RETOUR : Travaux de littérature
Université & Poésie. Le texte de cet entretien est publié ici avec l'autorisation de Jean-Michel Maulpoix, que je remercie vivement.
Université & PoésieQuelle place est faite à la poésie contemporaine française à luniversité ? Force est de constater que la poésie contemporaine na que très lentement accès à luniversité qui ne constitue quavec prudence les uvres actuelles en objets détudes. Poids de la tradition, des concours et des dissertations : même en matière de « recherche », on saventure assez rarement au-delà des années 1960
Il a par exemple fallu attendre 1994 pour voir le premier colloque sur luvre de Jacques Dupin se tenir à luniversité de Lille, à linitiative de Dominique Viart. Seuls Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet ont connu une reconnaissance plus précoce, en voyant notamment certaines de leurs uvres inscrites aux programmes des Concours dentrée aux grandes Écoles. Parmi les auteurs nés dans les années trente, il nest guère que Michel Deguy ou Jacques Réda pour avoir fait lobjet de colloques importants. La reconnaissance est donc lente, limprégnation se fait de manière aléatoire, à la faveur de tel ou tel enseignement particulier, mais on ne peut pas dire quun véritable dialogue assidu se soit instauré entre la poésie contemporaine et luniversité ! Il y a néanmoins des lieux où régulièrement des poètes sont présents. Je pense à ce qui sest fait à Paris III à lépoque où Mme Claude Debon organisait des rencontres régulières sur la poésie contemporaine. À lheure actuelle, Michel Collot a pris la relève. Jean-Marie Gleize qui ma succédé au Centre dÉtudes Poétiques de lE.N.S de Fontenay, poursuit également dans le même sens. Des manifestations de ce type ont lieu à lUniversité de Pau, ou à Lyon II, autour de Jean-Yves Debreuille, qui a contribué à lorganisation du premier colloque sur Jacques Réda Cest en réalité tout un environnement qui vient favoriser de telles entreprises : quand plusieurs enseignants travaillent de concert, ou bien lorsque luniversité se trouve à proximité dune institution dynamique, comme la Villa Gillet à Lyon. Laissée à elle-même, elle aurait plutôt tendance à se recroqueviller. Certaines rencontres importantes se font ainsi hors les murs : par exemple Dominique Rabanté qui enseigne à Bordeaux III vient dorganiser au Centre international de poésie de Marseille un colloque sur « Poésie et autobiographie » où sont représentées les principales tendances de la poésie actuelle. De telles ouvertures sont précieuses. Il nest certes pas rare que soit dispensé à luniversité un cours sur la poésie du XXe siècle, mais selon que létudiant se trouvera à tel ou tel endroit, ce cours sera bien différent : soit il en restera aux surréalistes, soit il saventurera jusquà « lextrême contemporain ». Parfois se constituent des groupes, des « familles » critiques, ou des tendances locales : à Metz, on travaille sur la spiritualité, à Strasbourg Philippe Lacoue-Labarthe ou Jean-Luc Nancy ont sans doute contribué à donner à la réflexion sur la poésie une inflexion plus philosophique. Mais dans lensemble, la modernité à luniversité, cest dabord Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, puis Apollinaire et les surréalistes, enfin quelques pages dYves Bonnefoy ou de Philippe Jaccottet Souvent on sarrête là ! Même Michaux désoriente. Et quand Fureur et mystère de René Char a été mis au programme de lagrégation, il semble que les jurys aient eu bien du mal à évaluer les explications présentées à loral Tout se passe comme si lUniversité manquait en vérité doutils pour faire face au contemporain. Sans doute le questionnement de fond sur le « poétique » ny est-il pas assez pratiqué. Cela tient aussi pour une part à une certaine passivité des enseignants, rarement curieux du vif de notre aujourdhui. Quand je suis arrivé à Nanterre, personne ne ma empêché de mettre en place mon cours de licence sur « poésie et réalité de 1945 à 1995 ». Cela a eu pour conséquence quun an plus tard jai dirigé des maîtrises sur Michel Deguy, Guy Goffette ou Valère Novarina ! Les étudiants sont très désireux darpenter le territoire inconnu de « lextrême contemporain ». Évidemment, ils se heurtent à la difficulté de développer une recherche sans lappui dun important appareil critique, mais ce défaut même les conduit à sengager plus directement dans luvre. Un autre problème concerne les processus dévaluation : sanctionner un cours annuel sur la poésie contemporaine par une dissertation de deux heures nest pas du tout adapté Percevez-vous une différence entre le traitement de la poésie et celui du roman ?
