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Jean-Pierre Montier : Effets de cadrage et de décentrement dans Écoutez-voir, d'Elsa Triolet.

Jean-Pierre Montier est Professeur en Littérature et Art à l'Université de Rennes 2 et membre du CELAM (Centre d'études des littératures anciennes et modernes). Il a publié notamment « Arrêt sur image dans La Princesse de Clèves » (Littérature, n° 119, septembre 2000), « Constantin Guys selon Baudelaire : reportage et modernité », in Littérature et Reportage, dir. Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Presses Universitaires de Limoges, 2001, et un ouvrage : L'Art sans art d'Henri Cartier-Bresson, Flammarion, 1995.

Mis en ligne le 26 octobre 2007.
© : Jean-Pierre Montier.


Effets de cadrage et de décentrement
dans Écoutez-voir, d'Elsa Triolet

La trilogie iconotextuelle

Écoutez-voir est un roman d'Elsa Triolet, que les éditions Gallimard ont fait paraître en octobre 1968 « avec 131 images choisies par l'auteur », selon les termes de la formule inscrite sur le bandeau rouge ceignant les pages de couverture[1]. Cette mise en valeur éditoriale a le mérite de pointer immédiatement l'originalité de l'ouvrage dans le paysage des livres. Sans prétendre tout à fait avoir créé un nouveau genre littéraire, Elsa Triolet n'en a pas moins conscience de la singularité de son livre et de la démarche qui en a fondé la constitution.

Associées à un texte romanesque selon une grande diversité de choix de mise en page, ces images sont aussi bien des photographies prises dans la rue — notamment par Doisneau, mais aussi par Sabine Weiss, Limot ou Ciccione, photographes de bien moindre envergure qui travaillaient également pour Rapho — que des dessins ou des peintures. L'on trouve en outre des sculptures, des décors de théâtre, une maquette, des vues d'architectures, des frragments d'objets ou de paysages. Toutes reproduites en noir et blanc, ces images sont souvent coupées (on n'en voit alors qu'un détail, lequel peut répéter l'œuvre intégralement montrée sur une autre page), parfois subissent la solarisation. À première vue, c'est le plaisir pris par l'auteur à la manipulation, au découpage, au recadrage qui transparaît. Et si disparate qu'il soit, c'est au « goût » de l'auteur que ce florilège invite à se rapporter. Les relations de ce corpus iconographique considérable avec la fiction que raconte le roman couvrent de nombreux thèmes, nous en verrons plus loin quelques-uns. À quoi il convient immédiatement d'ajouter que ce « roman » (le terme figure en sous-titre), s'il forme déjà en lui-même une entité fort complexe, s'inscrit cependant dans un ensemble plus vaste, étant en relation immédiate avec deux autres œuvres d'Elsa Triolet, Le Grand Jamais (Gallimard, 1965) et La Mise en mots (qui paraît un an après Écoutez-voir, chez Skira, en novembre 1969).

L'on a donc affaire à une trilogie, ou plutôt à une sorte de triptyque (puisque la dimension iconique en est claire) comportant toutefois de singuliers effets d'asymétrie.

Si Le Grand Jamais raconte aussi l'histoire de Régis et Madeleine Lalande, reprise autrement trois ans plus tard dans Écoutez-voir, il ne compte en revanche aucune image. C'est la première asymétrie : une même fiction de base, déployant ses possibles selon deux formes, l'une illustrée, l'autre pas.

Seconde asymétrie : La Mise en mots — publié dans la fameuse collection « Les sentiers de la création » pour laquelle Aragon fait paraître la même année Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit — fait évidemment figurer un grand nombre d'images à valeur esthétique ou d'objets iconiques. Mais en tant que réflexion sur les modalités de l'invention littéraire chez Elsa Triolet, il ne s'agit pas d'un ouvrage de fiction à proprement parler, et le personnage de Madeleine Lalande n'y est pas présent comme tel, étant remplacé par « Elsa Triolet », l'auteur. Je crois pouvoir écrire « remplacé », car les liens ou rapports sous-jacents sont si nombreux entre Madeleine Lalande et Elsa Triolet qu'elles sont comme deux éléments d'une même entité, sorte de personne/personnage bifrons, de Janus, Madeleine étant présentée comme un personnage foncièrement réel et Elsa comme une personne largement imaginaire (au sens d'investie par et dans l'imaginaire, la « Création », selon le titre de la collection)…

Autrement dit, et pour résumer succinctement le problème posé par ces trois œuvres, l'on a affaire, de l'une à l'autre, à des effets concertés et systématiques de substitution, de glissement, de cadrage et de décentrement du réel au fictif, du romanesque au biographique. Au cœur de ces effets, je poserai qu'une relation entre mots et images qui est pensée comme passionnelle (autant nécessaire que conflictuelle, et d'un conflit insoluble) joue un rôle essentiel. Le Grand Jamais est un roman de la dénégation et du manque d'images ; Écoutez-voir, « roman né imagé[2] », le reformule sous le signe de la profusion, de la démultiplication des images, mais sans parvenir à freiner une errance, une dérive du personnage, ni le sentiment qui l'accompagne d'une infinie déperdition du sens. Un sens, pourtant, que paraît pouvoir fixer enfin le retour sur le « sentier de la création », avec ce texte si pertinemment intitulé La Mise en mots. Mais c'est un titre qui, d'une part, joue à l'évidence sur l'homophonie avec les expressions courantes « mise à mal » ou « mise à mort », et d'autre part ne boucle la trilogie qu'en formant une sorte de cercle, en confirmant ce qui était d'emblée une démarche tautologique : qu'y avait-il avant le désir impérieux de mettre en mots, sinon des images ? Et à quoi renvoient des images, sinon à des mots ? À l'infini…

Mon propos ici ne pourra se donner l'ambition de traiter tous ces éléments, et devra se centrer sur ce que l'on pourrait appeler le panneau médian du triptyque, Écoutez-voir. Mais c'eût été méconnaître la réelle complexité de cette œuvre que de ne pas l'inscrire dans l'ensemble auquel elle appartient, et ce d'autant plus que je m'attacherai à étudier ces effets de cadrage et décentrement régissant les rapports des mots aux images. Or, ils existent aussi, spécifiquement, au niveau de ce seul roman, de la même manière que l'on peut les constater à l'échelle de la trilogie, ou du triptyque.

Situer Écoutez-voir

Ce roman a probablement pâti de sa date de parution ; il a rencontré peu d'échos de la part de la critique. Ni Aragon ni Triolet n'ont à l'époque le poids politique et intellectuel qui avait été le leur dans les années cinquante, et les « événements » de mai, puis l'invasion de Prague en août ne font qu'entériner une sorte de déphasage entre les positions et productions du couple d'écrivains, d'un côté, et de l'autre les idées politiques ou les objets littéraires en vogue. Il n'en est pas moins important de « situer », pour employer un terme sartrien, ce roman car il s'inscrit volontairement dans deux débats qui vont se rejoindre, l'un à caractère philosophique, portant sur le sens de l'Histoire, l'autre plus littéraire portant sur la concurrence entre mots et images justement.

