Cette intervention a été faite le mardi 1er décembre 2015, dans le cours de littérature française
animé à l'UTL (université du temps libre) du Pays de Dinan par Pierre Campion. Dans le cours, cette intervention avait été précédée de trois
séances portant sur le Discours de la méthode comme texte de la littérature française, contemporain exact du
Cid et de L'Illusion comique de Corneille (année 1637).
Nous avons tâché de conserver dans ce texte les marques de l'expression orale.
Mis en ligne le 7 décembre 2015.
© : Jacqueline Morne.
Jacqueline Morne a été
professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes. Elle a écrit de nombreux textes pour ce site.
Les Méditations métaphysiques de
Descartes
Une aventure
intellectuelle
Présentation
Quelques
mots d'abord sur l'ouvrage lui-même et sa publication.
Les Méditations métaphysiques ont été
publiées en 1641. Contrairement au Discours
de la méthode qui fut écrit en français, les Méditations Métaphysiques sont écrites en latin et le titre sous
lequel elles sont publiées est « MEDITATIONES
DE PRIMA PHILOSOPHIA ». Le titre complet est : Meditationes de prima philosophia, in qua
Dei existentia et Animae immortalitas
demonstratur, c'est-à-dire Méditations de philosophie première dans lesquelles on démontre
l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme.
(On appelait à l'époque « philosophie première » la
métaphysique générale fondée sur la philosophie d'Aristote et développée par l'école
scolastique.)
Le texte,
outre les six méditations, comprend une adresse « À Messieurs les doyens et docteurs de la sacrée faculté de
théologie de Paris », une courte préface, un « Abrégé des six méditations suivantes, et un ensemble d'objections et de réponses aux objections.
La
traduction française a été faite rapidement par le duc de Luynes, elle fut
revue par Descartes et la publication de l'ouvrage complet avec la traduction
des « objections et des réponses aux objections » par
Clerselier parut en 1647. Descartes en profita pour faire quelques corrections
et ajouts dans le but de clarifier des points lui semblant obscurs.
Les Méditations métaphysiques répondent à
une préoccupation essentielle dont Descartes a parfaitement conscience :
trouver les fondements sur lesquels on peut construire la Physique. La
métaphysique doit fonder la Physique (nous y reviendrons). Et dès les années
1628-1629 il avait commencé à travailler sur ce nécessaire détour, sans
toutefois parvenir à une forme achevée et bien sûr encore moins à une
publication. Cependant ce projet de fondation métaphysique de la connaissance
réapparait dans la quatrième partie du Discours
intitulée « Preuves de l'existence
de Dieu et de l'âme humaine ou fondements de la métaphysique ».
On y retrouve pour l'essentiel, mais sous une forme plus sommaire dont
Descartes n'est qu'à moitié satisfait, le contenu des Méditations métaphysiques.
Les
péripéties qui accompagnent la publication des Méditations métaphysiques montrent bien l'ambivalence de la
position de Descartes : d'une part il est profondément persuadé de la
nécessité de ce fondement métaphysique, c'et incontestablement la pierre
angulaire de sa pensée. (Faire des Méditations
un texte de circonstance destiné à s'attirer la bienveillance des docteurs et
ainsi à protéger sa Physique serait une erreur.) Mais d'autre part il a aussi
conscience de la difficulté à se faire entendre d'un public non averti et
éventuellement de l'hostilité qu'il pourrait susciter du côté des théologiens
et des autorités ecclésiastiques. C'est pourquoi il a tenté de limiter la
diffusion de ses Méditations.
Après ce
qu'il considère comme les insuffisances de la quatrième partie du Discours de la Méthode il
éprouve donc le besoin de reprendre le texte abandonné en 1630. Au printemps de
1640 son ouvrage est prêt à être édité mais, craignant l'incompréhension et les
critiques, il préfère soumettre d'abord son travail à la lecture des Docteurs
de la Sorbonne. Par l'intermédiaire de Mersenne, il recueille des objections de
divers théologiens et philosophes dont Hobbes, Arnaud, Gassendi, objections
auxquelles il répond et qui seront publiées en même temps que les Méditations. La première édition fut
enfin publiée à Paris en 1641 par les soins de Mersenne avec « le privilège du roi et l'approbation des
Docteurs », ce en quoi Mersenne s'était un peu trop engagé car
l'approbation des Docteurs ne fut jamais obtenue. C'est à Mersenne aussi que
l'on doit le titre complet, Descartes ayant pour sa part préféré qu'on s'en
tienne à « Meditationes de prima philosophia » car
dit-il :
« Je n'y traite pas seulement de Dieu et
de l'âme, mais en général de toutes les premières choses que l'on peut
connaître en philosophant par ordre. »
Dans la
seconde édition publiée en Hollande en mai 1642 Descartes corrigera le
titre : « Meditations
métaphysiques, dans lesquelles sont démontrées l'existence de Dieu et la
distinction de l'âme et du corps ». De même, dans l'édition française
de 1647, le titre est « Les
Méditations Métaphysiques de René Descartes touchant la première Philosophie,
dans lesquelles l'existence de Dieu, et la distinction réelle entre l'âme et le
corps de l'homme sont démontrées » toute référence à l'immortalité de
l'âme a disparu, ce qui ne pouvait plaire aux Docteurs qui n'ont jamais donné
leur approbation contrairement à ce qu'annonçait le titre donné par Mersenne en
1641.
1 - La méditation, un genre particulier en philosophie
Je voudrais
pour commencer attirer votre attention sur le titre de cet ouvrage, et ce qu'il
peut avoir de surprenant, d'inhabituel. Il s'agit de métaphysique, et venant d'un
philosophe on aurait pu s'attendre à un titre du genre : « Traité de
métaphysique », ou « De la Métaphysique », ou même tout
simplement « La Métaphysique », comme le fait Aristote.
Or Descartes
s'oriente dans une tout autre direction. Il intitule son œuvre
« Méditations métaphysiques », et c'est ce terme
« méditation » qui a de quoi surprendre. La méditation en effet est
un genre qui s'apparente généralement plus à la pensée religieuse qu'à l'exposé
métaphysique. Religieux ou pas c'est une réflexion, un exercice spirituel, une
démarche personnelle, une ascèse, qui permet, au plus près de soi, d'aller à
l'essentiel. La méditation est de l'ordre de l'intime. Elle requiert silence et
recueillement. Pour la petite histoire, Descartes raconte qu'il se levait tard
et que c'est dans son lit, pendant ce temps vide, qu'il se consacrait à la
méditation métaphysique. Et s'est ainsi que naissent les Méditations Métaphysiques : non un traité de métaphysique mais
un itinéraire intellectuel qui se déroule selon une perspective chronologique :
l'ouvrage est composé de six méditations qui l'une après l'autre portent
témoignage de la progression de sa pensée
Rien à voir
avec un exposé philosophique. (Je dis bien exposé et non pensée philosophique.)
Quand la pensée philosophique s'expose, elle le fait sous une forme
impersonnelle et systématique. Parce qu'elle se veut le discours de la raison,
elle prétend à l'universalité et à la rationalité. Elle exclut donc toute forme
de notation personnelle et s'expose sous la forme la plus systématique possible.
Il serait intéressant de ce point de vue de comparer les Méditations métaphysiques à l'thique
de Spinoza. Si vous avez l'occasion de feuilleter cet ouvrage vous verrez que
Spinoza le traite comme un exposé mathématique. Il est composé, comme un
système de géométrie, de définitions, axiomes, propositions, démonstrations,
corollaires, scolies. Rien à voir avec les six méditations de Descartes.
Une pensée à la première personne
Fait très
inhabituel pour une œuvre philosophique, les Méditations Métaphysiques sont écrites intégralement à la première
personne (c'était le cas aussi du Discours
de la Méthode). C'est de sa biographie intellectuelle, c'est de sa propre
démarche, de son propre itinéraire que Descartes nous parle, et c'est à nous
lecteur que sans cesse il s'adresse, il nous prend à témoin, il dit « Je »,
il dit « Vous ». (On pourrait ici l'opposer à Rousseau qui lorsqu'il
écrit les Confessions parle à la
première personne parce que c'est une biographie, un témoignage, mais lorsqu'il
écrit le Contrat social il prend le
style impersonnel du discours philosophique.)