Il me semble que la situation est à peu près la même, mais que létude de la poésie actuelle implique une connaissance plus aiguë du champ, des tendances, des filiations, des inflexions et des ruptures, du jeu des influences et des groupes Sans doute peut-on décrire et étudier plus facilement des voix romanesques comme celles dAnnie Ernaux ou Sylvie Germain que débroussailler le grand maquis des écritures poétiques daujourdhui. Par ailleurs, la poésie est cet espace formel où lattention la plus scrupuleuse est portée au langage, où la concentration de (et sur) la langue est la plus vive. Cest donc bien le lieu où sajointe de la façon la plus décisive le travail sur la forme et sur le « fond ». Doù son extrême importance dans lenseignement, puisquelle permet aussi bien de mettre en examen le contemporain que notre parole et notre mémoire. Elle invite les étudiants à travailler indirectement sur eux-mêmes, leur histoire et leur propre capacité articulatoire. Je suis frappé de voir que nombre dentre eux écrivent, continuent de faire des revues, ou de vouloir en faire, souvent avec des attentes un peu naïves, comme cest normal à vingt ans, en confondant encore parfois la poésie avec le cri ou avec lornementation. Mais on les sent désireux dentrer dans la complexité et dans lexigence que cela représente. Plus que du roman, ils attendent du poème quil leur apporte de lintense et du vrai. Ils ont des « comptes » à régler avec la poésie.
Ne pourrait-on tirer un meilleur parti de cette attente ? Il conviendrait de penser différemment la part de la littérature contemporaine à luniversité, sa présence vivante, la circulation concrète des auteurs, de manière à ce que le fait littéraire y prenne corps. Il faudrait pour cela que lenseignant accepte de voir le poète arriver dans son cours comme celui qui va perturber le discours du savoir et de lautorité. Quil le reçoive comme celui avec qui la question du langage et de la connaissance saggrave. La poésie, nest-ce pas cette écriture qui vient buter contre les limites du langage ? Notre université reste très marquée par la hiérarchie et les rapports de pouvoir qui font que chacun sy veut propriétaire dun domaine, gestionnaire dun territoire strictement délimité ! Conjugué à la pesanteur institutionnelle, le mandarinat existe. Il faudrait dépoussiérer cela. Que percevez-vous des attentes de vos étudiants ?
Les mémoires de maîtrise que je viens de faire soutenir mont pour le moins rendu perplexe : nombre détudiants rédigent dans une langue précise et efficace, voire avec un certain brio, mais sans se couler dans les moules préparés par linstitution. Quavons-nous à leur proposer dautre que des « concours denseignement » ? Certains bifurqueront vers un DESS dédition, une école de journalisme, ou la FEMIS Mais ce sera alors en sécartant de lenseignement littéraire. En loubliant bientôt. Et, puisque je travaille sur le contemporain, je vois venir en nombre ces jeunes gens au profil peu classique, sans leur ouvrir dissue Ne pourrait-on imaginer que trouvent place dans une UFR de lettres des formations moins traditionnelles débouchant sur de vrais emplois ? Ce nest pas seulement luniversité qui est ici en cause, mais lorganisation même de notre société dont le centralisme sessouffle. Les formations et les filières continuent dêtre organisées en fonction de ces grands Référents que sont lagrégation et la thèse ! Il est urgent de réfléchir à dautres logiques plus en accord avec les réalités daujourdhui. Urgent sans doute aussi de sapproprier la littérature dune autre manière.
Javais déjà souffert de ce décalage entre les procédures obligées et les attentes réelles àlépoque où jenseignais à lÉcole Normale Supérieure de Fontenay. Quont réellement envie de faire les jeunes « intégrés » qui seront plus tard professeurs ? Du cinéma, du chinois, de larabe ou de la publicité, quand ils ne sont pas tout entiers obsédés par leur future carrière ! En tous cas, ils ne veulent plus guère entendre parler de poésie. Ils ont trop souffert du maniement de la boîte à outils, en classes préparatoires. Souvent, ils ne savent plus où ils en sont avec la littérature que pourtant ils avaient choisie Leurs propres désirs décriture peuvent être forts, mais à force de décortiquer des stratégies et des situations dénonciation, ils en ont perdu le sens Si ces jeunes gens brillants avaient décidé un jour détudier la littérature, cest quils en attendaient quelque chose dont ils pensaient quelle seule pouvait le leur donner : du sens à vif, de la beauté, de lémotion, de lintensité, que sais-je ? Or ils perdent cela en route : lorsquils arrivent à lÉcole, ils ne savent plus ce quils y font Leur rapport au contemporain savérant difficile, ils se replient souvent sur les uvres du Moyen Âge ou sur la linguistique, cest-à-dire sur des objets détude se situant très loin de leur sensibilité et de leur expérience immédiate. Comment concilier votre statut de poète et celui de professeur ?