Le débat historique est celui du « bilan » des pays communistes, de la « réalité » du supposé « socialisme réel ». Elsa Triolet semble reprendre à son compte une pensée qu'elle attribuait dans Le Grand Jamais à son personnage d'historien (mais un historien qui écrivait des romans policiers), Régis Lalande, lequel « s'étonnait des romanciers dont l'ambition était d'être contemporains de leur temps, tant qu'à avoir des ambitions, disait-il, pourquoi pas celle d'être en avance sur son temps[3] ? ». Ayant manifestement la volonté de n'être pas en retard sur le sien, c'est évidemment à dessein qu'elle introduit dans Écoutez-voir, par le biais au moins des images, des personnages tels que le chanteur des Rolling Stones, Mick Jagger (page 107), ou des jeunes gens portant un sac et une guitare sur le dos (page 291), qui ne sont pas encore vraiment des hippies, qui ne sont plus des yé-yés mais bien des « beatniks » (page 108)… Il y est aussi question de la Guerre des six jours, des nouvelles habitudes vestimentaires des jeunes femmes (l'inévitable minijupe, page 115), ou encore de la pilule[4]. Nettement plus étonnant, le récit relatif à une radio pirate qui anticipe ce qui sera dix ans plus tard dénommé « radios libres » mais qui, en fait, est bien davantage une saisissante préfiguration d'internet, puisque « Radio coucou » diffuse en continu des informations venant de toutes les sources possibles et touchant à tous les domaines imaginables :

Mettre en commun recherches et découvertes… éventer les véritables raisons d'une guerre… un complot terroriste… une société secrète… Donner toutes les informations que nous pourrions glaner, sans choisir parmi elles, à la grâce de Dieu[5]

Avec cette réflexion non moins frappante de prescience sur les dangers et les limites de cette technologie :

J'oscille entre le doute atroce et l'euphorie. Mon arme, l'indiscrétion, je n'en connais pas la portée, je crains les explosions inattendues, les erreurs de tir. Ce que je voulais mettre au service de l'humanité, il me semble maintenant que c'est une bombe avec laquelle je m'apprête à jouer au football[6]

Percevoir l'histoire en son cours, la capter au moment où elle se fait ou s'esquisse, ainsi apparaît le projet majeur d'Elsa Triolet dans cet ouvrage romanesque, et elle y parvient plutôt bien. Ce qui n'implique pas l'adhésion aux évolutions portées par la jeune génération, mais qui atteste à tout le moins qu'elle a compris qu'il ne s'agit plus d'attendre l'avènement du Grand Soir, seulement de prendre acte d'une « révolution » des mœurs, qu'elle enregistre sans la condamner ni marquer non plus qu'elle y adhère. En tout état de cause, les thèses sur l'histoire qui sont présentes dans Le Grand Jamais et Écoutez-voir sont d'une totale hétérodoxie marxiste : il n'y a pas de vérité en Histoire, tout n'y est que reconstitution hypothétique, et ce qu'on appelle « histoire » n'est qu'un roman qui ne parvient à donner prise ni sur le temps ni sur le sens de notre destin[7]. Plus inattendue encore, cette évocation du Goulag, à l'époque où le PCF traitait encore Soljenitsyne de mythomane et d'espion :

J'imagine une communiste enfermée dans un camp soviétique. Qu'aurait-elle préféré, elle ? Est-ce que les souffrances physiques, soif, faim, pieds en sang, diarrhée, vous font oublier l'absurdité de la situation, la répulsion pour vos assassins qui piétinent et écrasent les tendres pousses du futur, les bottes sur les têtes des nouveaux-nés, leurs crânes encore mous, comme des œufs… cette immense omelette nommée avenir, qu'on ne saurait faire, disent-ils, sans casser des œufs. J'imagine cette communiste dans un camp soviétique, confrontant à tous les instants la théorie satisfaisante pour le cœur et l'esprit, et la réalité aberrante[8].

Elsa Triolet surprend, avec un discours que, rétrospectivement, l'on rapporterait au courant anti-totalitaire. L'autre débat, plus littéraire celui-là, porte sur la concurrence entre mots et images. Certes, il est déjà ancien, mais il a été réactivé d'une part dans les années vingt avec les surréalistes — en particulier Aragon lui-même (voir ses textes sur le collage, dont Elsa d'ailleurs va se servir afin de penser sa propre pratique de l'insert iconique) —, d'autre part avec la vogue éditoriale des collaborations artistiques entre peintres et écrivains. Mais il prend une tout autre ampleur dans les années soixante avec le développement, déjà, de « l'audio-visuel », notamment dans la pédagogie des textes littéraires. En ce temps, il arriva que ceux qui y étaient hostiles parlassent de « l'idiot-visuel » !… Un débat, on le voit, indissociablement esthétique et politique, comme il est de juste dès lors qu'il est question d'images. Dans son article « Écoutez-voir, un roman imagé », Mohamed Essaouri rappelle que :

Trois ans après la publication de ce roman, le problème est encore d'actualité. La Nouvelle Revue Française lui consacre un numéro spécial et propose un débat sur les rapports bons ou mauvais que pouvait entretenir la littérature avec l'image. Si des écrivains rejettent l'intrusion de l'image, considérant que cette dernière ne peut en rien enrichir leur pensée et que le recours aux éléments extra-littéraires est une faiblesse, d'autres, au contraire, mettent l'accent sur l'aspect incitateur et stimulant de l'image et sur la fascination qu'elle exerce sur eux[9].

Un autre article, dû à Édouard Béguin[10], inscrit fort judicieusement le travail sur le matériau iconique, effectué par Elsa Triolet, dans l'ensemble de l'entreprise éditoriale des Œuvres romanesques croisées. Il met en évidence le jeu de miroir qui fonde la conception des ORC, jeu entre les romans d'Elsa et ceux de Louis, mais jeu aussi justement entre textes et images, concrétisé par l'introduction de plus de six cent quarante images hors texte, et près de deux cents intégrées directement dans le texte, avec un mélange parfaitement hétéroclite de photographies, dessins, et peintures, l'ensemble dû à plus de 90 peintres d'époques très diverses. Mais Béguin souligne aussi combien ce travail repose sur le rejet de l'illustration conçue comme simple ornement, et sur la démarcation d'avec le modèle du livre de peintre. Critiquant Picasso illustrateur de Carmen ou Matisse des Fleurs du mal, Elsa Triolet est amenée à concevoir l'écriture d'un roman dont l'accompagnement iconographique ne serait pas postérieur à sa rédaction, mais synchrone avec elle, de telle sorte qu'images et écriture entretiennent un rapport productif réciproque et qu'il en advienne un ensemble aussi parfaitement organique que possible. D'où la proposition d'un concept neuf, démarqué justement de celui d'illustration, le « roman imagé ». Imager s'oppose à illustrer, comme le martèle fortement Elsa Triolet, « pour que l'œil puisse englober mots et images dans une lecture simultanée, à la façon des bandes dessinées[11]. » D'où chez elle l'emploi de la notion de « collage », conçue (différemment d'avec Aragon, même si bien entendu elle y renvoie aussi) non comme un simple procédé ponctuel, mais comme un processus global permettant la constitution d'un « roman intégral » établissant, à l'échelle de l'ensemble des ORC, une réciprocité entre tous les romans des deux auteurs, ainsi qu'à l'échelon singulier de notre roman, Écoutez-voir, une forme de dialogisme permanent entre texte et image. Et comme l'écrit Édouard Béguin :