Une pensée en mouvement
C'est ensuite dans le temps même de
l'œuvre que se lit la présence de l'auteur. À l'opposé des traités
philosophiques, l'exposé de Descartes n'est pas un exposé linéaire et
géométrique. Comme on l'a dit, il y a dans la forme de l'exposé
philosophique quelque chose de définitif, d'achevé, qui s'accomplit dans une
structure discursive. C'est en quelque sorte une pensée éternelle et immobile.
Les Méditations au contraire sont l'exposé
d'une pensée en mouvement. C'est une pensée qui se cherche qui va jusqu'au bout
d'elle-même, qui examine ses moindres réticences, qui ne laisse rien passer,
envisage les objections même les plus absurdes : l'hypothèse du rêve ou
celle du malin génie par exemple.
Tout le contraire d'un exposé dogmatique,
mais dans lequel la pensée ne perd rien de sa rigueur : c'est à la fois
une démarche souple mais totalement rigoureuse : la pensée doit revenir
sur elle-même autant de fois qu'il et nécessaire pour être totalement
clarifiée, ne s'accorder aucune faiblesse ne laisser subsister aucun coin d'obscurité.
C'est en cela que cette forme très particulière de la méditation s'accorde
parfaitement avec l'exigence rationnelle de la pensée philosophique. Méditer
n'est pas renoncer à la rigueur, c'est au contraire rechercher « l'ordre
des raisons », c'est-à-dire ne rien admettre pour vrai qui n'ait été
établi par ce qui précède. Martial Guéroult dira « une combinaison du
genre géométrique et du genre religieux ». Le temps, celui de
l'hésitation, de la recherche mais aussi de la progression est donc un
constituant indissociable de la méditation.
La lecture du texte met
clairement ce mouvement en évidence :
— On
peut être frappé par la multiplication dans le texte des termes comme
« cependant », « mais enfin », « mais néanmoins »
qui marquent le mouvement par lequel la pensée revient sur elle-même pour
s'examiner, se mettre en contradiction avec elle-même, se faire objection à
elle-même. (On n'est pas loin de pouvoir parler de progression dialectique et
il serait certainement possible de réécrire certains passages sous forme de
dialogue à la manière du dialogue platonicien.)
— On
notera aussi les arrêts fréquents pour faire le point. Arrêts nécessaires non
seulement pour le lecteur, mais bien aussi pour l'auteur lui-même. Comme le
voyageur s'arrête pour faire le point sur le chemin parcouru, Descartes, pas à
pas, s'assure de la progression de sa réflexion.
—
Descartes multiplie aussi les déclarations d'intention, comme s'il prenait de
bonnes résolutions :
« Je fermerai maintenant les yeux, je
boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens […] et ainsi,
m'entretenant seulement moi-même et considérant mon intérieur, je tâcherai de
me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. »
Ou encore :
« Je
m'efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j'étais entré hier[…]. »
—
Autre manifestation de l'originalité de la démarche de Descartes, la
multiplication des notations d'ordre personnel, psychologique, qui s'intègrent
totalement à l'exposé et font de cette démarche une démarche vivante. C'est un
homme qui pense et qui dit simplement ce qu'il fait et les difficultés qu'il a
à le faire. Ses hésitations, ses angoisses. Ainsi au début de la deuxième Méditation :
« La méditation que je fis hier m'a rempli
l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les
oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai
résoudre : et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très
profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le
fond, ni nager pour me soutenir au dessus. »
—
C'est même quelquefois une vraie mise en scène dont il s'agit quand par exemple
Descartes se décrit « assis dans son fauteuil devant sa cheminée, un
papier entre les mains », ou encore « tout nu dedans son lit ».
Une méditation suit donc le rythme vivant de la pensée. La
méditation a son temps propre avec ses arrêts, ses retours en arrière. Les six méditations
qui composent les Méditations métaphysiques
ne sont pas des chapitres, c'est un parcours qui s'arrête là où l'esprit se
fatigue, là où la prudence de la méthode commande de s'arrêter, là aussi où la
tension devient si grande qu'elle devient insupportable. Alors on clôt la
méditation et le lendemain on en commence une autre avec une vigueur nouvelle,
en tenant compte de ce qu'on a établi et en tentant de dénouer le nœud
abandonné la veille. Par exemple à la fin de la troisième méditation :
« Mais parce qu'il est malaisé de se
défaire si promptement d'une opinion à laquelle on s'est accoutumé de longue
main, il sera bon que je m'arrête un peu en cet endroit, afin que par la
longueur de ma méditation j'imprime plus profondément en ma mémoire cette
nouvelle connaissance. »
Au début et à la fin de chaque méditation, Descartes fait
ainsi le point : sur ce qui est acquis et sur ce qu'il reste à établir,
mais aussi sur sa situation personnelle. Son découragement au début, puis petit
à petit au fur à mesure qu'il progresse il fait part de sa confiance, il
s'encourage à progresser dans un chemin dont il entrevoit la possibilité d'une
issue positive. Au début de la quatrième méditation par exemple il
constate :
« Il me sera
maintenant aisé de détourner ma pensée de la considération des choses sensibles
ou imaginables. »
Ou
encore, à la fin de la quatrième méditation :
« Au reste je n'ai pas seulement appris
aujourd'hui ce que je dois éviter pour ne plus faillir, mais aussi ce que je
dois faire pour parvenir à la connaissance de la vérité. Car certainement j'y
parviendrai, si j'arrête suffisamment sur toutes les choses que je conçois
parfaitement, et si je les sépare des autres que je ne conçois qu'avec
confusion et obscurité : à quoi dorénavant je prendrai soigneusement
garde. »
2 - La vérité et le doute
« Il vaut mieux ne
jamais songer à rechercher la vérité que de le faire sans méthode. »
La
méditation de Descartes n'est donc pas une errance sans but et sans méthode.
But et méthode sont au contraire clairement affirmés.
Le but de la
méditation c'est la recherche de la vérité, ou mieux la fondation de la
science ; la méthode, elle, se résume en un mot : le doute. Doute et
recherche de la vérité sont intimement liés car c'est justement dans
l'acquisition des connaissances données pour vraies que Descartes est conduit à
douter.
Le but : La recherche de la vérité
La recherche de la vérité cela signifie avant tout pour
Descartes la connaissance scientifique du monde ; il s'agit « d'établir quelque que chose de ferme et de constant dans
les sciences ». Rappelez-vous aussi le titre entier du Discours de la méthode : « Discours de la méthode pour bien conduire sa
raison et chercher la vérité dans les sciences ». Or bien qu'étant par
ses études très au fait des connaissances que l'on peut acquérir à son époque,
il en est très peu satisfait. Ce sont les premiers
mots de la première méditation :
« Il
y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années,
j'ai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis
fondé sur des principes si mal assurés ne pouvait être que fort douteux et
incertain. »
Le modèle
mathématique
De la même manière dans la 1ère partie du Discours de la méthode, Descartes a
passé en revue dans le détail l'ensemble des sciences qu'il a étudiées, et il
doit avouer qu'aucune ne résiste à la critique, toutes sont confuses, mal
assurées, incapables de produire leur fondement. Seules les mathématiques
semblent échapper à cette condamnation générale car on y voit de longues chaînes
de raison, dont chacune se déduit rigoureusement de la précédente. C'est ce
modèle que Descartes voudrait suivre.
« Je me plaisais aux mathématiques à cause
de l'évidence et de la certitude de leurs raisons. »
Descartes
rêve d'étendre la certitude mathématique à l'ensemble du savoir. Son œuvre est
animée par un projet : substituer à la science incertaine du Moyen åge une
science dont la certitude égale celle des mathématiques. La Physique médiévale,
à la suite d'Aristote s'appuie essentiellement sur la considération des
qualités secondes, c'est-à-dire des propriétés sensorielles des corps :
couleurs, saveurs, odeurs. La Physique dont rêve Descartes est au contraire une
physique construite sur le modèle mathématique.
