Le Criton de Platon. Ce texte est un cours de Philosophie fait en Terminale. Il venait après une lecture détaillée du Criton et en constituait la conclusion. C'est comme tel qu'il figure ici et non comme destiné au départ à des professeurs de Lettres. Et c'est justement à ce titre qu'il peut les intéresser. Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Zola de Rennes. © : Jacqueline Morne.
SOMMAIRE DE LA PAGE DU COURS
PAGE DE TEXTES POUR PROLONGER LA RÉFLEXION SUR L'OBÉISSANCE AUX LOIS
I - NOUS DEVONS NOUS DÉTERMINER SELON DES PRINCIPESLa seule question que se posait Criton était celle de savoir comment organiser la fuite de Socrate, et comment le persuader de senfuir. Pour Socrate le problème est tout autre : il nest pas « Comment senfuir ? », mais « Faut-il senfuir ? », ou plus précisément « Est-il juste de senfuir ? ». La réponse à une telle question suppose que lon définisse lattitude à suivre par rapport à des principes eux-mêmes définis de manière permanente et nécessaire, valables quelles que soient les circonstances, et non inventés sur le moment, en fonction des intérêts du moment. Socrate pose ici le problème de la fidélité à soi-même et de sa propre cohérence. « Il nous faut donc examiner si nous devons faire ce que tu proposes, ou non ; car ce nest pas daujourdhui, cest de tout temps que jai pour principe de nécouter en moi quune seule voix, celle de la raison qui, à lexamen, me semble la meilleure. » Criton 46a Doù pouvons-nous tirer ces principes ? a) Ces principes ne peuvent être fondés sur lopinion (doxa : lopinion du grand nombre, de la multitude). Cette opinion en effet est une pensée non réfléchie, non raisonnée qui se fonde sur les apparences, sur les impressions, sur lémotion. Elle est de lordre du ressenti, pensée soumise au hasard, simple amusement ou bavardage ; elle relève plus du plaisir de parler que de la rigueur de la pensée. Cest une pensée changeante, une opinion influençable et versatile. Elle peut être unanime et passionnée dans le moment et inverse dans le moment qui suit. Elle voudra tout aussi bien ressusciter Socrate après lavoir mis à mort. « Quant aux considérations que tu allègues [ ] je crains bien quelles ne soient celles de ces gens qui vous font mourir à la légère, et qui vous ressusciteraient sils en avaient le pouvoir, sans plus de réflexion. » 48c Ce qui caractérise donc cette opinion cest sa diversité, dun moment à lautre, dun homme à lautre, parce quelle est sans règle et sans principe. Cest un non-savoir. Fonder les principes de notre action sur lopinion ce serait donc lenfermer dans le relativisme le plus complet qui ne peut conduire quà la violence et au nihilisme. b) Dans la pratique au contraire nous faisons la différence entre lopinion du vulgaire et lopinion de ceux qui savent (opinion droite de ceux qui fondent leur action sur lexamen et la réflexion). Si nous sommes malades, nous allons voir un médecin, cest-à-dire celui qui a non une opinion mais une compétence. Voici ce que disent les gens sérieux. Ils disent que parmi les opinions que professent les hommes, il en est dont il faut tenir grand compte et dautres non, et quil ne faut pas non plus respecter celles de tous les hommes, mais seulement celles des uns et non celles des autres. [
] Il doit en être de même pour ce qui concerne la santé de notre âme, cest-à-dire de sa capacité à être la plus juste possible. Quand il sagit de déterminer ce qui est juste et ce qui ne lest pas, ce nest pas à la foule que nous devons nous en remettre, mais à ceux, sils existent, qui ont la connaissance du bien et du juste. Ceux-là bien entendu ne sont pas les juges (ceux-ci ont fait preuve de bien peu de sagesse durant le procès de Socrate), mais les Sages. « Il ne faut donc pas mon excellent Criton nous mettre si fort en peine de ce que la multitude dira de nous, mais bien de ce que lhomme compétent sur le juste et linjuste, notre seul juge, en pourra dire. » 48a Cest uniquement de leur opinion que nous devons nous soucier, car cest seulement cette opinion qui peut nous amener à être plus justes et donc à nous « être utiles à nous-mêmes ». Lopinion du vulgaire, même si elle a le pouvoir de nous mettre à mort na en réalité aucun pouvoir de nous faire du mal, car nous faire du mal ce serait nous conduire à agir injustement. Pour Criton et pour lopinion, faire du mal à quelquun ou se faire du mal à soi-même cest nuire à sa réputation, à sa