C'est la reconnaissance de cette cohérence paradoxale que vise l'appréhension de l'illustration comme collage. L'élément visuel inclus dans l'écrit, parce qu'il est choisi sans souci d'apparente unité, privilégie l'hétérogénéité et manifeste qu'ici c'est l'hétérogénéité qui fait le sens. Plus précisément, on dira que c'est le geste de l'écrivain “colleur” d'images qui est au principe de cette hétérogénéité signifiante. Le “colleur” produit un texte à double face (typographie/image) où chaque face prend le rôle de l'autre dans une relation de présupposition réciproque, de réversibilité, l'image visuelle étant à lire, le texte à voir[12].

Je renvoie à l'article de Béguin pour le détail de ses analyses, remarquables, l'important étant ici de pointer le paradoxe suivant : la relation texte/image dans Écoutez-voir se pense bien comme organique, mais d'une organicité reposant sur l'hétérogénéité. Celle du corpus d'images, celle aussi que permet l'espace paginaire en tant qu'on y utilise toutes les variations possibles entre le pavé typographique et l'aire iconique, de la double page au format vignette en passant par les effets de succession entre pages paires et impaires, les cartouches, les images en marge ou en surimpression… Or, ce paradoxe a pour corollaire un ensemble de thèses, implicites ou non chez Elsa Triolet, portant sur le langage, la représentation, le discours romanesque, le rapport à l'histoire. Et c'est là — dans cette « situation » du roman d'Elsa Triolet à laquelle nous nous intéressons — que les questions philosophiques et littéraires se rejoignent en effet. Il y a bien, au fil de cette trilogie, un constat relatif à l'impuissance des mots : « Les mots, les mots… je leur en veux. Quand je pense qu'il y a des naïfs qui croient écrire pour l'éternité en se servant de ce matériau friable ! », écrit-elle notamment, dans Le Grand Jamais[13]. D'où découle l'idée selon laquelle « l'image pouvait dans une certaine mesure combler les trous du roman[14] », l'entreprise romanesque étant tout entière placée sous le signe de la vanité, misérable quête d'un infini jamais à portée de main, cheminement qui probablement ne mène nulle part. L'échec est inscrit en cette entreprise comme une donnée fondatrice : « Si on me demandait mon nom, je dirais Fiasco », confesse le personnage principal d'Écoutez-voir, Madeleine Lalande. De quoi découle une stratégie de l'usage des images, qui ne sont autres que des « balises sur le chemin du roman[15] », un genre auquel est dès lors dénié ce qui est supposé être sa fonction essentielle, c'est-à-dire rendre apte à capter l'essence du temps et à saisir le sens de l'histoire. Cette stratégie renvoie enfin à une politique de l'image. Dans la mesure où sont étroitement liés l'abandon de l'eschatologie marxiste et le renoncement à voir dans le roman autre chose qu'un « chemin » sans aboutissement, c'est dès lors sur le choix de constituer une masse iconographique que repose la quête, à l'horizon de ce parcours, d'une « authenticité » tout de même supposée[16]. Mais l'authenticité, loin d'être synonyme de vérité, en est le contraire, relevant du subjectif et de l'irrationnel. Les thèmes de l'illusion, du faux-semblant, du trompe-l'œil, toutes les références à l'art baroque — je renvoie à l'article d'Olivier Barbarant[17] — qui constellent la fiction (volontairement peu crédible) narrée dans Écoutez-voir prennent acte de cette politique et cette esthétique du sens défaillant, de la « perte » ou du « refus[18] » qui conditionnent la dialectique du cadrage et du décentrement des images par le texte, et réciproquement.

Ce « roman né imagé » serait-il né intempestivement, aussi ? Peut-être est-ce pourquoi le public et la critique furent assez peu sensibles à l'originalité, au caractère novateur d'un texte dont on pourrait peut-être comparer la facture à celle des romans de W. G. Sebald (Vertiges, Les Anneaux de Saturne, Austerlitz…), qui paraîtront en traduction française, chez Actes Sud, à la fin des années 1990, soit trente ans plus tard. Ce rapprochement ne serait d'ailleurs pas tout à fait arbitraire. Si les ambitions de ces deux auteurs, et peut-être leurs réussites esthétiques, sont bien différentes, en revanche chez l'un et l'autre la présence des images se justifie en étroite relation avec la fonction attribuée à la mimesis verbale d'une part, et de l'autre en rapport avec une mise en perspective de l'histoire et sa restitution, posée d'emblée comme problématique. Un autre rapprochement avec les romans de Sebald vient d'ailleurs à l'esprit : l'usage des images comme documents induit un jeu entre la falsification et l'authenticité qui rend fort complexe la posture du lecteur, ballotté incessamment entre la tentation de l'interprétation autobiographique et l'injonction qui lui est faite de s'investir aussi dans la pure fiction.

Le dispositif d'énonciation d'un « roman imagé »

Madeleine Lalande, veuve d'un grand historien, après un procès que lui intente la première épouse de son mari, perd l'héritage de fonds d'archives de son époux défunt. Ce dernier, outre des monographies portant sur la vie de grands personnages (notamment Louis II de Bavière), avait sous un pseudonyme écrit des romans policiers en anglais qu'il retraduisait en français pour donner le goût de l'authentique, manifestant une sorte de double personnalité, le « polar » étant peu compatible avec la réputation d'intellectuel de premier plan. Madeleine Lalande est un personnage errant, à la recherche d'elle-même (elle était beaucoup plus jeune que son mari, et l'on comprend à demi-mot que sa personnalité avait été un peu étouffée par la sienne), mais elle a pour centre de gravité la conviction d'être porteuse du véritable héritage philosophique et intellectuel de son défunt mari. Elle est un « néant social » (sorte de clocharde, qui pourtant est employée dans une entreprise de papier-peint, symbole dans le texte de l'union hétérogène du discours et des images). Elle se définit seulement par sa quête de sa vérité, ou plus exactement d'authenticité, c'est-à-dire de son néant de vérité : « Le pire viendra quand on n'aura plus de secrets pour soi-même[19] », dit-elle. Il y a un parallèle manifeste entre la question de la vérité individuelle et la thèse de la vérité introuvable en histoire que soutient paradoxalement Régis Lalande. Cette absence d'illusion sur soi-même aussi bien que d'ambition, sociale et même amoureuse, fait de Madeleine Lalande un personnage fascinant pour les autres hommes, auxquels elle sert de révélateur et qu'elle bouleverse absolument. Outre son amant, un sculpteur qui réalise un monument à la mémoire de Régis, il y aura un inconnu qu'elle croise à Florence et qu'elle retrouvera par hasard dans la boîte de nuit tenue par un troisième homme, Pierre Montfort, alias Pierrot, alias Mikhaïlo, alias Austin, qui est aussi à l'initiative de « Radio coucou » et décède lors d'une course automobile.

