RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature
Jean-Pierre Montier : Et vint La Vue de Raymond Roussel. Jean-Pierre Montier est Professeur en Littérature et Art à l'Université de Rennes 2 et membre du CELAM (Centre d'études des littératures anciennes et modernes). Il a publié notamment « Arrêt sur image dans La Princesse de Clèves » (Littérature, n° 119, septembre 2000), « Constantin Guys selon Baudelaire : reportage et modernité », in Littérature et Reportage, dir. Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Presses Universitaires de Limoges, 2001, et un ouvrage : L'Art sans art d'Henri Cartier-Bresson, Flammarion, 1995. Mis en ligne le 17 octobre 2007. Et vint La VueDans un article qu'il publia dans les Cahiers du Sud en 1951, Pierre Schneider écrivait ces quelques
lignes dont la pertinence demeure : L'œuvre de Raymond Roussel se dresse devant nous comme une
muraille à pic, lisse et n'offrant nulle prise aux mains. […] Et que dire du
goût d'un homme qui sans doute lisait le premier roman-feuilleton venu avec
autant d'intérêt que les tragédies de Racine, et aurait vu du même œil un
tableau de Manet et une affiche de Dubonnet ? Roussel est au-delà du beau
et du laid, au-delà de l'art. Même l'ériger en précurseur des surréalistes ne
nous le rend pas plus familier : […] les surréalistes font toujours de la
littérature, tandis que l'œuvre de Roussel est ce que jusqu'à présent nous ne
pouvons appeler qu'Autrechose[1]. Il fait peu de doute que Schneider a parfaitement raison de
récuser la logique linéaire et téléologique des précurseurs et des écoles pour
y placer un auteur chez lequel tout résiste à la libido classificandi dénoncée par Valéry. Pour autant, la question reste
de savoir comment cette Autrechose
(en un seul mot) est malgré tout de la littérature, ou plus exactement de
déterminer comment les objets textuels que nous a légués Roussel sont des
questions insolemment adressées au fait littéraire, et même des pans de
questions provocatrices (donc révélatrices) dressés devant cette muraille par
nous appelée Littérature. Je m'intéresserai ici à l'un des trois poèmes descriptifs de
Roussel, intitulé La Vue, qu'il publia
d'abord dans un numéro du journal Le Gaulois du dimanche, avec quatre illustrations de Georges Jeanniot, puis
quelques mois après à compte d'auteur chez Alphonse Lemerre, en décembre 1903.
Avec pour objectif de montrer comment, s'il est probablement inutile de
prétendre insérer Roussel dans quelque lignée ou mouvement que ce soit, en
revanche cette œuvre en particulier représente un jalon capital dans l'histoire
à plus long terme de la mimesis,
littéraire et au-delà. Au-delà, car, quelques années après l'article de Pierre
Schneider, l'historien de l'art Gilbert Lascaux élargira fort adéquatement la
portée de cette crise patente de la mimesis
outre le seul domaine littéraire en écrivant : Ce que Roussel propose d'abord dans cette infinie
description : un usage « contre-culture » de l'outil d'écriture.
Alors même que pour écrire le porte-plume doit être tenu à peu près
verticalement et que les doigts font mouvoir l'instrument de gauche à droite,
avec de petites variations de bas en haut pour former les lettres, ici c'est le
contraire qui est désiré. Pour voir la vue, pour l'explorer et la décrire
minutieusement, l'œil a besoin d'une immobilité du porte-plume. Pour que
l'horizon de la vue corresponde avec l'horizon du voyeur, pour que le paysage
photographié soit bien en place, le porte-plume doit être déplacé de telle
manière que l'écriture soit impossible. […] Regarder la vue, c'est donc
s'interdire d'écrire, au moins pendant que l'on voit[2]. En d'autres termes, La Vue de Roussel pose frontalement la question du rapport entre l'objet à
décrire, ou à reproduire, et la posture disons de « recul » de celui
qui prend en charge cet acte de reproduction, de représentation. Le problème
n'est donc pas seulement littéraire, et dans cette mesure Lascaux a raison de
parler d'un usage « contre-culture ». Le dispositif scripturaire
imaginé par Roussel ne vise pas exclusivement l'écrivain armé de son instrument
d'écriture afin de restituer un paysage ou des personnages effectivement
présents sous son regard (littérature de reportage) ou fictivement posés comme
existants (à la manière dont Zola par exemple réalisait des croquis avant de
placer tel ou tel de ses personnages à une table ou dans un décor quelconque).
Lascaux pointe clairement que ce qui est en cause c'est le rapport à la fois de
disjonction et d'homologie entre le sujet de la perception et cette dernière en
tant qu'objet, et par conséquent l'acte, en général, de représenter, ou bien
celui de présentifier[3].
