Cours de Jacqueline Morne sur Descartes : Le corps de l'animal et le corps de l'homme.

Mis en ligne le 19 avril 2004.

Voir par ailleurs cette autre étude de Jacqueline Morne sur Descartes : Les Méditations métaphysiques de Descartes. Une aventure intellectuelle, 2015.

© : Jacqueline Morne.

Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes.



DESCARTES

Le corps de l'animal et le corps de l'homme

Comparer le corps de l'animal et le corps de l'homme c'est — tôt ou tard — se trouver confronté à l'épineux problème des rapports de l'âme et du corps, de l'esprit et de la matière, qui a si souvent opposé les philosophes. Descartes a certes permis de concevoir clairement ce que sont ces deux réalités simples et indépendantes. Il est de bon ton par contre de dire que la possibilité pour ces deux natures simples de s'unir jusqu'à se confondre pour donner naissance à cet être hybride qu'est l'homme pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Ce sont là, dit-on, les limites du dualisme cartésien…

Descartes, confronté de son vivant à de multiples objections, est très conscient de ces difficultés et il accuse à son tour ses commentateurs « d'errer de droite et de gauche ». C'est ce qu'il analyse très bien quand il s'adresse à Régius[1] qui, semble-t-il, a accumulé les contresens sur cette fameuse union, au point que Descartes l'adjure de cesser de faire de la métaphysique sous peine d'attirer les foudres de l'Église. Allant d'erreur en erreur il affirme d'abord que l'homme n'est qu'un « être par accident », une rencontre toute extérieure entre deux substances n'ayant aucun besoin l'une de l'autre, puis, voulant inversement expliquer que « l'âme et le corps sont étroitement unis dans le même homme », il en vient à ne plus faire de l'âme qu'un simple « mode du corps » niant ainsi la réalité indépendante de la substance pensante, « erreur pire que la première ».

Les erreurs de Régius sont assez représentatives des différents contresens qui gravitent autour de la représentation cartésienne. Contresens qui vont des portes du matérialisme à celles de l'idéalisme, dès lors qu'on tente d'expliquer l'union en subordonnant l'un de ses termes à l'autre, l'âme au corps, ou le corps à l'âme.

On peut tenter au contraire de rompre ce cercle vicieux en partant, non du dualisme pensé mais de l'unité vécue, de cette réalité concrète qu'est l'homme pris dans son unité. À la fois tout à fait semblable et tout à fait différent du corps de l'animal, le corps de l'homme est le lieu où s'exprime le mieux cette unité. C'est donc en interrogeant l'incarnation de l'homme, à la fois corps et âme, que l'on peut espérer mieux comprendre ce qu'est la pensée de Descartes.

« LE CORPS EST UNE MACHINE QUI SE REMUE DE SOI-MÊME »

Le corps est « une machine qui se remue de soi-même », cette formule employée par Descartes dans la lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 pourrait bien résumer sa position sur la nature des organismes vivants.

La matière, rien que la matière

L'enjeu d'une telle formule est d'éliminer dans la définition du corps tout recours à un principe extérieur. Le corps c'est de la matière et rien que de la matière. Dieu a formé le corps, qu'il soit celui de l'homme ou celui de l'animal « sans le composer d'autre matière que celle que j'avais décrite et sans mettre en lui au commencement aucune âme raisonnable ni aucune autre chose pour lui servir d'âme végétante ou sensitive[2] ».

Cette définition du corps comme pure matière s'inscrit en faux contre l'idée, inspirée d'Aristote et longtemps dominante dans l'enseignement scolastique, selon laquelle la chaleur et le mouvement qui caractérisent le corps vivant ne peuvent advenir à la matière froide et inerte que par l'intervention d'une force immatérielle : l'âme, anima, principe d'animation.

Pour Aristote en effet, tout être est un composé analysable en matière et forme. Dans toute étude, « il faut garder à l'esprit qu'on ne doit pas seulement faire mention de la matière et voir là le but de la recherche, mais qu'on doit s'attacher à la forme totale ; ainsi considère-t-on une maison tout entière et non pas seulement les briques, le mortier, les bois[3] ».

De la même manière l'être vivant a pour matière le corps et pour forme l'âme qui lui donne sa configuration et le principe de son mouvement. L'âme est la forme d'un corps qui a la vie en puissance : « L'âme est l'entéléchie[4] première d'un corps naturel organisé. Aussi n'y a-t-il pas lieu de se demander si l'âme et le corps ne font qu'un, pas plus que pour la cire et la figure ni, en général, pour telle matière singulière et ce dont elle est la matière[5]. »

Parmi les facultés de l'âme certaines appartiennent à tous les êtres vivants, et d'autres à certains seulement. On ne trouve par exemple chez les plantes que la faculté nutritive, alors que l'animal possède aussi la faculté sensitive et motrice, tandis que l'homme seul possède la faculté intellectuelle. Mais ces différentes formes de l'âme, végétative, sensitive et intellectuelle, constituent une série dont chaque terme suppose le précédent.

La conséquence est double :

D'une part, pour Aristote, il y a entre les vivants une gradation, une hiérarchie, et non une rupture. Il y a là une continuité ontologique qui renforce le sentiment de proximité entre l'homme et l'animal en marquant leur appartenance à une nature commune. D'autre part, dans la tradition aristotélicienne, l'âme n'existerait pas sans le corps, elle ne peut donc être cette substance indépendante qu'elle sera chez Descartes.

À l'inverse, Descartes affirme que le corps est matière, rien que matière. Cette matière c'est la res extensa, substance qui, au-delà de toutes les qualités secondes, se définit par la seule propriété d'être étendue. Elle peut, de ce fait, être étudiée géométriquement et faire l'objet d'une science.

Il n'y a donc qu'une même matière en tout l'univers, et nous la connaissons par cela seul qu'elle est étendue ; pour ce que toutes les propriétés que nous apercevons distinctement en elle, se rapportent à ce qu'elle peut être divisée et mue selon ses parties, et qu'elle peut recevoir toutes les diverses dispositions que nous remarquons pouvoir arriver par le mouvement de ses parties[6].

