Jean-Pierre Montier : Effets de cadrage et de décentrement dans Écoutez-voir, d'Elsa Triolet.
Jean-Pierre Montier est Professeur en Littérature et Art à l'Université de Rennes 2 et membre du CELAM (Centre d'études des littératures anciennes et modernes). Il a publié notamment « Arrêt sur image dans La Princesse de Clèves » (Littérature, n° 119, septembre
2000), « Constantin Guys selon Baudelaire : reportage et modernité », in
Littérature et Reportage, dir. Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Presses
Universitaires de Limoges, 2001, et un ouvrage : L'Art sans art d'Henri Cartier-Bresson, Flammarion, 1995.
Mis en ligne le 26 octobre 2007. © : Jean-Pierre Montier.
Effets de cadrage et de décentrement dans Écoutez-voir, d'Elsa Triolet
La trilogie iconotextuelle
Écoutez-voir est un
roman d'Elsa Triolet, que les éditions Gallimard ont fait paraître en octobre
1968 « avec 131 images choisies par l'auteur », selon les termes de
la formule inscrite sur le bandeau rouge ceignant les pages de couverture.
Cette mise en valeur éditoriale a le mérite de pointer immédiatement
l'originalité de l'ouvrage dans le paysage des livres. Sans prétendre tout à
fait avoir créé un nouveau genre littéraire, Elsa Triolet n'en a pas moins
conscience de la singularité de son livre et de la démarche qui en a fondé la
constitution.
Associées à un texte romanesque selon une grande diversité
de choix de mise en page, ces images sont aussi bien des photographies prises
dans la rue — notamment par Doisneau, mais aussi par Sabine Weiss, Limot
ou Ciccione, photographes de bien moindre envergure qui travaillaient également
pour Rapho — que des dessins ou des peintures. L'on trouve en outre des
sculptures, des décors de théâtre, une maquette, des vues d'architectures, des
frragments d'objets ou de paysages. Toutes reproduites en noir et blanc, ces
images sont souvent coupées (on n'en voit alors qu'un détail, lequel peut
répéter l'œuvre intégralement montrée sur une autre page), parfois subissent la
solarisation. À première vue, c'est le plaisir pris par l'auteur à la
manipulation, au découpage, au recadrage qui transparaît. Et si disparate qu'il
soit, c'est au « goût » de l'auteur que ce florilège invite à se
rapporter. Les relations de ce corpus iconographique considérable avec la
fiction que raconte le roman couvrent de nombreux thèmes, nous en verrons plus
loin quelques-uns. À quoi il convient immédiatement d'ajouter que ce
« roman » (le terme figure en sous-titre), s'il forme déjà en
lui-même une entité fort complexe, s'inscrit cependant dans un ensemble plus
vaste, étant en relation immédiate avec deux autres œuvres d'Elsa Triolet, Le
Grand Jamais (Gallimard, 1965) et La
Mise en mots (qui paraît un an après
Écoutez-voir, chez Skira, en novembre
1969).
L'on a donc affaire à une trilogie, ou plutôt à une sorte de
triptyque (puisque la dimension iconique en est claire) comportant toutefois de
singuliers effets d'asymétrie.
Si Le Grand Jamais
raconte aussi l'histoire de Régis et Madeleine Lalande, reprise autrement trois
ans plus tard dans Écoutez-voir,
il ne compte en revanche aucune image. C'est la première asymétrie : une
même fiction de base, déployant ses possibles selon deux formes, l'une illustrée,
l'autre pas.
Seconde asymétrie : La Mise en mots — publié dans la fameuse collection « Les
sentiers de la création » pour laquelle Aragon fait paraître la même année
Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit — fait évidemment figurer un grand nombre
d'images à valeur esthétique ou d'objets iconiques. Mais en tant que réflexion
sur les modalités de l'invention littéraire chez Elsa Triolet, il ne s'agit pas
d'un ouvrage de fiction à proprement parler, et le personnage de Madeleine
Lalande n'y est pas présent comme tel, étant remplacé par « Elsa
Triolet », l'auteur. Je crois pouvoir écrire « remplacé », car
les liens ou rapports sous-jacents sont si nombreux entre Madeleine Lalande et
Elsa Triolet qu'elles sont comme deux éléments d'une même entité, sorte de
personne/personnage bifrons, de Janus, Madeleine étant présentée comme un
personnage foncièrement réel et Elsa comme une personne largement imaginaire
(au sens d'investie par et dans l'imaginaire, la « Création », selon
le titre de la collection)…
Autrement dit, et pour résumer succinctement le problème
posé par ces trois œuvres, l'on a affaire, de l'une à l'autre, à des effets
concertés et systématiques de substitution, de glissement, de cadrage et de
décentrement du réel au fictif, du romanesque au biographique. Au cœur de ces
effets, je poserai qu'une relation entre mots et images qui est pensée comme passionnelle (autant nécessaire que conflictuelle, et d'un
conflit insoluble) joue un rôle essentiel. Le Grand Jamais est un roman de la dénégation et du manque
d'images ; Écoutez-voir,
« roman né imagé »,
le reformule sous le signe de la profusion, de la démultiplication des images,
mais sans parvenir à freiner une errance, une dérive du personnage, ni le
sentiment qui l'accompagne d'une infinie déperdition du sens. Un sens,
pourtant, que paraît pouvoir fixer enfin le retour sur le « sentier de la
création », avec ce texte si pertinemment intitulé La Mise en
mots. Mais c'est un titre qui, d'une part,
joue à l'évidence sur l'homophonie avec les expressions courantes « mise à
mal » ou « mise à mort », et d'autre part ne boucle la trilogie
qu'en formant une sorte de cercle, en confirmant ce qui était d'emblée une
démarche tautologique : qu'y avait-il avant le désir impérieux de mettre
en mots, sinon des images ? Et à quoi renvoient des images, sinon à des
mots ? À l'infini…
Mon propos ici ne pourra se donner l'ambition de traiter
tous ces éléments, et devra se centrer sur ce que l'on pourrait appeler le
panneau médian du triptyque, Écoutez-voir.
Mais c'eût été méconnaître la réelle complexité de cette œuvre que de ne pas
l'inscrire dans l'ensemble auquel elle appartient, et ce d'autant plus que je
m'attacherai à étudier ces effets de cadrage et décentrement régissant les
rapports des mots aux images. Or, ils existent aussi, spécifiquement, au niveau
de ce seul roman, de la même manière que l'on peut les constater à l'échelle de
la trilogie, ou du triptyque.