Autrement dit, non seulement l'acte littéraire, mais la peinture, la sculpture,
toute pratique artistique, soit qu'elle repose sur le plaisir que l'homme
ressent à produire des imitations, comme disait Aristote, soit, pour reprendre
Pascal, qu'elle « attire l'admiration par la ressemblance des choses dont
on n'admire pas les originaux ». Aussi bien, la provocation de Roussel
touche-t-elle également l'esthétique classique d'un Diderot s'exclamant devant
un Chardin : ï Chardin ! ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que
tu broies sur ta palette : c'est la substance même des objets, c'est l'air
et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur
la toile, et celle de Cézanne cherchant à pénétrer ce qu'il a devant
lui, écrivant : À ce moment-là, je ne fais plus qu'un avec mon tableau. Nous
sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je m'y perds. Je songe,
vague. Le soleil me pénètre sourdement, comme un mai lointain qui réchauffe ma
paresse, la féconde. Nous germinons[4]. Qu'il s'agisse de représentation ou de présentification,
c'est bien toute notre culture que Roussel prend à contre-pied, comme s'il
avait scandaleusement choisi d'adopter le parti impossible du peintre Frenhofer
devenu fou, et s'exclamant à la fin du Chef-d'œuvre inconnu, devant le jeune Poussin médusé par un tableau qui
n'est qu'un « chaos sans forme » : Vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous
êtes devant une femme et vous cherchiez un tableau. Il y a tant de profondeur
sur cette toile, l'air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de
l'air qui vous environne. Où est l'art ? perdu, disparu ! Que « raconte » en effet La Vue, et en quoi le dispositif qui lui est particulier
met-il en crise le clivage interne à toute représentation, et même propre à
tout système sémiotique, à commencer par le langage, entre signifiant et
signifié, représentant et représenté ? Le porte-plume photophore Tout repose sur l'un de ces objets kitsch dont était friande
la Belle Époque, un porte-plume avec vue. Objet aujourd'hui oublié, sauf des
collectionneurs, il était toutefois assez répandu pour que l'on en retrouve
encore trace en 1913 dans le roman d'Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, lorsqu'en classe le jeune bohémien sort de son
cartable divers trésors : Ce furent d'abord les porte-plume « à vue » qu'il
tira pour écrire sa dictée. Dans un œillet du manche, en fermant un œil, on
voyait apparaître, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou quelque
monument inconnu. Il en choisit un et les autres aussitôt passèrent de main en
main[5]. Inutile de préciser que la dictée du maître, M. Seurel, sera
ensuite largement perturbée, ce qui confirme au passage l'analyse de Gilbert
Lascaux : voir ou écrire, il faut choisir ! Mais le principe sur
lequel fonctionne l'objet est dit : un demi cylindre de verre légèrement
convexe est posé à l'extrémité d'un banal porte-plume, et à condition d'en
rapprocher son œil, l'on découvre, grâce au grossissement produit, un paysage,
souvent très vaste, dont une minuscule reproduction photographique est placée à
quelques dixièmes de millimètres sous l'œilleton. Dans le texte de Roussel, ce
n'est pas la basilique de Lourdes qui est donnée à voir, mais la vue
panoramique d'une station balnéaire agrémentée de tout son
« personnel » : les baigneurs, les promeneurs, des enfants
jouant au cerf-volant ou avec un chien, les musiciens sous un kiosque, les
marchands de brioches, et coetera… Le
caractère ludique et fascinant de l'objet repose évidemment sur la paradoxale
association entre les deux infinis : c'est en passant par le chas de
l'œilleton minuscule que l'on découvre le monde le plus vaste qu'il se puisse
imaginer. C'est en clignant un œil et en en ouvrant l'autre aussi démesurément
que devant la Gorgone que le champ incommensurable du perceptible s'ouvre à une
entreprise de découverte et d'exploration d'un infiniment grand d'autant plus
inépuisable qu'il se prodigue sous les auspices de son contraire, le minuscule.
C'est par le microscopique qu'advient l'avènement du macrocosme ! La boule
de verre était en fait une monade : elle contenait l'univers entier ! Il y a en un sens du Lewis Carroll dans cette affaire :
tel le miroir d'Alice, l'œilleton permet d'accéder à un autre monde. Avec cette
différence capitale que celui de Roussel ne relève en rien du merveilleux, ne
fonctionne pas selon d'autres règles, logiques ou ontologiques, que le monde
standard auquel nous nous référons. Il en est au contraire le calque absolu.
Dans la dédicace qu'il enverra à Robert de Montesquiou, Roussel écrira qu'il a
voulu « exécuter des gravures avec des mots », une expression qu'il
convient de se garder de comprendre comme un équivalent de la locution banale
« peindre verbalement ». Le projet de Roussel est bien de
« graver », c'est-à-dire de prendre une empreinte et d'utiliser un
mécanisme pour produire un doublon verbal du visible, ou sa « doublure »,
pour reprendre le titre du tout premier livre de Roussel. L'obsession de
l'empreinte, de son intégrité, de sa fiabilité, est d'ailleurs bien présente
dans ce texte, lorsqu'il évoque notamment le sable attaqué par la marée
montante : L'eau brusque, envahissante,
anéantit, éreinte Les bords inconsistants, fragiles, de l'empreinte[6]
(v. 809-810) Or, évidemment, comment prendre l'empreinte des choses avec
des mots ? C'est alors que le dispositif imaginé par Roussel, d'ingénieux
qu'il était, devient humoristique ou bien génial[7].
Car n'oublions pas qu'il a fallu détourner le porte-plume de son usage courant
pour voir cette « vue » (c'est l'aspect « kitsch » de
l'objet) ; autrement dit que le domaine de l'écriture et celui du visible
effectif sont aussi exclusifs l'un de l'autre que les phénomènes de confusion
graphique chers aux sémioticiens, sur le modèle du lapin-canard. L'invention
optique n'est fonctionnelle qu'à la condition que l'outil scripturaire ne le
soit plus. C'est l'un ou l'autre, l'écriture ou la vue, ce qui veut dire que
l'opération visuelle, à laquelle le titre même de l'ouvrage confère en réalité
un privilège absolu, met en suspens l'opérativité de l'écriture ainsi que
toutes les procédures de symbolisation qui lui sont associées. Autrement dit,
Roussel nous place devant une alternative stricte. De même qu'il a fallu fermer
l'un des deux yeux pour laisser l'autre ouvert, de même : ou bien l'on
demeure dans le régime traditionnel de l'écriture, ou bien on le quitte pour
entrer, par l'œilleton, dans un autre régime, dans un autre dispositif
mimétique. On verra quelles sont ses caractéristiques, mais d'ores et
déjà nous pouvons supposer que va en être affectée notamment la clôture de
l'œuvre, sa « fin », c'est-à-dire ce qui vient à la suite de
l'imitation d'une action simple et entière, et qui, issu d'une succession
naturelle ou nécessaire, est tel qu'il n'y a plus rien après (je paraphrase
Aristote, Poétique, VII, 3). Incipit et explicit : le cadrage du photo-poème L'exploration du panorama contenu dans la photographie de la
station balnéaire étant en droit dénuée de toute borne, La Vue ne peut se terminer autrement que par une sorte
d'accident, de mouvement réflexe de la part du narrateur qui tient le
porte-plume et vient à l'éloigner de son œil, sans que rien ne vienne préciser
si c'est, ou non, volontairement : Sur la plage s'étend, partout égale une ombre ; Mon bras levé retombe, entraînant avec lui Le porte-plume et son paysage enfoui Dans l'extrémité blanche aux taches d'encre rouge. (v.