Le modèle de la machine

Si on élimine ainsi l'âme comme principe de mouvement et qu'on s'en tient aux seules propriétés géométriques de la matière pour expliquer le corps, c'est alors le modèle de la machine qui s'impose, « une machine qui se remue de soi-même », un automate naturel comparable à « des horloges, des fontaines artificielles, des moulins et autres semblables machines, qui n'étant faites que par des hommes, ne laissent pas d'avoir la force de se mouvoir d'elles-mêmes[7] ».

Le mouvement de ces machines peut s'expliquer par la seule disposition de leurs organes. Ainsi, dans une horloge par exemple, le mécanisme est composé par un système de rouages s'entraînant les uns les autres, eux-mêmes mis en mouvement par des poids qui obéissent à la seule loi physique de la pesanteur. De même il faut se représenter que Dieu — ou la nature — a disposé dans le corps toutes les pièces qui sont requises pour son fonctionnement.

Tous les mouvements que nous faisons sans que notre volonté y contribue (comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bêtes) ne dépendent que de la conformation de nos membres et du cours que les esprits excités par la chaleur du cœur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement d'une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues[8].

Ainsi l'automate créé par l'homme, la machine, est tout à fait comparable à l'automate créé par Dieu, le corps. La seule différence entre le corps et la machine tient au fait que Dieu crée des machines infiniment plus perfectionnées que celles des artisans. Le corps est « une machine qui ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes[9] ».

Du corps de l'animal au corps de l'homme

Et ce qui est vrai pour le corps de l'animal est rigoureusement aussi vrai pour le corps de l'homme. Il s'ensuit pour Descartes un long travail d'observation et de description d'où ressortent une anatomie et une physiologie purement mécanistes. Il n'est que de feuilleter le Traité de l'Homme, illustré de nombreux schémas, pour voir à quel point Descartes s'est appliqué à décrire minutieusement le fonctionnement de l'œil, du cerveau, du cœur etc. et à expliquer par là toutes les fonctions du corps humain. Fonctions que Descartes récapitule à la fin du Traité de l'Homme dans une énumération impressionnante :

Je désire que vous considériez, après cela, […] que toutes les fonctions que j'ai attribuées à cette machine, comme la digestion des viandes, le battement du cœur et des artères, la nourriture et la croissance des membres, la respiration, la veille et le sommeil ; la réception de la lumière, des sons, des odeurs, des goûts, de la chaleur et de telles autres qualités, dans les organes des sens extérieurs ; l'impression de leurs idées dans l'organe du sens commun et de l'imagination, la rétention ou l'empreinte de ces idées dans la mémoire, les mouvements intérieurs des appétits et des passions […] je désire, dis-je, que vous considériez que ces fonctions suivent toutes naturellement en cette machine, de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements d'une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues ; en sorte qu'il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n'est point d'autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés[10].

De la physiologie à la psychophysiologie

Or, si l'on suit bien cette énumération, on s'aperçoit que Descartes rend compte mécaniquement non seulement des fonctions biologiques du corps : l'alimentation, les battements du cœur, la respiration, la croissance des membres, etc., mais aussi des fonctions mentales : sens, imagination, mémoire, et jusqu'aux passions. C'est non seulement une physiologie mécanique du corps mais une psychophysiologie mécanique des passions que Descartes inaugure ici.

Les passions c'est à dire « toutes les pensées qui sont excitées en l'âme sans le concours de la volonté (et par conséquent sans aucune action qui vienne d'elle) par les seules impressions qui sont dans le cerveau[11] ». Les passions de l'âme sont des actions du corps, elles sont en nous sans nous, elles sont bien des pensées, mais des pensées qui ne doivent rien à notre volonté, et elles ne pourraient être en nous si notre corps n'existait pas.[12]. Parce qu'elles se manifestent par des « états d'âme » singuliers, elles passent souvent pour la forme la plus haute de l'expression de la personne, alors qu'elles ne sont que l'effet d'une « particulière agitation des esprits[13] ».

« Ce sont des perceptions ou des sentiments, ou des émotions de l'âme, qu'on rapporte particulièrement à elle et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelques mouvements des esprits[14] .»

Ainsi la cause de l'amour, de la haine, de la joie, de la tristesse ou du désir « n'est pas dans le cerveau seul, mais aussi dans le cœur, dans la rate, dans le foie et dans toutes les autres parties du corps[15] ». L'amour passion (qu'il faut distinguer de l'amour rationnel) n'est ainsi « qu'une pensée confuse excitée en l'âme par quelque mouvement des nerfs[16] ».

C'est cette idée de l'amour qu'il reprend dans une lettre à Chanut pour expliquer les « causes qui nous incitent souvent à aimer une personne plutôt que l'autre[17] ». Il y fait part d'un exemple personnel. Il avait constaté, dit-il, qu'il éprouvait une curieuse attirance pour les femmes « louches » (comprenez : atteintes de strabisme), attirance qu'il explique de la manière suivante :

Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que c'était pour cela[18].

L'explication de cette survivance est là encore toute mécanique :

Les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre cerveau, et y font certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en quelque chose au précédent[19].

 Il n'y a là rien d'autre que la résurgence mécanique d'une liaison antérieure entre l'image de la petite fille et une certaine émotion qui l'accompagnait ; un pli dans le cerveau rien de plus. Là où le psychanalyste s'appliquerait à rechercher une obscure signification symbolique et en appellerait au langage de l'inconscient, Descartes propose une explication purement mécanique. Nul besoin de supposer un mythique inconscient, « un autre moi, un moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses, une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller[20] » dit Alain, fidèle lecteur de Descartes, qui poursuit : « On dissoudrait ces fantômes en se disant simplement que tout ce qui n'est pas pensée est mécanisme, ou encore mieux que tout ce qui n'est point pensée est corps. » Une explication physiologique suffit. Qui plus est, la connaissance de ces mécanismes libère l'âme de cette tyrannie du corps : Descartes constate à propos de sa passion pour les femmes « louches » : « Depuis que j'y ai fait réflexion et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému[21]. »

De la médecine du corps à la médecine de l'âme

Cette vision mécanique du corps, qu'il soit celui de l'animal ou celui de l'homme, va orienter de manière indiscutable la représentation du corps qui gouverne toute la physiologie et la médecine occidentales modernes. Nous ne parlons sans doute plus du corps en termes de pompes, poulies, soufflets ou cordages (quoique…) mais la métaphore de la machine (de l'horloge à l'ordinateur) gouverne toujours le discours médical. La pratique des greffes par exemple repose bien sur l'idée qu'il faut dans cette machine complexe changer des pièces, la réparer pour qu'elle reparte. On peut d'ailleurs faire appel à des « organes artificiels » qui font tout aussi bien l'affaire que l'organe défaillant.