La nature est écrite
en langage mathématique
Il est
persuadé que la connaissance de la nature, la Physique, passe par les
mathématiques. Non seulement le raisonnement dans les sciences doit s'inspirer de
la rigueur du raisonnement mathématique, mais les mathématiques sont partie intégrante de la connaissance du monde physique. Descartes
pourrait faire sienne la déclaration de Galilée : « Le grand livre de
la nature est écrit en
langage mathématique », et c'est ce langage que nous devons apprendre à
déchiffrer, les lois de la nature sont des lois mathématiques. C'est ce à quoi
Descartes a consacré toute sa recherche. On en a une illustration dans les
trois traités qui constituent le corps du
Discours : Dioptrique, Météores et Géométrie. Descartes y explique
clairement, schémas à l'appui, comment les figures géométriques et les
équations mathématiques peuvent rendre compte de la vision, par exemple. Ses
travaux dans le domaine de la mathématisation des sciences étaient déjà très
développés et il avait prévu de publier un Traité
du Monde pour les faire connaître. Mais les ennuis de Galilée avec l'glise
l'en ont dissuadé, et l'essentiel de cet ouvrage a été perdu. Il y fait
allusion au début de la sixième partie du Discours
:
« Or, il y a maintenant trois ans que
j'étais parvenu à la fin du traité qui contient toutes ces choses, et que je
commençais à le revoir afin de le mettre entre les mains d'un imprimeur,
lorsque j'ai appris que des personnes à qui je défère, et dont l'autorité ne
peut guère moins sur mes actions que ma propre raison sur mes pensées, avaient
désapprouvé une opinion de physique, publiée un peu auparavant par quelque
autre. ».
Pour faire de la
physique, il faut faire de la métaphysique
Cependant pour Descartes cette connaissance mathématique de
la nature ne peut se suffire à elle-même car elle manque de fondement. Qu'est-ce
qui nous assure en effet de la validité des
mathématiques ? Qu'est-ce qui fonde cet accord supposé entre les lois de
notre esprit et les lois de la nature ? Ces questions ne sont plus des
questions de physique, mais des questions de métaphysique. Et il est indispensable
pour faire de la physique de s'arrêter un temps pour faire de la métaphysique.
C'est ce que fait Descartes. On pourrait dire que son ambition n'est pas de
faire de la métaphysique — il a d'ailleurs dit qu'il suffisait d'en
faire quelques heures par an — c'est de fonder la physique.
La méthode : le doute systématique et méthodique
Face à cette
ambition, il n'y a qu'une méthode, le doute :
« Il me fallait entreprendre sérieusement
une fois dans ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues
auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si
je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. »
La méthode
peut paraître trop radicale, elle est cependant la plus sûre et la plus
raisonnable. Quand dans un panier de pommes on s'aperçoit que certaines sont
pourries, le seul moyen d'éliminer toutes les pommes mauvaises, c'est de vider
tout le panier et de remettre seulement les pommes saines dans le panier après
les avoir examinées une à une. Il faut en faire de mêmes avec toutes nos
opinions.
Le doute chez
Descartes devra donc prendre une forme
méthodique et systématique,
ce n'est ni le doute sceptique ni le doute existentiel.
Le doute sceptique est un doute qui se prend lui-même
pour fin. Il repose sur l'idée que la vérité est impossible, que tout se vaut
et que rien ne doit être affirmé. La suspension du jugement se suffit à
elle-même et ne peut et ne doit être dépassée. Le doute de Descartes est au
contraire un doute provisoire, il
est posé comme une étape indispensable pour rechercher la vérité, il est un
artifice méthodologique au service de la recherche de la vérité qui est posée
comme l'objectif prioritaire de la recherche. Descartes ne dit pas que tout est
faux, ce qui serait déjà une affirmation, mais qu'il devra faire comme si tout
était faux, c'est-à-dire ne rien construire sur une affirmation dont la
solidité n'a pas été démontrée : « m'éloigner
de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je
connaissais que cela fut absolument faux ».
Le doute existentiel quant à lui relève de l'état d'âme.
Il est le vertige intérieur dans lequel se complaît celui qui prétend ne plus
croire à rien, il s'apparente au spleen, à une forme d'élégance intellectuelle
romantique. Si Descartes connaît effectivement ce vertige, c'est dans le
mouvement même de sa démarche, et c'est parce qu'il croit à la vérité qu'il a la
force de le dépasser.
Parce qu'il
est conduit par la recherche de la vérité le doute est donc méthodique et
systématique. C'est pourquoi il ne peut être mené n'importe où et n'importe
comment. Il y a un temps pour le doute, le doute ne doit pas être permanent. Contrairement
au doute sceptique, il faut le mener une fois dans sa vie, et il faut des
conditions bien particulières pour s'y consacrer, en termes d'âge et de
maturité d'esprit :
« Mais cette entreprise me semblant être fort
grande, j'ai attendu que j'eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n'en
pusse espérer en atteindre d'autre après lui, auquel je fusse plus propre à
l'exécuter. »
et en termes
de circonstances :
« Maintenant donc que mon esprit est libre de tous
soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je
m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes
anciennes opinions. »
Le doute est
une décision délibérée, un exercice grave qui requiert quelque chose comme une
ascèse, un retrait provisoire de l'agitation du monde. On sait que Descartes au
moment où il écrit les Méditations
s'était retiré en Hollande, pays dont il dit qu'on y est parfaitement
tranquille parce que, dit-il en substance, les gens y sont plus préoccupés de
faire fructifier leurs affaires que de chercher querelle à autrui.
C'est donc,
comme on l'a dit, dans une véritable aventure intellectuelle que Descartes
s'engage. Et il faut donner au mot aventure son sens le plus fort : une
aventure est dans son principe même risque et incertitude. Il ne s'agit pas de
ces voyages organisés où le frisson de l'aventure est inscrit au programme de
l'après-midi mais où l'on sait fort bien que le soir on se retrouvera bien au
chaud et en sécurité, car tout est prévu pour que les choses se passent bien.
La véritable aventure est celle dont on ne connaît pas l'issue, elle n'est pas
sans prudence mais elle est sans assurance, rien n'est promis d'avance, rien
n'est joué d'avance. Descartes se lance à l'assaut de la vérité comme
l'explorateur se lance à l'assaut de l'inconnu.
C'est parce
que c'est d'une aventure intellectuelle qu'il s'agit dans les Méditations métaphysiques que je
m'autoriserai à vous présenter cet ouvrage non comme un traité de métaphysique,
mais comme un récit d'aventure avec ses impasses, ses découvertes, ses
rebondissements.
3 - La mise en œuvre du doute
Voyons donc
comment Descartes va mener cette aventure du doute. Ce sera par étapes
successives, en l'élargissant toujours davantage, et en s'attaquant non pas aux
connaissances les unes après les autres, la tâche serait interminable, mais aux
sources, à l'origine des connaissances. Par une suite d'avancées et
d'objections, le doute va se développer en trois étapes : doute
raisonnable, doute hyperbolique et doute métaphysique.
Doute
raisonnable : mise en doute de l'apparence des choses
Il faut
commencer par les connaissances qui nous semblent les plus immédiates et les
plus certaines, c'est-à-dire tout ce qui nous est connu par les sens, ce que je
vois, ce que j'entends.
« Tout ce que j'ai reçu jusqu'à
présent pour le plus vrai et assuré je l'ai appris des sens ou par les sens. »
Et pourtant,
à y regarder de plus près ces connaissances sont loin de mériter la confiance
que nous leur accordons. Les formes, les couleurs, les odeurs, les distances,
chacun sait que nous pouvons, selon les circonstances nous en former des idées
inexactes. On pourrait multiplier les exemples, les mirages, les illusions d'optique,
etc.