Situer Écoutez-voir
Ce roman a probablement pâti de sa date de parution ;
il a rencontré peu d'échos de la part de la critique. Ni Aragon ni Triolet
n'ont à l'époque le poids politique et intellectuel qui avait été le leur dans
les années cinquante, et les « événements » de mai, puis l'invasion
de Prague en août ne font qu'entériner une sorte de déphasage entre les
positions et productions du couple d'écrivains, d'un côté, et de l'autre les
idées politiques ou les objets littéraires en vogue. Il n'en est pas moins
important de « situer », pour employer un terme sartrien, ce roman
car il s'inscrit volontairement dans deux débats qui vont se rejoindre, l'un à
caractère philosophique, portant sur le sens de l'Histoire, l'autre plus
littéraire portant sur la concurrence entre mots et images justement.
Le débat historique est celui du « bilan » des
pays communistes, de la « réalité » du supposé « socialisme
réel ». Elsa Triolet semble reprendre à son compte une pensée qu'elle
attribuait dans Le Grand Jamais à son
personnage d'historien (mais un historien qui écrivait des romans policiers),
Régis Lalande, lequel « s'étonnait des romanciers dont l'ambition était
d'être contemporains de leur temps, tant qu'à avoir des ambitions, disait-il,
pourquoi pas celle d'être en avance sur son temps ? ».
Ayant manifestement la volonté de n'être pas en retard sur le sien, c'est évidemment
à dessein qu'elle introduit dans Écoutez-voir, par le biais au moins des images, des personnages
tels que le chanteur des Rolling Stones, Mick Jagger (page 107), ou des jeunes
gens portant un sac et une guitare sur le dos (page 291), qui ne sont pas
encore vraiment des hippies, qui ne sont plus des yé-yés mais bien des
« beatniks » (page 108)… Il y est aussi question de la Guerre des six
jours, des nouvelles habitudes vestimentaires des jeunes femmes (l'inévitable
minijupe, page 115), ou encore de la pilule.
Nettement plus étonnant, le récit relatif à une radio pirate qui anticipe ce
qui sera dix ans plus tard dénommé « radios libres » mais qui, en
fait, est bien davantage une saisissante préfiguration d'internet, puisque
« Radio coucou » diffuse en continu des informations venant de toutes
les sources possibles et touchant à tous les domaines imaginables :
Mettre en commun recherches et découvertes… éventer les
véritables raisons d'une guerre… un complot terroriste… une société secrète…
Donner toutes les informations que nous
pourrions glaner, sans choisir parmi elles, à la grâce de Dieu…
Avec cette réflexion non moins frappante de prescience sur
les dangers et les limites de cette technologie :
J'oscille entre le doute atroce et l'euphorie. Mon arme, l'indiscrétion, je n'en connais pas la portée, je crains les
explosions inattendues, les erreurs de tir. Ce que je voulais mettre au service
de l'humanité, il me semble maintenant que c'est une bombe avec laquelle je
m'apprête à jouer au football…
Percevoir l'histoire en son cours, la capter au moment où
elle se fait ou s'esquisse, ainsi apparaît le projet majeur d'Elsa Triolet dans
cet ouvrage romanesque, et elle y parvient plutôt bien. Ce qui n'implique pas
l'adhésion aux évolutions portées par la jeune génération, mais qui atteste à
tout le moins qu'elle a compris qu'il ne s'agit plus d'attendre l'avènement du
Grand Soir, seulement de prendre acte d'une « révolution » des mœurs,
qu'elle enregistre sans la condamner ni marquer non plus qu'elle y adhère. En
tout état de cause, les thèses sur l'histoire qui sont présentes dans Le
Grand Jamais et Écoutez-voir sont d'une totale hétérodoxie marxiste : il n'y
a pas de vérité en Histoire, tout n'y est que reconstitution hypothétique, et
ce qu'on appelle « histoire » n'est qu'un roman qui ne parvient à
donner prise ni sur le temps ni sur le sens de notre destin.
Plus inattendue encore, cette évocation du Goulag, à l'époque où le PCF
traitait encore Soljenitsyne de mythomane et d'espion :
J'imagine une communiste enfermée dans un camp soviétique.
Qu'aurait-elle préféré, elle ? Est-ce que les souffrances physiques, soif,
faim, pieds en sang, diarrhée, vous font oublier l'absurdité de la situation,
la répulsion pour vos assassins qui piétinent et écrasent les tendres pousses
du futur, les bottes sur les têtes des nouveaux-nés, leurs crânes encore mous,
comme des œufs… cette immense omelette nommée avenir, qu'on ne saurait faire,
disent-ils, sans casser des œufs. J'imagine cette communiste dans un camp
soviétique, confrontant à tous les instants la théorie satisfaisante pour le
cœur et l'esprit, et la réalité aberrante.
Elsa Triolet surprend, avec un discours que,
rétrospectivement, l'on rapporterait au courant anti-totalitaire. L'autre
débat, plus littéraire celui-là, porte sur la concurrence entre mots et images.
Certes, il est déjà ancien, mais il a été réactivé d'une part dans les années
vingt avec les surréalistes — en particulier Aragon lui-même (voir ses
textes sur le collage, dont Elsa d'ailleurs va se servir afin de penser sa
propre pratique de l'insert iconique) —, d'autre part avec la vogue
éditoriale des collaborations artistiques entre peintres et écrivains. Mais il
prend une tout autre ampleur dans les années soixante avec le développement,
déjà, de « l'audio-visuel », notamment dans la pédagogie des textes
littéraires. En ce temps, il arriva que ceux qui y étaient hostiles parlassent
de « l'idiot-visuel » !… Un débat, on le voit, indissociablement
esthétique et politique, comme il est de juste dès lors qu'il est question
d'images. Dans son article « Écoutez-voir, un roman imagé », Mohamed Essaouri rappelle que :
Trois ans après la publication de ce roman, le problème est
encore d'actualité. La Nouvelle Revue Française lui consacre un numéro spécial
et propose un débat sur les rapports bons ou mauvais que pouvait entretenir la
littérature avec l'image. Si des écrivains rejettent l'intrusion de l'image,
considérant que cette dernière ne peut en rien enrichir leur pensée et que le
recours aux éléments extra-littéraires est une faiblesse, d'autres, au
contraire, mettent l'accent sur l'aspect incitateur et stimulant de l'image et
sur la fascination qu'elle exerce sur eux.