fortune ou à sa vie. Pour Socrate, faire du mal cest commettre linjustice, car cest nuire à la santé de son âme[1]. Remarques 1 - La question que pose le Criton est celle du fondement de la morale.Le fondement moral de notre action ne peut être recherché que dans lunité dun principe nécessaire et permanent. Si ce principe ne peut être recherché dans lopinion, cest que de celle-ci ne résulte que la multiplicité des principes, du fait de leur irrationalité. Mais sil y a autant de principes quil y a dhommes, autant de principes quil y a de circonstances, autant dire quil ny a pas de principe du tout, et quen fin de compte la morale est dépourvue de fondement. Que la morale se détermine au plus profond de sa conscience nexclut pas que le principe que lon se donne on se le donne comme principe universel. Si on peut répondre nimporte quoi à la question « Quest-il juste de faire ? » , on peut faire nimporte quoi et la question perd son sens. Cest pourquoi, comme le fait justement remarquer Victor Goldschmidt, la question du Criton nest pas seulement « Que Socrate doit-il faire ? », mais « Que devons-nous faire ? » Le Criton est un traité de morale[2]. Lunité du principe, sa permanence, son universalité et sa nécessité ne peuvent venir que de lexamen de la raison. Seule la raison, et ceci dans tous les domaines, a le pouvoir de produire lunité là où lapparence ne nous livre que la multiplicité, la permanence là où lapparence ne nous livre que de la mobilité. Ceci est vrai de toute évidence dans le domaine de la connaissance. Connaître, cest ramener la diversité des objets et des situations à lunité de lEssence, de lIdée : par exemple, cest parce que je forme lidée dHomme que je peux identifier un Noir, un Blanc, un jeune, un vieux, etc comme étant des hommes. Et l idée dhomme je ne la perçois pas avec les yeux du corps (je ne perçois toujours que tel homme particulier), je la conçois par le travail de lesprit, elle est une réalité intelligible et non une réalité sensible. Platon appelle dialectique ce mouvement par lequel lesprit séloigne progressivement de lapparence des réalités sensibles pour apercevoir lunité et la permanence de lIdée. Pour Socrate, ce qui est vrai de la connaissance lest aussi de laction. Nous ne pouvons fonder la morale sur un principe unique et permanent que si nous pouvons connaître la nature de ce principe, si nous pouvons connaître lessence du Juste et du Bien. Diriger son action selon le Juste et le Bien, cela relève dune connaissance, dun savoir, la connaissance des Idées, la dialectique[3]. On atteindra dautant plus facilement cette connaissance que lon sera capable de se détourner du monde des apparences et des impressions, de la séduction des passions. Il faut connaître le bien pour le pratiquer, et quand nous savons réellement où est le bien, nous ne pouvons pas vouloir le mal. Celui qui fait le mal est quelquun qui se trompe sur ce quest le bien. La faute est une erreur, un défaut dexamen, de connaissance, et non une mauvaise orientation de la volonté. Comme le dit ailleurs Socrate : « Sil arrive que, dans ma vie, je nagisse pas correctement, sache bien que je ne fais pas exprès de commettre une faute mais que cest à cause de mon ignorance que jagis mal. » (Gorgias 488a. Voir aussi Apologie de Socrate, 25c-26a.) Quand Criton aura compris largumentation de Socrate, il renoncera au projet de lévasion. 2 - Le sens de la notion de Justice pour Platon.La Justice est à lâme ce que la santé est au corps. Lune et lautre renvoient à la notion dordre, déquilibre, de mesure, de proportionnalité et dharmonie qui sont pour les Grecs le principe même du Cosmos. Le ciel, la Terre, les Dieux, les hommes, forment ensemble une communauté, ils sont liés par lamitié, lamour de lordre, le respect et la tempérance, le sens de la Justice. Cest pourquoi le tout du monde les Sages lappellent Cosmos, ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement[4]. » Avant dêtre une notion morale ou juridique la justice est une notion mathématique. Elle est « légalité géométrique [proportion] qui est toute puissante chez les dieux comme chez les hommes[5]. » Cest ce même ordre qui doit se retrouver au niveau de toute chose. Le corps en bonne santé cest le corps en équilibre, en ordre, où chaque organe joue son rôle en fonction de léquilibre et lharmonie de lensemble. Dans lâme la raison (fonction de connaissance) doit par ses lumières guider