« J'ai
quelque fois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence
de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés. »
Nous sommes
là au niveau d'un doute prudent, d'un doute raisonnable. Qui voudrait par
exemple faire confiance à un instrument de mesure qui lui a parfois donné des
résultats aberrants ? Aussi pénible et difficile que cela soit, il faudra
donc désormais refuser de considérer comme fiable toute connaissance ayant les
sens comme seule origine, parce que c'est une connaissance qui s'arrête à
l'apparence des choses.
Objection : Cependant il ne serait par contre pas
raisonnable de douter de ce qui me touche de près, dont j'ai l'expérience
intime, le sentiment de la réalité de mon corps par exemple, de cette table, ou
de votre présence en face de moi en chair et en os. La seule expérience de la
douleur pourrait bien suffire à me prouver que mon corps existe. Le seul fait
que les choses me résistent pourrait bien suffire à me prouver qu'elles existent.
« Comment pourrais-je nier que ces
mains et ce corps sont à moi ? »
Comment
pourrais-je raisonnablement douter, bien que je le connaisse par
l'intermédiaire des sens que :
« Je suis ici, assis auprès du feu, vêtu d'une
robe de chambre, ayant ce papier entre les mains »
Un tel doute serait déraisonnable, il
faudrait être insensé, fou, pour y donner crédit.
Doute hyperbolique :
mise en doute de la physique
Pour douter
de l'expérience des corps, de l'expérience de mon corps, il faut aller au-delà
du raisonnable, il faut élargir le doute par l'effet de ma volonté. Il faut
passer à ce qu'on appelle un doute hyperbolique. L'argument de Descartes est
ici l'argument bien connu du rêve : combien de fois n'ai-je pas rêvé de ce
qui au réveil s'avère faux, et pourtant quand je rêvais je croyais fermement
que c'était la vérité. Ne suis-je pas tout simplement en train de rêver ma
vie ? De rêver le monde ?
« Combien de fois m'est il arrivé de
songer la nuit que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès
du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit. »
Face à
l'argument du rêve, et si on se reporte au principe du doute : ne jamais
considérer pour vrai ce en quoi on peut imaginer le moindre doute, il faut bien
admettre que l'on doit douter de la distinction entre la veille et le sommeil
et contre toute apparence conclure :
« Supposons donc que nous sommes endormis
[…] et pensons que peut-être nos mains, ni tout notre corps ne sont pas tels
que nous les voyons. »
Si nous
faisons le point au terme de ces deux premières étapes du doute, nous devons
dire que rien n'est certain de ce qui nous est enseigné par les sens. Ce que
Descartes met en doute ici en mettant en doute les données de l'expérience
sensible, c'est la validité des sciences qui étudient les corps en ne se
fondant que sur l'apparence sensible, c'est-à-dire de la physique, de
l'astronomie, de la médecine. C'est la science aristotélicienne définie comme
étude des qualités secondes, dépendant de « la considération des
choses composées ».
« Peut être que de là nous ne conclurons
pas mal si nous disons que la physique, l'astronomie, la médecine et toutes les
autres sciences qui dépendent de la considération des choses composées sont
fort douteuses et incertaines. »
Objection : Arrivé à ce point Descartes
se fait à nouveau une objection à lui-même, ou plutôt une objection en deux
temps :
1er temps : Admettons donc que les sens nous trompent, que ce
qu'ils me représentent ne sont que des chimères, des produits de notre imagination
déréglée, encore faut-il cependant que notre esprit quand il se les représente
parte de quelque chose. C'est là une objection contre le doute.
«Toutefois il faut au moins avouer que
les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux
et des peintures qui ne peuvent être formées qu'à la ressemblance de quelque
chose de réel et de véritable, et qu'ainsi, pour le moins ces choses générales,
à savoir des yeux, une tête, des mains et tout un corps, ne sont pas des choses
imaginaires, mais réelles et existantes.»
Même s'ils ne se limitent pas à faire des
copies du monde, le rêve comme l'artiste n'inventent pas tout à partir de rien.
Ils composent des fictions en combinant des éléments qu'ils n'inventent pas, un
centaure par exemple. On peut penser aux tableaux de Jérôme Bosch et au délire
de créatures fantastiques qui les habitent ou encore au surréalisme. Il y
aurait donc « des choses réelles et
existantes » qui serviraient de base à la fiction.
« Encore que ces choses générales, à
savoir un corps, des yeux, une tête des mains et autres semblables, puissent
être imaginaires, toutefois il faut nécessairement avouer qu'il y en a au moins
quelques autres encore plus simples et plus universelles qui sont vraies et
existantes, du mélange desquelles […] toutes ces images des choses qui résident
en notre pensée […] sont formées. »
2ème temps :
Allons plus
loin.
À supposer
même que notre pouvoir d'invention soit capable de créer des objets qui ne
correspondent à rien du tout, encore faut-il qu'il se les représente à partir
de ce que Descartes appelle « la nature
corporelle en général », c'est-à-dire une matière vidée de ses
qualités sensibles, une matière réduite à ses dimensions géométriques, qui ne
se définit que par sa qualité d'être étendue, et qui n'est plus connue que par
une inspection de l'esprit et non par l'expérience sensible. Ce qu'il appelle
la res extensa. C'est-à-dire que les
objets de fiction, même s'ils n'empruntent plus rien à la réalité perçue, représentent
au moins des choses étendues qui ont une forme, une grandeur, qui occupe donc
un lieu dans l'espace.
On peut
comprendre dès lors que le véritable propos du peintre dont Descartes parlait
tout à l'heure n'est pas de copier la nature mais de mettre en scène cette
« nature corporelle » définie par sa seule qualité spatiale. Les
peintres ne s'y sont pas trompés : Cézanne écrivait « qu'il est nécessaire de traiter la nature
par le cylindre, la sphère et le cône ». Et avant lui, Rubens : «On peut réduire les éléments ou
principes de la figure humaine au cube, au cercle et au triangle ». (Voir
aussi les études de l'Adam de Dürer, ou celles de Michel Ange.)
C'est ce qui fait la force du cubisme. En
se libérant de la représentation du réel, le cubisme met en scène une matière
qui tend à se réduire à ses dimensions géométriques, et qui à la limite se vide
de toute prétention représentative : c'est un art abstrait au sens fort du terme. La nature est pensée plus qu'elle
n'est représentée.
Dans le fameux exemple du morceau de cire
Descartes propose une analyse qui peut nous aider à comprendre ce qu'il appelle
nature corporelle en général. Il prend sur sa table un morceau de cire et se
demande ce qu'il connaît de ce morceau de cire. La première réponse est de dire :
« Il n'a pas encore perdu la douceur du
miel, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont
il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont
apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche et si vous le frappez,
il rendra quelque son […]. »
Mais si on
approche la cire du feu voilà qu'il perd toutes les qualités par lesquelles on
avait cru pouvoir le définir.
« […] ce qui restait de saveur s'exhale,
l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur
augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine peut-on le toucher, et
quoiqu'on le frappe il ne rendra plus qu'aucun son. »
La cire n'est rien de ce que m'enseignent
les sens, mais seulement un corps, quelque chose de « flexible et de
muable », qui ne se définit que par son extension, c'est-à-dire par un
concept (Descartes dira une idée simple), connu par l'esprit et non par les
sens.