Un autre article, dû à Édouard Béguin,
inscrit fort judicieusement le travail sur le matériau iconique, effectué par
Elsa Triolet, dans l'ensemble de l'entreprise éditoriale des Œuvres
romanesques croisées. Il met en évidence le
jeu de miroir qui fonde la conception des ORC, jeu entre les romans d'Elsa et ceux de Louis, mais
jeu aussi justement entre textes et images, concrétisé par l'introduction de
plus de six cent quarante images hors texte, et près de deux cents intégrées
directement dans le texte, avec un mélange parfaitement hétéroclite de
photographies, dessins, et peintures, l'ensemble dû à plus de 90 peintres
d'époques très diverses. Mais Béguin souligne aussi combien ce travail repose
sur le rejet de l'illustration conçue comme simple ornement, et sur la
démarcation d'avec le modèle du livre de peintre. Critiquant Picasso
illustrateur de Carmen ou Matisse
des Fleurs du mal, Elsa Triolet
est amenée à concevoir l'écriture d'un roman dont l'accompagnement
iconographique ne serait pas postérieur à sa rédaction, mais synchrone avec
elle, de telle sorte qu'images et écriture entretiennent un rapport productif
réciproque et qu'il en advienne un ensemble aussi parfaitement organique que
possible. D'où la proposition d'un concept neuf, démarqué justement de celui
d'illustration, le « roman imagé ». Imager s'oppose à illustrer,
comme le martèle fortement Elsa Triolet, « pour que l'œil puisse englober
mots et images dans une lecture simultanée, à la façon des bandes dessinées. »
D'où chez elle l'emploi de la notion de « collage », conçue
(différemment d'avec Aragon, même si bien entendu elle y renvoie aussi) non
comme un simple procédé ponctuel, mais comme un processus global permettant la
constitution d'un « roman intégral » établissant, à l'échelle de
l'ensemble des ORC, une
réciprocité entre tous les romans des deux auteurs, ainsi qu'à l'échelon singulier
de notre roman, Écoutez-voir, une
forme de dialogisme permanent entre texte et image. Et comme l'écrit Édouard
Béguin :
C'est la reconnaissance de cette cohérence paradoxale que
vise l'appréhension de l'illustration comme collage. L'élément visuel inclus
dans l'écrit, parce qu'il est choisi sans souci d'apparente unité, privilégie
l'hétérogénéité et manifeste qu'ici c'est l'hétérogénéité qui fait le sens.
Plus précisément, on dira que c'est le geste de l'écrivain “colleur” d'images
qui est au principe de cette hétérogénéité signifiante. Le “colleur” produit un
texte à double face (typographie/image) où chaque face prend le rôle de l'autre
dans une relation de présupposition réciproque, de réversibilité, l'image
visuelle étant à lire, le texte à voir.
Je renvoie à l'article de Béguin pour le détail de ses
analyses, remarquables, l'important étant ici de pointer le paradoxe
suivant : la relation texte/image dans Écoutez-voir se pense bien comme organique, mais d'une organicité
reposant sur l'hétérogénéité.
Celle du corpus d'images, celle aussi que permet l'espace paginaire en tant
qu'on y utilise toutes les variations possibles entre le pavé typographique et
l'aire iconique, de la double page au format vignette en passant par les effets
de succession entre pages paires et impaires, les cartouches, les images en
marge ou en surimpression… Or, ce paradoxe a pour corollaire un ensemble de
thèses, implicites ou non chez Elsa Triolet, portant sur le langage, la
représentation, le discours romanesque, le rapport à l'histoire. Et c'est là
— dans cette « situation » du roman d'Elsa Triolet à laquelle
nous nous intéressons — que les questions philosophiques et littéraires
se rejoignent en effet. Il y a bien, au fil de cette trilogie, un constat
relatif à l'impuissance des mots : « Les mots, les mots… je leur en
veux. Quand je pense qu'il y a des naïfs qui croient écrire pour l'éternité en
se servant de ce matériau friable ! », écrit-elle notamment, dans Le
Grand Jamais. D'où
découle l'idée selon laquelle « l'image pouvait dans une certaine mesure
combler les trous du roman »,
l'entreprise romanesque étant tout entière placée sous le signe de la vanité,
misérable quête d'un infini jamais à portée de main, cheminement qui
probablement ne mène nulle part. L'échec est inscrit en cette entreprise comme
une donnée fondatrice : « Si on me demandait mon nom, je dirais
Fiasco », confesse le personnage principal d'Écoutez-voir, Madeleine Lalande. De quoi découle une stratégie de
l'usage des images, qui ne sont autres que des « balises sur le chemin du
roman »,
un genre auquel est dès lors dénié ce qui est supposé être sa fonction
essentielle, c'est-à-dire rendre apte à capter l'essence du temps et à saisir
le sens de l'histoire. Cette stratégie renvoie enfin à une politique de
l'image. Dans la mesure où sont étroitement liés l'abandon de l'eschatologie
marxiste et le renoncement à voir dans le roman autre chose qu'un
« chemin » sans aboutissement, c'est dès lors sur le choix de
constituer une masse iconographique que repose la quête, à l'horizon de ce
parcours, d'une « authenticité » tout de même supposée.
Mais l'authenticité, loin d'être synonyme de vérité, en est le contraire,
relevant du subjectif et de l'irrationnel. Les thèmes de l'illusion, du
faux-semblant, du trompe-l'œil, toutes les références à l'art baroque —
je renvoie à l'article d'Olivier Barbarant
— qui constellent la fiction (volontairement peu crédible) narrée dans Écoutez-voir prennent acte de cette politique et cette esthétique
du sens défaillant, de la « perte » ou du « refus »
qui conditionnent la dialectique du cadrage et du décentrement des images par
le texte, et réciproquement.
Ce « roman né imagé » serait-il né
intempestivement, aussi ? Peut-être est-ce pourquoi le public et la
critique furent assez peu sensibles à l'originalité, au caractère novateur d'un
texte dont on pourrait peut-être comparer la facture à celle des romans de W.
G. Sebald (Vertiges, Les
Anneaux de Saturne, Austerlitz…), qui paraîtront en traduction française, chez
Actes Sud, à la fin des années 1990, soit trente ans plus tard. Ce
rapprochement ne serait d'ailleurs pas tout à fait arbitraire. Si les ambitions
de ces deux auteurs, et peut-être leurs réussites esthétiques, sont bien
différentes, en revanche chez l'un et l'autre la présence des images se
justifie en étroite relation avec la fonction attribuée à la mimesis verbale d'une part, et de l'autre en rapport avec
une mise en perspective de l'histoire et sa restitution, posée d'emblée comme
problématique. Un autre rapprochement avec les romans de Sebald vient
d'ailleurs à l'esprit : l'usage des images comme documents induit un jeu
entre la falsification et l'authenticité qui rend fort complexe la posture du
lecteur, ballotté incessamment entre la tentation de l'interprétation autobiographique
et l'injonction qui lui est faite de s'investir aussi dans la pure fiction.