2042-2045) Ce dénouement, ou cette « fin de partie »
(puisqu'il s'agit en un sens d'un jeu, mais des plus sérieux évidemment),
seront-ils suivis d'un retour à la réalité, à la situation d'énonciation ?
Voire d'une prise de conscience, qui poserait par exemple la nécessité de
s'atteler désormais à la tâche d'écrire, comme chez Proust ? Pas du tout.
Tandis que Marcel Proust utilise les noms de pays comme autant d'instruments
d'optique, écrivant : Dans le nom de Balbec,
comme dans le verre grossissant de ces porte-plume qu'on achète aux bains de
mer, j'apercevais des vagues soulevées autour d'une église de style persan[8]. Roussel au contraire, en une sorte de magistrale fausse fin,
opère une suture parfaite entre le monde vu, ou rêvé, et l'univers référentiel
auquel ne peut manquer de renvoyer le bras retombant du narrateur (ou du
« poète », nous verrons ce point infra). De se mettre à retranscrire ce que son œil a vu grâce à cet
instrument après l'avoir reposé, il n'est pas question. Au contraire, par une
sorte de phénomène de « fondu au noir », analogue à celui pratiqué
dans le cinéma muet, le texte opère une fusion de l'ombre qui (dans la
vue) paraît s'étendre sur la plage avec (dans la situation supposément
référentielle) la noirceur atmosphérique : Le temps est devenu tout à coup nuageux, Incertain, menaçant, couvert, presque orageux ; (v. 2047-2048) La météo « réelle » est en somme contaminée par le
climat régnant dans la « fiction » (guillemets de rigueur). Pourtant,
l'on sort bien de La Vue, il existe bien
une ligne de démarcation entre rêverie et réalité, entre passé et présent. Oui,
mais estompée au maximum. Car tandis que l'opposition du noir (des nuages) avec
le blanc (du porte-plume) sur laquelle se termine le texte confirme que l'on
était bien dans une photographie, dans une image bicolore du passé, la
transition entre l'œil qui voyait la vue et celui qui s'en est détaché
s'effectue par une seconde touche chromatique (une touche bleue, après le rouge
des taches d'encre) au vers suivant : Mes yeux plongent dans un coin d'azur ; ma pensée Rêve, absente, perdue, indécise et forcée D'aller vers le passé : car c'est l'exhalaison Des sentiments vécus de toute une saison Qui pour moi sort avec puissance de la vue Grâce à l'intensité subitement accrue Du souvenir vivace et latent d'un été Déjà mort, déjà loin de moi, vite emporté. (v. 2049-2056) « Mes yeux plongent dans un coin d'azur
[…] » : Roussel joue quand il le veut des clichés poétiques, et tout
en disant par le rouge de l'encre et le « coin d'azur » que l'on est
sorti du monde bi-chromatique de la vue photographiée, il ne revient pas
« pour de vrai » au monde réel sans le marquer du double sceau de la
blessure (le rouge) et de l'infini dont cet « azur » est synonyme,
chez Mallarmé. La Vue se termine
donc sur une double image, celle du vide et celle de l'infini, termes a
priori éloignés mais finalement synonymes.
C'est un infini qui, loin d'être idéal, se donne pour triste, exténué,
nostalgique, tout le contraire de la jubilation paisible qui avait présidé à la
gigantesque description de plus de deux mille vers en quoi a consisté La
Vue. En outre, ce « retour au
réel » est caractérisé par une inversion des signes qui devraient en
principe servir de marqueurs à la distinction entre réalité et fiction. D'abord
l'allusion à des « sentiments vécus », qui, la vue une fois quittée,
sont au passé, sans prolongement dans le présent de l'énonciation qui ne semble
pas, elle, apte à être « vécue ». Si bien que le
« présent » quant à lui s'énonce de manière contradictoire et confuse
dans la formule « un été / Déjà mort », qui fait se percuter le
révolu et l'actuel. La « puissance », « l'intensité », le
« vivace » (autre vocable mallarméen) sont placés du côté non pas du présent,
du vivant, mais de la machine optique qu'il a fallu finir par délaisser sans
pouvoir donner à cet abandon davantage de motif — je reprends les
derniers mots — que la mort n'en donne lorsqu'elle advient et qu'elle
nous emporte… Plus généralement, c'est la totalité de la description accomplie
à travers l'œilleton qui s'est effectuée au présent, qui a été scandée par de
nombreux déictiques, par de multiples attestations d'existence (effets qui
émanent de la photographie même comme objet sémiotique[9]),
tandis qu'à l'inverse l'explicit est placé sous le signe de la régression d'une
pensée « forcée / d'aller vers le passé ». En d'autres termes, on a
un dénouement accidentel au lieu d'être nécessaire, et qui ne marque qu'une
seule exigence, celle de l'incomplétude. Donc un dénouement qui ne permet pas
de sortir vraiment de la fiction, soit parce que cette fiction n'en était pas
vraiment une (c'est sans doute une conséquence de l'hyper-réalisme de la
description), soit parce que le « réel » auquel on revient une fois
posé le porte-plume n'est lui-même qu'une sorte de double de l'univers de la
vue. Mais un duplicata morose, sinistre, inapte à bénéficier, après la fin de
la vue, du moindre effet cathartique. Telle est sans doute la raison pour laquelle, et bien que le
texte de Roussel mentionne un « souvenir vivace et latent », l'on
n'est finalement pas du tout dans la même situation que chez Proust. De même
que Roland Barthes pouvait écrire que la photographie semble « interdite
d'imaginaire », l'on pourrait dire du récit roussélien qu'il est interdit
d'anamnèse, parce qu'au lieu que le passé et présent communiquent et
s'enrichissent mutuellement, ils se recouvrent et s'annulent réciproquement.
