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Le Criton de Platon.
Mis en ligne le 18 janvier 2001.
© : Jacqueline Morne.

Ce texte est un cours de Philosophie fait en Terminale. Il venait après une lecture détaillée du Criton et en constituait la conclusion. C'est comme tel qu'il figure ici et non comme destiné au départ à des professeurs de Lettres. Et c'est justement à ce titre qu'il peut les intéresser.

Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Zola de Rennes.

© : Jacqueline Morne.

 


SOMMAIRE DE LA PAGE DU COURS


PAGE DE TEXTES POUR PROLONGER LA RÉFLEXION SUR L'OBÉISSANCE AUX LOIS


 

I - NOUS DEVONS NOUS DÉTERMINER SELON DES PRINCIPES

La seule question que se posait Criton était celle de savoir comment organiser la fuite de Socrate, et comment le persuader de s’enfuir. Pour Socrate le problème est tout autre : il n’est pas « Comment s’enfuir ? », mais « Faut-il s’enfuir ? », ou plus précisément « Est-il juste de s’enfuir ? ».

La réponse à une telle question suppose que l’on définisse l’attitude à suivre par rapport à des principes eux-mêmes définis de manière permanente et nécessaire, valables quelles que soient les circonstances, et non inventés sur le moment, en fonction des intérêts du moment. Socrate pose ici le problème de la fidélité à soi-même et de sa propre cohérence.

« Il nous faut donc examiner si nous devons faire ce que tu proposes, ou non ; car ce n’est pas d’aujourd’hui, c’est de tout temps que j’ai pour principe de n’écouter en moi qu’une seule voix, celle de la raison qui, à l’examen, me semble la meilleure. » Criton 46a

D’où pouvons-nous tirer ces principes ?

a) Ces principes ne peuvent être fondés sur l’opinion (doxa : l’opinion du grand nombre, de la multitude).

Cette opinion en effet est une pensée non réfléchie, non raisonnée qui se fonde sur les apparences, sur les impressions, sur l’émotion. Elle est de l’ordre du ressenti, pensée soumise au hasard, simple amusement ou bavardage ; elle relève plus du plaisir de parler que de la rigueur de la pensée.

C’est une pensée changeante, une opinion influençable et versatile. Elle peut être unanime et passionnée dans le moment et inverse dans le moment qui suit. Elle voudra tout aussi bien ressusciter Socrate après l’avoir mis à mort.

« Quant aux considérations que tu allègues […] je crains bien qu’elles ne soient celles de ces gens qui vous font mourir à la légère, et qui vous ressusciteraient s’ils en avaient le pouvoir, sans plus de réflexion. » 48c

Ce qui caractérise donc cette opinion c’est sa diversité, d’un moment à l’autre, d’un homme à l’autre, parce qu’elle est sans règle et sans principe. C’est un non-savoir.

Fonder les principes de notre action sur l’opinion ce serait donc l’enfermer dans le relativisme le plus complet qui ne peut conduire qu’à la violence et au nihilisme.

b) Dans la pratique au contraire nous faisons la différence entre l’opinion du vulgaire et l’opinion de ceux qui savent (opinion droite de ceux qui fondent leur action sur l’examen et la réflexion). Si nous sommes malades, nous allons voir un médecin, c’est-à-dire celui qui a non une opinion mais une compétence.

Voici ce que disent les gens sérieux. Ils disent que parmi les opinions que professent les hommes, il en est dont il faut tenir grand compte et d’autres non, et qu’il ne faut pas non plus respecter celles de tous les hommes, mais seulement celles des uns et non celles des autres. […]
Ne sont-ce pas les bonnes qu’il faut révérer, non les mauvaises ? […]
Et les bonnes ne sont-elles pas celles des gens sensés, les mauvaises celles des fous ?
Voyons maintenant comment on a établi ce principe. Un homme qui s’exerce à la gymnastique et qui en fait son étude prête-t-il attention à l’éloge, à la critique, à l’opinion du premier venu, ou de celui-là seul qui est son médecin ?
– De celui-là seul.
– C’est donc de celui-là seul qu’il doit craindre la critique et apprécier l’éloge, sans s’inquiéter du grand nombre.
Il devra donc agir, s’exercer, manger, boire comme en décidera l’homme unique qui le dirige et qui est compétent, plutôt que de suivre l’avis de tous les autres ensemble. » 47b,c