Allons plus loin. Non seulement le modèle cartésien induit une conception mécanique de la médecine du corps, mais il permet d'appliquer la même attitude à la médecine de l'âme qui doit elle aussi relever de la psychophysiologie. Les troubles psychiques ne sont rien d'autre que des déséquilibres physiologiques, dont il serait vain de chercher le sens : ils n'en ont pas. La psychiatrie, par les moyens qui lui sont propres (interventions chimiques essentiellement : neuroleptiques, antidépresseurs, anxiolytiques) considère les troubles de l'âme comme des troubles du corps.

De l'animal-machine à l'homme-machine ?

On pourrait alors penser que la porte est ouverte au matérialisme de quelqu'un comme La Mettrie[22], qui glisse progressivement de l'animal-machine à l'homme-machine. Le développement contemporain des neurosciences et les débats sur l'intelligence artificielle renforcent cette idée que c'est la matière qui pense. Le fonctionnement du cerveau humain pensé sur le modèle de l'ordinateur est susceptible de rendre compte à lui seul de l'ensemble de l'activité mentale. Le titre du livre de Robert Changeux L'Homme neuronal est, de ce point de vue, significatif.

Suivre ce chemin qui va du mécanisme au matérialisme serait cependant faire un grave contresens sur la pensée de Descartes. En effet, s'il inclut la vie affective dans son explication mécaniste, Descartes prend bien soin d'en exclure absolument les fonctions intellectuelles. Celles-ci relèvent exclusivement d'une toute autre réalité, l'âme, débarrassée de toute implication physique, ou plutôt l'esprit, mens, dont toute la nature n'est que de penser, et qui pourrait très bien exister, même si le corps n'existait pas. Ainsi si l'homme est en tout point comparable à l'animal quand on considère son corps, il s'en différencie radicalement dès lors que l'on considère que lui, et lui seul, possède cette âme qui lui permet de penser, de vouloir et de raisonner, c'est-à-dire d'échapper au règne de la nature auquel pourtant il est appartient.

Descartes opère certes une double réduction : celle du corps de l'homme au corps de l'animal, et celle du corps de l'animal à la machine. Cela ne signifie cependant absolument pas qu'il fait de l'homme lui-même une machine, pour la simple et bonne raison que l'homme n'est pas réductible à son corps. Il a une âme raisonnable qui le différencie radicalement de l'animal. Il semble ainsi que Descartes n'ait tant insisté sur l'identité entre le corps de l'homme et le corps de l'animal que pour mieux mettre en évidence la coupure ontologique entre l'homme et l'animal.

« L'ÂME PAR QUOI JE SUIS CE QUE JE SUIS… »

Cette âme par laquelle l'homme se différencie radicalement de l'animal est en elle-même une substance totalement indépendante de la matière. La res cogitans, chose pensante, est une substance immatérielle « dont toute l'essence et la nature n'est que de penser et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle[23] ».

Je doute donc j'existe

Et c'est dans le mouvement par lequel l'homme se met à distance de la matière (le monde et même son propre corps), qu'il prend conscience de lui-même comme être pensant. C'est cette faculté de penser, et de se savoir pensant, qui fait à la fois sa différence et sa dignité. Je peux douter de l'existence du monde autour de moi. Je peux douter de l'existence de mon propre corps (n'ai-je pas cru en rêve à toutes sortes de choses qui n'existaient plus à mon réveil ?), mais par cela même que je doute je ne peux douter que « moi qui doute fusse quelque chose ». Je ne peux douter que j'existe, puisque pour douter il faut un JE qui doute, même si ce JE, cet Ego n'est certain de rien d'autre que de sa propre existence.

 En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est[24].

La démarche du doute met donc clairement en évidence que pensée et corps sont deux substances qui n'ont pas besoin l'une de l'autre pour exister, et qui peuvent être connues indépendamment l'une de l'autre. De l'une et de l'autre nous pouvons nous former des idées claires, car ce sont des natures simples. Mais, alors que l'existence du Je, substance pensante, est intuitive et indubitable, rien ne permet dans l'état actuel de la réflexion d'affirmer que quelque chose existe en dehors de ce Je qui doute : « Je suppose donc que toute les choses que je vois sont fausses, je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente, je pense n'avoir aucun sens, je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit[25]. »

 Le monde, le corps, les autres, tout cela n'est peut être que fantasme de mon esprit, mais cela ne change rien à ce que Je suis. Tout effort pour échapper à cette évidence ne peut que la renforcer.

Une chose qui pense

Je suis donc une chose qui pense, mais qu'est-ce qu'une chose qui pense ?

« Une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui imagine aussi, et qui sent[26]. » On peut selon cette définition distinguer deux types d'activités distinctes, d'une part l'activité intellectuelle proprement dite : concevoir, juger, vouloir, et d'autre part l'activité qui relève de l'imagination et des sens, c'est-à-dire qui se rapporte à un éventuel monde matériel. Il n'y a là aucune contradiction. Imaginer, sentir sont des formes de pensée, qui nous laissent supposer qu'il y a des corps, mais rien ne peut nous assurer que ce que nous imaginons ou sentons existe réellement. Ces facultés peuvent être trompeuses, elles sont des manières de penser mais elles ne sont peut-être pas des manières de connaître. Il n'en reste pas moins qu'elles conduisent à la même évidence : Je pense, j'existe.