Ainsi pourrait-on rapidement résumer cette fiction. Quant à son dispositif énonciatif, Écoutez-voir est un récit à trois voix narratives majeures, dont la table des matières marque parfaitement l'alternance. Les personnages de Madeleine et de « L'homme de Florence » se partagent tour à tour les quatre premiers chapitres. Les dix-sept qui suivent sont dévolus, selon le même principe de succession, à Madeleine et Austin. L'ultime chapitre est assigné à une quatrième voix : « Le personnage épisodique », dont l'intervention impromptue ferme l'ouvrage, juste avant la copieuse liste des sources iconographiques (5 pages). Le texte ne cherche même pas à donner une consistance imaginaire à ce dernier personnage surgi comme un deus ex machina, et qui déclare qu'il équivaut à un témoin ou un récitant, juste avant de déléguer les mots de la fin à un texte de cinq pages, écrit en italiques, et portant en exergue la mention : « Les journaux… Octobre 1967. » Aucun titre de journal n'est évidemment mentionné, si bien que la clôture du texte est en somme déléguée à la voix de la rumeur, du « on-dit », vox populi des organes de communication qui ne diffusent que de supposées informations, dont les plus proches de la vérité sont encore celles qui énoncent dans un savant brouillard ces ultimes mots : « L'émotion causée par la mort tragique de Pierre Montfort se prolonge et on y associe étrangement Madeleine Lalande, morte peut-être, elle aussi[20]. »

Comme cette voix de la rumeur tend à se confondre avec celle de la narratrice, l'on peut dire que le texte est tout entier écrit selon ce que je proposerais d'appeler le « mode dubitatif », et qu'il se résorbe dans du bruit, celui de la foule (qui n'est bien entendu ni le peuple, ni les masses, ni finalement personne). Il s'agit d'ailleurs là d'un choix éthique posé fortement par le personnage de Madeleine : « J'ai choisi le monde muet de la peinture, de préférence à la jacassante humanité[21]. » En réalité, par-delà les distinctions que l'on vient de poser, l'on n'a affaire qu'à une seule voix, celle du « roman » : « L'homme de Florence a été introduit ici pour me servir. Moi, roman ; moi, son personnage principal[22]. »

L'ensemble constitue évidemment un dispositif en trompe-l'œil. L'instance porteuse de la narration s'identifie d'une part à plusieurs personnages successifs, d'autre part se noie dans le on-dit anonyme, et enfin se dédouble en « conteur » et en « roman », selon la tradition explicitement mentionnée (à la même page) des histoires supposées avoir été racontées lorsque les auditeurs sont rassemblés à huis clos à la faveur d'un orage, lors d'une partie de chasse, ou encore dans un compartiment de train. On songe à bien des exemples évidemment, de l'Heptameron en passant par Jacques le Fataliste et son maître ou des romans policiers.

Certes, cette posture énonciative particulière a le mérite de concrétiser le premier terme du titre, « écoutez ». L'impératif contenu dans la locution familière est une injonction à quitter la position de lecture muette ou mentale d'un texte pour lui préférer celle de l'écoute, plus précisément d'une audition de voix narratives. Mais ces dernières sont si savamment emmêlées que rien n'y distingue finalement le roman comme entité autonome, du conteur comme relais imaginaire, ni même des personnages successivement chargés, chapitre après chapitre, de fournir une origine énonciative au texte. Davantage, alors que les personnages portant nom et prénom sont censés être clairement distincts de la figure de l'auteur, la confusion est constamment entretenue entre la fiction et la tentation de l'autobiographie. Dès Le Grand Jamais, d'ailleurs, était clairement posé ce postulat d'une identité profonde entre roman et histoire, d'un côté, et de l'autre biographie et autobiographie : « L'autobiographie induit en erreur avec encore plus d'art et d'astuce que les biographies nommées romans. Ici comme là, le héros se choisit un destin[23]. » Un roman dont le titre lui aussi reprend une locution familière, qu'il nominalise ironiquement : l'expression « Au grand jamais » étant là convoquée pour rappeler que « Il ne faut jurer de rien », ne croire personne sur parole. D'où le « mode dubitatif » ci-dessus proposé comme régime général de l'énonciation de cette œuvre, et le trompe-l'œil comme modèle générique de la lecture du texte. La thèse selon laquelle Histoire = Roman = Autobiographie est clairement circulaire, faisant inversement de toute autobiographie un roman, et du récit fictif la seule manière d'écrire l'histoire, laquelle n'est finalement qu'une « guerre du faux ». Jeu, à l'infini, de miroirs, de reflets, des personnages à l'auteur, d'un auteur à l'autre, d'un personnage l'autre (Pierre Montfort aux trois alias), du roman au lecteur, et du lecteur à lui-même, qui fonde l'écriture d'un roman finalement « imagé » comme l'est une galerie des glaces…

L'omniprésence de la catégorie du faux est d'ailleurs implicitement déclinée dans le titre lui-même. Écoutez voir renvoie à la figure du confident, que l'on interpellerait pour lui glisser une mise au point qui pourrait bien n'être qu'une fausse confidence… Il renvoie aussi bien sûr au double statut de l'œuvre, comme relevant d'un côté du discours (écouter) qui trompe et est média, d'autre part de la prise non médiate sur le réel (voir) qui est supposée ne pas tromper (« Je ne crois que ce que je vois »). Le titre représente donc la conjonction ironiquement posée entre deux types d'énonciation distincts et censés être complémentaires, mais dont les points d'articulation sont finalement introuvables, sauf sous les auspices du mensonge, de la tromperie consentie, de l'esthétique du fallacieux et du fuyant, d'un type de trompe-l'œil qui tient certes du baroque, mais d'un baroque plus résigné et morbide que jubilatoire. Car le voir invite à constater, l'écouter à s'en laisser conter : l'image est posée du côté du vrai, le texte du côté du faux. En ce sens elle recentre la fiction en direction du référent, donc du « réel ». Mais l'image a aussi l'effet inverse : elle encadre le texte, en le plaçant sous le signe de l'illusion d'optique. En effet, à l'incipit figure une gravure du XVIIe siècle représentant une perspective et des fontaines à Aranjuez ; à l'excipit une peinture sur formica de Luc Peire reproduite d'après une photographie en négatif de l'auteur (le peintre ou plus probablement Elsa Triolet elle-même) représentant un homme vu en contre-plongée dans une sorte d'ascenseur avec des jeux de reflets qui démultiplient son image à l'infini. Mosaïque de jeux, entre gravure, peinture et photographie ; entre positif et négatif ; entre la facture classique et le procédé industriel, moderne ; entre l'un, le multiple, et leur résultante, l'infini. Une fin on ne peut plus ouverte, et dans le texte et par l'image, sur l'impossible clôture du sens ainsi que de toute œuvre. Mais une fin qui exemplifie ce qu'Elsa Triolet écrira dans La Mise en mots :

Confier la vie de mon roman à ce lecteur ? Bien obligée, sans l'œil du lecteur, pas de roman, il le lui faut comme pour l'image dans le miroir : pas d'œil, pas d'image[24].