Le dispositif d'énonciation d'un « roman imagé »
Madeleine Lalande, veuve d'un grand historien, après un
procès que lui intente la première épouse de son mari, perd l'héritage de fonds
d'archives de son époux défunt. Ce dernier, outre des monographies portant sur
la vie de grands personnages (notamment Louis II de Bavière), avait sous un
pseudonyme écrit des romans policiers en anglais qu'il retraduisait en français
pour donner le goût de l'authentique, manifestant une sorte de double
personnalité, le « polar » étant peu compatible avec la réputation
d'intellectuel de premier plan. Madeleine Lalande est un personnage errant, à
la recherche d'elle-même (elle était beaucoup plus jeune que son mari, et l'on
comprend à demi-mot que sa personnalité avait été un peu étouffée par la
sienne), mais elle a pour centre de gravité la conviction d'être porteuse du
véritable héritage philosophique et intellectuel de son défunt mari. Elle est
un « néant social » (sorte de clocharde, qui pourtant est employée
dans une entreprise de papier-peint, symbole dans le texte de l'union
hétérogène du discours et des images). Elle se définit seulement par sa quête
de sa vérité, ou plus exactement d'authenticité, c'est-à-dire de son néant de
vérité : « Le pire viendra quand on n'aura plus de secrets pour
soi-même »,
dit-elle. Il y a un parallèle manifeste entre la question de la vérité
individuelle et la thèse de la vérité introuvable en histoire que soutient
paradoxalement Régis Lalande. Cette absence d'illusion sur soi-même aussi bien
que d'ambition, sociale et même amoureuse, fait de Madeleine Lalande un
personnage fascinant pour les autres hommes, auxquels elle sert de révélateur
et qu'elle bouleverse absolument. Outre son amant, un sculpteur qui réalise un
monument à la mémoire de Régis, il y aura un inconnu qu'elle croise à Florence
et qu'elle retrouvera par hasard dans la boîte de nuit tenue par un troisième
homme, Pierre Montfort, alias Pierrot, alias Mikhaïlo, alias Austin, qui est
aussi à l'initiative de « Radio coucou » et décède lors d'une course
automobile.
Ainsi pourrait-on rapidement résumer cette fiction. Quant à
son dispositif énonciatif, Écoutez-voir
est un récit à trois voix narratives majeures, dont la table des matières
marque parfaitement l'alternance. Les personnages de Madeleine et de
« L'homme de Florence » se partagent tour à tour les quatre premiers
chapitres. Les dix-sept qui suivent sont dévolus, selon le même principe de succession,
à Madeleine et Austin. L'ultime chapitre est assigné à une quatrième
voix : « Le personnage épisodique », dont l'intervention
impromptue ferme l'ouvrage, juste avant la copieuse liste des sources
iconographiques (5 pages). Le texte ne cherche même pas à donner une
consistance imaginaire à ce dernier personnage surgi comme un deus ex
machina, et qui déclare qu'il équivaut à un
témoin ou un récitant, juste avant de déléguer les mots de la fin à un texte de
cinq pages, écrit en italiques, et portant en exergue la mention :
« Les journaux… Octobre 1967. » Aucun titre de journal n'est
évidemment mentionné, si bien que la clôture du texte est en somme déléguée à
la voix de la rumeur, du « on-dit », vox populi des organes de communication qui ne diffusent que de
supposées informations, dont les plus proches de la vérité sont encore celles
qui énoncent dans un savant brouillard ces ultimes mots : « L'émotion
causée par la mort tragique de Pierre Montfort se prolonge et on y associe
étrangement Madeleine Lalande, morte peut-être, elle aussi. »
Comme cette voix de la rumeur tend à se confondre avec celle
de la narratrice, l'on peut dire que le texte est tout entier écrit selon ce que
je proposerais d'appeler le « mode dubitatif », et qu'il se résorbe
dans du bruit, celui de la foule (qui n'est bien entendu ni le peuple, ni les
masses, ni finalement personne). Il s'agit d'ailleurs là d'un choix éthique
posé fortement par le personnage de Madeleine : « J'ai choisi le
monde muet de la peinture, de préférence à la jacassante humanité. »
En réalité, par-delà les distinctions que l'on vient de poser, l'on n'a affaire
qu'à une seule voix, celle du « roman » : « L'homme de
Florence a été introduit ici pour me servir. Moi, roman ; moi, son
personnage principal. »
L'ensemble constitue évidemment un dispositif en
trompe-l'œil. L'instance porteuse de la narration s'identifie d'une part à
plusieurs personnages successifs, d'autre part se noie dans le on-dit anonyme,
et enfin se dédouble en « conteur » et en « roman », selon
la tradition explicitement mentionnée (à la même page) des histoires supposées
avoir été racontées lorsque les auditeurs sont rassemblés à huis clos à la
faveur d'un orage, lors d'une partie de chasse, ou encore dans un compartiment
de train. On songe à bien des exemples évidemment, de l'Heptameron en passant par Jacques le Fataliste et son
maître ou des romans policiers.