La rupture ontologique

On voit ainsi que ce qui fait que l'homme est homme et non animal, c'est son esprit, doué de raison et de volonté, cette conscience qu'il a d'exister parce qu'il pense. L'animal parce qu'il ne possède pas cette faculté est totalement différent de l'homme. Et contrairement à ce que défend Montaigne par exemple, la différence ainsi introduite n'est pas de degré, mais de nature, car « les bêtes n'ont pas moins de raison que les hommes, elles n'en ont point du tout[27] ». Certes les animaux ont des comportements parfaitement adaptés qui peuvent laisser croire qu'ils sont capables de se représenter une situation et d'inventer des solutions, ils paraissent même parfois plus adaptés que l'homme lui-même :

 Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m'en étonne pas, car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement par ressorts ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure que notre jugement ne nous l'enseigne[28].

Cela ne prouve pas que l'animal raisonne, mais seulement que la Nature l'a construit ou programmé pour qu'il soit parfaitement adapté à son milieu. Dans son comportement ce n'est pas son intelligence qu'il faut admirer mais la prévoyance de la Nature.

Mais nous sommes ici devant une nouvelle difficulté. Pour ne pas réduire l'homme au fonctionnement d'un corps machine, et ne pas réduire l'âme à n'être qu'un simple mode du corps, nous risquons maintenant de mettre le corps entre parenthèses, voire même de le nier. Le corps ne serait plus une donnée pertinente pour définir l'homme. Encouragés, semble-t-il, par Descartes lui-même qui écrit : « Je ne suis pas cet assemblage de membres que l'on appelle le corps humain[29] », nombreux sont ceux qui considèrent que l'homme ne se définit que par l'âme, le corps n'étant en lui que la marque de l'animalité. La limite entre l'homme et l'animal passerait en fait à l'intérieur de l'homme par la frontière entre l'âme et le corps.

De l'analyse conceptuelle à l'observation du réel

Cependant emprunter une telle voie serait oublier la nature de ce qu'est la démarche métaphysique de Descartes.

 Ce serait oublier en tout premier lieu que le doute sur le corps n'est qu'une étape, et donc un moment provisoire, de l'itinéraire métaphysique de Descartes. Doute qui sera levé dès lors que Descartes puisera l'assurance de sa connaissance dans la véracité divine.

Et premièrement il n'y a point de doute que tout ce que la nature m'enseigne contient quelque vérité ? Car par la nature, considérée en général, je n'entends maintenant autre chose que Dieu même, ou bien l'ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées. […] Or il n'y a rien que cette nature m'enseigne plus expressément ni plus sensiblement, sinon que j'ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire quand j'ai le sentiment de faim ou de soif, etc. Et partant, je ne dois aucunement douter qu'il n'y ait en cela quelque vérité[30].

Ce serait oublier ensuite qu'il s'agit d'un doute métaphysique, posé à titre d'hypothèse, et non d'un doute existentiel. L'exigence intellectuelle de rejeter « tout ce en quoi on peut imaginer le moindre doute » relève de la volonté de trouver le roc et l'argile, le socle inébranlable sur lequel pourra se fonder l'édifice de la science. Dans cette perspective le doute sur « tout ce qui était jusque là entré en ma créance » relève d'une hypothèse de travail. Jamais Descartes ne dit qu'il n'a pas de corps, ou que le monde n'existe pas, il précise toujours : « encore qu'il ne fût point ». Le doute est un artifice intellectuel qui permet de faire apparaître ce qui résiste au doute. La règle en est clairement énoncée[31] :

Pour ce qu'alors je désirais seulement vaquer à la recherche de la vérité je pensais qu'il fallait […] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne restait pas en suite quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable.

Il s'agit de faire comme si ce qui est douteux était faux, c'est à dire refuser de le prendre en compte dans l'édification d'une connaissance certaine, et non pas d'affirmer que cela est faux. Rien ne permettrait d'ailleurs de faire une telle affirmation : « Je n'en sais rien, je ne dispute pas maintenant de cela[32]. »

Ce serait oublier enfin que cette démarche métaphysique ne peut être qu'une parenthèse temporaire. Elle est nécessaire pour fonder les principes mais ne doit pas être poursuivie au-delà, comme il est précisé dans cette lettre à Élisabeth :

 Enfin, comme je crois qu'il est très nécessaire d'avoir bien compris une fois dans sa vie, les principes de la métaphysique, à cause que ce sont eux qui nous donnent la connaissance de Dieu et de notre âme, je crois aussi qu'il serait très nuisible d'occuper souvent son entendement à les méditer[33].

Elle exige en outre des conditions exceptionnelles et ne peut être entreprise qu'avec grande prudence. Mettre le monde entre parenthèses comme l'exige le doute suppose aussi que celui qui doute crée des conditions artificielles de vie qui lui permettent de mener à bien cette démarche contre nature. Ainsi commence l'itinéraire métaphysique de Descartes :

Alors que j'étais en Allemagne, où l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finies m'avaient appelé, et comme je retournais du couronnement de l'Empereur vers l'armée, le commencement de l'hiver m'arrêta en un quartier où ne trouvant aucune conversation qui me divertît et n'ayant d'ailleurs par bonheur aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour seul dans un poêle où j'avais tout loisir de m'entretenir de mes pensées[34].

Une telle démarche n'a rien de facile ou d'agréable. C'est comme si « tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus[35] » confesse Descartes. L'expérience est assez pénible pour que l'on comprenne qu'elle ne peut être prolongée au-delà du temps nécessaire, ni même qu'elle puisse être recommandée à tout le monde.

Il faut donc considérer le doute métaphysique comme une suspension nécessaire mais provisoire du jugement. On ne peut arrêter la lecture de Descartes aux Méditations Métaphysiques et oublier Les Passions de l'Âme, le Traité de l'Homme et surtout toute la correspondance, en particulier les Lettres à Élisabeth. Le doute a certes permis d'établir avec certitude que le corps et l'âme sont deux substances indépendantes, irréductibles l'une à l'autre. Mais cela n'a jamais signifié que la nature humaine soit celle d'un pur esprit. On ne doit pas confondre l'analyse conceptuelle qui permet de différencier radicalement l'âme et le corps, et l'observation de la réalité qui révèle leur union. Descartes n'aurait pas passé tant de temps à étudier le corps humain, les passions humaines, s'il avait pensé que tout cela n'est que pur accident. Ce à quoi aboutit au contraire la démarche de Descartes c'est à l'affirmation que « l'âme et le corps sont étroitement unis dans un même homme[36] ». Ce sont les manifestations spécifiques d'une telle union, irréductibles à celles de l'une ou l'autre de ses parties, qu'il faut comprendre pour comprendre ce qu'est l'homme.