Je mefforce de ne jamais parler de mon travail personnel pendant mes cours et de présenter les diverses tendances de la poésie actuelle avec la plus grande objectivité possible. Sil arrive que mes étudiants viennent me parler de mes livres, ce sera toujours dans un couloir, jamais pendant un cours. En revanche, je sais très bien que mon expérience propre de lécriture influe sur ma manière daborder les textes ou de parler de la poésie en général. Je minquiète de plus près du sort de cet homme penché quest lécrivain, de son « bouchoreille » avec autrui, ou de larticulation entre la poésie et notre aujourdhui Ce qui minquiète davantage est la part croissante prise dans mon travail par la réflexion et les travaux critiques. Même si lon sait depuis Baudelaire que le poète moderne se double fatalement dun critique, ma situation duniversitaire a pour effet de réduire la part de la création même au profit de la théorie. Ou peut-être serait-il plus juste de souligner combien lexercice de la critique renforce et diffracte ce questionnement crucial sur la parole et sur les signes qui constitue le cur même de mon travail décrivain. Un dédoublement douloureux ?
Ce dédoublement est parfois difficile. On ne peut confondre les rôles pour des raisons déontologiques évidentes. Linstitution même contraint à les séparer nettement. Là où je suis fonctionnaire de lÉtat français, identifié comme « professeur », je me comporte en professeur. Ne nous leurrons pas : le fait décrire est plutôt mal vu de linstitution, quand il nest pas tout simplement ignoré. Il arrive même quil saccompagne dun certain « retrait » en termes de carrière. Comment prendre des directions de thèse, animer des séminaires de recherche et développer simultanément un vrai travail décrivain ? On nest pas tout à fait considéré comme sérieux quand on écrit de la poésie, alors même que lon se tient au plus vif de la langue. Certains professeurs disent que nous sommes des poètes et certains poètes que nous sommes des professeurs !
Jessaye toutefois dassurer une continuité entre ces deux gestes apparemment contradictoires que seraient la fixation de repères par lenseignant et leur mise en crise par lécrivain. Sil sagit de perdre des repères, nest-ce pas pour les ressaisir, défigurer pour reconfigurer ? Et le travail de lenseignant lui-même ne consiste-t-il pas pour une part à faire tomber des idées toutes faites pour leur substituer une mesure plus juste des choses ? Enseigner ne sera jamais pour moi une activité normative ! Evidemment, lorsquil sagit de préparer des étudiants à lagrégation, je suis obligé den passer par des exercices très codés, mais même dans ce cadre il me reste nécessaire dentendre vibrer la littérature ! Par ailleurs, mon propre travail décrivain nest pas de ceux qui font particulièrement violence à la langue. Lécart entre la position professorale et lécriture est sans doute plus aigu pour un poète tel que Christian Prigent qui, je crois, enseigne au Mans. Son uvre est écrite « au couteau », elle égare les repères et met à plat le lyrisme. Pour ma part, jai un rapport articulatoire et critique à la langue plus paisible. Pensez-vous quil serait souhaitable de mettre en place des cours de création poétique ?
Linstitution nest pas prête pour cela, les blocages y sont trop nombreux, les cursus trop inadaptés Cela dit, lespace vivant du séminaire quand il suscite un sincère intérêt, permet de faire passer énormément dune expérience acquise par la pratique, même sans que jamais lon ny parle directement de soi Le lieu du séminaire est un lieu douverture et de liberté intellectuelle où lon peut conjuguer rigueur et créativité. Je me défie du spontanéisme qui voudrait laisser croire que lon pourrait fabriquer des poètes dans les universités. Il sagit davantage de se demander comment un enseignement organisé différemment pourrait favoriser lapport strictement personnel, irremplaçable, de chacun. Trop souvent, le professeur dispense des cours quun autre pourrait faire tels quels à sa place Le modèle hypothétique que la poésie pourrait ici fournir serait celui dun enseignement qui conserverait toute son intensité, ne fonctionnerait pas par directives, mais serait plus interrogatif que normatif Or jai limpression que dans les collèges et les lycées on voit de plus en plus les programmes se substituer aux professeurs De telles mesures sont destinées à rassurer les enseignants; elles entendent leur permettre daffronter des publics plus difficiles mais il ne faudrait pas que lenseignement finisse par reposer sur une série de directives ! Que pensez-vous des évolutions en cours dans lorganisation des études ?
Dans le domaine des lettres, nous souffrons de limportation et de la prédominance des modèles scientifiques. Notamment au niveau de lévaluation. Ainsi a-t-on vu apparaître en lettres les thèses dites « nouveau régime », rédigées en quatre ou cinq ans. Cela interdit dembrasser de grands sujets. Une thèse sur « lidée de bonheur au XVIIIe siècle » ou celle de nature au XVIe siècle est à présent inconcevable. Cela favorise lémiettement et le souci de rentabilisation dans les études : le « littéraire » se perd dans ce quil avait de plus gratuit, dincongru, de perturbant de plus lent aussi. Or le rapport au sens me semble exiger un effort de dépliement, un souci, un soin qui impliquent cette lenteur. Jean-Michel Maulpoix
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