Certes, cette posture énonciative particulière a le mérite
de concrétiser le premier terme du titre, « écoutez ». L'impératif
contenu dans la locution familière est une injonction à quitter la position de
lecture muette ou mentale d'un texte pour lui préférer celle de l'écoute, plus
précisément d'une audition de voix
narratives. Mais ces dernières sont si savamment emmêlées que rien n'y distingue
finalement le roman comme entité autonome, du conteur comme relais imaginaire,
ni même des personnages successivement chargés, chapitre après chapitre, de
fournir une origine énonciative au texte. Davantage, alors que les personnages
portant nom et prénom sont censés être clairement distincts de la figure de
l'auteur, la confusion est constamment entretenue entre la fiction et la
tentation de l'autobiographie. Dès Le Grand Jamais, d'ailleurs, était clairement posé ce postulat
d'une identité profonde entre roman et histoire, d'un côté, et de l'autre
biographie et autobiographie : « L'autobiographie induit en erreur
avec encore plus d'art et d'astuce que les biographies nommées romans. Ici
comme là, le héros se choisit un destin. »
Un roman dont le titre lui aussi reprend une locution familière, qu'il
nominalise ironiquement : l'expression « Au grand jamais » étant
là convoquée pour rappeler que « Il ne faut jurer de rien », ne
croire personne sur parole. D'où le « mode dubitatif » ci-dessus
proposé comme régime général de l'énonciation de cette œuvre, et le
trompe-l'œil comme modèle générique de la lecture du texte. La thèse selon
laquelle Histoire = Roman = Autobiographie est clairement circulaire, faisant
inversement de toute autobiographie un roman, et du récit fictif la seule
manière d'écrire l'histoire, laquelle n'est finalement qu'une « guerre du
faux ». Jeu, à l'infini, de miroirs, de reflets, des personnages à
l'auteur, d'un auteur à l'autre, d'un personnage l'autre (Pierre Montfort aux
trois alias), du roman au lecteur, et du lecteur à lui-même, qui fonde
l'écriture d'un roman finalement « imagé » comme l'est une galerie
des glaces…
L'omniprésence de la catégorie du faux est d'ailleurs
implicitement déclinée dans le titre lui-même. Écoutez voir renvoie à la figure du confident, que l'on
interpellerait pour lui glisser une mise au point qui pourrait bien n'être
qu'une fausse confidence… Il renvoie aussi bien sûr au double statut de
l'œuvre, comme relevant d'un côté du discours (écouter) qui trompe et est
média, d'autre part de la prise non médiate sur le réel (voir) qui est supposée
ne pas tromper (« Je ne crois que ce que je vois »). Le titre
représente donc la conjonction ironiquement posée entre deux types
d'énonciation distincts et censés être complémentaires, mais dont les points
d'articulation sont finalement introuvables, sauf sous les auspices du
mensonge, de la tromperie consentie, de l'esthétique du fallacieux et du
fuyant, d'un type de trompe-l'œil qui tient certes du baroque, mais d'un
baroque plus résigné et morbide que jubilatoire. Car le voir invite à
constater, l'écouter à s'en laisser conter : l'image est posée du côté du
vrai, le texte du côté du faux. En ce sens elle recentre la fiction en
direction du référent, donc du « réel ». Mais l'image a aussi l'effet
inverse : elle encadre le texte, en le plaçant sous le signe de l'illusion
d'optique. En effet, à l'incipit figure une gravure du XVIIe siècle représentant une perspective et des
fontaines à Aranjuez ; à l'excipit une peinture sur formica de Luc Peire
reproduite d'après une photographie en négatif de l'auteur (le peintre ou plus
probablement Elsa Triolet elle-même) représentant un homme vu en contre-plongée
dans une sorte d'ascenseur avec des jeux de reflets qui démultiplient son image
à l'infini. Mosaïque de jeux, entre gravure, peinture et photographie ;
entre positif et négatif ; entre la facture classique et le procédé
industriel, moderne ; entre l'un, le multiple, et leur résultante,
l'infini. Une fin on ne peut plus ouverte, et dans le texte et par l'image, sur
l'impossible clôture du sens ainsi que de toute œuvre. Mais une fin qui
exemplifie ce qu'Elsa Triolet écrira dans La Mise en mots :
Confier la vie de mon roman à ce lecteur ? Bien obligée,
sans l'œil du lecteur, pas de roman, il le lui faut comme pour l'image dans le
miroir : pas d'œil, pas d'image.
Car c'est bien à l'œil du lecteur qu'est confiée, comme à
une bouteille à la mer, l'improbable synthèse d'une histoire qui n'a de
définitif que son caractère indécidable. Le rapport entre incipit et explicit,
autrement dit son système de cadrage, essentiel pour définir l'esthétique de
l'œuvre,
en tant qu'il ne décline que les catégories de l'infini et de
l'incommensurable, impose à l'évidence de placer Écoutez-voir sous l'égide d'un système heuristique qui serait
celui du décentrement, sous le signe du centrifuge. L'image n'encadre le texte
que pour mieux souligner son principe de dérive sémantique, redoublant la
dérive existentielle du personnage, Madeleine. Plus profondément — mais
le texte se prête idéalement à ces excavations archéologiques — l'on
pourrait dire que la problématique même de l'impossibilité de proférer la
vérité en histoire transpose la thèse aragonienne du « mentir-vrai »
(Aragon étant d'ailleurs un personnage « vrai » du roman). En
l'inversant en véridiction trompeuse. Les phénomènes de reflet ou de miroir
renvoient à la question de l'identité de la narratrice/auteure, Elsa étant
partout présente avec Louis, y compris lorsqu'elle fait part des vexations de
sa vanité d'auteur : « Tu m'entends, petite, Simone de Beauvoir,
c'est plus beau qu'Elsa Triolet » !
Mais aussi partout absente (au contraire de Flaubert dans sa Bovary), et déléguant en somme au « personnage du
lecteur » — un « lecteur rêvé », et c'est Louis Aragon
selon La Mise en mots
— l'improbable mot de la fin. Un mot qui ne renverrait d'ailleurs le
lecteur qu'à lui-même, et annihilerait le roman en le rendant translucide,
comme il est dit du récit historique selon la conception de Régis
Lalande :
Il ne s'agit pas, pour lui, de raconter un fait qui a eu
lieu, a lieu, aura lieu, mais de faire que le lecteur ne soit plus que l'œil
face à une glace dans laquelle il n'y a rien tant qu'il ne regarde pas. Rien
avant son regard, rien après.
Aussi bien, la logique du « roman imagé » est-elle
d'absolutiser le point de vue du lecteur. C'est-à-dire de le renvoyer à sa
propre image, sans fin, selon un scepticisme assez austère qui n'est pas sans
rapport avec la thèse de Régis Lalande sur le vrai en histoire, mais qui
reprend en la radicalisant celle d'Aragon sur le mensonge réaliste. C'est aussi
le sens de l'échec de la folle tentative d'Austin de « tout
dévoiler », par une sorte d'addition de tous les points de vue possibles
sur un événement (en l'occurrence la Guerre des six jours). L'indicatif de ses
émissions, le « Coucou », est une sorte de mise en abyme de Écoutez-voir, ainsi qu'une allégorie de l'ère de l'information,
dont on peut se demander si Elsa Triolet n'a pas perçu le potentiel
totalitaire, via l'exigence de transparence (que j'opposerais au caractère
translucide de son texte romanesque). À tout le moins, l'inflation médiatique,
la prolifération des sons et des images aboutissent-elles aussi non au
dévoilement mais au bruit, non à la révélation mais aux mystères mornes de
l'ère du vide.
Une sphère est cependant protégée et sacralisée : celle
de l'intimité. Car le lecteur est malgré tout un personnage éventuellement
accessible dont Elsa Triolet, dans La Mise en mots, déclinera les possibles paradigmatiques en
« lecteur spécialisé », « lecteur tout court »,
« lecteur hideux », « actant du roman », « complice et
ami », et finalement (avec une photographie d'identité en marge, celle de
Louis Aragon) « lecteur rêvé ». L'effet ultime des dévoilements
donnant vue sur le duo Aragon-Triolet — par le biais notamment des images
dont le choix renvoie en dernière instance à leur idiosyncrasie commune —
est de faire de leur couple, pour le « lecteur complice et ami »,
l'œuvre de leurs romans et leurs icônes « croisés ».