Motif aussi pour lequel ce texte se clôt non par un dénouement ou une fin
véritables, référables à la mimesis
traditionnelle, mais sur une chute, ou en catastrophe (au sens que ce terme
possède pour les phénomènes purement physiques)[10]. Une brève analyse de l'incipit de La Vue confirme cette conclusion. « Quelquefois », écrit en lettres
capitales, vaut d'emblée par la démarcation qu'il instaure avec des formules
initiales comme « Il était une fois », ou
« autrefois » ; l'adverbe insère le lecteur dans un espace en
lisière de tout tiroir temporel autre qu'un présent général, notant seulement
l'aspect grammatical d'une itération, d'une répétition dont la fréquence est
elle-même parfaitement indéfinissable. Le début du récit coïncide absolument
avec la mention du porte-plume et de la posture de l'œil, par une sorte de
transfert des pouvoirs du narratif sur le descriptif : conformément au
titre, c'est l'unique fait de voir, absolutisé, qui est narré. Les seuls
connecteurs référentiels donnés par cet incipit sont l'allusion aux trois
doigts qui tiennent « son armature en métal », dont le contact donne
« une impression fraîche », et celle à « la fenêtre / Entr'ouverte
devant moi ». Une fenêtre ouverte sur la lumière Paradoxalement, comme d'ailleurs le remarquait déjà Pierre
Schneider, cette fenêtre n'est nullement là pour justifier l'accession à une
visibilité normée par la perspective, ni pour instaurer un cadre qui
préluderait à la déclinaison des composantes d'un tableau. Sa présence n'est
mentionnée que dans le but d'expliquer le phénomène purement physique grâce
auquel l'on peut voir à travers l'œilleton : cette fenêtre n'est ni celle
des peintres qui par elle redoublaient jadis leur cadre, ni celle des
romanciers qui parfois y placent leurs personnages pour les rendre aptes à
observer. La fenêtre de Roussel ne donne sur rien, elle est simplement source
lumineuse, la même qui permet au photographe d'officier. Autrement dit,
l'incipit n'énonce que la transposition des conditions de la prise d'image
photographique au sein de l'écriture : un appareil est là pour faire jouer
la lumière de telle sorte qu'une image apparaisse via une « boule de
verre ». Une image qui se donne à la fois comme une empreinte et un
double. Ajoutons que cette « boule » redouble elle-même le globe
oculaire qui s'y colle « à très peu de distance », pour explorer une
« très fine photographie » dont le double est ce texte dont la fin
n'énoncera que l'absence radicale de l'introuvable original. Ainsi, sans que
Roussel ait le moindre besoin d'inventer un voyeur qui serait lui-même un
photographe, sans qu'il soit non plus nécessaire de préciser que, par un
phénomène cette fois assez classique, l'on retrouve dans le cours du poème des
mises en abyme de cet appareillage optique (par des allusions à une grosse
lorgnette, à un enfant portant des lunettes aux verres teintés), l'on se trouve
bien en présence d'un régime mimétique littéraire neuf, à l'originalité
parfaitement assumée. Il est décalqué sur le modèle photographique, dans
l'acception que Philippe Ortel donne à ce terme[11].
Et c'est très logiquement que l'ouverture et la clôture de ce texte scénarisent
la présence de la lumière et d'elle seule. Comme l'écrit Gilbert Lascaux : Il convient de réfléchir sur l'étrange manière qu'a ici Roussel
d'isoler la lumière des autres
phénomènes du monde où il se meut. Les 64 pages de La Vue sont peut-être organisées selon un désir
unique : faire surgir la lumière comme nécessité, la montrer comme
efficacité absolue. Comme souveraineté. Au moment où la lumière qui éclaire le
verre s'affaiblit, au moment de son abolition relative, elle révèle sa discrète
toute-puissance. Pour manifester son prestige, elle doit provisoirement
s'éteindre[12]. Cette « toute puissance » en effet de la lumière
n'est en somme que la contrepartie de l'abandon du modèle mimétique
aristotélicien, en même temps que du modèle perspectiviste brunelleschien. Un abandon qui ne donne pas sur l'image d'un chaos, au
contraire de chez Balzac, mais qui ne relève pas non plus d'un
« spectacle » véritable. Roussel d'ailleurs se garde bien d'employer
ce terme, énonçant seulement que la fermeture de son œil gauche
l'empêche : De me préoccuper ailleurs, d'être distrait Par un autre spectacle ou par quelque autre attrait (v. 19-20) Si spectacle il y avait eu, il eût été par la fenêtre, dont
Roussel ne conserve, on l'a dit, que le potentiel de luminosité. La Vue relève d'une tout autre logique que celle du spectacle,
pour lequel il faut un point de vue articulé à un point de fuite. Sans parler
d'une dynamique narrative, d'une suite événementielle, rigoureusement
impossible, sauf sous forme d'esquisses de gestes, dans un univers dont la
temporalité est en tous points figée en un présent d'éternité, ou de
perpétuité : Dans cet absolu hors du temps, écrit Schneider, le mouvement,
figé en une immobilité définitive, se simplifie en attitude. Le geste devient
pose. Roussel nie le temps jusque dans le langage, non pas en supprimant les
verbes, mais en les neutralisant. Il se sert presque toujours du présent. Mais
ce présent est-il véritablement un temps ? Non, s'il faut pour cela qu'il
soit le carrefour entre le passé et l'avenir. Chez Roussel, le passé et
l'avenir ne subsistent plus que comme une timide suggestion, un pâle reflet[13]. Plus tard, Roussel poussera plus loin encore la raréfaction
des verbes, l'effacement de leur dynamique, dans les Nouvelles impressions, en particulier. Mais dès La Vue ils tendent à se résorber en infinitifs, à moins
qu'ils s'affaiblissent seulement en participes. Le spectacle roussélien est insolite d'être si peu
spectaculaire tout en se donnant pourtant comme pur spectacle. Comme l'écrit