Il doit en être de même pour ce qui concerne la santé de notre âme, c’est-à-dire de sa capacité à être la plus juste possible. Quand il s’agit de déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, ce n’est pas à la foule que nous devons nous en remettre, mais à ceux, s’ils existent, qui ont la connaissance du bien et du juste. Ceux-là bien entendu ne sont pas les juges (ceux-ci ont fait preuve de bien peu de sagesse durant le procès de Socrate), mais les Sages.

« Il ne faut donc pas mon excellent Criton nous mettre si fort en peine de ce que la multitude dira de nous, mais bien de ce que l’homme compétent sur le juste et l’injuste, notre seul juge, en pourra dire. » 48a

C’est uniquement de leur opinion que nous devons nous soucier, car c’est seulement cette opinion qui peut nous amener à être plus justes et donc à nous « être utiles à nous-mêmes ». L’opinion du vulgaire, même si elle a le pouvoir de nous mettre à mort n’a en réalité aucun pouvoir de nous faire du mal, car nous faire du mal ce serait nous conduire à agir injustement. Pour Criton et pour l’opinion, faire du mal à quelqu’un ou se faire du mal à soi-même c’est nuire à sa réputation, à sa fortune ou à sa vie. Pour Socrate, faire du mal c’est commettre l’injustice, car c’est nuire à la santé de son âme[1].

Remarques

1 - La question que pose le Criton est celle du fondement de la morale.

Le fondement moral de notre action ne peut être recherché que dans l’unité d’un principe nécessaire et permanent. Si ce principe ne peut être recherché dans l’opinion, c’est que de celle-ci ne résulte que la multiplicité des principes, du fait de leur irrationalité. Mais s’il y a autant de principes qu’il y a d’hommes, autant de principes qu’il y a de circonstances, autant dire qu’il n’y a pas de principe du tout, et qu’en fin de compte la morale est dépourvue de fondement. Que la morale se détermine au plus profond de sa conscience n’exclut pas que le principe que l’on se donne on se le donne comme principe universel. Si on peut répondre n’importe quoi à la question « Qu’est-il juste de faire ? » , on peut faire n’importe quoi et la question perd son sens. C’est pourquoi, comme le fait justement remarquer Victor Goldschmidt, la question du Criton n’est pas seulement « Que Socrate doit-il faire ? », mais « Que devons-nous faire ? » Le Criton est un traité de morale[2].

L’unité du principe, sa permanence, son universalité et sa nécessité ne peuvent venir que de l’examen de la raison. Seule la raison, et ceci dans tous les domaines, a le pouvoir de produire l’unité là où l’apparence ne nous livre que la multiplicité, la permanence là où l’apparence ne nous livre que de la mobilité.

Ceci est vrai de toute évidence dans le domaine de la connaissance. Connaître, c’est ramener la diversité des objets et des situations à l’unité de l’Essence, de l’Idée : par exemple, c’est parce que je forme l’idée d’Homme que je peux identifier un Noir, un Blanc, un jeune, un vieux, etc… comme étant des hommes. Et l ‘idée d’homme je ne la perçois pas avec les yeux du corps (je ne perçois toujours que tel homme particulier), je la conçois par le travail de l’esprit, elle est une réalité intelligible et non une réalité sensible. Platon appelle dialectique ce mouvement par lequel l’esprit s’éloigne progressivement de l’apparence des réalités sensibles pour apercevoir l’unité et la permanence de l’Idée.