Car c'est bien à l'œil du lecteur qu'est confiée, comme à une bouteille à la mer, l'improbable synthèse d'une histoire qui n'a de définitif que son caractère indécidable. Le rapport entre incipit et explicit, autrement dit son système de cadrage, essentiel pour définir l'esthétique de l'œuvre[25], en tant qu'il ne décline que les catégories de l'infini et de l'incommensurable, impose à l'évidence de placer Écoutez-voir sous l'égide d'un système heuristique qui serait celui du décentrement, sous le signe du centrifuge. L'image n'encadre le texte que pour mieux souligner son principe de dérive sémantique, redoublant la dérive existentielle du personnage, Madeleine. Plus profondément — mais le texte se prête idéalement à ces excavations archéologiques — l'on pourrait dire que la problématique même de l'impossibilité de proférer la vérité en histoire transpose la thèse aragonienne du « mentir-vrai » (Aragon étant d'ailleurs un personnage « vrai » du roman). En l'inversant en véridiction trompeuse. Les phénomènes de reflet ou de miroir renvoient à la question de l'identité de la narratrice/auteure, Elsa étant partout présente avec Louis, y compris lorsqu'elle fait part des vexations de sa vanité d'auteur : « Tu m'entends, petite, Simone de Beauvoir, c'est plus beau qu'Elsa Triolet[26] » ! Mais aussi partout absente (au contraire de Flaubert dans sa Bovary), et déléguant en somme au « personnage du lecteur » — un « lecteur rêvé », et c'est Louis Aragon selon La Mise en mots[27] — l'improbable mot de la fin. Un mot qui ne renverrait d'ailleurs le lecteur qu'à lui-même, et annihilerait le roman en le rendant translucide, comme il est dit du récit historique selon la conception de Régis Lalande :

Il ne s'agit pas, pour lui, de raconter un fait qui a eu lieu, a lieu, aura lieu, mais de faire que le lecteur ne soit plus que l'œil face à une glace dans laquelle il n'y a rien tant qu'il ne regarde pas. Rien avant son regard, rien après[28].

Aussi bien, la logique du « roman imagé » est-elle d'absolutiser le point de vue du lecteur. C'est-à-dire de le renvoyer à sa propre image, sans fin, selon un scepticisme assez austère qui n'est pas sans rapport avec la thèse de Régis Lalande sur le vrai en histoire, mais qui reprend en la radicalisant celle d'Aragon sur le mensonge réaliste. C'est aussi le sens de l'échec de la folle tentative d'Austin de « tout dévoiler », par une sorte d'addition de tous les points de vue possibles sur un événement (en l'occurrence la Guerre des six jours). L'indicatif de ses émissions, le « Coucou », est une sorte de mise en abyme de Écoutez-voir, ainsi qu'une allégorie de l'ère de l'information, dont on peut se demander si Elsa Triolet n'a pas perçu le potentiel totalitaire, via l'exigence de transparence (que j'opposerais au caractère translucide de son texte romanesque). À tout le moins, l'inflation médiatique, la prolifération des sons et des images aboutissent-elles aussi non au dévoilement mais au bruit, non à la révélation mais aux mystères mornes de l'ère du vide.

Une sphère est cependant protégée et sacralisée : celle de l'intimité. Car le lecteur est malgré tout un personnage éventuellement accessible dont Elsa Triolet, dans La Mise en mots, déclinera les possibles paradigmatiques en « lecteur spécialisé », « lecteur tout court », « lecteur hideux », « actant du roman », « complice et ami », et finalement (avec une photographie d'identité en marge, celle de Louis Aragon) « lecteur rêvé ». L'effet ultime des dévoilements donnant vue sur le duo Aragon-Triolet — par le biais notamment des images dont le choix renvoie en dernière instance à leur idiosyncrasie commune — est de faire de leur couple, pour le « lecteur complice et ami », l'œuvre de leurs romans et leurs icônes « croisés ».

Un « iconotexte » exemplaire

Il n'en demeure pas moins que nous sommes en présence, avec ce roman en particulier, et plus globalement avec la trilogie à laquelle il appartient, d'un cas singulièrement exemplaire d'iconotexte, selon le terme employé par Alain Montandon puis Liliane Louvel[29]. L'on y trouve en effet tous les cas de rapports entre textes et images que celle-ci décline dans sa typologie :

L'archipicturalité — mise en relation de deux systèmes sémiologiques suscitant des interférences entre modes et genres — est présente grâce aux images de trompe-l'œil (la salle de bal décorée par Lederer, 1748, page 52), à celles de natures mortes et de vanités (Homard et fruits de David de Heem, page 199), aux références à la perspective (Paul Klee, 1923, page 87), au Baroque (les sculptures de Mathias Braun dans l'hôpital et la forêt de Kuks, au chapitre II).

L'interpicturalité — lorsque l'image est présente dans le texte, par effet de citation explicite, d'allusion, voire sous sa forme iconique — est une modalité constante de l'énonciation dans Écoutez-voir. Mais elle va jusqu'à assurer une fonction référentielle soit sur le mode de la confirmation documentaire et réaliste (pour la visite à Kuks), soit sur le mode archi-fictif (le tableau de Soutine, Maison à Oizène, est censé représenter la maison d'un personnage, page 229 ; et page 325 La Prison de Van Gogh est donnée pour être une perception de Madeleine depuis la fenêtre de sa chambre d'hôtel).

La métapicturalité — lorsqu'il y a commentaire d'un système sur l'autre — est présente par exemple pour caractériser le personnage de Madeleine via la reproduction de la statue de Marie-Madeleine, page 61, ou via l'allégorie de La Pudeur par Mathias Braun, page 71. On la trouve encore lorsque la minceur « gothique » des doigts du même personnage est exemplifiée par ceux d'une Vierge à l'enfant de Lorenzotti, p . 210.

L'hypopicturalité — lorsque l'icône est consubstantielle à un texte sans avoir avec lui de rapport de commentaire mais qu'elle fait retour dans le texte — est là encore un phénomène constant. Le corpus iconographique, par-delà l'hétéroclite évident ou à cause de lui — tend à s'organiser en séries thématiques très vite repérables. Ainsi de toutes les séries thématiques sur les clochards, les routes et les ponts (photographie de l'agence Rapho page 170 ou peinture de Nicolas de Sta‘l, page 173), sur la mort et la maladie (danse macabre sur bois gravé, Nuremberg 1493, page 166 ; ou page 286 un photogramme du film de Godard, Week-end). Ou encore sur l'ère de la communication et de la vitesse (l'antenne de télévision page 184 ; une autoroute p. 270 ; les images des archives de Matra, page 260), sur la représentation de la femme (par Baldung Green, Giacometti, Picasso). Se construisent ainsi des réseaux de figures obsédantes, canalisant l'herméneutique textuelle avec à la fois univocité et polysémie, du fait de la sérialisation inhérente à la mise en rapport des images les unes avec les autres. Autrement dit, les séries iconographiques recréent des cadres interprétatifs, mais elles en opèrent systématiquement le décentrement, en démultipliant les pistes et en soulignant constamment leur propre hétérogénéité (d'époque, de facture, etc.).