Foucault : Rien n'existe qui ne soit visible et ne doive son existence au
regard qui le voit. Mais au théâtre, le visible ne forme qu'une transition vers
un langage auquel il est entièrement destiné. La pente est inverse dans les
spectacles de Roussel : le langage s'incline vers les choses, et la
méticulosité des détails qu'incessamment il apporte le résorbe peu à peu dans
le mutisme des objets[14] L'œilleton de La Vue
n'est pas le centre de vision à partir duquel se crée un ensemble de lignes
géométriques restituant un équivalent du perçu ; il est au contraire le sésame
qui permet d'entrer dans un monde sans épaisseur, ni volume, ni action. Car la
lumière ne rythme pas des apparitions, des occultations partielles : comme
dit Lascaux, elle règne. Elle
commande une ubiquité oculaire savamment scandée par les charnières très
conventionnelles (« plus loin », « un peu sur la droite »…)
qui entament les différentes strophes du poème, selon un principe de variation
très élémentaire, volontairement pauvre. Pour qu'il y ait spectacle, il faut
une dialectique du caché/montré ; pour que la monstration s'accomplisse,
il faut qu'une part du « réel » représenté demeure occultée,
contrepartie de l'assignation d'un point de vue. C'est sans doute aussi la
raison pour laquelle, dans le rapprochement que nous notions plus haut entre
infini et vide, il y a quelque rémanence de la question fondamentale posée par
Pascal lorsqu'il écrivait : Il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu.
Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective
l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui
l'assignera[15] ? Ici, la visibilité n'est ni tout à fait panoramique ni
vraiment panoptique, parce qu'au fond Roussel écarte d'un revers de la main
toute structure régissant le regard : il pose une visibilité qui est
« totale » ; mais comme tout est potentiellement et absolument
visible, alors rien ne l'est plus sinon par touche, par sauts et glissements.
Ce qui crée un sentiment singulier à la lecture de La Vue : comme si le potentiel de visibilité était
tantôt celui du lynx, tantôt celui de la taupe : car même l'œil du lynx
n'est prodigieux qu'à la condition d'être sélectif ! Cet aplatissement des
perspectives et des objets n'est pas tant dû — contrairement cette fois à
ce que dit Schneider — à une « apothéose du banal[16] »
qu'à l'absence de toute hiérarchie selon l'intérêt, et de sélectivité en
fonction de l'investissement d'un sujet auquel cette vue serait destinée, pour
lequel le multiple serait concentré. La « souveraineté » de la
lumière est le contraire d'une apothéose, en ce qu'elle écarte justement toute
projection métaphysique, tout investissement religieux. Dans sa dimension
purement physique, et de manière très paradoxale, cette expérience de la
lumière pure se rapproche de celles menées aujourd'hui sur les
« métamatériaux », qu'un bouleversement de leur structure atomique
permet de faire éviter aux ondes lumineuses qui glissent sur eux, ce qui les
rend invisibles par l'œil humain[17].
Autrement dit, La Vue serait en
ce sens beaucoup plus éloignée des « vues » des peintres vénitiens
que de la cape de Harry Potter ! Ce que dit autrement Michel Foucault, à
propos de Locus Solus, mais qui
vaut parfaitement pour La Vue : Toutes ces scènes sont comme des spectacles, puisqu'elles
montrent qu'elles montrent, mais non pas ce qui en elles est montré. Visibilité
rayonnante où rien n'est visible. Tel est aussi le diamant d'eau miroitante que
Canterel a dressé au bout de son esplanade dans un éclat solaire qui attire le
regard mais l'éblouit trop pour lui permettre de voir[18]. Ce nouveau modèle mimétique a enfin pour conséquence
d'aboutir sinon à récuser, du moins à mettre en crise une notion que nous
n'avons jusqu'ici employée qu'entre guillemets, celle de fiction. Une poétique de la fiction moderne Rien ne permet au lecteur de La Vue ni d'investir une croyance en un univers fictif, ni
de considérer cette œuvre comme la modélisation d'une expérience authentique.
Sauf à un détail peut-être, qui — mise à part sa prodigieuse cohérence
— fait je crois la grandeur de La Vue… Qu'importe après tout qu'à cause des scènes balnéaires La
Vue ait pu être prise pour un témoignage,
voire un « reportage », par le public relativement populaire du
journal dans lequel elle fut publiée. Il est cependant une expérience qu'elle
rapporte, celle précisément de l'abandon de l'ancienne mimesis pour la nouvelle, dont Roussel sait mieux que
quiconque les pouvoirs fascinants, et les limites aussi. Un abandon sans regret
ni traumatisme ? Ce n'est pas ce que laisse entendre la double allusion à
la couleur rouge, qui fait rimer le début et la fin et assure très
classiquement la clôture de l'ensemble du poème. Le vers 2045, déjà cité,
évoquant « l'extrémité blanche aux taches d'encre rouge » renvoie en
effet aux vers 7 et 8 : « au bout du porte-plume blanc / Où l'encre
rouge a fait des taches, comme en sang ». Image d'une blessure confondant
les deux liquides, l'encre et le sang, et manifestant que la fonction
scripturaire du porte-plume n'est, quoi qu'il dise et fasse, pas tout à fait oubliée
de Raymond Roussel. Car, cela saute aux yeux, La Vue est bien un texte écrit, composée de mots, même
s'ils sont supposés n'être que les simples empreintes des choses ! L'on se
serait d'ailleurs attendu à ce que cette œuvre fût écrite en prose, quitte à ce
que Roussel déclarât s'inscrire dans la lignée des poètes, tels Baudelaire,
Nerval ou Charles Cros, qui contribuèrent à l'invention du poème en prose, un
genre dont Philippe Ortel souligne qu'il est parfaitement contemporain de
l'essor de la photographie, et lui est certainement associé[19].