la conduite. Laffectivité et la volonté qui nous poussent à désirer, à aimer ou à haïr sont en elles-mêmes incapables de nous désigner ce qui est bon pour nous (elles confondent sans cesse ce qui est bon et ce qui est agréable). Lâme en bonne santé nest pas celle qui élimine en elle tout désir, mais celle qui est en mesure dorienter son désir vers son véritable objet grâce aux lumières de la raison. Cest ainsi aussi que, dans la Cité Juste, dans la République, les tâches de direction doivent être confiées aux philosophes, aux Sages qui pratiquent la raison. Inversement une âme en mauvaise santé, une âme injuste est celle dans laquelle la partie désirante prend le pouvoir et conduit lâme toute entière sur le chemin du désordre et de laveuglement. Cest ce qui se passe pour Criton lorsquil croit que la valeur première est pour Socrate de sauver sa vie. La valeur biologique de la vie passe alors au premier plan, sans éclairer cette réaction par lexamen quil convient de faire. La Cité elle-même devient injuste lorsque les gardiens, au lieu de mettre leur force au service de la politique déterminée par les Sages, prétendent déterminer eux-mêmes le gouvernement[6]. II - LOBÉISSANCE AUX LOISLunité de la notion de justiceDans lâme, lordre et la bonne disposition sappellent loi et conformité à la loi. De là il résulte que les citoyens se comportent selon lordre et selon la loi. Cest en cela que consistent la justice et la tempérance[7]. Il ny a pas chez les Grecs, contrairement à ce quil y a chez nous, une différence essentielle entre lhomme et le citoyen, et par voie de conséquence pas de différence non plus entre morale et politique. Cest la notion dharmonie, issue elle-même de lharmonie du cosmos, qui règle à tous les niveaux léquilibre entre les êtres. De même que le cosmos est ordonné selon des lois stables et rationnelles, de même la Cité doit reproduire cette stabilité et cette rationalité des lois, et lhomme juste est celui qui, en se conformant à cet ordre, établit en lui harmonie et justice. Le rapport entre lhomme et la Cité nest pas pensé en terme de conflit. Lhomme est citoyen, il est homme dans la mesure où il est citoyen. Cest le sens quil faut donner au passage de la Prosopopée des Lois dans lequel les Lois disent à Socrate : « Nest-ce pas à nous que tu dois la vie ? » (51a) ou encore « Cest nous qui tavons fait naître, qui tavons nourri et instruit » (51c)[8]. La notion de CitéLa prosopopée des Lois situe le débat au sein de la Cité, et plus particulièrement de la cité démocratique dAthènes. La Cité grecque (polis) est une communauté de citoyens, indépendante et souveraine, régie par des lois, devant lesquelles tous les citoyens sont égaux. Cest une République, composée dhommes libres, par opposition aux Barbares. Pour les Grecs, le barbare nest pas nécessairement un primitif : le concept de barbarie est dabord un concept politique. Le barbare est celui qui na pas su organiser la vie commune selon les principes dordre et dharmonie de la république et vit dans le désordre de la tyrannie, faisant preuve par là de son peu de raison. La Cité au contraire trouve son principe dordre en elle-même, lordre des lois est celui voulu par lordre de la Cité, désobéir aux lois serait faire preuve de déraison et dinjustice. Lobéissance sans conditionLe citoyen est lié aux lois de deux manières : a) Dune part, il en est lesclave, il leur doit une entière soumission, car cest elles qui lont engendré et lui permettent de vivre : Quest-ce donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la patrie est plus précieuse, plus respectable, plus sacrée quune mère, quun père et que tous les ancêtres, et quelle tient un plus haut rang chez les dieux et chez les hommes sensés ; quil faut avoir pour elle, quand elle est en colère, plus de vénération, de soumission et dégards que pour un père, et, dans ce cas ou la ramener par la persuasion, ou faire ce quelle vous ordonne de souffrir, se laisser frapper, ou enchaîner ou conduire à la guerre pour y être blessé ou tué ; quil faut faire tout cela parce que la justice le veut ainsi ; quon ne doit ni céder, ni reculer , ni abandonner son poste, mais quà la guerre, au tribunal et partout il faut faire ce quordonnent lÉtat et la patrie, sinon la faire changer didée par les moyens quautorise la loi. Quant à la violence, si elle est impie à légard dune mère ou dun père, elle lest bien davantage à légard de la