Un « iconotexte » exemplaire
Il n'en demeure pas moins que nous sommes en présence, avec
ce roman en particulier, et plus globalement avec la trilogie à laquelle il
appartient, d'un cas singulièrement exemplaire d'iconotexte, selon le terme employé par Alain Montandon puis
Liliane Louvel. L'on y
trouve en effet tous les cas de rapports entre textes et images que celle-ci
décline dans sa typologie :
L'archipicturalité — mise en relation de deux systèmes
sémiologiques suscitant des interférences entre modes et genres — est
présente grâce aux images de trompe-l'œil (la salle de bal décorée par Lederer,
1748, page 52), à celles de natures mortes et de vanités (Homard et fruits de David de Heem, page 199), aux références à la
perspective (Paul Klee, 1923, page 87), au Baroque (les sculptures de Mathias
Braun dans l'hôpital et la forêt de Kuks, au chapitre II).
L'interpicturalité — lorsque l'image est présente dans
le texte, par effet de citation explicite, d'allusion, voire sous sa forme
iconique — est une modalité constante de l'énonciation dans Écoutez-voir. Mais elle va jusqu'à assurer une fonction
référentielle soit sur le mode de la confirmation documentaire et réaliste
(pour la visite à Kuks), soit sur le mode archi-fictif (le tableau de Soutine, Maison
à Oizène, est censé représenter la maison
d'un personnage, page 229 ; et page 325 La Prison de Van Gogh est donnée pour être une perception de
Madeleine depuis la fenêtre de sa chambre d'hôtel).
La métapicturalité — lorsqu'il y a commentaire
d'un système sur l'autre — est présente par exemple pour caractériser le
personnage de Madeleine via la reproduction de la statue de Marie-Madeleine,
page 61, ou via l'allégorie de La Pudeur
par Mathias Braun, page 71. On la trouve encore lorsque la minceur
« gothique » des doigts du même personnage est exemplifiée par ceux
d'une Vierge à l'enfant de
Lorenzotti, p . 210.
L'hypopicturalité — lorsque l'icône est
consubstantielle à un texte sans avoir avec lui de rapport de commentaire mais
qu'elle fait retour dans le texte — est là encore un phénomène constant.
Le corpus iconographique, par-delà l'hétéroclite évident ou à cause de lui
— tend à s'organiser en séries thématiques très vite repérables. Ainsi de
toutes les séries thématiques sur les clochards, les routes et les ponts (photographie
de l'agence Rapho page 170 ou peinture de Nicolas de Staël, page 173), sur la
mort et la maladie (danse macabre sur bois gravé, Nuremberg 1493, page
166 ; ou page 286 un photogramme du film de Godard, Week-end). Ou encore sur l'ère de la communication et de la
vitesse (l'antenne de télévision page 184 ; une autoroute p. 270 ;
les images des archives de Matra, page 260), sur la représentation de la femme
(par Baldung Green, Giacometti, Picasso). Se construisent ainsi des réseaux de
figures obsédantes, canalisant l'herméneutique textuelle avec à la fois
univocité et polysémie, du fait de la sérialisation inhérente à la mise en
rapport des images les unes avec les autres. Autrement dit, les séries
iconographiques recréent des cadres interprétatifs, mais elles en opèrent
systématiquement le décentrement, en démultipliant les pistes et en soulignant
constamment leur propre hétérogénéité (d'époque, de facture, etc.).
Seule la parapicturalité — lorsque l'image figure dans
l'entourage du texte (préface, page de couverture) — n'est pas ici
représentée, « collection blanche » oblige,
mais l'on a vu que le bandeau signalait cependant la singularité de l'ouvrage
comme « iconotexte ».
En outre, deux motifs structurels confirment cette
caractéristique, celui de la flânerie muséologique et celui de l'œil.
La promenade au musée ou dans des villes-musées : tant
Philippe Hamon que Liliane Louvel remarquent que la visite au musée est un topos de la mise en relation entre images et discours au
sein d'une fiction. Madeleine passe ainsi successivement par les Offices de
Florence, le château de Krumlov et la forêt de Kuks, la Bavière de Louis II, le
Musée du Louvre, Bruges. Surtout, elle est un personnage errant à travers le
passé autant que parmi les paysages qu'elle traverse. C'est le motif du
clochard et celui de la hantise de la mort qui font le lien entre passé et
présent, les indifférenciant, de Jérôme Bosch en passant par les
« routards » de Doisneau. Tout, par cette errance, devient images,
déclinées au passé comme au présent, qu'il s'agisse de l'actualité face à
laquelle elle se meut, ou bien des souvenirs qu'elle conserve de Régis,
Madeleine étant en somme l'archiviste inaccomplie mais vivante des images de sa
mémoire :
Se souvenir… Écrire un roman, c'est comme se souvenir,
n'est-ce pas… Qu'il s'agisse d'une vie d'homme, de celle d'un pays ou d'une
fleur, on ne les décrira que par bonds, comme on se souvient de sa propre vie,
en images. D'une illustration l'autre, des pages de texte et aussi des blancs
et des points de suspension, pour combler ces périodes dont on ne se souvient
pas comme s'il ne s'était rien passé pendant ce temps. Le choix de la mémoire
n'est pas le nôtre, il ne reste pour nous de la vie que ce qu'elle a bien voulu
garder, quand nous aurions tant aimé… Ces images gardées, leur désordre…
Enfin, le motif de l'œil et celui du point de vue. Il y a un
glissement du registre de l'auteur, du personnage et du lecteur à celui du
« spectateur », qui les englobe tous. Dans Le Grand Jamais, la thèse de Régis Lalande, l'historien sceptique,
s'intitule significativement « Du point de vue de Régis Lalande »,
un titre qui met en abyme ce qu'est le propre point de vue de Madeleine Lalande
dans le même roman, et ce qu'il advient des variations de points de vues entre
les divers personnages d'Écoutez-voir, variations matérialisées par l'alternance des chapitres que nous
évoquions plus haut. Ces mêmes personnages ne sont que les spectateurs les uns
des autres. De « l'homme de Florence », Madeleine dit :
« Il est le spectateur, celui qui n'intervient pas, qui n'existe que pour
donner du relief au personnage principal — moi, en l'occurrence. »
Toutes les images représentant des mises en perspective convergent avec les
passages du texte dans lesquels il est question d'un œil, par exemple, page
127, la boîte de nuit de Mikhaïlo dans laquelle la lumière vient « d'une
ouverture au plafond en forme d'œil ». L'on a signalé plus haut que la
réception de ce roman imposait de concevoir le lecteur en partie comme un auditeur ;
il convient aussi de le comprendre comme « œil », en rapport étroit,
évidemment, avec la structure des miroirs, des perspectives, des reflets, avec
donc l'ensemble des dispositifs visuels organisant la conception de l'écriture
propre à Elsa Triolet. Aussi bien, comme elle l'écrit dans La Mise en
mots : « Sans l'œil du lecteur,
pas de roman […]. C'est pourquoi le lecteur doit être considéré comme le
personnage principal du roman. »
Autrement dit, le roman ainsi pensé devient un vaste processus d'irréalisation qui
engage tous ses acteurs (auteur et lecteur) dans un jeu d'images infini dont
l'enjeu majeur est l'authenticité et l'identité.