« UNE SEULE PERSONNE QUI A ENSEMBLE UN CORPS ET UNE ÂME »

Ce que la nature et l'expérience nous enseignent, au-delà de la dualité conçue, c'est l'unité vécue : l'homme est homme par l'union d'une âme et d'un corps, et cette union n'est pas une simple juxtaposition mais bien une fusion.

L'âme n'est pas dans le corps comme le pilote dans son navire

 Nous ne constatons pas mais nous éprouvons ce qui affecte notre corps. Nous n'enregistrons pas la douleur, la soif, la faim, comme le ferait le pilote qui consulte les cadrans de son tableau de bord, elles sont vécues au plus profond de notre être, leurs exigences nous bouleversent tout entier, corps et âme :

La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc, que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n'était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une chose qui pense, mais j'apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau[37].

La connaissance que j'ai de mon corps n'est donc pas une connaissance intellectuelle, mais une connaissance vécue, c'est dans l'expérience intime de la douleur, du plaisir, de la faim ou de la soif que je prends conscience de mon être incarné. Entre l'âme et le corps, mêlés au point de ne plus faire qu'un, l'interaction est intime et permanente, le corps agit sur l'âme et l'âme agit sur le corps. C'est cette réciprocité dans laquelle toute l'âme s'unit à tout le corps et se confond avec lui qui fait l'originalité et la spécificité de l'homme[38].

L'action du corps sur l'âme : sentiments et passions

Que le corps agisse sur l'âme, ce sont les sensations, les sentiments et les passions qui nous en donnent la preuve. Ce sont bien sûr, comme on l'a vu, des mécanismes physiologiquement et mécaniquement explicables, mais ce sont aussi « certaines façons confuses de penser qui proviennent et dépendent de l'union et comme du mélange de l'esprit avec le corps[39] ».

Parce que ces mécanismes corporels résonnent fortement au plus profond de nous mêmes ils ne sont plus seulement des mécanismes. Parce que nous en prenons conscience, parce qu'ils se traduisent confusément en nous par des états d'âme, des images, des souvenirs, ils engagent toute la richesse et la complexité d'une vie affective qui est spécifiquement humaine. Il y a une manière humaine d'avoir faim, d'avoir soif, d'avoir mal, d'aimer, etc. Le corps vécu par l'homme à travers les passions n'est pas le corps de l'animal, parce qu'il est vécu à travers l'union de l'âme et du corps. Donc les passions que l'homme éprouve ne sont pas l'effet unique du mécanisme mais l'expression de son être incarné. Elles ne sont pas l'expression de l'animal en l'homme, mais la manifestation de l'homme total, du « vrai homme[40] ».

Ce qui explique que Descartes ne condamne pas les passions : les passions ne sont pas pour l'homme la malédiction que la sagesse antique tentait de conjurer en cultivant l'apathie. Pour l'essentiel elles ne sont pas condamnables, elles contribuent au bien-être de l'homme en rendant la vie plus agréable et plus riche. « En examinant les passions je les ai trouvées presque toutes bonnes et tellement utiles à la vie[41]. » « Elles disposent l'âme à vouloir les choses que la nature nous dicte utiles, et à persister dans cette volonté[42]. » Descartes constate par exemple que l'amour se traduit par un battement du pouls plus grand et plus fort que d'habitude, qu'on ressent une douce chaleur dans la poitrine, et que cela est favorable à une bonne digestion. En sorte, conclut-il, que « cette passion est utile pour la santé[43] ». Il n'y a là, comme on le voit, aucune condamnation, bien au contraire. « La philosophie que je cultive n'est pas si barbare et si farouche qu'elle rejette l'usage des passions, au contraire c'est en lui seul que je mets toute la douceur et la félicité de cette vie[44]. »

Il suffit seulement de faire bon usage des passions, c'est-à-dire de ne pas se laisser submerger par elles, et de rester critique vis-à-vis de ce qu'elles prétendent nous enseigner. Il ne faut pas attribuer à Descartes, comme on le fait souvent, la vieille opposition entre passions et raison, elles peuvent au contraire fort bien cohabiter et même collaborer.

L'action de l'âme sur le corps : médecine, morale

Si le corps agit sur l'âme, la réciproque, naturellement est vraie. L'intime union de l'âme et du corps permet à l'homme d'intervenir sur le cours mécanique des choses corporelles, et de se rendre « comme maître et possesseur » de son corps comme il le fait pour la nature. Le corps de l'homme, à la différence du corps animal, est un corps modifié, soigné, réparé, développé, humanisé, pourrait-on dire. La médecine — à laquelle Descartes a porté la plus grande attention — est l'exemple même de cette action raisonnée de l'esprit sur le corps ; à condition, bien entendu, qu'elle évacue tous les relents d'obscurantisme et s'appuie sur une connaissance exacte des mécanismes physiologiques. Ainsi Descartes ne répugnait pas à donner à la Princesse Élisabeth des conseils sur son régime et sa santé, approuvant la diète et l'exercice auxquels elle s'est soumise et rappelant que les remèdes les meilleurs sont ceux de l'âme « qui a beaucoup de force sur le corps[45] ».

De même la morale doit permettre à l'homme de contrôler ses passions, non pour les extirper, mais pour les rendre utiles, et contribuer ainsi à rendre harmonieuse l'union de l'âme et du corps, et à rendre la vie agréable : « Ceux mêmes qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur les passions si on employait assez d'industrie à les dresser et à les conduire[46]. »

 Là encore la connaissance des mécanismes peut nous être d'un grand secours, non seulement pour comprendre l'origine des passions, comme on l'a déjà vu, mais pour les transformer. Il faut pour cela transformer des mécanismes innés ou acquis, en créant d'autres liens, d'autres associations ; c'est le principe du dressage que l'on applique aux animaux : un chien court naturellement après le gibier, et s'enfuit naturellement quand il entend le bruit du fusil, mais on peut le dresser de telle sorte « que la vue d'une perdrix fait qu'il s'arrête, et que le bruit qu'il entend quand on tire sur elle fait qu'il accourt[47] ». Ce qui est possible chez l'animal est à plus forte raison possible pour l'homme : « Cette chose est à savoir pour donner le courage à chacun d'étudier à regarder ses passions ; car, puisqu'on peut avec un peu d'industrie, changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu'on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes les passions, si on employait assez d'industrie à les dresser et à les conduire[48]. »

Ainsi les âmes vertueuses sont celles qui ont « des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu'elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure toujours néanmoins la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent en cette vie[49] ».