Pour Socrate, ce qui est vrai de la connaissance l’est aussi de l’action. Nous ne pouvons fonder la morale sur un principe unique et permanent que si nous pouvons connaître la nature de ce principe, si nous pouvons connaître l’essence du Juste et du Bien. Diriger son action selon le Juste et le Bien, cela relève d’une connaissance, d’un savoir, la connaissance des Idées, la dialectique[3]. On atteindra d’autant plus facilement cette connaissance que l’on sera capable de se détourner du monde des apparences et des impressions, de la séduction des passions. Il faut connaître le bien pour le pratiquer, et quand nous savons réellement où est le bien, nous ne pouvons pas vouloir le mal. Celui qui fait le mal est quelqu’un qui se trompe sur ce qu’est le bien. La faute est une erreur, un défaut d’examen, de connaissance, et non une mauvaise orientation de la volonté. Comme le dit ailleurs Socrate : « S’il arrive que, dans ma vie, je n’agisse pas correctement, sache bien que je ne fais pas exprès de commettre une faute mais que c’est à cause de mon ignorance que j’agis mal. » (Gorgias 488a. Voir aussi Apologie de Socrate, 25c-26a.) Quand Criton aura compris l’argumentation de Socrate, il renoncera au projet de l’évasion.

2 - Le sens de la notion de Justice pour Platon.

La Justice est à l’âme ce que la santé est au corps. L’une et l’autre renvoient à la notion d’ordre, d’équilibre, de mesure, de proportionnalité et d’harmonie qui sont pour les Grecs le principe même du Cosmos.

Le ciel, la Terre, les Dieux, les hommes, forment ensemble une communauté, ils sont liés par l’amitié, l’amour de l’ordre, le respect et la tempérance, le sens de la Justice. C’est pourquoi le tout du monde les Sages l’appellent Cosmos, ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement[4]. »

Avant d’être une notion morale ou juridique la justice est une notion mathématique. Elle est « l’égalité géométrique [proportion] qui est toute puissante chez les dieux comme chez les hommes[5]. » C’est ce même ordre qui doit se retrouver au niveau de toute chose. Le corps en bonne santé c’est le corps en équilibre, en ordre, où chaque organe joue son rôle en fonction de l’équilibre et l’harmonie de l’ensemble. Dans l’âme la raison (fonction de connaissance) doit par ses lumières guider la conduite. L’affectivité et la volonté qui nous poussent à désirer, à aimer ou à haïr sont en elles-mêmes incapables de nous désigner ce qui est bon pour nous (elles confondent sans cesse ce qui est bon et ce qui est agréable). L’âme en bonne santé n’est pas celle qui élimine en elle tout désir, mais celle qui est en mesure d’orienter son désir vers son véritable objet grâce aux lumières de la raison. C’est ainsi aussi que, dans la Cité Juste, dans la République, les tâches de direction doivent être confiées aux philosophes, aux Sages qui pratiquent la raison.

Inversement une âme en mauvaise santé, une âme injuste est celle dans laquelle la partie désirante prend le pouvoir et conduit l’âme toute entière sur le chemin du désordre et de l’aveuglement. C’est ce qui se passe pour Criton lorsqu’il croit que la valeur première est pour Socrate de sauver sa vie. La valeur biologique de la vie passe alors au premier plan, sans éclairer cette réaction par l’examen qu’il convient de faire. La Cité elle-même devient injuste lorsque les gardiens, au lieu de mettre leur force au service de la politique déterminée par les Sages, prétendent déterminer eux-mêmes le gouvernement[6].



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II - L’OBÉISSANCE AUX LOIS

L’unité de la notion de justice

Dans l’âme, l’ordre et la bonne disposition s’appellent loi et conformité à la loi. De là il résulte que les citoyens se comportent selon l’ordre et selon la loi. C’est en cela que consistent la justice et la tempérance[7].