Pour Descartes
celui qui va le plus loin dans ce domaine ce n'est pas l'artiste mais le
géomètre. Lui se débarrasse définitivement de toutes références aux qualités
sensibles, il construit dans l'espace des formes dont il étudie les propriétés,
et ce qu'il démontre n'emprunte rien à l'expérience sensible, il ne s'appuie
que sur la force du raisonnement. (C'est la grosse difficulté des enseignants
de mathématique de faire comprendre à leurs élèves qu'il ne suffit pas de voir
sur la figure que deux triangles sont égaux mais qu'l faut le démontrer.) Je
n'ai pas besoin de savoir qu'il existe ou non un triangle pour savoir que la
somme de ses angles est égale à deux droits. L'idée de chiliagone (polygone à
mille côtés) ne doit rien à la vue, c'est seulement une idée. On comprend mieux
maintenant pourquoi Descartes disait se plaire à l'usage des mathématiques :
à l'inverse des autres sciences, les démonstrations mathématiques sont
absolument certaines. Les vérités mathématiques qui ne doivent rien à
l'expérience sont parfaitement claires et semblent donc échapper au doute
qu'avait introduit l'argument du rêve :
« L'arithmétique, la géométrie, et les
autres sciences de cette nature qui ne traitent que de choses fort simples et
générales, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si
elles n'y sont pas, contiennent quelque chose de certain et
d'indubitable ; car enfin soit que je veille, soit que je dorme deux et
trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq et le carré n'aura
plus jamais de quatre côtés. »
Au terme de
ces objections on peut penser que le vertige s'arrête, que l'on va enfin
pouvoir se raccrocher à quelque chose de stable, que l'immense cataclysme qu'a
déclenché le doute a trouvé ses limites : à savoir quelque chose de
« vrai et réel » l'idée
d'une « nature corporelle en
général », d'une matière vidée de ses qualités sensibles, réduite à
ses qualités géométriques et à la certitude des vérités mathématiques
Le doute
métaphysique : mise en doute des idées mathématiques
Mais, nous commençons
à connaître Descartes, et vous ne serez pas étonnés qu'il ne s'en tienne pas
là. Ne pourrions-nous pas douter aussi des vérités mathématiques en
doutant de la nature corporelle en général ?
Mais pour
douter de l'existence même de la nature corporelle et de la vérité des idées
mathématiques qui l'étudient, il faut que le doute prenne une autre dimension,
il faut qu'il devienne métaphysique, c'est-à-dire qu'il porte sur Dieu
lui-même. Seul Dieu en effet, dont je pense qu'il est à l'origine de tout,
pourrait faire que ce tout n'existe pas. On peut, en étendant le doute jusqu'à
l'invraisemblable supposer qu'il existerait un Dieu qui mettrait un malin
plaisir à faire que sans cesse je me trompe, qui m'aurait en quelque sorte créé
avec un esprit faux, de telle sorte qu'à chaque fois que je crois connaître la
vérité je me trompe, un dieu trompeur qui pourrait très bien faire
« qu'il n'y ait
aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur,
aucun lieu et que néanmoins j'aie le sentiment de toutes ces choses ».
Allons
jusqu'au bout : peut être même ce Dieu trompeur pourrait faire que je me
trompe chaque fois que j'affirme que 2 et 3 font 5.
Mais on ne
peut penser que Dieu, s'il existe, dans son immense bonté, ait pu faire preuve
d'une telle perversité. Dieu ne peut être trompeur. Mais pourquoi pas une
puissance maléfique, un génie du mal, « un Malin génie » qui aurait le pouvoir de faire que toujours
je me trompe même quand il me semble avoir la connaissance la plus claire et la
plus distincte ? Fidèle au principe du doute, je dois considérer qu'aussi
invraisemblable qu'elle puisse paraître, cette hypothèse puisqu'elle me vient à
l'esprit ne peut être exclue. Il faut donc douter non seulement de l'apparence
des choses, non seulement de la réalité d'un monde autour de moi tel que je me
le représente, non seulement de l'existence d'une nature corporelle en général,
mais aussi de la validité de tout raisonnement.
4 - La première
certitude : le Cogito
Arrivé à ce
stade, rien ne semble plus devoir échapper au doute. Et c'est pourtant dans
l'examen de ce doute absolu que surgit la première affirmation
indubitable : Descartes en tentant de pousser plus loin le doute achoppe
sur une première certitude, celle de son existence.
Descartes
commence par faire le point sur le chemin parcouru, bilan on ne peut plus
négatif.
« Je me suis
persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun
ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucun corps, ne me suis-je donc pas aussi
persuadé que je n'étais point ? »
« Je suppose donc
que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien
n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me
représente ; je pense n'avoir aucun sens ; je crois que le corps, la
figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon
esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien
autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain. »
Ici
l'intensité dramatique est à son comble, le doute atteint son paroxysme, et
l'écriture du texte en témoigne : phrases courtes, multiplication des
points d'interrogation ; dans l'espace d'un paragraphe au début de la deuxième
méditation on perçoit presque le halètement de l'auteur saisi de panique.
« S'il n'y a rien au monde qui soit, peut-être que moi aussi je ne suis pas. »
Je suis, j'existe
Mais cet instant de paroxysme est aussi
celui où tout s'apaise, car une objection radicale apparaît, une évidence
fulgurante qui s'impose comme une évidence indubitable dès lors qu'elle apparaît
à mon esprit : dire que je n'existe pas est une affirmation irrecevable,
elle contient elle-même sa propre impossibilité, pour cette raison simple et
totalement évidente que pour penser il faut être. Penser que Je n'existe pas
n'est possible que pour un Je qui le pense. Pour penser, il faut exister. Et le
doute s'achève sur un cri de victoire : « J'existe, je suis. ». Ces deux affirmations sont équivalentes
et s'imposent dans un même mouvement.
« De
sorte que après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes
choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la
prononce, que je la conçois dans mon esprit. »
L'affirmation
de mon existence n'est pas le produit d'une démonstration, mais une évidence, c'est-à-dire
une illumination de l'esprit par une idée si claire et si distincte qu'elle ne
peut être mise en doute et n'a besoin d'aucune démonstration pour être affirmée.
Dire
« Je n'existe pas » est impossible puisque pour l'énoncer il faut un
Je qui l'énonce. Dire « je n'existe pas », c'est encore dire Je.
« Je pense » et « je suis » sont deux affirmations équivalentes
et s'imposent dans un même mouvement.
Il est
essentiel pour Descartes que cette première certitude ne soit pas le produit
d'un raisonnement, car au stade où nous en sommes nous n'avons aucune certitude
sur la validité des raisonnements, ceux-ci sont frappés par le doute engendré
par l'hypothèse du Malin Génie.
Par contre,
parce que cette certitude de mon existence n'est pas un raisonnement, elle
résiste au doute métaphysique, c'est-à-dire à l'hypothèse du Malin Génie car si
ce Malin Génie fait que je me trompe quand je pense « j'existe » il
faut encore que j'existe pour qu'il me trompe. Toujours le « Je »
ressurgit dans l'affirmation de sa négation. L'affirmation de l'existence est
donc impliquée dans l'acte même de penser. Ce n'est pas un raisonnement mais
une idée claire saisie par la seule intuition qui s'impose à l'esprit sans
doute possible, elle est de l'ordre de l'évidence.
Voici donc
la première certitude, le cogito, le
roc sur lequel toute construction de la vérité pourra s'appuyer.
Mais cette première certitude si elle est
fondatrice reste pour l'instant bien mince.
Qui suis-je ? Une
chose qui pense
Qu'est-ce en effet que ce Je dont on vient de poser l'existence indubitable ? Rien de ce
que je pensais être avant d'avoir entrepris la démarche du doute. Rien ne me
permet d'affirmer que je suis tel ou tel, avec un corps, des caractéristiques
physiques ou psychologiques. Il faut distinguer le Je, sujet pensant, du Moi empirique c'est-à-dire ce que je suis en
tant qu'individu sociologiquement et psychologiquement déterminé. Rien ne me
permet d'affirmer que je suis celui que je crois être.
Ce que je
suis c'est seulement un sujet, Je,
un être pensant, une source de pensée, un sujet au sens grammatical du terme.
Un quelque chose qui pense. La certitude d'exister n'implique aucune autre
certitude.
Que répondre alors à la question Qui
suis-je ? Descartes dira une chose pensante, « res cogitans, sive
animus, sive intellectus, sive ratio » : chose pensante, ou
âme, ou entendement, ou raison. Et cet esprit est plus facile à connaître que
les corps, puisqu'il se saisit lui-même par une intuition directe. Quand mon
esprit s'attache à la connaissance du monde il se heurte à une réalité qui est
d'une nature totalement différente de la sienne : la matière n'est pas
transparente à l'esprit comme l'esprit est transparent à lui-même.