patrie. » Criton 51a-b[9]. b) Dautre part, il y a entre lui et les lois une convention, au moins tacite : il les cautionne dès lors quil accepte de vivre sous leur juridiction et quil ne les critique pas. Le terme « convention » revient à de nombreuses reprises dans la Prosopopée des Lois : « Est-ce là Socrate ce qui était convenu entre nous ? » (51b) ; « Que fais-tu donc, que de violer les conventions et les engagements que tu as pris avec nous, sans quon ty ait forcé, ni trompé, ni laissé trop peu de temps pour y penser puisque tu as eu plus de soixante dix ans pendant lesquels tu pouvais ten aller si nous ne te plaisions pas ? » (52e) ; ou encore « Tu vas faire ce que ferait le plus vil esclave, en essayant de tenfuir au mépris des accords et des engagements que tu as pris avec nous » (52e) ; et aujourdhui tu manquerais à tes engagements » (52e) ; « si tu violes tes engagements » (53a) etc Lobéissance aux lois nest donc pas une obéissance aveugle ou extorquée. Elle repose sur une adhésion critique. Si lappartenance à la Cité rend impossible toute désobéissance elle permet par contre : a) soit le départ, (nul nest contraint de rester dans une cité dont les lois lui déplaisent) : Nous laissons à tout Athénien qui veut en profiter, lorsquil aura été inscrit parmi les citoyens, et quil aura pris connaissance des murs politiques et de nous les lois, le droit, si nous lui déplaisons, de sen aller où il voudra et demporter ses biens avec lui. (51d) b) soit laction à lintérieur de la Cité pour faire changer les lois. Les Lois parlent « de les ramener par la persuasion », « de les faire changer didée par les moyens autorisés ». (voir plus haut 51b), elles reprochent à Socrate de « ne pas chercher à nous convaincre, si nous faisons quelque chose qui nest pas bien, et bien que nous lui proposions nos ordres au lieu de les imposer durement, et que nous lui laissions le choix de nous convaincre ou de nous obéir » (52a). Lobéissance aux lois a donc une double raison, dabord le fait quelles ont engendré et élevé le citoyen, ensuite le fait quil est arrivé à un accord avec elles. La première raison le rend esclave des lois, la seconde en fait un homme libre. Lobéissance inconditionnelle aux lois a donc son origine dans la coopération de la contrainte et du consentement. Elle est une obligation. III - LE SENS DE LATTITUDE DE SOCRATESocrate est bien victime dune injustice, mais il ne faut pas se tromper sur lorigine de cette injustice. Ce ne sont pas les lois qui sont injustes : il est juste que la Cité se défende et condamne ses ennemis (or Socrate, accusé dimpiété, apparaît coupable du crime contre la Cité le plus grave qui soit). Ce sont les hommes chargés dappliquer les lois, les juges, qui se sont laissé emporter par leurs passions et ont fait preuve dinjustice en ne voyant pas que cette accusation est dénuée de fondement. Ils ont suivi les accusateurs de Socrate qui avaient juré sa perte parce que son esprit critique dérangeait leur bonne conscience. Socrate est en quelque sorte victime, non des lois, mais dune erreur judiciaire. Dès lors la question est de savoir si Socrate, victime dune injustice peut à son tour commettre une injustice : senfuir, tricher avec la loi. Socrate pose le problème au plan moral et affirme quune injustice quelle que soit sa cause est toujours une injustice et ne doit jamais être commise. Une injustice ne peut en réparer une autre. Moralement on ne peut répondre au mal par le mal, on na jamais dexcuse pour être injuste. Faut-il croire que ce que nous disons est vrai, que la foule en convienne ou non, et que, quel que soit le sort, plus rigoureux encore ou plus doux qui nous est réservé, il nen est pas moins certain que linjustice dans tous les cas est pour celui qui la commet un mal et une honte ? Laffirmons-nous oui ou non ? a) Un faux argument : lamour de la vieOn pourrait argumenter contre Socrate en invoquant la force qua en tout homme comme en tout être vivant lamour de la vie. Comment pourrait-on choisir la mort quand on a la possibilité de vivre ? Aucun principe, aucun engagement, serait-ce vis-à-vis de la loi, ne tient devant ce qui est comme une loi naturelle, voire même un devoir envers la Nature et la Vie. Mais, sil est vrai que notre réaction spontanée et quasi instinctive est de choisir la vie, il ne faut pas oublier cependant que cest avec des arguments de ce genre quon justifie les lâches et les