Il n’y a pas chez les Grecs, contrairement à ce qu’il y a chez nous, une différence essentielle entre l’homme et le citoyen, et par voie de conséquence pas de différence non plus entre morale et politique. C’est la notion d’harmonie, issue elle-même de l’harmonie du cosmos, qui règle à tous les niveaux l’équilibre entre les êtres. De même que le cosmos est ordonné selon des lois stables et rationnelles, de même la Cité doit reproduire cette stabilité et cette rationalité des lois, et l’homme juste est celui qui, en se conformant à cet ordre, établit en lui harmonie et justice. Le rapport entre l’homme et la Cité n’est pas pensé en terme de conflit. L’homme est citoyen, il est homme dans la mesure où il est citoyen. C’est le sens qu’il faut donner au passage de la Prosopopée des Lois dans lequel les Lois disent à Socrate : « N’est-ce pas à nous que tu dois la vie ? » (51a) ou encore « C’est nous qui t’avons fait naître, qui t’avons nourri et instruit » (51c)[8].

La notion de Cité

La prosopopée des Lois situe le débat au sein de la Cité, et plus particulièrement de la cité démocratique d’Athènes. La Cité grecque (polis) est une communauté de citoyens, indépendante et souveraine, régie par des lois, devant lesquelles tous les citoyens sont égaux. C’est une République, composée d’hommes libres, par opposition aux Barbares. Pour les Grecs, le barbare n’est pas nécessairement un primitif : le concept de barbarie est d’abord un concept politique. Le barbare est celui qui n’a pas su organiser la vie commune selon les principes d’ordre et d’harmonie de la république et vit dans le désordre de la tyrannie, faisant preuve par là de son peu de raison. La Cité au contraire trouve son principe d’ordre en elle-même, l’ordre des lois est celui voulu par l’ordre de la Cité, désobéir aux lois serait faire preuve de déraison et d’injustice.

L’obéissance sans condition

Le citoyen est lié aux lois de deux manières :

a) D’une part, il en est l’esclave, il leur doit une entière soumission, car c’est elles qui l’ont engendré et lui permettent de vivre :

Qu’est-ce donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la patrie est plus précieuse, plus respectable, plus sacrée qu’une mère, qu’un père et que tous les ancêtres, et qu’elle tient un plus haut rang chez les dieux et chez les hommes sensés ; qu’il faut avoir pour elle, quand elle est en colère, plus de vénération, de soumission et d’égards que pour un père, et, dans ce cas ou la ramener par la persuasion, ou faire ce qu’elle vous ordonne de souffrir, se laisser frapper, ou enchaîner ou conduire à la guerre pour y être blessé ou tué ; qu’il faut faire tout cela parce que la justice le veut ainsi ; qu’on ne doit ni céder, ni reculer , ni abandonner son poste, mais qu’à la guerre, au tribunal et partout il faut faire ce qu’ordonnent l’État et la patrie, sinon la faire changer d’idée par les moyens qu’autorise la loi. Quant à la violence, si elle est impie à l’égard d’une mère ou d’un père, elle l’est bien davantage à l’égard de la patrie. » Criton 51a-b[9].

b) D’autre part, il y a entre lui et les lois une convention, au moins tacite : il les cautionne dès lors qu’il accepte de vivre sous leur juridiction et qu’il ne les critique pas.

Le terme « convention » revient à de nombreuses reprises dans la Prosopopée des Lois : « Est-ce là Socrate ce qui était convenu entre nous ? » (51b) ; « Que fais-tu donc, que de violer les conventions et les engagements que tu as pris avec nous, sans qu’on t’y ait forcé, ni trompé, ni laissé trop peu de temps pour y penser puisque tu as eu plus de soixante dix ans pendant lesquels tu pouvais t’en aller si nous ne te plaisions pas ? » (52e) ; ou encore « Tu vas faire ce que ferait le plus vil esclave, en essayant de t’enfuir au mépris des accords et des engagements que tu as pris avec nous » (52e) ; et aujourd’hui tu manquerais à tes engagements » (52e) ; « si tu violes tes engagements » (53a) etc…