(Attention cependant au mot
« chose » qui ne renvoie à rien de matériel. Une chose qui pense,
substance pensante, est une pure pensée, totalement indépendante du corps, qui
pourrait exister même si les corps n'existaient pas. C'est un quelque chose qui pense, totalement
indéfini. Elle peut être pensée indépendamment de toute réalité corporelle (à
l'opposé de la notion d'âme telle que la pense Aristote). Ce qui ne veut pas
dire qu'elle ne peut pas être liée à un corps. Mais pour le moment on n'en sait
rien.
Ce Je dont l'existence
ne peut être niée ne fonde aucune autre existence que lui même…
La conscience que
je prends du monde extérieur ne fonde avec certitude aucune autre réalité que
la mienne. Ni l'existence du monde, ni l'existence des corps, ni l'existence de
mon corps, ni l'existence de mon moi empirique : c'est même en niant
l'existence de toute autre existence que j'y suis parvenu. De la proposition
« je vois un arbre » je dois conclure non pas « l'arbre
existe » mais « j'existe » ; de la proposition « je
pense que 2 et 2 font 4 » je dois conclure non pas que « 2 et 2 font
4 » mais que « j'existe ».
Cette
certitude d'exister serait exactement la même si rien d'autre n'existait. C'est
le doute radical sur toute autre existence qui fait apparaitre la certitude de
mon existence alors que à l'inverse, si le monde existait et que je cessais de
penser je n'aurais aucun moyen de savoir que j'existe.
Ce « Je » ne s'apparaît donc à lui-même que dans une totale
solitude, c'est ce que les philosophes appellent le solipsisme.
…Même pas l'existence de
Dieu
Il faut noter enfin qu'à ce niveau de la démarche de
Descartes, rien ne nous assure de l'existence de Dieu.
« N'y a-t-il point
quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l'esprit ces
pensées ? Cela n'est pas nécessaire. »
Dieu est
frappé de la même incertitude que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement
et le lieu.
Descartes
n'en restera pas là, il démontrera plus tard l'existence de Dieu. Mais il est
intéressant de noter que dans l'ordre de
la connaissance, c'est le Sujet qui est premier et non Dieu. Même si dans
l'ordre de l'Être la priorité s'inversera.
5 - Du cogito à Dieu
C'est en
examinant le contenu de ses pensées que Descartes va parvenir à rompre ce
solipsisme, ce cercle intérieur dans lequel il s'est enfermé.
Dieu existe
Je pense, et
quand je pense je pense des pensées, des idées, « cogito
cogitata ». J'ai ainsi par exemple l'idée de triangle, l'idée d'homme,
l'idée de chimère ou de centaure, l'idée de Dieu. Le problème est de savoir
d'où me viennent ces idées, comment elles se forment dans mon esprit, le
problème est de savoir s'il y a des êtres extérieurs à la source de ces
représentations mentales ou si j'en suis moi-même l'auteur. Existe-t-il des
idées dont le contenu représentatif me contraint de poser hors de moi une
existence indépendante authentique, ou bien toutes mes représentations ne
renvoient-elles qu'à mon être propre ? Tous les cogitata renvoient au cogito,
ils attestent de mon existence en tant qu'être pensant, mais renvoient-ils
aussi à une réalité extérieure ? Ces cogitata,
ces contenus de pensée qui sont en moi peuvent très bien, comme on l'a dit, ne
correspondre à rien de réel. Je peux avoir l'idée d'un corps alors qu'il n'y a
aucun corps. Quelque chose d'autre que ce Je peut-il
exister en toute rigueur, ou le monde n'est-il que ma représentation ? Je
peux avoir inventé toutes ces idées, un peu comme j'invente l'idée de chimère
alors qu'il n'existe aucune chimère, l'idée de sirène ou de cheval ailé.
Cependant il
y a une idée dont je ne peux être l'auteur, c'est l'idée d'un être absolument
parfait. C'est à dire l'idée de Dieu
« souverain,
éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout puissant et créateur
universel de toutes les choses qui sont hors de lui ».
Comment moi
être imparfait, n'étant ni infini, ni tout puissant, ni éternel, pourrais-je
avoir produit une telle idée ? Un être imparfait ne peut produire l'idée
d'un être parfait. Il ne peut y avoir plus de réalité dans l'effet que dans la
cause. Seul un être absolument parfait peut produire dans mon esprit l'idée de
perfection absolue.
« De cela même que je suis une
substance je n'aurais pas néanmoins l'idée d'une substance infinie, moi qui
suis un être fini, si elle n'avait pas été mise en moi par quelque substance
qui fût véritablement infinie. »
Pour Descartes l'idée d'infini est
première par rapport à l'idée de fini. Je ne peux me penser comme fini que
parce que j'ai préalablement l'idée d'infini.
« J'ai en quelque façon premièrement
en moi la notion de l'infini que du fini, c'est-à-dire de Dieu que de moi-même. »
De même que
l'indéfini n'est pas l'infini, ou qu'on n'atteindra jamais l'unité en ajoutant
des 9 après le zéro. Seul l'être absolument parfait, Dieu, peut être à
l'origine de l'idée de parfait qui est en moi. Du seul fait que l'idée de Dieu
est en moi, Dieu existe, et Dieu est absolument parfait. C'est là une évidence,
une lumière naturelle de mon esprit qui s'impose au-delà de tout raisonnement,
comme l'évidence du Cogito. Elle est
parfaitement claire et accessible à la lumière naturelle.
« Il suit de là nécessairement que je ne
suis pas seul dans le monde, mais qu'il y a encore quelque autre chose qui
existe et qui est la cause de cette idée. »
Dieu est mon créateur
Il est tout
aussi clair que Dieu est l'auteur de mon existence. Quelle est la cause de ce
moi fini qui a l'idée d'infini ? Je ne peux être la cause de moi-même car
dans ce cas je me serais donné toutes les perfections, l'auteur de l'idée de
parfait qui est en moi est aussi l'auteur de mon être, puisque je ne peux être
mon propre auteur. Si le cogito est
premier dans l'ordre de la connaissance, c'est Dieu qui est premier dans
l'ordre ontologique, dans l'ordre de l'Être, c'est lui qui m'a créé.
Dieu est vérace
Un tel être
parfait, qui est toute bonté, ne peut vouloir que je me trompe, je peux donc au
minimum faire confiance à la vérité de mes idées claires et distinctes. Dieu en
est la garantie. La bonté de Dieu se manifeste d'abord dans sa véracité.
L'hypothèse du Malin Génie n'a donc plus lieu d'être.
Arrivé à ce
point de sa méditation Descartes a franchi un seuil essentiel, il a acquis deux
appuis indéfectibles pour continuer : un compagnon et un principe.
En premier
lieu, il n'est plus seul et il sait qu'il ne l'a jamais été : Dieu
l'accompagne et il fait beaucoup plus que l'accompagner, il fonde sa démarche
et assure chacun de ses pas, il garantit chaque étape et la fonde en vérité. De
ce fait, et c'est le second appui, grâce à la présence de ce Dieu vérace il a
acquis un principe qui va le guider dans ses cheminements ultérieurs, ce
principe c'est celui de l'évidence.
L'évidence est cette lumière naturelle de l'esprit, au-delà de tout
raisonnement et de toute démonstration, qui impose la vérité de ce qu'elle
affirme ; telle est l'évidence du cogito.
C'est à cette même lumière de l'esprit que Descartes attribue la vérité de
l'existence de Dieu : par cela même que j'ai l'idée de Dieu, Dieu existe. Cette seconde évidence dans l'ordre des
méditations est en réalité la première puisque elle fonde tout principe de
vérité. Dire Dieu existe et Dieu est vérace (ne peut pas me tromper), c'est une
seule et même proposition. Le principe de l'évidence, celui là même qui est en
œuvre dans le cogito, trouve donc sa
source en Dieu. Et toutes les fois qu'une idée s'imposera à moi avec une telle
évidence elle sera nécessairement vraie. Le doute métaphysique, celui qui avait
conduit à imaginer une puissance trompeuse qui ferait que j'aurais en quelque
sorte l'esprit faux et que je me tromperais lors même que je prendrais toutes
les précautions pour ne pas le faire, ce doute est levé.