Un recto/verso : L'inconnue de la Seine/Nancy Cunard
Ce que l'on pourra illustrer d'un exemple qui se focalisera
sur deux pages d'Écoutez-voir. Les pages
155 et 156 ne peuvent en effet que retenir l'attention. Sur la première, qui
est une « bonne page », à droite, figure le Masque de
l'inconnue de la Seine aux yeux ouverts,
par Man Ray. Le texte du roman, au-dessus, donne quelques éléments justifiant
la présence de cette photographie : Madeleine compare sa destinée à celle
de la célèbre Inconnue de la Seine, morte noyée, sans que l'on connaisse son
identité.
J'aimerais avoir un masque aussi beau que le sien, faire
rêver les jeunes gens, les yeux fermés, un demi-sourire qui frise à peine les
lèvres, les cheveux en bandeaux… Man Ray a photographié ce masque, lui ouvrant
les yeux, vous pouvez voir cette image dans l'Aurélien d'Aragon : l'Inconnue vous regarde avec des yeux innocents, clairs,
bouleversants, le mystère de la noyée se transforme, elle est rendue à la vie,
le pire ne lui est pas encore arrivé.
Cette « inconnue » s'était noyée vers 1880 dans la
Seine, ou le canal de l'Ourcq, selon les versions, nombreuses, d'un fait divers
devenu légendaire. L'assistant du médecin légiste de la morgue, qui lui avait
trouvé une ressemblance avec une Madone, aurait fait réaliser le moulage de son
visage, que l'on reproduisit en une multitude d'exemplaires dans les années
1900. L'Inconnue était devenue un
véritable mythe parmi les artistes de la Bohême parisienne, et au-delà
puisqu'elle figurait aussi dans des intérieurs bourgeois, sous la forme de
moulages de plâtre (à taille réelle ou réduite) ou de photographie. Camus (qui
la dénomma « Joconde noyée »), Supervielle (qui lui consacra un poème
en 1931) et Blanchot figurèrent parmi les innombrables propriétaires d'un de
ces moulages. Ils inspirèrent Rilke en 1910 dans les Cahiers de Malte
Laurids Brigge, Nabokov pour un poème daté
de 1934. La même année, Reinold Conrad Muschler faisait paraître en Allemagne Die
Unbekkannte et Odon von Horvath adapta au
théâtre la nouvelle de Herta Pauli, Die Unbekannte aus der Seine, parue en 1931 dans un journal allemand. En 1968
encore, la même année qu'Écoutez-voir, Jacques Brenner publiait chez Albin Michel L'Inconnue de la
Seine. Le mythe est suffisamment fourni,
pléthorique même, pour qu'Elsa Triolet ne s'embarrasse pas de le documenter
autrement que de cette mention relative à Aragon et Man Ray. En effet, le
premier avait demandé au photographe de réaliser des clichés sur le thème du
masque, en vue de préparer la réédition d'Aurélien (sorti en 1944) dans le cadre des ORC, au début des années soixante. Man Ray fit une
quinzaine d'images, les unes représentant le masque devant un miroir, d'autres
qui sont des photomontages, dont celle choisie par Elsa Triolet montrant
l'Inconnue le visage barré d'un bandeau portant des yeux ouverts. Aragon sera
si enchanté du travail du photographe surréaliste qu'il dira : « Mais
le roman c'est Man Ray qui l'a écrit, jouant en noir et blanc du masque de
l'Inconnue de la Seine. »
On le comprend aisément si l'on se souvient que dans Aurélien la noyade dans la Seine est un thème obsédant, et
que le personnage éponyme possède l'un de ces moulages, qu'il présente à
Bérénice, laquelle le lâche et le brise après avoir avoué qu'elle en était
« horriblement jalouse. » Aurélien lui demande ensuite de faire
réaliser le moulage de son propre visage, qu'il fera aussi copier par le peintre
Zamora.
À la dernière page de l'épilogue, alors que Bérénice vient d'être touchée par
des balles allemandes (on est en 1940) dans les bras d'Aurélien, le mythe
revient clore le texte :
La main valide d'Aurélien lui redressa le visage. Elle avait
les yeux à demi fermés, un sourire, le sourire de l'Inconnue de la
Seine… les balles l'avaient traversée comme un grand sautoir de meurtre.
Surtout, ce que
Man Ray a parfaitement compris, c'est combien la représentation qu'Aragon donne
de la possession amoureuse est concentrée dans l'alternative (où se redéploient
toutes les autres alternatives, entre vie et mort, noir et blanc…) entre yeux
ouverts ou fermés :
Elle ne répondit pas et ferma les yeux. Il la
regardait : « Voilà… voilà… — murmura-t-il. — Le miracle
s'opère, Bérénice… Tout le monde au monde peut vous voir ainsi, sauf vous. Sauf
vous. Vous êtes alors sans défense. Vous avouez quelque chose que vous teniez
caché. C'est la secrète Bérénice… Non, ne rouvrez pas vos beaux yeux noirs…
restez comme cela, livrée[…] »
Une première remarque. Jamais une image, dans Écoutez-voir, ne donne un cadre ou une restriction sans être
porteuse, dans le même temps, d'un effet de décentrement, en renvoyant à
d'autres images. La photographie de Man Ray, au premier degré, semble
documenter et référer. En réalité, elle renvoie à toute une stratification
d'images non montrées, dont elle n'est que l'affleurement. En outre, elle
fonctionne évidemment en rapport étroit avec toutes les autres images du corpus
de ce roman qui tournent, comme Aurélien, autour de la Seine, de ses ponts, de la mort, de la femme et de ses
mystères. Autrement dit, une image, quel que soit le potentiel de
référentialité, le degré de croyance ou de véridicité dont elle est affectée,
réfère surtout à une iconosphère. C'était d'ailleurs le cas de Madeleine
Lalande elle-même, qui dut probablement son nom à celui d'un personnage de
Georges Simenon, dans Maigret au Picratt's, roman policier publié aux Presses de la Cité en 1951, où l'on trouve
(assassinée) une Madeleine Lalande, comtesse Von Farnheim, qui a mené grande
vie sur la Côte d'Azur grâce à la fortune de son mari, mais s'en est fait
déposséder par des gigolos… Outre ce patronyme, Le grand jamais et Écoutez-voir ont bien des points communs avec cette fiction. À quoi il faut ajouter
que le roman de Maigret parut en bande dessinée dans l'hebdomadaire Samedi
Soir, en feuilleton, à partir de mars 1952.