Seule la parapicturalité — lorsque l'image figure dans l'entourage du texte (préface, page de couverture) — n'est pas ici représentée, « collection blanche » oblige[30], mais l'on a vu que le bandeau signalait cependant la singularité de l'ouvrage comme « iconotexte ».

En outre, deux motifs structurels confirment cette caractéristique, celui de la flânerie muséologique et celui de l'œil.

La promenade au musée ou dans des villes-musées : tant Philippe Hamon que Liliane Louvel remarquent que la visite au musée est un topos de la mise en relation entre images et discours au sein d'une fiction. Madeleine passe ainsi successivement par les Offices de Florence, le château de Krumlov et la forêt de Kuks, la Bavière de Louis II, le Musée du Louvre, Bruges. Surtout, elle est un personnage errant à travers le passé autant que parmi les paysages qu'elle traverse. C'est le motif du clochard et celui de la hantise de la mort qui font le lien entre passé et présent, les indifférenciant, de Jérôme Bosch en passant par les « routards » de Doisneau. Tout, par cette errance, devient images, déclinées au passé comme au présent, qu'il s'agisse de l'actualité face à laquelle elle se meut, ou bien des souvenirs qu'elle conserve de Régis, Madeleine étant en somme l'archiviste inaccomplie mais vivante des images de sa mémoire :

Se souvenir… Écrire un roman, c'est comme se souvenir, n'est-ce pas… Qu'il s'agisse d'une vie d'homme, de celle d'un pays ou d'une fleur, on ne les décrira que par bonds, comme on se souvient de sa propre vie, en images. D'une illustration l'autre, des pages de texte et aussi des blancs et des points de suspension, pour combler ces périodes dont on ne se souvient pas comme s'il ne s'était rien passé pendant ce temps. Le choix de la mémoire n'est pas le nôtre, il ne reste pour nous de la vie que ce qu'elle a bien voulu garder, quand nous aurions tant aimé… Ces images gardées, leur désordre[31]

Enfin, le motif de l'œil et celui du point de vue. Il y a un glissement du registre de l'auteur, du personnage et du lecteur à celui du « spectateur », qui les englobe tous. Dans Le Grand Jamais, la thèse de Régis Lalande, l'historien sceptique, s'intitule significativement « Du point de vue de Régis Lalande[32] », un titre qui met en abyme ce qu'est le propre point de vue de Madeleine Lalande dans le même roman, et ce qu'il advient des variations de points de vues entre les divers personnages d'Écoutez-voir, variations matérialisées par l'alternance des chapitres que nous évoquions plus haut. Ces mêmes personnages ne sont que les spectateurs les uns des autres. De « l'homme de Florence », Madeleine dit : « Il est le spectateur, celui qui n'intervient pas, qui n'existe que pour donner du relief au personnage principal — moi, en l'occurrence[33]. » Toutes les images représentant des mises en perspective convergent avec les passages du texte dans lesquels il est question d'un œil, par exemple, page 127, la boîte de nuit de Mikhaïlo dans laquelle la lumière vient « d'une ouverture au plafond en forme d'œil ». L'on a signalé plus haut que la réception de ce roman imposait de concevoir le lecteur en partie comme un auditeur ; il convient aussi de le comprendre comme « œil », en rapport étroit, évidemment, avec la structure des miroirs, des perspectives, des reflets, avec donc l'ensemble des dispositifs visuels organisant la conception de l'écriture propre à Elsa Triolet. Aussi bien, comme elle l'écrit dans La Mise en mots : « Sans l'œil du lecteur, pas de roman […]. C'est pourquoi le lecteur doit être considéré comme le personnage principal du roman[34]. » Autrement dit, le roman ainsi pensé devient un vaste processus d'irréalisation qui engage tous ses acteurs (auteur et lecteur) dans un jeu d'images infini dont l'enjeu majeur est l'authenticité et l'identité.

Un recto/verso : L'inconnue de la Seine/Nancy Cunard

Ce que l'on pourra illustrer d'un exemple qui se focalisera sur deux pages d'Écoutez-voir. Les pages 155 et 156 ne peuvent en effet que retenir l'attention. Sur la première, qui est une « bonne page », à droite, figure le Masque de l'inconnue de la Seine aux yeux ouverts, par Man Ray. Le texte du roman, au-dessus, donne quelques éléments justifiant la présence de cette photographie : Madeleine compare sa destinée à celle de la célèbre Inconnue de la Seine, morte noyée, sans que l'on connaisse son identité.

J'aimerais avoir un masque aussi beau que le sien, faire rêver les jeunes gens, les yeux fermés, un demi-sourire qui frise à peine les lèvres, les cheveux en bandeaux… Man Ray a photographié ce masque, lui ouvrant les yeux, vous pouvez voir cette image dans l'Aurélien d'Aragon : l'Inconnue vous regarde avec des yeux innocents, clairs, bouleversants, le mystère de la noyée se transforme, elle est rendue à la vie, le pire ne lui est pas encore arrivé[35].

Cette « inconnue » s'était noyée vers 1880 dans la Seine, ou le canal de l'Ourcq, selon les versions, nombreuses, d'un fait divers devenu légendaire. L'assistant du médecin légiste de la morgue, qui lui avait trouvé une ressemblance avec une Madone, aurait fait réaliser le moulage de son visage, que l'on reproduisit en une multitude d'exemplaires dans les années 1900. L'Inconnue était devenue un véritable mythe parmi les artistes de la Bohême parisienne, et au-delà puisqu'elle figurait aussi dans des intérieurs bourgeois, sous la forme de moulages de plâtre (à taille réelle ou réduite) ou de photographie. Camus (qui la dénomma « Joconde noyée »), Supervielle (qui lui consacra un poème en 1931) et Blanchot figurèrent parmi les innombrables propriétaires d'un de ces moulages. Ils inspirèrent Rilke en 1910 dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Nabokov pour un poème daté de 1934. La même année, Reinold Conrad Muschler faisait paraître en Allemagne Die Unbekkannte et Odon von Horvath adapta au théâtre la nouvelle de Herta Pauli, Die Unbekannte aus der Seine, parue en 1931 dans un journal allemand. En 1968 encore, la même année qu'Écoutez-voir, Jacques Brenner publiait chez Albin Michel L'Inconnue de la Seine. Le mythe est suffisamment fourni, pléthorique même, pour qu'Elsa Triolet ne s'embarrasse pas de le documenter autrement que de cette mention relative à Aragon et Man Ray. En effet, le premier avait demandé au photographe de réaliser des clichés sur le thème du masque, en vue de préparer la réédition d'Aurélien (sorti en 1944) dans le cadre des ORC, au début des années soixante. Man Ray fit une quinzaine d'images, les unes représentant le masque devant un miroir, d'autres qui sont des photomontages, dont celle choisie par Elsa Triolet montrant l'Inconnue le visage barré d'un bandeau portant des yeux ouverts. Aragon sera si enchanté du travail du photographe surréaliste qu'il dira : « Mais le roman c'est Man Ray qui l'a écrit, jouant en noir et blanc du masque de l'Inconnue de la Seine[36]. » On le comprend aisément si l'on se souvient que dans Aurélien la noyade dans la Seine est un thème obsédant, et que le personnage éponyme possède l'un de ces moulages, qu'il présente à Bérénice, laquelle le lâche et le brise après avoir avoué qu'elle en était « horriblement jalouse. » Aurélien lui demande ensuite de faire réaliser le moulage de son propre visage, qu'il fera aussi copier par le peintre Zamora[37]. À la dernière page de l'épilogue, alors que Bérénice vient d'être touchée par des balles allemandes (on est en 1940) dans les bras d'Aurélien, le mythe revient clore le texte :