traîtres. La grandeur de Socrate est justement dinverser lordre spontané entre les valeurs de la vie et celles de la morale, de tenir bon à ses principes dans tous les cas, même au risque de sa vie. Et cest cela justement être humain, comme la bien montré Hegel dans la dialectique du maître et de lesclave : cest celui qui na pas tremblé devant la mort qui a prouvé quil nétait pas seulement un vivant mais un homme. Que cela soit difficile ne signifie pas que cela ne soit pas juste et ne doive pas être tenté. b) Le refus du compromisMais cest peut-être cette exigence morale inconditionnelle qui pourrait nous conduire à adresser à Socrate une critique plus pertinente. Socrate règle tous les problèmes en terme de morale. Ce faisant, on peut se demander si son intransigeance ne le condamne pas à linefficacité politique, cest-à-dire si ses principes, aussi justes soient-ils, ne sont pas purement et simplement stériles, faute de prendre la mesure de la réalité. Le monde de la Cité, avec ses multiples forces contradictoires est celui du nécessaire compromis, le mieux est parfois lennemi du bien, et il faut parfois savoir composer pour que les principes ne restent pas lettre morte. Or Socrate ne compose pas, il accuse, il traite les hommes politiques de démagogues : Ils [les hommes politiques] ont su procurer à la cité ce dont elle avait envie. Mais le fait est quils nont pas su modifier leurs désirs. Ils nont pas su résister aux désirs de la Cité, et ils nont pas fait la politique de persuasion et de contrainte qui aurait permis aux citoyens de saméliorer[10]. Il prétend même être le seul homme politique digne de ce nom, car lui seul se soucie de corriger les hommes et de les rendre meilleurs, alors que les autres se contentent de satisfaire leurs désirs. Je pense que je suis lun des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui sintéresse à ce quest vraiment lart politique et que, de mes contemporains, je suis le seul à faire de la politique[11]. Cest là substituer purement et simplement la morale à la politique. Il est certes nécessaire, sous peine de cynisme, de ne jamais perdre de vue les principes moraux, mais il est tout aussi nécessaire, sous peine de naïveté, de ne pas oublier que la politique relève de la catégorie du possible, alors que la morale relève de celle de labsolu. Le purisme moral de Socrate ne pouvait avoir dautre issue que celle que présente le Criton : incapable de sadapter au réel, Socrate navait dautre choix que la mort, mort quil revendique dailleurs : Eh bien je sais que je vais être aussi la victime dune pareille situation, si je suis traduit devant un tribunal. Car je ne pourrai pas dire à mes juges que je leur ai procuré les plaisirs quils prennent pour des bienfaits[ ]. Quand le cas se présentera, je sais que je connaîtrai ce sort-là et que jen serai victime[12]. c) La stratégie de SocrateMais il nest pas si sûr que Socrate soit le naïf que nous venons de décrire. Noublions pas que Socrate revendiquait la naïveté, il la revendiquait comme une méthode, et même comme une arme. On peut se demander en effet si la mort de Socrate, loin dêtre une faute politique de sa part, ne relève pas au contraire dune stratégie parfaite. Quelque chose comme une subtile partie déchecs qui a pour effet de mettre ses adversaires échec et mat. Examinons en effet la situation. De deux choses lune :
Comme le dit Merleau-Ponty : « Il a une façon dobéir qui est une façon de désobéir[ ]. Il renverse les rôles et leur dit : ce nest pas moi que je défends, cest vous. En fin de compte la Cité est en lui, et ils sont les ennemis des lois, cest eux qui sont jugés et cest lui qui est juge[13]. » La seule façon de gagner de Socrate était donc bien de ne pas senfuir. Sil voulait gagner la partie engagée avec les juges il fallait quil les prenne à leur propre piège. Je vous prédis donc à vous juges, qui me faites mourir, que vous aurez à subir, aussitôt après ma mort, un châtiment beaucoup plus pénible que celui que vous minfligez en me tuant. Vous venez de me condamner dans lespoir que vous serez quittes de rendre compte de votre vie ; or cest tout le contraire qui vous arrivera. [ ] Car si vous croyez quen tuant les gens, vous empêcherez quon vous reproche de vivre mal, vous êtes dans lerreur. Cette façon de se débarrasser des censeurs nest ni très efficace, ni très honorable ; la plus belle et la plus facile, cest, au lieu de fermer la bouche