L’obéissance aux lois n’est donc pas une obéissance aveugle ou extorquée. Elle repose sur une adhésion critique. Si l’appartenance à la Cité rend impossible toute désobéissance elle permet par contre :

a) soit le départ, (nul n’est contraint de rester dans une cité dont les lois lui déplaisent) :

Nous laissons à tout Athénien qui veut en profiter, lorsqu’il aura été inscrit parmi les citoyens, et qu’il aura pris connaissance des mœurs politiques et de nous les lois, le droit, si nous lui déplaisons, de s’en aller où il voudra et d’emporter ses biens avec lui. (51d)

b) soit l’action à l’intérieur de la Cité pour faire changer les lois. Les Lois parlent « de les ramener par la persuasion », « de les faire changer d’idée par les moyens autorisés ». (voir plus haut 51b), elles reprochent à Socrate de « ne pas chercher à nous convaincre, si nous faisons quelque chose qui n’est pas bien, et bien que nous lui proposions nos ordres au lieu de les imposer durement, et que nous lui laissions le choix de nous convaincre ou de nous obéir » (52a).

L’obéissance aux lois a donc une double raison, d’abord le fait qu’elles ont engendré et élevé le citoyen, ensuite le fait qu’il est arrivé à un accord avec elles. La première raison le rend esclave des lois, la seconde en fait un homme libre. L’obéissance inconditionnelle aux lois a donc son origine dans la coopération de la contrainte et du consentement. Elle est une obligation.



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III - LE SENS DE L’ATTITUDE DE SOCRATE

Socrate est bien victime d’une injustice, mais il ne faut pas se tromper sur l’origine de cette injustice. Ce ne sont pas les lois qui sont injustes : il est juste que la Cité se défende et condamne ses ennemis (or Socrate, accusé d’impiété, apparaît coupable du crime contre la Cité le plus grave qui soit). Ce sont les hommes chargés d’appliquer les lois, les juges, qui se sont laissé emporter par leurs passions et ont fait preuve d’injustice en ne voyant pas que cette accusation est dénuée de fondement. Ils ont suivi les accusateurs de Socrate qui avaient juré sa perte parce que son esprit critique dérangeait leur bonne conscience. Socrate est en quelque sorte victime, non des lois, mais d’une erreur judiciaire.

Dès lors la question est de savoir si Socrate, victime d’une injustice peut à son tour commettre une injustice : s’enfuir, tricher avec la loi. Socrate pose le problème au plan moral et affirme qu’une injustice – quelle que soit sa cause – est toujours une injustice et ne doit jamais être commise. Une injustice ne peut en réparer une autre. Moralement on ne peut répondre au mal par le mal, on n’a jamais d’excuse pour être injuste.

Faut-il croire que ce que nous disons est vrai, que la foule en convienne ou non, et que, quel que soit le sort, plus rigoureux encore ou plus doux qui nous est réservé, il n’en est pas moins certain que l’injustice dans tous les cas est pour celui qui la commet un mal et une honte ? L’affirmons-nous oui ou non ?
C : Nous l’affirmons.
S : On ne doit donc jamais commettre l’injustice ?
C : Non assurément.
S : On ne doit donc pas non plus répondre à l’injustice par l’injustice, puisqu’il n’est jamais permis d’être injuste.
C : Il est clair que non.
S : Et faire du mal, Criton, le doit-on ou non ?
C : Non assurément, Socrate.
S : Mais rendre le mal pour le mal, cela est-il juste ou injuste ?
C : Non, cela n’est pas juste.
S : C’est qu’entre faire du mal aux gens et être injuste il n’y a pas de différence.
C : Tu dis vrai.
S : Il ne faut donc pas répondre à l’injustice par l’injustice, ne faire du mal à aucun homme quoi qu’il nous fait.
49a—49c

a) — Un faux argument : l’amour de la vie

On pourrait argumenter contre Socrate en invoquant la force qu’a en tout homme – comme en tout être vivant – l’amour de la vie. Comment pourrait-on choisir la mort quand on a la possibilité de vivre ? Aucun principe, aucun engagement, serait-ce vis-à-vis de la loi, ne tient devant ce qui est comme une loi naturelle, voire même un devoir envers la Nature et la Vie.