La grande différence entre les hommes et les bêtes, ce n'est pas la force plus ou moins grande de leurs passions, c'est que l'homme peut agir sur elles grâce à sa volonté et à sa raison, ce par quoi il devient libre. La force de l'âme qui arrête la main que la colère nous fait lever, et la connaissance des causes de nos actions, sont les deux conditions sur lesquelles se fonde la possibilité de l'action morale[50].

L'obscurité qui est en nous

S'il est acquis que l'âme n'est pas dans le corps comme le pilote en son navire, cette union garde cependant quelque chose de fondamentalement obscur, et dit les limites de la nature de l'homme :

— C'est d'abord l'union elle-même qui reste mystérieuse. Comment deux substances de nature aussi différentes peuvent-elles s'unir pour ne plus en former qu'une ? Descartes tente bien une explication : l'âme exercerait ses fonctions sur le corps grâce « à une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa substance[51] [la substance du cerveau], et tellement suspendue au-dessus du conduit par lequel les esprits de ses cavités antérieures ont communication avec ceux de la postérieure, que les moindres mouvements qui sont en elle peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits, et réciproquement que les moindres changements qui arrivent au cours des esprits peuvent beaucoup pour changer les mouvements de cette glande[52] ».

Mais de l'aveu même de Descartes tout ce qui relève de l'union ne se connaît qu'obscurément par l'entendement seul, car il ne s'agit pas d'une idée simple. Cette connaissance de l'homme comme unité composée est de l'ordre de l'expérience vécue, plus que de l'ordre de l'entendement. Elle est immédiate « pour ceux qui ne philosophent jamais et ne se servent que de leurs sens[53] ». Eux considèrent spontanément l'âme et le corps comme une seule et même chose, et « c'est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires et en s'abstenant de méditer et d'étudier aux choses qui exercent l'imagination qu'on apprend à concevoir l'union de l'âme et du corps[54] ».

 Il s'agit de ne pas tout mélanger et de savoir ce qu'on peut attendre de chaque fonction de l'âme : « L'âme ne peut se concevoir que par l'entendement pur, le corps, c'est-à-dire l'extension, les figures et les mouvements se peuvent aussi connaître par l'entendement seul, mais beaucoup mieux par l'entendement aidé de l'imagination ; et enfin les choses qui appartiennent à l'union de l'âme et du corps ne se connaissent qu'obscurément par l'entendement seul, ni même par l'entendement aidé de l'imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens[55]. »

— De plus l'expérience vécue de mon être incarné a une valeur de connaissance très limitée. Elle a incontestablement une valeur pratique, biologique, utilitaire, « la nature m'apprend bien à fuir les choses qui causent en moi le sentiment de douleur et à me porter vers celles qui me communiquent du plaisir[56] », mais de ces sensations nous ne pouvons rien conclure définitivement sur ces choses tant que notre esprit ne les a pas méthodiquement étudiées. « Car c'est, me semble-t-il à l'esprit seul et non point au composé de l'esprit et du corps, qu'il appartient de connaître la vérité de ces choses-là[57]. »

On ne peut totalement exclure que, vu la faiblesse de notre nature, nous soyons amenés à nous tromper quand nous prétendons juger avec les sens des choses sensibles. Cette réserve ne réintroduit cependant pas le doute radical, elle nous exhorte au contraire à éviter dans la recherche de la vérité toute prévention ou précipitation, à attribuer, aux sens, à l'imagination et à l'entendement le rôle qui revient à chacun, et à ne pas affirmer au-delà de ce que nous connaissons très clairement et distinctement. À ces conditions, nous pouvons conduire notre esprit sans limites sur le chemin de la vérité, car l'erreur n'est due qu'à notre manque de méthode et non à une quelconque disposition viciée de notre nature.

CONCLUSION

Le corps de l'homme, devenu « corps humain » par son union avec l'âme, a-t-il encore quelque chose à voir avec le corps de l'animal ? La réponse est peut-être à chercher dans une fiction que Descartes propose dans la Vème partie du Discours[58] :

Et je m'étais particulièrement ici arrêté à faire voir que, s'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que s'il y en avait qui eusse ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, pour déclarer aux autres nos pensées […] Et le second est que, bien qu'elles fissent certaines choses aussi bien ou peut-être mieux que nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par où on reconnaîtrait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes.

Supposons donc avec Descartes que l'ingéniosité humaine permette de fabriquer un automate qui, en tous points, reproduirait le corps et les mouvements de l'animal ; rien alors ne permettrait à l'observateur de dire : celui-ci est une machine, celui-là est un animal. On en reste aux grands principes du mécanisme, de l'animal-machine. Mais, si par contre on construisait une machine supposée imiter l'homme, la supercherie serait tout de suite démasquée, car à cette machine, aussi parfaite soit elle, manquerait le langage, et l'invention.

— Le langage d'abord : le véritable langage, et non le bruit que font les passions. La parole humaine n'est pas de l'ordre de la mécanique. Certes on peut concevoir des machines qui parlent, qui, à une sollicitation donnée, peuvent répondre par l'émission de certains sons, mais il n'y a là que de la programmation. Pour Descartes les choses sont claires : l'animal ne parle pas, et cela « non parce que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout[59] ». Certes l'animal exprime et communique, mais il est totalement incapable de construire un énoncé composé qui fasse connaître non ses besoins, son plaisir ou sa douleur, mais ses pensées[60].