La main valide d'Aurélien lui redressa le visage. Elle avait les yeux à demi fermés, un sourire, le sourire de l'Inconnue de la Seine… les balles l'avaient traversée comme un grand sautoir de meurtre[38].

Surtout, ce que Man Ray a parfaitement compris, c'est combien la représentation qu'Aragon donne de la possession amoureuse est concentrée dans l'alternative (où se redéploient toutes les autres alternatives, entre vie et mort, noir et blanc…) entre yeux ouverts ou fermés :

Elle ne répondit pas et ferma les yeux. Il la regardait : « Voilà… voilà… — murmura-t-il. — Le miracle s'opère, Bérénice… Tout le monde au monde peut vous voir ainsi, sauf vous. Sauf vous. Vous êtes alors sans défense. Vous avouez quelque chose que vous teniez caché. C'est la secrète Bérénice… Non, ne rouvrez pas vos beaux yeux noirs… restez comme cela, livrée[39][…] »

Une première remarque. Jamais une image, dans Écoutez-voir, ne donne un cadre ou une restriction sans être porteuse, dans le même temps, d'un effet de décentrement, en renvoyant à d'autres images. La photographie de Man Ray, au premier degré, semble documenter et référer. En réalité, elle renvoie à toute une stratification d'images non montrées, dont elle n'est que l'affleurement. En outre, elle fonctionne évidemment en rapport étroit avec toutes les autres images du corpus de ce roman qui tournent, comme Aurélien, autour de la Seine, de ses ponts, de la mort, de la femme et de ses mystères. Autrement dit, une image, quel que soit le potentiel de référentialité, le degré de croyance ou de véridicité dont elle est affectée, réfère surtout à une iconosphère. C'était d'ailleurs le cas de Madeleine Lalande elle-même, qui dut probablement son nom à celui d'un personnage de Georges Simenon, dans Maigret au Picratt's, roman policier publié aux Presses de la Cité en 1951, où l'on trouve (assassinée) une Madeleine Lalande, comtesse Von Farnheim, qui a mené grande vie sur la Côte d'Azur grâce à la fortune de son mari, mais s'en est fait déposséder par des gigolos… Outre ce patronyme, Le grand jamais et Écoutez-voir ont bien des points communs avec cette fiction. À quoi il faut ajouter que le roman de Maigret parut en bande dessinée dans l'hebdomadaire Samedi Soir, en feuilleton, à partir de mars 1952.

L'on découvre ainsi des références à un intertexte, et plus précisément à une iconosphère en effet, faite de romans policiers — Régis Lalande n'en écrit-il pas ! — et de bandes dessinées — et la préface ne dit-elle pas qu'il faut lire Écoutez-voir comme on les lit ?… — de manière plus concrète qu'on ne l'eût cru…

La seconde remarque s'enchâsse dans la première, pour constater que le procédé de l'insertion d'images est sous-tendu par une pratique du « secret », du sens caché. S'il y a une « secrète Bérénice », il y a aussi une autre femme qui représente un « secret ». C'est celle de la page 156. Au verso de Masque de L'inconnue de Man Ray figure, du même auteur, la photographie la plus célèbre de Nancy Cunard. L'effet est-il concerté ? Toujours est-il que la matérialité du livre, la succession même des pages lues fait nécessairement de Nancy l'envers de l'Inconnue. Jeu de recto/verso.

Jeu sur les yeux, ouverts sur le bandeau du montage de l'Inconnue, et pour Nancy yeux d'une beauté sans pareille mais détournés vers la droite de l'image. Jeu sur les mythes féminins, L'Inconnue évoquant une Joconde ou une Madone, tandis que — avec sa robe tachetée et les dizaines de bracelets juxtaposés qui lui font de véritables manchettes aux deux avant-bras — Nancy a tout de Mata Hari ou Salomé, d'une hétaïre ou d'une « vamp »…

L'envers, mais le même aussi, puisque la photographie est également signée de Man Ray, et qu'il est assez clair que Nancy Cunard est éminemment capable, comme l'Inconnue, d'inspirer à un homme une passion à la mesure de celle éprouvée par Aurélien. Ou par Louis Aragon. Le splendide portrait de Nancy par Man Ray date de 1926, alors qu'Aragon et Nancy filaient le parfait amour. Et il est certain qu'Elsa ne pouvait ignorer que c'est sous les yeux de Nancy, à Madrid en 1927, que Louis brûla la majeure partie de sa Défense de l'infini, le grand œuvre romanesque qu'il écrivait alors, et qu'un an plus tard, lors de leur séjour à Venise, il fit par jalousie une tentative de suicide qui échoua de justesse. C'était en septembre 1928 ; sa rencontre avec Elsa ne date que de novembre 1928. Encore celle-ci, malgré son acharnement à gagner le cœur du brillant écrivain, mit-elle des mois à le détacher d'une Nancy Cunard qui traitait pourtant Aragon avec la dernière cruauté ! Autrement dit, quiconque connaît tant soit peu le rôle joué par Nancy Cunard dans la vie d'Aragon ne peut être que profondément troublé par la présence de cette photographie dans ce roman signé d'Elsa Triolet. Elle a pourtant deux fonctions assez claires. La première, assouvir une jalousie, certainement. Il est vrai que Nancy vient de mourir — « Elle est morte à l'hôpital, seule, il y a juste un an, en mars 1965 », p. 153 — dans des conditions matérielles lamentables. La narratrice, Madeleine Lalande, s'attarde complaisamment sur l'alcoolisme de Nancy, sa déchéance physique et morale, sa maigreur (un point commun avoué, mais non le seul en réalité), sa triste vie, seule dans un hôtel minable :