Mais, s’il est vrai que notre réaction spontanée et quasi instinctive est de choisir la vie, il ne faut pas oublier cependant que c’est avec des arguments de ce genre qu’on justifie les lâches et les traîtres. La grandeur de Socrate est justement d’inverser l’ordre spontané entre les valeurs de la vie et celles de la morale, de tenir bon à ses principes dans tous les cas, même au risque de sa vie. Et c’est cela justement être humain, comme l’a bien montré Hegel dans la dialectique du maître et de l’esclave : c’est celui qui n’a pas tremblé devant la mort qui a prouvé qu’il n’était pas seulement un vivant mais un homme. Que cela soit difficile ne signifie pas que cela ne soit pas juste et ne doive pas être tenté.

b) — Le refus du compromis

Mais c’est peut-être cette exigence morale inconditionnelle qui pourrait nous conduire à adresser à Socrate une critique plus pertinente.

Socrate règle tous les problèmes en terme de morale. Ce faisant, on peut se demander si son intransigeance ne le condamne pas à l’inefficacité politique, c’est-à-dire si ses principes, aussi justes soient-ils, ne sont pas purement et simplement stériles, faute de prendre la mesure de la réalité. Le monde de la Cité, avec ses multiples forces contradictoires est celui du nécessaire compromis, le mieux est parfois l’ennemi du bien, et il faut parfois savoir composer pour que les principes ne restent pas lettre morte. Or Socrate ne compose pas, il accuse, il traite les hommes politiques de démagogues :

Ils [les hommes politiques] ont su procurer à la cité ce dont elle avait envie. Mais le fait est qu’ils n’ont pas su modifier leurs désirs. Ils n’ont pas su résister aux désirs de la Cité, et ils n’ont pas fait la politique de persuasion et de contrainte qui aurait permis aux citoyens de s’améliorer[10].

Il prétend même être le seul homme politique digne de ce nom, car lui seul se soucie de corriger les hommes et de les rendre meilleurs, alors que les autres se contentent de satisfaire leurs désirs.

Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis le seul à faire de la politique[11].

C’est là substituer purement et simplement la morale à la politique. Il est certes nécessaire, sous peine de cynisme, de ne jamais perdre de vue les principes moraux, mais il est tout aussi nécessaire, sous peine de naïveté, de ne pas oublier que la politique relève de la catégorie du possible, alors que la morale relève de celle de l’absolu. Le purisme moral de Socrate ne pouvait avoir d’autre issue que celle que présente le Criton : incapable de s’adapter au réel, Socrate n’avait d’autre choix que la mort, mort qu’il revendique d’ailleurs :

Eh bien je sais que je vais être aussi la victime d’une pareille situation, si je suis traduit devant un tribunal. Car je ne pourrai pas dire à mes juges que je leur ai procuré les plaisirs qu’ils prennent pour des bienfaits[…]. Quand le cas se présentera, je sais que je connaîtrai ce sort-là et que j’en serai victime[12].

c) — La stratégie de Socrate

Mais il n’est pas si sûr que Socrate soit le naïf que nous venons de décrire. N’oublions pas que Socrate revendiquait la naïveté, il la revendiquait comme une méthode, et même comme une arme. On peut se demander en effet si la mort de Socrate, loin d’être une faute politique de sa part, ne relève pas au contraire d’une stratégie parfaite. Quelque chose comme une subtile partie d’échecs qui a pour effet de mettre ses adversaires échec et mat.

Examinons en effet la situation. De deux choses l’une :

  • Ou bien Socrate répond aux injonctions de ses amis et il prend la fuite : du même coup, se mettant hors la loi, il devient l’ennemi de la Cité, prouvant rétroactivement le bien-fondé de son accusation, il donne raison aux juges et de ce fait il rend la sentence juste. Aux yeux de tous il est coupable : IL A PERDU.