On ne peut cependant passer sous silence que sur cette
question de l'évidence Descartes a fait l'objet de nombreuses critiques
dénonçant la circularité de son argument : Dieu garantit l'évidence mais
c'est l'évidence qui sert à établir Dieu. (Arnaud : quatrième objection)
Alquié répondra que les idées mathématiques qui ont besoin
d'être fondées par la véracité divine ne sont pas de même nature que les
évidences des idées métaphysiques (Dieu, le Cogito) qui s'imposent d'elles-mêmes.
6 - Pourquoi nous trompons-nous ?
La liberté de l'erreur
La recherche
de la vérité est désormais possible, mais un préalable demeure : comment
ne pas nous tromper ? Puisque Dieu est vérace, puisque dans sa grande
bonté il m'a doué d'un esprit apte à la connaissance du vrai, comment se fait-il
que malgré tout je me trompe ? Comment Dieu peut-il tolérer l'erreur,
pourquoi n'a-t-il pas fait en sorte que la vérité illumine spontanément mon
esprit loin de toutes les errances du faux ?
La question
est sensiblement la même que celle que les métaphysiciens posent à propos de
l'existence du Mal : comment se fait-il que Dieu qui est la Bonté
même tolère l'existence du Mal, comment tolère-t-il la souffrance des
innocents, la mort d'un enfant, l'injustice ?
La réponse
aux deux questions parallèles, l'une dans le domaine de la connaissance,
l'autre dans le domaine moral, tient en un seul mot : liberté.
C'est parce que Dieu a voulu créer un homme libre que le mal est possible et
que l'erreur est possible. C'est l'homme et lui seul qui est responsable du
mal, c'est l'homme et lui seul qui est responsable de l'erreur. Dieu n'y est
pour rien. Il a fait l'homme libre au risque de sa perte. L'homme ne commet pas
le mal, il ne se trompe pas en fonction d'une quelconque faiblesse de sa nature
qui aurait été voulue ou tolérée par Dieu. Le mal ou l'erreur est de son seul
fait, c'est le produit de sa volonté.
Il faut donc
comprendre le mécanisme de l'erreur, comment l'erreur est de la seule responsabilité
de l'homme et non celle d'une mauvaise disposition de sa nature, ou de l'œuvre
d'une puissance perverse. Les philosophes ont coutume de présenter l'erreur de
deux manières :
ŅĘsoit
comme une simple négation : je suis un être fini, je ne peux tout savoir,
du fait même de mon imperfection je suis limité dans mes connaissances,
l'erreur est alors le fait de la finitude de ma nature, du manque de
clairvoyance de mon esprit.
Ņ soit comme une privation : l'erreur
est alors une fausse connaissance, une faute due à ma propre action. Par un
mauvais usage de mon esprit je me prive d'une connaissance que je pourrais fort
bien atteindre.
C'est cette
deuxième explication que retient Descartes. L'erreur, dit-il, tient
« au
concours de deux causes à savoir la faculté de connaitre qui est en moi et la
faculté d'élire […] c'est-à-dire de mon entendement et ensemble de ma
volonté ».
C'est dans
la rencontre de ces deux facultés que naît l'erreur. Mon entendement — faculté
de comprendre, de se représenter des idées et de les lier entre elles dans un
raisonnement — est certes limité, mais en soi il ne comporte aucun
défaut. Il est fini, limité, mais parfaitement sain. Il n'est pas une faculté
de décision, il présente simplement des représentations aux décisions de mon
libre vouloir. L'entendement est en quelque sorte une puissance neutre et
innocente. C'est à notre volonté « faculté d'élire » c'est-à-dire
faculté de choisir, que revient la responsabilité de dire oui ou non d'accepter
ou de refuser. Elle est en soi une faculté parfaite et infinie, « elle est si ample et si
étendue qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes », elle est en
moi « l'image et la
ressemblance de Dieu ». Ce n'est donc pas non plus de
l'imperfection ou de la perversion de ma volonté que vient l'erreur. Descartes
ici écarte une autre explication possible de l'erreur : celle qui serait
due à la perversion de ma volonté qui choisirait délibérément le faux contre le
vrai, comme elle pourrait choisir le mal contre le bien. L'erreur, comme on l'a
vu, n'est pas pour Descartes une simple négation, elle engage ma
responsabilité, mais elle n'est pas non plus le fruit d'une volonté
délibérément mauvaise et perverse (ce qui serait encore en quelque sorte
renvoyer la responsabilité de l'erreur sur un défaut de ma nature).
L'erreur ne vient donc pas de la
nature de ma volonté mais du mauvais usage que j'en fais. C'est parce que nous
avons le pouvoir infini de considérer comme vrai ou comme faux ce que
l'entendement nous présente que nous prenons le risque de nous tromper. Nous
avons la liberté de l'erreur.
La véritable liberté
Cependant
cette liberté de l'erreur est une forme inférieure de liberté. Elle s'apparente
à ce qu'on appelle la liberté d'indifférence, celle par laquelle nous ne sommes
pas plus enclins à affirmer ou à nier, elle est liée à l'insuffisance de notre
connaissance. Mais, dit Descartes,
« si je
connaissais toujours ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en
peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire et ainsi je
serais entièrement libre sans jamais être indifférent ».
La véritable
liberté n'est pas dans l'indifférence, elle est dans l'adhésion non contrainte
à ce que mon entendement me représente clairement et distinctement. L'homme
« embrasse
d'autant plus volontiers et donc d'autant plus librement le bon et le vrai
qu'il les connait plus évidemment, et jamais il n'est indifférent que lorsque
il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable ou du moins lorsque cela ne
lui paraît pas si clairement qu'il n'en puisse aucunement douter »
(Par exemple, je me crois libre en tant
que consommateur quand j'ai le choix entre différents produits du même type,
des paquets de lessive par exemple. Mais ma liberté n'est alors qu'une liberté
d'indifférence, je choisi l'un plutôt que l'autre par hasard ; par contre
si j'ai une information sur la nature du produit je choisirai le meilleur en connaissance
de cause et sans hésitation.)
La cause de
l'erreur tient donc au fait que chez l'homme entendement et volonté n'ont pas
la même extension. L'entendement a une étendue limitée, c'est-à-dire que
l'homme n'est pas omniscient, il ne peut tout savoir et tout connaitre, mais
dans les limites de ses compétences il peut avoir des connaissances claires et
distinctes. Par contre sa volonté son pouvoir d'affirmer et de nier est
infinie, il peut décider de tout, même de ce dont il n'a pas une connaissance
suffisante. L'erreur provient donc de ce que Descartes appelle « la
précipitation et la prévention » le mauvais usage de notre volonté qui
affirme sans savoir comme si elle savait.
La méthode
L'erreur ne
tient donc ni à la faiblesse de notre nature (négation) ni à la perversion
naturelle de notre volonté, elle tient seulement au mauvais usage que nous en
faisons. Et contre ce mauvais usage il y a un remède universel : la méthode, dont Descartes énonce les quatre
règles principales dans le Discours,
à commencer par la première :
« Ne recevoir
jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être
telle ; c'est-à-dire éviter soigneusement la précipitation et la
prévention ; et ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se
présenterait aussi clairement et distinctement à mon esprit que je n'eusse
aucune occasion de le mettre en doute. »
L'erreur
sera donc évitée dès lors que nous nous astreindrons à ne juger que de ce que
nous concevons clairement et distinctement. Nous n'aurons certes pas le pouvoir
de connaître infini de Dieu, mais construisant avec méthode de longues chaînes
de raison nous pourrons mener très loin l'étendue de nos connaissances.
Si on fait
le point de nos acquis on peut donc dire :
Puisque Dieu ne me trompe pas, et
puisque j'ai la possibilité de ne pas me tromper en faisant un usage correct de
mes facultés : tout ce qui est conçu clairement et distinctement est vrai.