Elle qui avait tant d'amis pour tout supporter d'elle, l'aimer telle qu'elle était, est morte seule, à l'hôpital ! Ah, cette scène à l'hôtel où ils l'entouraient, impuissants, à la regarder monter l'escalier avec son os de fémur cassé… Elle ne voulait pas qu'on l'aide. Ivre morte, assise sur une marche, elle soulevait une fesse et avançait de marche en marche… je dis, une fesse ! non, elle soulevait l'os sur lequel il y a d'habitude de la chair qui en fait une fesse. C'était un squelette, c'était la mort elle-même qui hissait d'une marche à l'autre son os de fémur[40]

Le tableau ainsi dressé a beau aligner la malheureuse Nancy au rang des personnages de Jérôme Bosch qui constellent l'ouvrage, l'on imagine qu'elle se serait passée d'un tel hommage ! Mais la seconde fonction de cette photographie est probablement d'intensifier encore les liens entre Elsa et Louis, via leurs œuvres « croisées » et leurs destins emmêlés. Il est question dans la même page du fait que « Nancy avait quitté l'hôtel après avoir brûlé des papiers au milieu de la chambre, sur le tapis » : lointaine allusion à l'épisode de l'autodafé de La Défense de l'infini ? Nous n'en saurons rien. Sans doute est-ce le couple problématique constitué par ces deux pages, recto et verso, qui fait véritablement sens. Associer L'Inconnue de la Seine à Nancy Cunard, toutes deux par Man Ray, c'est convoquer Aurélien pour un face à face avec l'imaginaire d'Aragon lui-même, c'est montrer qu'Elsa n'ignore rien de ses secrets. Et c'est sublimer l'ensemble dans un « roman intégral », une nouvelle « défense de l'infini » à deux, mais dont elle est la seule partenaire : à l'autre, dans son roman, et au passage, elle offre avec une feinte compassion un « tombeau » à partager avec une Inconnue… À moins tout simplement que ces deux images — comme toutes les autres qui, dans le roman, présentifiant les trucages, les changements d'échelle, les illusions, les fragments, les faux-fuyants, les trompe-l'œil et les mirages, comme donc toute cette iconographie qui décline tous les degrés du fallacieux — ne symbolisent la même entreprise que celle que Régis Lalande n'avait pu mener à son terme : écrire un livre « où tout aurait été véridiquement faux[41] »…

 

Jean-Pierre Montier



[1] Nous utiliserons, pour nos références, l'édition de la collection blanche, Gallimard, NRF, octobre 1968, l'ouvrage n'ayant pas été réédité, à notre connaissance, sauf dans les Œuvres romanesques croisées (ORC par la suite) d'Aragon et Triolet, Robert Laffont, 1974, tome 36.

[2] L'expression est dans le texte en rabat de la première de couverture d'Écoutez-voir.

[3] Elsa Triolet, Le Grand Jamais, Gallimard, collection « Folio », 1977, p. 304.

[4] « Les filles de la Huchette rêvent pilule, mais la pilule n'est pas encore d'usage courant », Écoutez-voir, op. cit., p. 108. En italiques dans le texte.

[5] Ibid., p. 190. En italiques dans le texte.

[6] Ibid., p. 193. En italiques dans le texte.

[7] Voir notamment Le Grand Jamais, pp. 41-44.

[8] Elsa Triolet, Écoutez-voir, p. 175.

[9] Mohamed Essaouri, « Écoutez-voir, un roman imagé », paru dans La Photographie au pied de la lettre, ouvrage collectif dirigé par Jean Arrouye, Presses de l'université de Provence, collection « Hors champs », 2005, p. 132. Il s'agit du numéro 226 de la NRF, octobre 1971.

[10] Édouard Béguin, « L'un ne va pas sans l'autre. Remarques sur l'illustration des Œuvres romanesques croisées d'Elsa Triolet et Aragon », paru dans Écrire et voir, Aragon, Elsa Triolet et les arts visuels, ouvrage coordonné par Jean Arrouye, Publications de l'Université de Provence, 1991, pp. 65-83.

[11] Elsa Triolet, Écoutez-voir, p. 7.

[12] Édouard Béguin, article cité, p. 81.

[13] Elsa Triolet, Le Grand Jamais, p. 92.

[14] Elsa Triolet, texte de préface dans l'édition des ORC, 35, p. 15, cité par Béguin p. 80.

[15] Elsa Troilet, texte écrit en rabat de la première de couverture de Écoutez-voir.

[16] Voir Madeleine Lalande encore, se définissant comme « la seule femme authentiquement excentrique », Écoutez-voir, p. 222.

[17] Olivier Barbarant, « Madeleine Lalande, l'espace baroque et la question du lieu », in Elsa triolet, un écrivain dans le siècle, Équipe de recherches interdisciplinaires sur Elsa Triolet et Aragon, éditions L'Harmattan, 2000, pp. 103-115.

[18] « On n'a qu'à la porter disparue, dans la rubrique des pertes. Ou du refus. » Ce sont, à propos de Madeleine Lalande, les derniers termes du texte écrit en rabat de la couverture par Esa Triolet.

[19] Elsa Triolet, Écoutez-voir, p. 194.

[20] Ibid., p. 343.

[21] Ibid., p. 50.

[22] Ibid., p. 73.

[23] Elsa Triolet, Le Grand Jamais, p. 176.

[24] Elsa Triolet, La Mise en mots, Genève, Skira, 1969, p. 49.

[25] Voir Guy Larroux, Le Mot de la fin, la clôture romanesque en question, Nathan, 1995.

[26] Elsa Triolet, Écoutez-voir, p. 170.

[27] Elsa Triolet, La Mise en mots, p. 52 et suivantes.

[28] Elsa Triolet, Le Grand Jamais, p . 192.

[29] Voir Alain Montandon (dir.), Iconotextes, Paris, Ophrys, 1990. Liliane Louvel, L'Īil du texte, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998, pp. 142-44.

[30] Il en ira de même pour la publication du livre d'Annie Ernaux et Marc Marie, L'Usage de la photo, sorti en 2005 chez Gallimard, mais dont les éditions étrangères comportent en couverture une photographie en couleur.

[31] Elsa Triolet, Le Grand Jamais, p. 145

[32] Ibid., p. 307.

[33] Elsa Triolet, Écoutez-voir, p. 144.

[34] Elsa Triolet, La Mise en mots, p. 49.

[35] Elsa Triolet, Écoutez-voir, p. 155.

[36] Voir Hélène Pinet, « L'eau, la femme, la mort. Le mythe de L'Inconnue de la Seine, », in Le Dernier Portrait, catalogue de l'exposition présentée au musée d'Orsay du 5 mars au 26 mai 2002, pp. 175-190.

[37] Louis Aragon, Aurélien, Gallimard, 1944. Édition renouvelée en 1971. C'est à elle que nous renvoyons. Pour les deux épisodes mentionnés, voir pages 225 et 316. Pour le thème obsédant de la noyade, on se reportera notamment aux pages 150-51, 196, 408-409.

[38] Ibid., p. 566.

[39] Ibid., p. 208.

[40] Elsa Triolet, Écoutez-voir, p. 153.

[41] Ibid., p. 75.



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