Par un nouveau paradoxe, La Vue
est formée d'alexandrins dont on voit mal comment Roussel peut prétendre qu'ils
composent une suite d'empreintes décalquées photographiquement du réel. Que
l'académicien Népomucène Lemercier ou le jeune Théodore de Banville aient pu
écrire, en 1839, des odes en vers à la gloire du daguerréotype n'y change rien[20] !
À l'évidence, il existe un grand écart entre le genre lyrique ou le caractère
tragique auxquels l'alexandrin est associé, et le prosaïsme, apparent du moins,
de l'œuvre de Roussel. L'usage de l'alexandrin dans un contexte évoquant fortement
le modèle photographique n'est pourtant pas sans précédents. Victor Hugo,
écrivant La Légende des siècles, procède
au moulage des fresques qui apparaissent sur le mur de l'Histoire, ainsi qu'il
le proclame dans sa première préface : Les poèmes qui composent ce volume ne sont donc autre chose que
des empreintes successives du profil humain, de date en date […] ;
empreintes prises […] sur le fil de l'histoire […] moulées sur le masque des
siècles[21]. Empreinte, moulage : l'on a le même modèle, mais chez
Hugo c'est le sujet lyrique qui le fait fonctionner, qui lui procure sa
dynamique. Parce que l'esprit du poète est comparable à une chambre noire dans
laquelle se développent ces visions, ces dernières éclosent en un verbe voué à
l'universel. Or, Roussel ne manifestant pas — c'est le moins que l'on
puisse dire — le même lyrisme que celui de Hugo ; sachant en outre
que ce texte ne figure pas parmi ceux dits « à procédé »
(essentiellement Impressions d'Afrique, Locus
Solus, La Poussière de Soleils et L'Étoile
au front), à quelle impulsion, à quel
mécanisme peut-on rapporter le fonctionnement de l'empreinte verbale qui
conditionne l'appréhension de La Vue ? Au seul mécanisme de la versification en alexandrin[22].
On serait tenté de penser que Roussel prosaïse l'alexandrin,
dans le but de le ramener au statut de cette image photographique dont par
ailleurs il s'inspire en tout, et dont on sait que plus tard, Benjamin écrira
qu'elle est en déficit d'aura. Mais sans aura ne signifie pas sans potentiel ni
vertu. La versification roussélienne néanmoins pâtit d'une réputation
déplorable, ou bien est gratifiée d'une originalité bizarre. Pour Pierre
Schneider : Il n'a qu'à toucher à la poésie pour qu'elle se change en
prose. C'est son unique raison d'écrire en vers. Il prend le plus sonore, le
plus forcément rythmique des mètres, l'alexandrin, et le casse, le morcèle si
efficacement qu'il lui ôte toute harmonie particulière, tout ce qui distingue
la poésie de la prose ; et la rime dégénère ainsi en un arrêt purement
arbitraire, qui vient donner des coups de ciseaux exaspérants dans le serpentin
d'un mouvement prosaïque[23]. Michel Décaudin, en 1984, puis Annie Lebrun, dans le tome 1
de l'édition des Œuvres complètes de
Roussel, en 1994, évoqueront également un Roussel visant la
« prosification du vers », ou accomplissant le « tour de force
d'écrire de la prose en vers[24] ».
Or, un récent et remarquable article de Jean Wirtz renouvelle l'approche du
vers roussélien de fond en comble et met clairement en évidence sa fonction,
justement, de mécanisme très élaboré. Comment Roussel procède-t-il ? Les
ébauches conservées le montrent en toute clarté : Sont retenues à la rime, de façon quasi exclusive, des unités
lexicales (noms, adjectifs, adverbes ou verbes) qui, alternées par couple au
gré de leur finale, se caractérisent aussi par leur intégrité formelle ;
jamais la formation de cette hampe ne
donne lieu à dislocation, par fragmentation d'un mot dont le reliquat serait
reporté au début de l'alinéa suivant[25]. La commune erreur consiste donc à croire qu'une fois posée
la hampe lexicale en fin de vers, une fois assurée la structure élémentaire
d'une homophonie finale et de deux paires de rimes plates, le procédé
roussélien ne relève que de la recette des « bouts-rimés », mise en
vogue par Dulot au XVIIe siècle. Un jeu consistant à choisir des
mots terminatifs valant rime puis à procéder par remplissage pour parachever la
mise en forme « poétique ». Or, Jean Wirtz, utilisant la méthode de
Benoît de Cornulier[26],
démontre que plus de 80 % des vers de La Vue ne sont marqués par aucun phénomène démontrable de prosaïsme : Tout juste admettra-t-on que la prosodie n'en fait pas des
alexandrins dignes de Boileau, de Corneille ou de Malherbe mais elle ne
compromet en rien leur appartenance à un texte dûment versifié. […] Cet
aménagement témoigne de l'extrême attention portée à l'ordre du (et des) mots
par un auteur qui vint certes après Verlaine, Banville ou Laforgue, mais qui ne
s'autorisa point […] à gommer, fût-ce ponctuellement, le bordage médian.