Il s'agit
donc maintenant d'appliquer ce principe à l'examen de nos idées, et de nous interroger
sur la vérité de tout ce que nous avons mis en doute, à savoir : la vérité
des idées mathématiques, l'existence des corps, de mon corps, de l'ensemble de
l'univers et enfin la connaissance de cette réalité matérielle.
7 - De l'existence de Dieu
à la connaissance de l'univers
Validation des idées
mathématiques : je peux faire des mathématiques
Des
principes que nous venons de poser découle la vérité des idées mathématiques.
L'hypothèse du Malin Génie ayant été levée, et le principe de la vérité des
idées claires et distinctes étant acquis, il n'y a plus aucune raison de douter
des idées et démonstrations mathématiques. Elles sont en effet connues par la
seule inspection de l'esprit et leurs propriétés ne sont établies que par voie
déductive sans aucun emprunt à l'expérience sensible. On peut par exemple
déduire de la seule considération de l'essence (de la définition) du triangle
la propriété selon laquelle la somme de ses angles est égale à deux droits. Il
n'y a pas besoin qu'un triangle existe quelque part et que je mesure ses angles
pour que je sache que la somme de ses angles est égale à deux droits. La
validité des idées mathématiques est fondée par la véracité divine. 2 et 3 font
bien 5 et je peux donc faire des mathématiques sans crainte de me tromper.
Descartes disait d'ailleurs qu'en toute logique un athée ne peut faire des
mathématiques car rien ne l'assure du fondement de son raisonnement.
Les idées mathématiques sont dans mon
esprit indépendamment de l'expérience, ce sont donc des idées innées. Je les connais clairement et distinctement, elles
sont donc vraies. Rien cependant ne m'assure qu'il y ait une réalité matérielle
correspondant à ces idées. J'ai l'idée de quantité, d'extension, de largeur, de
profondeur, de figure, de mouvement, de durée, avec toutes ces idées je fais
des mathématiques, mais je ne sais pas si une réalité matérielle extérieure à
mon esprit correspond à ces qualités. En ce qui concerne les idées
mathématiques l'essence est totalement dissociée de l'existence.
Une seule
idée échappe à cette distinction de l'essence et de l'existence, c'est l'idée
de Dieu. Descartes en tire une nouvelle preuve de l'existence de Dieu : la
fameuse preuve ontologique que
Descartes emprunte à saint Anselme. Il s'agit cette fois d'une preuve reposant
sur le raisonnement et non comme précédemment sur l'évidence, ce qui est
possible puisqu'on a écarté le risque d'erreur quand il s'agit d'un
raisonnement maîtrisé portant sur des idées claires. Cette preuve est la
suivante : l'examen de l'idée de Dieu, de son essence, montre que cette
idée est celle d'un être qui a toutes les qualités. Si Dieu n'existait pas, il
manquerait à son essence une qualité, l'existence. L'existence est donc une
qualité nécessaire de l'essence de Dieu.
Dieu est le seul être pour lequel l'essence implique l'existence. Je ne peux pas plus concevoir Dieu sans l'existence
que je ne peux concevoir un triangle dont les angles ne seraient pas égaux à
deux droits. Il s'agit là d'une preuve qui repose sur un raisonnement
mathématique et qui n'est possible que parce qu'on a établi antérieurement la
validité de ces raisonnements grâce à la véracité divine.
Existence de la nature
corporelle en général
L'idée d'une
nature corporelle, formée à partir des sensations qui sont en moi, distincte de
ma nature de chose pensante, avait été mise en cause dans la démarche du doute.
On était alors en pleine incertitude, on se débattait avec les hypothèses du
rêve, du Dieu trompeur, du Malin Génie, et on s'était aperçu avec angoisse que
rien ne permettait de prouver que j'ai un corps, que le monde existe, et que je
ne suis pas tout bonnement en train de rêver tout cela. Le chemin que Descartes
a parcouru depuis permet d'en finir avec ce niveau du doute. Depuis nous avons
acquis l'idée de l'existence de Dieu, et de la véracité divine : Dieu
existe et il ne peut me tromper. Il n'y a donc aucune raison qu'il ait mis en
moi l'idée d'une nature corporelle qui ne correspondrait à rien.
« Il
faut donc conclure que les choses corporelles existent »
et que c'est
dans ces choses corporelles que naissent mes sensations.
Existence des corps
composés
Nous venons
donc de valider l'existence des corps, de mon corps, d'une réalité matérielle
en général. Loin s'en faut cependant que nous ayons validé pour autant la
connaissance sensible, c'est-à-dire la connaissance que les sens me donnent de
cette réalité matérielle. Descartes avait montré que les choses de l'esprit
dont nous avons une idée claire sont plus faciles à connaître que les corps
dont nous n'avons que des idées confuses. Nous sommes ici au niveau de la
première étape du doute, le doute qui portait sur les connaissances acquises
par les sens et que Descartes avait développé à partir de l'argument de
l'illusion des sens. Cette toute première étape du doute ne sera jamais levée
complètement et la connaissance par les sens ne sera jamais complètement
réhabilitée. Les sens en effet ne sont pas des instruments de connaissance, ils
sont des indicateurs, des signaux d'ordre vital qui me disent ce qui est utile
ou nuisible, m'avertissent d'un danger par exemple, mais qui ne produisent
aucune connaissance. De ce que je
perçois des corps il s'en suit que des corps existent, mais non qu'ils existent
tels que je les perçois.
En
résumé : les sens (sensation, sentiment, affection) témoignent de
l'existence corporelle, témoignent de l'union de l'âme et du corps, — qui
n'est pas une simple juxtaposition, mais constitue une troisième
substance : « l'âme n'est pas dans le corps comme le pilote dans son navire » —,
les sens donc ont une valeur utilitaire, biologique, mais n'ont aucune valeur
de connaissance.
[Sur ce point précis des corps, voir Jacqueline Morne : Descartes, le corps de l'animal
et le corps de l'homme.]
Conclusion
Cela
signifie, et c'est ce qu'il importait à Descartes de montrer, que nous ne
connaissons que par l'entendement et non par les sens.
On peut du même coup conclure que nous
pouvons faire de la Physique. À condition que la Physique soit la connaissance
mathématique de la nature et non un simple relevé d'expériences sensibles. La
Physique c'est la Nature pensée et non la Nature perçue ou imaginée. Du fait
même, la Physique (connaissance des corps) au sens aristotélicien est
définitivement exclue.
Ce que
Descartes établit c'est la correspondance entre les lois de notre esprit et
celles de la Nature. Les constructions mathématiques rejoignent les lois de la
Nature. La réflexion métaphysique permet seule de répondre à l'interrogation à
laquelle conduit la connaissance scientifique et que Einstein formulait
ainsi : « Ce qui est incompréhensible c'est que le monde soit
compréhensible. »
Tout l'édifice
de la connaissance, qu'elle soit mathématique ou physique, repose sur la
métaphysique. Il repose sur la correspondance entre les idées innées mises par
Dieu dans notre esprit et les lois qui président à l'ordre du monde. En créant
le monde, Dieu a pour ainsi dire fait des mathématiques, et c'est en faisant
des mathématiques que nous hommes comprendrons le monde.
La
connaissance est donc métaphysiquement fondée, ce qui ne veut absolument pas
dire que Physique et Métaphysique doivent se confondre. C'est même tout le
contraire : il y a un temps pour la Métaphysique et un temps pour la Physique.
La Métaphysique fonde la Physique mais elle n'intervient pas dans sa
construction, la Physique est indépendante de la Métaphysique : ses lois
sont purement mécaniques, il n'est nul besoin d'y faire intervenir des
principes extérieurs. Le corps par exemple se meut en fonction de la
disposition mécanique de ses organes et non par l'intervention d'un principe
d'animation, l'âme.
Ce n'est pas
le moindre des acquis des Méditations métaphysiques
que d'avoir rendu possible une Physique indépendante dont on sait quel sera
le devenir.
Jacqueline Morne