aux autres, de travailler à se rendre aussi parfait que possible[14]. On dira bien sûr que cette victoire Socrate lobtient au prix de sa vie, et que cest peut être trop cher payé. Ce nest pas lavis de Socrate car il ne craint pas la mort, pour deux raisons : a) lune dordre pratique : il est vieux, il na plus grand chose à attendre de la vie. Il a bien vécu. Se raccrocher à la vie à son âge, au risque de remettre en cause ce qui en a fait la noblesse, serait risible. b) lautre dordre plus métaphysique : la mort nest pas à craindre, car : Si la mort est lextinction de tout sentiment et ressemble à lun de ces sommeils où lon ne voit rien même en songe, cest un merveilleux gain que de mourir[15]. Ou bien elle est une mutation, le passage dans le monde des morts où lon retrouve les plus grands et les plus sages, et ce sera une joie de les rencontrer : Si la mort est comme un passage dici-bas dans un autre lieu, et sil est vrai comme on dit que tous les morts y sont réunis, peut-on imaginer un plus grand bien ? [ ] Combien ne donnerait-on pas pour examiner celui qui mena contre Troie la grande armée, ou Ulysse, ou Sisyphe, ou tant dautres, hommes ou femmes, que lon pourrait nommer ? Causer avec eux, vivre avec eux, les examiner serait un plaisir indicible. En tous cas, chez Hadès, on est sûr de ne pas être condamné à mort pour cela, et non seulement on y est de toutes manières plus heureux quici, mais encore on y est désormais immortel, du moins si ce quon dit est vrai[16] Socrate aborde donc la mort avec une totale sérénité. Dans la partie engagée avec les juges, la mort nest pas un argument insurmontable, car « lessentiel nest pas de vivre mais de bien vivre ». Jacqueline Morne Écrire à l'auteur
NOTES [1] « Examinons les reproches que tu me fais quand tu dis que je ne suis pas capable de me porter secours à moi-même ni à mes amis [ ] que je ne peux pas non plus me tirer sain et sauf des dangers les plus graves, que je suis au pouvoir du premier venu [ ]. Non Calliclès, je nie que la chose la plus laide soit dêtre frappé au visage injustement, davoir un membre tranché ou la bourse coupée. En revanche, ce qui est plus laid et plus mauvais, cest de voler, cest dasservir des êtres humains, dentrer par effraction dans les maisons [ ]. Car un tel acte est plus laid et plus mauvais pour lhomme qui est lauteur de pareilles injustices que pour moi qui les subis. Il existe donc deux sortes de mal, commettre linjustice et la subir, et nous déclarons que le plus grave de ces deux maux est de la commettre, alors que la subir est un moindre mal. » Platon Gorgias 508c-509c. [2] Victor Goldschmidt Les Dialogues de Platon IIe partie -ch. 5. [3] « Le Criton, dans sa brièveté et sa concision, illustre de façon saisissante la démarche de la dialectique. Il montre comment lexigence dépasse les opinions. Comment lexigence même donne lieu à une alternative, à un choix dont les deux termes sont inconciliables, de même quil ny a nulle entente possible entre les hommes qui, devant cette décision, sengagent en des sens différents. Comment, enfin, la vision du Beau-Bien nous permet la redescente et en même temps nous force la main. Il y a toujours, touchant tous les sujets des opinions contraires. Mais à partir de lEssence, il nexiste pas deux conséquences possibles. » Victor Goldschmidt - Les Dialogues de Platon IIe partie ch. 5. [4] Platon Gorgias 507d-508a. [5] Id. [6] Cf Platon - La République Livre 7. [7] Platon - Gorgias 504d. [8] Rousseau dit à peu près dans les mêmes termes : « La vie [du citoyen] nest plus seulement un bienfait de la Nature, mais un don conditionnel de lÉtat. » Rousseau - Du Contrat Social II,5. [9] On pourrait rapprocher ce texte du Criton de celui de Rousseau : « Le citoyen nest plus juge du péril auquel la loi veut quil sexpose, et quand le Prince lui a dit, il est expédient à lÉtat que tu meures, il doit mourir. » Du Contrat Social II,5 - ou encore : « Tous les services quun citoyen peut rendre à lÉtat il les lui doit sitôt que le Souverain les demande. » id II,4. [10] Voir lensemble du passage Platon : Gorgias 516a517d. [11] Platon - Gorgias 521e. Voir aussi Platon : Apologie de Socrate 30d-e. [12] Platon - Gorgias 521a. [13] Merleau-Ponty - Éloge de la Philosophie. [14] Platon - Apologie de Socrate 39c,d. [15] Platon - Apologie de Socrate 40d. [16] Platon - Apologie de Socrate 41a-41d.
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