[Roussel] n'a jamais accepté de mettre en péril la composition du 12 syllabes
en deux segments 6//6. Ce qu'il fait volontiers fluctuer, c'est la prosodie accentuelle,
eu égard à la non-coïncidence déjà signalée entre le schéma syntaxique et le
cadre (la mesure) qui l'accueille[27]. C'est une première mise au point, en vertu de laquelle Roussel est situé dans l'histoire de l'écriture poétique française, et non dans une improbable marge, plus ou moins pathologique. Où l'analyse de Wirtz est plus intéressante encore, c'est dans la démonstration que, loin d'affaiblir ou d'affadir la versification, et singulièrement son caractère de mécanisme, Roussel en réalité renforce ce dernier, en particulier à la césure. Non pas en utilisant la technique des rimes brisées ni des rimes équivoques (à l'hémistiche et à la finale, avec autonomie ou non des suites d'hémistiches), mais en inventant un vers singulier, que Patrick Besnier a aussi repéré, et qu'il propose de dénommer « amorphe[28] ». Le vers roussélien donne un illusoire effet de prose, du fait qu'il comporte rarement des hémistiches consistants ou formant bloc, à quelques exceptions près, comme au vers 2022 : « Elle s'étend parfois,// puis elle se resserre ». Ce qui le caractérise véritablement, c'est le déséquilibre d'un hémistiche sur l'autre (rejet ou contre-rejet interne) associé à la présence d'un blanc typographique à la césure, c'est-à-dire d'une séparation forte entre deux mots, impliquant notamment le refus des césures lyriques (sur une syllabe féminine en position 6). Ce blanc, présent sur des centaines de vers à l'hémistiche, il arrive que Roussel le souligne par un artifice tel que le trait d'union qui vient singulièrement marquer ce passage du 6 au 7, par exemple dans : S'y montre jusqu'à mi-corps ;
il est curieux (v. 1447) Du magistral tambour-major
vient un enfant (v. 1623) Il s'agit là d'une sorte de clin d'œil ; l'essentiel,
selon Wirtz à qui j'emprunte à la fois les exemples précédents et cette
conclusion, c'est de constater que : Le blanc entre deux mots (fût-il assorti d'un trait d'union ou
d'une apostrophe) prévaut tant sur la syllabation et la prosodie que sur la
syntaxe et la sémantique. Ostensiblement déstructurés, voire détraqués, mais
subtilement métrés, les alexandrins dessinent en leur mitan un clivage discret (aux deux sens, contraires, de l'adjectif) que
l'auteur de L'Étoile au front
semble élever à la hauteur d'un véritable procédé. […] Mieux que d'une informe discordance, c'est d'une haute tension entre deux
ordres des mots que naît l'esthétique du vers, à la fois brouillé en surface et
précontraint par son armature immuable[29]. Cette analyse, très succinctement résumée, est
importante : elle fait litière de l'image de médiocre rimailleur qui
entache la réputation de Raymond Roussel, et surtout elle permet de saisir la
pertinence de l'utilisation du vers français dans le contexte de La Vue. En détraquant subtilement le mécanisme de
l'alexandrin, Roussel met en exergue la composante fondamentalement machinale
de la versification. Il garde l'impitoyable régularité du 6//6, qui œuvre comme
la roue dentée d'une horloge sur le débit verbal, tout en jouant, avec les
rejets internes, sur les légers dysfonctionnements que le système peut
accepter. L'essentiel est que le passage capital du 6 au 7 soit bien marqué
d'un blanc central, comme est aussi marqué d'une tache le personnage de
L'Étoile au front, troisième œil, œil
solaire garant (selon Camille Flammarion, que Roussel admirait) de la
possession d'autant de sens que nécessaire pour parvenir à la compréhension du
monde… Mais c'est être incomplet que d'évoquer le seul mécanisme de
l'alexandrin, car il n'a tout son sens que d'être associé à un processus de duplication,
de production constante de doublons, ceux produits par le binaire 6//6 étant
d'ailleurs parfois décomposables en 3/3//3/3, ou 4/4/4/, etc., selon un système
dans lequel évidemment la découpe métrique est porteuse de l'infini des
relations possibles entre les éléments qu'elle dissocie pour mieux les
recombiner !… En un sens, la philosophie du vers adoptée par Roussel est
celle du joueur d'échecs qu'il était aussi, un jeu reposant sur les oppositions
duelles, bicolores, ainsi que sur les stratégies de positionnements infinies et
les mécanismes qu'elles induisent. Mais cette conception du vers, il faut la
rapporter, pour La Vue, au fait
que représenter y signifie dupliquer, produire un fac-similé, une doublure du
réel, parce que ce dernier n'est nulle part, sauf justement dans les stratégies
de position adoptées de manière plus ou moins éphémère par le sujet.
D'ailleurs, le titre même est à prendre dans une acception « au
carré », si l'on peut dire : c'est « la vue de La Vue » qui a été donnée à lire élevée à la puissance
de la vision, à voir haussée à la puissance de la lecture… Autant d'éléments qui installent au cœur de cette mimesis le modèle photographique dans sa totalité et selon
toutes ses conséquences[30]. J'évoquais plus haut la tache, le rouge d'une blessure, liée
peut-être à l'adoption de ce nouveau modèle mimétique si âpre envers le
symbolique et si prolifique lorsqu'il s'agit seulement de mettre en face des
choses elles-mêmes, dans leur « choséité », comme on dira plus tard.