  • Ou bien Socrate accepte la sentence et il renvoie à nouveau la responsabilité de sa mort aux juges. Il montre qu’il respecte les lois : il ne s’est pas enfui alors qu’il le pouvait, il n’est donc pas l’ennemi de la Cité que présentaient les juges. Leur accusation n’était pas fondée, ce sont eux qui ont eu tort. Il obéit et du fait même il met ses juges en accusation, tout en se lavant de toute culpabilité : IL A GAGNÉ.

Comme le dit Merleau-Ponty : « Il a une façon d’obéir qui est une façon de désobéir[…]. Il renverse les rôles et leur dit : ce n’est pas moi que je défends, c’est vous. En fin de compte la Cité est en lui, et ils sont les ennemis des lois, c’est eux qui sont jugés et c’est lui qui est juge[13]. »

La seule façon de gagner de Socrate était donc bien de ne pas s’enfuir. S’il voulait gagner la partie engagée avec les juges il fallait qu’il les prenne à leur propre piège.

Je vous prédis donc à vous juges, qui me faites mourir, que vous aurez à subir, aussitôt après ma mort, un châtiment beaucoup plus pénible que celui que vous m’infligez en me tuant. Vous venez de me condamner dans l’espoir que vous serez quittes de rendre compte de votre vie ; or c’est tout le contraire qui vous arrivera. […] Car si vous croyez qu’en tuant les gens, vous empêcherez qu’on vous reproche de vivre mal, vous êtes dans l’erreur. Cette façon de se débarrasser des censeurs n’est ni très efficace, ni très honorable ; la plus belle et la plus facile, c’est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de travailler à se rendre aussi parfait que possible[14].

On dira bien sûr que cette victoire Socrate l’obtient au prix de sa vie, et que c’est peut être trop cher payé. Ce n’est pas l’avis de Socrate car il ne craint pas la mort, pour deux raisons :

a) l’une d’ordre pratique : il est vieux, il n’a plus grand chose à attendre de la vie. Il a bien vécu. Se raccrocher à la vie à son âge, au risque de remettre en cause ce qui en a fait la noblesse, serait risible.

b) l’autre d’ordre plus métaphysique : la mort n’est pas à craindre, car :
Ou bien elle est un néant, on n’y a plus conscience de rien, dans cet état rien ne peut donc nous importer :

Si la mort est l’extinction de tout sentiment et ressemble à l’un de ces sommeils où l’on ne voit rien même en songe, c’est un merveilleux gain que de mourir[15].

Ou bien elle est une mutation, le passage dans le monde des morts où l’on retrouve les plus grands et les plus sages, et ce sera une joie de les rencontrer :

Si la mort est comme un passage d’ici-bas dans un autre lieu, et s’il est vrai comme on dit que tous les morts y sont réunis, peut-on imaginer un plus grand bien ? […] Combien ne donnerait-on pas pour examiner celui qui mena contre Troie la grande armée, ou Ulysse, ou Sisyphe, ou tant d’autres, hommes ou femmes, que l’on pourrait nommer ? Causer avec eux, vivre avec eux, les examiner serait un plaisir indicible. En tous cas, chez Hadès, on est sûr de ne pas être condamné à mort pour cela, et non seulement on y est de toutes manières plus heureux qu’ici, mais encore on y est désormais immortel, du moins si ce qu’on dit est vrai[16]

Socrate aborde donc la mort avec une totale sérénité. Dans la partie engagée avec les juges, la mort n’est pas un argument insurmontable, car « l’essentiel n’est pas de vivre mais de bien vivre ».