— L'invention ensuite : ce qui manque à la conduite animale c'est la plasticité, la capacité de résoudre des problèmes, d'innover. L'animal est réglé par l'instinct, et il arrivera toujours un moment où une situation imprévue le prendra en défaut, le laissant démuni. L'instinct règle le corps de l'animal pour résoudre à la perfection certaines fonctions, mais hors de cette programmation, ses capacités d'invention sont voisines de zéro : il est « bête ». L'homme au contraire est un ingénieux technicien, sans cesse il invente de nouvelles réponses aux embûches du milieu. Raison, intelligence, volonté font que l'homme vit dans un environnement qu'il a lui-même humanisé, qu'il modèle à son image.

Cette fiction est riche d'enseignements. On l'interprète ordinairement en y voyant la réaffirmation du fossé infranchissable qui sépare l'homme de l'animal. Ce qui est exact, mais il faut aller plus loin. Ce qui est affirmé ici comme irréductible l'un à l'autre, ce n'est pas seulement l'homme et l'animal, c'est le corps de l'homme et le corps de l'animal. C'est par l'observation extérieure que l'on s'aperçoit que la confusion n'est pas possible. L'homme parle, et cela suffit à identifier son corps comme corps humain. « Le langage est le seul signe certain d'une pensée latente dans le corps[61]. » À travers sa voix, à travers ses gestes, l'homme témoigne de son être incarné. Son corps est une pensée en acte, et cela se voit, et cela s'entend. Le corps humain est signe, le signe de l'âme qui l'habite. On est moins loin qu'on aurait pu le penser de la notion de « corps vécu » et de la Phénoménologie. Car c'est bien en fin de compte dans sa manière « d'être au monde » à travers son corps que se révèle l'humanité de l'homme. L'homme n'est pas homme quand il pense et bête quand il boit, mange, respire ou fait l'amour. Le corps de l'homme est lui aussi humain.

On touche là à toute l'ambiguïté du statut du corps humain : d'une part, comme les animaux il est régi par des mécanismes où il serait vain de chercher une âme quelle qu'elle soit ; par là l'homme appartient bien au règne animal. Mais d'autre part, ce corps est comme sublimé, transfiguré parce que, de toutes parts, la pensée rayonne à travers lui, et la fracture est alors totale entre l'homme et l'animal. Continuité ou rupture ? On pourrait dire que l'homme et l'animal appartiennent au même règne, au même genre, mais la présence ou l'absence de l'âme raisonnable fait de l'un un animal raisonnable et de l'autre une « bête » ou une « brute », termes que Descartes utilise souvent pour désigner l'animal sans raison[62].

Il ne s'agit cependant pas de tomber dans la caricature. Le corps de l'animal est une machine, mais il n'est pas question de lui enlever ce qui fait cependant sa différence avec la machine : il vit et il sent. Le Père Malebranche, dit-on, tapait volontiers sur son chien en prétendant qu'il ne sentait rien. Descartes ne va pas jusque là. Il refuse la pensée aux bêtes, mais non la vie et la sensibilité. « Je ne refuse la vie à aucun animal, car je crois qu'elle consiste dans la seule chaleur du cœur. Je ne lui refuse même pas la sensibilité, dans la mesure où elle dépend d'un organe corporel[63]. » Quant aux mouvements de nos passions, « ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu'ils ne sont dans les hommes, sans qu'on puisse pour cela conclure qu'elles aient des pensées [64]» Lettre au Marquis de Newcastle, 26 novembre 1646.

 Et il arrive même à Descartes de concéder : « Bien que je tienne pour démontré qu'on ne peut prouver qu'il y a une pensée chez les bêtes, je ne crois pas cependant qu'on puisse démontrer qu'il n'y en a pas, parce que l'esprit humain ne pénètre pas leur cœur[65]. »

À la fois frère de l'animal, parce qu'ils appartiennent au même règne, l'homme a aussi le pouvoir d'être son maître, parce qu'il s'en distingue radicalement. Descartes en tire des conséquences pratiques : l'animal est à la disposition de l'homme. Puisqu'il n'a en lui aucune pensée, il peut être domestiqué, utilisé, tué et même mangé. Descartes lève tous les scrupules des végétariens ! Parlant de sa conception de la vie, il écrit : « Mon opinion est moins cruelle à l'égard des bêtes qu'elle n'est pieuse envers les hommes qui ne sont plus asservis à la superstition des Pythagoriciens et qui sont délivrés du soupçon de crime toutes les fois qu'ils mangent ou tuent des animaux[66]. »

Cependant l'homme ne peut oublier que s'il n'est pas une bête, ou une brute, il n'est pas non plus un Dieu. Curieusement Descartes atténue la visée prométhéenne d'un homme maître de l'univers. Dans la lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, il dénonce tout ce qu'il peut y avoir de « présomption impertinente » dans le fait pour l'homme de croire que la terre entière est à sa disposition, et d'attribuer aux autres créatures des imperfections qui justifieraient le pouvoir qu'il prend sur elles. C'est à Dieu seul, et non à l'homme que revient la charge de conduire le monde.

Car si on s'imagine qu'au delà des cieux, il n'y a rien que des espaces imaginaires, et que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour l'homme, cela fait qu'on est enclin à penser que cette terre est notre principale demeure, et cette vie notre vie meilleure ; et qu'au lieu de connaître les perfections qui sont véritablement en nous, on attribue aux autres créatures des imperfections qu'elles n'ont pas, pour s'élever au-dessus d'elles et entrant en une présomption impertinente, on veut être du conseil de Dieu, et prendre avec lui la charge de conduire le monde, ce qui cause une infinité de vaines inquiétudes.[67]

Débarrassant le corps de toute référence à un principe mystérieux Descartes a en quelque sorte rendu le corps à lui-même. Solidaire du vaste mouvement de « désenchantement du monde » qui a marqué l'âge classique, il libère le corps des fantômes qui le hantaient.

Mais ce nouveau statut du corps requiert aussi un nouveau statut de l'homme, quelque chose comme une nouvelle anthropologie. À la fois corps et esprit, sans être jamais exclusivement l'un ou l'autre, l'homme de Descartes a à s'inventer comme homme. Ni dieu ni bête, il a à être un « vrai homme ».