Pourtant, le Rubicon est bien franchi, et pour reprendre le mot de Schneider,
l'on est bien en présence de « Autrechose ». Clairement, je veux dire
en pleine lucidité, avec La Vue Roussel
n'est plus dans le mimétique, il est dans « l'éidentique »,
c'est-à-dire à la fois dans l'essence des choses et la reproduction de l'être à
l'identique. Entreprise parfaitement caractéristique de la
« modernité » qu'incarne à maints égards aussi la photographie. Au
point d'ailleurs que l'on parle de « mémoire
eidétique ou mémoire photographique », ou encore mémoire absolue, pour
décrire la faculté de se souvenir d'images, de sons, ou d'objets dans les
moindres détails et probablement sans limites de quantité. Cette même mémoire
que recherche à l'évidence Roussel dans ces évocations de l'été balnéaire, tel
que la Belle Époque venait de l'inventer. Des évocations bien plus jubilatoires
que ne le seront ses œuvres ultérieures. Cette modernité, qui n'est alors
pas synonyme d'ère du vide, pas davantage qu'elle n'est évidemment marquée par
ce que j'ai appelé dans un ouvrage l'épreuve totalitaire, il apparaît que Roussel en est un maillon
essentiel, y compris peut-être pour retrouver en son geste fervent la
positivité du « moderne » après les tombereaux de critiques acides ou
amères adressées au « post-moderne »… Jean-Pierre Montier [1] Pierre Schneider, « La fenêtre ou le piège à Roussel », Cahiers du Sud, tome XXXIII, 1er semestre 1951, n¡ 306 (I) et 307 (II), p. 290-291. [2] Gilbert Lascaux, « Sept petites vues sur La Vue », in revue L'Arc, n¡ 68, « Raymond Roussel », 1977, p. 35. [3] Sur cette distinction entre présenter et représenter, je reprends Louis Marin, me référant à « Représentation et simulacre », « Ruptures, interruptions, syncopes dans la représentation de peinture », et « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », in De la représentation, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1994. [4] Ces deux citations bien connues sont empruntées à l'article de Pierre Schneider, déjà cité, dont, au moins sur ce point, je fais miennes les analyses. [5] Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, deuxième partie, chapitre III. En 1913, la même année, Robert de Montesquiou, dans La Divine Comtesse, mentionne également des porte-plume « suisses » permettant d'admirer « un paysage minuscule ». Ayant lu cet ouvrage, Roussel enverra à Montesquiou un exemplaire dédicacé de La Vue. Voir François Caradec, Raymond Roussel, Fayard, 1997, et l'édition des œuvres de Raymond Roussel par Patrick Besnier, tome IV, BnF-Pauvert-Fayard, 1998, p. 10-11. [6] Autre occurrence au v. 1006. [7] François Caradec (op. cit.) pointe la part d'humour et de second degré chez Roussel, au moins dans ces trois œuvres. Ce qui n'est d'ailleurs pas contradictoire avec notre lecture. [8] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, éd. J-Y. Tadié, t. 1, 1987, p. 382. Je souligne « le nom », car il est clair que le medium est bien verbal et non instrumental pour Proust (le porte-plume n'étant mentionné qu'au titre d'une comparaison). Si d'autre part la station de Balbec s'inspire de celles de Normandie, il semble que celle (anonyme) de La Vue évoque davantage Biarritz, sans toutefois que Roussel le précise vraiment. [9] Voir Jean-Marie Schaeffer, L'Image précaire, Le Seuil, 1987. [10] La Source, un autre poème-récit de Roussel construit sur un motif semblable et souvent publié avec La Vue, se termine d'ailleurs de manière similaire : soudain un serveur de restaurant vient ôter la bouteille d'eau minérale dont l'étiquette, ornée d'un dessin, a durant plus de mille vers été décrite par le menu, [11] Philippe Ortel, La Littérature à l'ère de la photographie, enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 20 sq. [12] Gilbert Lascaux, article cité, p. 40. [13] Pierre Schneider, article cité, p. 466-467. [14] Michel Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1963, réédité dans la collection « Folio essais », 1992, p. 133-134. [15] Blaise Pascal, Pensées, édition Sellier, Pocket, collection « Agora », p. 101. [16] Pierre Schneider, article cité, p. 463. [17] Voir Le Monde, 18 mai 2007, p. 8. [18] Michel Foucault, op. cit., p. 68. [19] Philippe Ortel, op. cit., chapitre 5, pp. 141-167 [20] Ibidem, p. 31-33. [21] Cité par Philippe Ortel, op. cit., p. 96. [22] Foucault a d'ailleurs parfaitement compris que les œuvres dites « sans procédé » (dans Comment j'ai écrit certains de mes livres, paru posthume en 1935) ne sont pas pour autant sans mécanisme de redoublement verbal : « Une seule possibilité est exclue : un langage sans procédé ni rime, c'est-à-dire sans doublure ». Voir Michel Foucault, op. cit., p. 128. [23] Pierre Schneider, article cité, p. 464. Dans la suite de son article, Schneider n'est pas sans apporter des nuances et des subtilités à cette assertion. [24] Cités par Jean Wirtz, « Roue cele aile a seize hures », in revue Semen, n¡ 19, collection « Annales littéraires de l'Université de Franche-Comté », 2005, pp. 159-177. [25] Jean Wirtz, ibidem, p. 161-62. [26] Voir Benoît de Cornulier, Théorie du vers, Le Seuil, 1982, et Art po‘tique. Notions et problèmes de métrique, Presses universitaires de Lyon, 1995. [27] Ibid., p. 166. [28] Roussel, Œuvres complètes, tome III, Pauvert/Fayard, 1994, p. 18, cité par Wirtz, p. 175, [29] Jean Wirtz, article cité, p. 175-176. Les termes en italiques sont soulignés par l'auteur. [30] Une étude plus complète que celle menée ici s'attacherait aussi à montrer l'utilisation des effets de jeu sur les optiques, produisant soit rapprochements, soit agrandissements (par exemple aux vers 750 et suivants), ou encore les effets de réduction des volumes géométriques à deux dimensions seulement (par exemple aux vers 813 et suivants). |
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