION. — Merci pour
ces paroles de traducteurs engagés aussi dans le monde du théâtre.