Tel est le rôle de la morale, qui prend nécessairement en compte la part d'obscurité, et, ce faisant, la part de risque, qui est en nous : entre la clarté d'une science issue d'un entendement parfaitement éclairé, et la confusion de la sensibilité, la morale a à inventer son chemin. Le « vrai homme » c'est l'homme « généreux », celui qui se donne sans compter à cette quête du bien, celui qui a « la ferme et constante résolution de bien user de sa volonté, c'est-à-dire de ne jamais manquer de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'on jugera les meilleures[68] ». Cette force du bien conduit à la véritable estime de soi, celle qui repose sur la pleine liberté de la volonté, éclairée par la raison.

Jacqueline Morne


 

NOTES

[1] Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres : Lettre à Régius, juillet 1645. G-F Flammarion, p. 61.

[2] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition de la Pléiade, p. 157.

[3] Aristote, Traité de l'Âme I, 5, 645a.

[4] Entéléchie : désigne pour Aristote l'acte accompli, ou la forme qui détermine l'actualisation d'une puissance. D'après Lalande : Vocabulaire de la philosophie.

[5] Aristote, Traité de l'Âme, II, 412a 22.

[6] Descartes, Les Principes de la philosophie, II, art. 23, édition citée, p. 622.

[7] Descartes, Traité de l'Homme, Édition de la Pléiade, p. 807.

[8] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 16, édition citée, p. 704.

[9] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 164.

[10] Descartes, Traité de l'Homme, édition citée, p. 873.

[11] Descartes, Lettre à Élisabeth, 6 octobre1645, édition citée, p. 1212.

[12] Voir aussi la définition des passions dans les articles 27-28-29 des Passions de l'Âme, édition citée, p. 708, 709, 710.

[13] Il s'agit des « esprits animaux », c'est-à-dire des particules matérielles produites dans le sang qui circulent dans les nerfs et agissent sur les muscles, ils déterminent le mouvement. Voir Les Passions de l'Âme, article 10 : « Comment les esprits animaux sont produits dans le cerveau », édition citée, p. 699.

[14] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 27, édition citée, p. 708, 709.

[15] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 96, édition citée, p. 741.

[16] Descartes, Lettre à Chanut, 1er février1647, édition citée, p. 1258.

[17] Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647, édition citée, p. 1277.

[18] Idem.

[19] Idem.

[20] Alain, Éléments de philosophie, Livre II, ch. XVI, note 146.

[21] Descartes, Lettre à Chanut, 6 juin 1647, édition citée, p. 1277.

[22] La Mettrie Julien Offray de, 1709—1751, médecin, auteur entre autres de L'Histoire naturelle de l'âme, 1745, qui fit un scandale énorme et fut condamné et brûlé publiquement par arrêt du Parlement en 1746, et surtout de L'Homme-machine, 1747, où il attribue la pensée à la matière. Il y affirme entre autres : « Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu'elle semble en être une propriété », pour conclure : « Concluons hardiment que l'Homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'univers qu'une seule substance diversement modifiée. »

[23] Descartes, Discours de la Méthode, IVème partie, édition citée, p. 148.

[24] Idem.

[25] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, édition citée, p. 274.

[26] Idem, p.278

[27] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 165.

[28] Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, édition citée, p. 1256.

[29] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, édition citée, p. 277.

[30] Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, édition citée, p. 327.

[31] Descartes, Discours de la Méthode, IVème partie, édition citée, p. 147.

[32] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, édition citée, p.274.

[33] Descartes, Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643, édition citée, p. 1160.

[34] Descartes, Discours de la Méthode, IIème partie, édition citée, p. 132.

Voir aussi le début des Méditations : « Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude soins, je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions », édition citée p. 268.

[35] Descartes, Méditations Métaphysiques, II, édition citée, p. 274.

[36] Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, Lettre à Régius, juillet 1645, GF-Flammarion, p. 62.

[37] Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, édition citée, p. 326.

Ou encore : « J'avais décrit, après cela, l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j'avais parlé, mais qu'elle doit expressément être créée ; et comment il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain, ainsi qu'un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu'il est besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir, outre cela, des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, pour composer un vrai homme » Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 166.

[38] Voir Descartes, Les Passions de l'Âme, article 30 : « L'âme est véritablement jointe à tout le corps, et on ne peut proprement dire qu'elle soit en quelques unes de ses parties à l'exclusion des autres », édition citée, p .710.

[39] Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, édition citée, p. 326.

[40] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 166.

[41] Descartes, Lettre à Chanut, 1er novembre 1646, édition citée p. 1248.

[42] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 52, édition citée, p. 723.

[43] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 97, édition citée, p. 741.

[44] Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, mars-avril 1648, édition citée, p. 1298.

[45] Descartes, Lettre à Élisabeth,juillet 1647, édition citée, p. 1280.

[46] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 50, édition citée, p. 722.

[47] Idem.

[48] Idem.

[49] Descartes, Lettre à Élisabeth, 18 mai 1645, édition citée, p. 1183.

[50] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 46, édition citée, p. 718.

[51] La glande pinéale.

[52] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 31. Voir aussi l'article 32, édition citée, p. 710-711.

[53] Descartes, Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643, édition citée p. 1158.

[54] Idem.

[55] Idem.

[56] Descartes, Méditations Métaphysiques VI, édition citée, p. 327.

[57] Idem.

[58] Voir aussi la Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, édition citée, p. 1249.

[59] Descartes, Discours de la Méthode, Vème partie, édition citée, p. 165.

[60] Sur le prétendu langage animal, voir aussi l'argumentation de la Lettre à Morus, 5 février 1649, édition citée, p. 1318.

[61] Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649, édition citée, p. 1320.

[62] Cf. le Discours de la Méthode, Ière Partie : « La raison, ou le sens […] est la seule chose qui nous distingue des bêtes. »

[63] Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649, édition citée, p. 1320.

[64] Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, édition citée, p. 1255.

[65] Descartes, Lettre à Morus, 5 février 1649, édition citée, p. 1319.

[66] Idem, p. 1320.

[67] Descartes, Lettre à Élisabeth, 15 septembre 1645, édition citée, p. 1206.

[68] Descartes, Les Passions de l'Âme, article 153, édition citée, p. 769.

 


RETOUR : Ressources communes