L'on découvre ainsi des références à un intertexte, et plus
précisément à une iconosphère en effet, faite de romans policiers — Régis
Lalande n'en écrit-il pas ! — et de bandes dessinées — et la
préface ne dit-elle pas qu'il faut lire Écoutez-voir comme on les lit ?… — de manière plus
concrète qu'on ne l'eût cru…
La seconde remarque s'enchâsse dans la première, pour
constater que le procédé de l'insertion d'images est sous-tendu par une
pratique du « secret », du sens caché. S'il y a une « secrète
Bérénice », il y a aussi une autre femme qui représente un
« secret ». C'est celle de la page 156. Au verso de Masque de
L'inconnue de Man Ray figure, du même
auteur, la photographie la plus célèbre de Nancy Cunard. L'effet est-il
concerté ? Toujours est-il que la matérialité du livre, la succession même
des pages lues fait nécessairement de Nancy l'envers de l'Inconnue. Jeu de
recto/verso.
Jeu sur les yeux, ouverts sur le bandeau du montage de
l'Inconnue, et pour Nancy yeux d'une beauté sans pareille mais détournés vers
la droite de l'image. Jeu sur les mythes féminins, L'Inconnue évoquant une
Joconde ou une Madone, tandis que — avec sa robe tachetée et les dizaines
de bracelets juxtaposés qui lui font de véritables manchettes aux deux
avant-bras — Nancy a tout de Mata Hari ou Salomé, d'une hétaïre ou d'une
« vamp »…
L'envers, mais le même aussi, puisque la photographie est
également signée de Man Ray, et qu'il est assez clair que Nancy Cunard est
éminemment capable, comme l'Inconnue, d'inspirer à un homme une passion à la
mesure de celle éprouvée par Aurélien. Ou par Louis Aragon. Le splendide
portrait de Nancy par Man Ray date de 1926, alors qu'Aragon et Nancy filaient
le parfait amour. Et il est certain qu'Elsa ne pouvait ignorer que c'est sous
les yeux de Nancy, à Madrid en 1927, que Louis brûla la majeure partie de sa Défense
de l'infini, le grand œuvre romanesque qu'il
écrivait alors, et qu'un an plus tard, lors de leur séjour à Venise, il fit par
jalousie une tentative de suicide qui échoua de justesse. C'était en septembre
1928 ; sa rencontre avec Elsa ne date que de novembre 1928. Encore
celle-ci, malgré son acharnement à gagner le cœur du brillant écrivain,
mit-elle des mois à le détacher d'une Nancy Cunard qui traitait pourtant Aragon
avec la dernière cruauté ! Autrement dit, quiconque connaît tant soit peu
le rôle joué par Nancy Cunard dans la vie d'Aragon ne peut être que
profondément troublé par la présence de cette photographie dans ce roman signé
d'Elsa Triolet. Elle a pourtant deux fonctions assez claires. La première,
assouvir une jalousie, certainement. Il est vrai que Nancy vient de mourir
— « Elle est morte à l'hôpital, seule, il y a juste un an, en mars
1965 », p. 153 — dans des conditions matérielles lamentables. La
narratrice, Madeleine Lalande, s'attarde complaisamment sur l'alcoolisme de
Nancy, sa déchéance physique et morale, sa maigreur (un point commun avoué,
mais non le seul en réalité), sa triste vie, seule dans un hôtel minable :
Elle qui avait tant d'amis pour tout supporter d'elle,
l'aimer telle qu'elle était, est morte seule, à l'hôpital ! Ah, cette
scène à l'hôtel où ils l'entouraient, impuissants, à la regarder monter
l'escalier avec son os de fémur cassé… Elle ne voulait pas qu'on l'aide. Ivre
morte, assise sur une marche, elle soulevait une fesse et avançait de marche en
marche… je dis, une fesse ! non, elle soulevait l'os sur lequel il y a
d'habitude de la chair qui en fait une fesse. C'était un squelette, c'était la
mort elle-même qui hissait d'une marche à l'autre son os de fémur…
Le tableau ainsi dressé a beau aligner la malheureuse Nancy
au rang des personnages de Jérôme Bosch qui constellent l'ouvrage, l'on imagine
qu'elle se serait passée d'un tel hommage ! Mais la seconde fonction de
cette photographie est probablement d'intensifier encore les liens entre Elsa
et Louis, via leurs œuvres « croisées » et leurs destins emmêlés. Il
est question dans la même page du fait que « Nancy avait quitté l'hôtel
après avoir brûlé des papiers au milieu de la chambre, sur le
tapis » : lointaine allusion à l'épisode de l'autodafé de La
Défense de l'infini ? Nous n'en
saurons rien. Sans doute est-ce le couple problématique constitué par ces deux
pages, recto et verso, qui fait véritablement sens. Associer L'Inconnue de la
Seine à Nancy Cunard, toutes deux par Man Ray, c'est convoquer Aurélien pour un face à face avec l'imaginaire d'Aragon
lui-même, c'est montrer qu'Elsa n'ignore rien de ses secrets. Et c'est sublimer
l'ensemble dans un « roman intégral », une nouvelle « défense de
l'infini » à deux, mais dont elle est la seule partenaire : à
l'autre, dans son roman, et au passage, elle offre avec une feinte compassion
un « tombeau » à partager avec une Inconnue… À moins tout simplement
que ces deux images — comme toutes les autres qui, dans le roman,
présentifiant les trucages, les changements d'échelle, les illusions, les
fragments, les faux-fuyants, les trompe-l'œil et les mirages, comme donc toute
cette iconographie qui décline tous les degrés du fallacieux — ne
symbolisent la même entreprise que celle que Régis Lalande n'avait pu mener à
son terme : écrire un livre « où tout aurait été véridiquement faux »…
Jean-Pierre Montier
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