Jacqueline Morne

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NOTES

[1] « Examinons les reproches que tu me fais quand tu dis que je ne suis pas capable de me porter secours à moi-même ni à mes amis […] que je ne peux pas non plus me tirer sain et sauf des dangers les plus graves, que je suis au pouvoir du premier venu […]. Non Calliclès, je nie que la chose la plus laide soit d’être frappé au visage injustement, d’avoir un membre tranché ou la bourse coupée. En revanche, ce qui est plus laid et plus mauvais, c’est de voler, c’est d’asservir des êtres humains, d’entrer par effraction dans les maisons […]. Car un tel acte est plus laid et plus mauvais pour l’homme qui est l’auteur de pareilles injustices que pour moi qui les subis. Il existe donc deux sortes de mal, commettre l’injustice et la subir, et nous déclarons que le plus grave de ces deux maux est de la commettre, alors que la subir est un moindre mal. » Platon — Gorgias 508c-509c.

[2] Victor Goldschmidt — Les Dialogues de Platon — IIe partie -ch. 5.

[3] « Le Criton, dans sa brièveté et sa concision, illustre de façon saisissante la démarche de la dialectique. Il montre comment l’exigence dépasse les opinions. Comment l’exigence même donne lieu à une alternative, à un choix dont les deux termes sont inconciliables, de même qu’il n’y a nulle entente possible entre les hommes qui, devant cette décision, s’engagent en des sens différents. Comment, enfin, la vision du Beau-Bien nous permet la redescente et en même temps nous force la main. Il y a toujours, touchant tous les sujets des opinions contraires. Mais à partir de l’Essence, il n’existe pas deux conséquences possibles. » Victor Goldschmidt - Les Dialogues de Platon — IIe partie — ch. 5.

[4] Platon — Gorgias — 507d-508a.

[5] Id.

[6] Cf Platon - La République Livre 7.

[7] Platon - Gorgias 504d.

[8] Rousseau dit à peu près dans les mêmes termes : « La vie [du citoyen] n’est plus seulement un bienfait de la Nature, mais un don conditionnel de l’État. » Rousseau - Du Contrat Social II,5.

[9] On pourrait rapprocher ce texte du Criton de celui de Rousseau : « Le citoyen n’est plus juge du péril auquel la loi veut qu’il s’expose, et quand le Prince lui a dit, il est expédient à l’État que tu meures, il doit mourir. » Du Contrat Social II,5 - ou encore : « Tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’État il les lui doit sitôt que le Souverain les demande. » id II,4.

[10] Voir l’ensemble du passage Platon : Gorgias 516a—517d.

[11] Platon - Gorgias 521e. Voir aussi Platon : Apologie de Socrate 30d-e.

[12] Platon - Gorgias 521a.

[13] Merleau-Ponty - Éloge de la Philosophie.

[14] Platon - Apologie de Socrate 39c,d.

[15] Platon - Apologie de Socrate 40d.

[16] Platon - Apologie de Socrate 41a-41d.



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DÉROULÉ DE L'ARGUMENTATION DU CRITON

1 - CRITON
Sauve ta vie, évade-toi
     
2 - SOCRATE
Dois-je me sauver ?
2.1 Nous devons déterminer notre action selon un principe de justice. 2.1.1 Il ne faut jamais commettre l'injustice. On ne répond jamais au mal par le mal.

2.1.2 Il ne suffit pas de vivre mais de bien vivre (vivre en homme juste).
 
2.2 Est-il juste de se sauver ? 2.2.1 Nous devons une obéissance inconditionnelle aux lois. 2.2.1.1 Désobéir aux lois, c'est remettre en cause le principe même de l'État qui nous a permis de vivre et que nous avons accepté pendant notre existence.

2.2.1.2 Si une loi n'est pas juste, ou si elle est mal appliquée, nous devons obéir en la contestant (obéissance critique).
3 - CONCLUSION :
Puisqu'il ne faut pas commettre l'injustice (2.1.1), et qu'il est injuste de désobéir aux lois (2.2.1), je ne dois donc pas me sauver.
Il reste à accepter la sentence en contestant son injustice, ce que Socrate fait en mourant.


 

PAGE DE TEXTES POUR PROLONGER LA RÉFLEXION SUR L'OBÉISSANCE AUX LOIS



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