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Cours de Jacqueline Morne : Freud ou les énigmes du moi.
Mis en ligne le 11 juin 2008.

© : Jacqueline Morne.

Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes.

Par des liens posés au début du cours puis dans le texte lui-même, le cours renvoie à 2 annexes que vous pouvez consulter et imprimer à part.


Freud ou les énigmes du moi

Le lecteur pourra consulter en annexe une série de textes de Freud permettant de préciser la réflexion, ainsi qu'une chronologie des ouvrages de Freud cités.

En outre il est fortement recommandé de se rapporter au Vocabulaire de la Psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis[1], ouvrage qui propose des définitions précises de tous les concepts de la théorie psychanalytique.

Plan de l'exposé

Introduction

« Les hystériques souffrent de réminiscence »

« Une hypothèse légitime et nécessaire »

         L'origine de l'énergie psychique : les pulsions.

Définition

Les types de pulsions

         Le fonctionnement de l'appareil psychique : Le destin des pulsions

Le refoulement

La sublimation

         La théorie de l'inconscient

La première topique

Les rêves : « voie royale d'exploration de l'inconscient »

Les caractères de l'inconscient

Le tournant des années 20

         Pulsions de vie et pulsions de mort

         La deuxième topique et la question du moi

Le pôle pulsionnel : le ça

L'instance de la loi : le sur-moi

Le médiateur : le moi

« Le moi n'est pas maître dans sa propre maison »

Conclusion


Introduction : « L'homme est obscur à lui-même »

Point n'est besoin d'avoir lu Freud pour parler du Moi en termes d'énigmes. « L'homme est obscur à lui-même, cela est à savoir[2] » avertit Alain qui ne peut être soupçonné de complaisance vis-à-vis de la psychanalyse. Qui cherche à se connaître est confronté à son propre mystère. Le Moi n'est jamais donné, il est toujours à rechercher, voire à inventer. Pour l'essentiel nous nous vivons sur le mode de l'inconnu, cet inconnu qui pourtant « nous ressemble comme un frère[3] » comme le disait Musset, et qui toujours nous échappe. De ce proche inconnu nous ne sommes le plus souvent pas plus capables de prévoir les réactions que d'un étranger, (« Je n'aurais jamais cru cela de moi »). Comment saint Pierre, le fidèle disciple, aurait-il pu penser au soir de la Cène, qu'avant le chant du coq il aurait par trois fois renié le Christ pourtant tant aimé, demande Malebranche[4] ? Aussi impérative qu'insoluble la question du Moi résonne comme un défi impossible.

Mais nul n'a su comme Freud donner à ce problème du Moi la dimension d'une énigme. La raison en est que d'emblée Freud pose ce problème en termes d'interprétation. Une énigme, en effet, ce n'est pas seulement une question, aussi difficile et obsédante soit-elle, c'est une question codée, une question à laquelle il ne faut pas seulement répondre mais qu'il faut résoudre. C'est une question dont on ne voit pas la réponse, parce qu'avant d'y répondre il faut, au sens propre, la déchiffrer : en trouver le chiffre, le code. Il faut l'interpréter, ou la traduire. Quand le Sphinx demande à Œdipe « Quel est l'être qui marche sur quatre pattes au matin, sur deux à midi et sur trois le soir ? », ce n'est pas une simple devinette mais bien une énigme, il faut d'abord comprendre que ce n'est qu'au sens figuré qu'il parle du matin du midi et du soir, de même que les deux trois et quatre pattes ne sont pas de même nature. Ceci étant éclairci, la solution « l'homme » devient possible.

La réponse apparaît possible dès lors qu'on ne prend pas la question au premier degré. Pour résoudre une énigme il faut d'abord en trouver la clé, la grille de lecture, or c'est très exactement le principe de l'interprétation psychanalytique. Nous ne pouvons comprendre l'homme que si nous faisons de son comportement le signifiant d'un signifié caché, la traduction d'un sens perdu. Freud inscrit d'ailleurs son analyse dans un champ sémantique très significatif : il parle sans cesse de rébus, de charade, de hiéroglyphe, de déguisement, de texte à traduire.

 

Cette première approche nous permet d'ores et déjà de mettre en évidence ce qui fait la double originalité de la théorie freudienne de l'inconscient :

D'une part, la discontinuité entre le connu et l'inconnu, le visible et le caché, l'avoué et l'inavoué, c'est-à-dire entre la vie consciente et la vie inconsciente entre lesquelles la relation n'est pas de causalité mais de symbolisation. Les rêves, les actes manqués, les troubles psychiques, mais aussi nos goûts, nos choix, nos préférences sont l'expression déguisée de réalités psychiques que nous ignorons, et qui constituent autant d'énigmes à déchiffrer.

D'autre part, l'inscription de la théorie dans une pratique qui est celle de la recherche de ce sens caché, du travail d'interprétation. Freud est d'abord un médecin qui tente de soigner l'hystérie. La théorie psychanalytique est une tentative pour rendre compte de ses travaux, elle s'inscrit d'emblée dans une volonté de rationalité, dans le cadre d'une démarche qui se veut scientifique. Les concepts de la théorie psychanalytique sont autant d'instruments intellectuels permettant de comprendre la vie psychique et de mieux en circonscrire les troubles afin de les soigner. Il s'agit donc de la théorisation d'une pratique, d'une théorie qui se veut plus de type scientifique que de type philosophique, et qui sera d'ailleurs soumise à de continuels remaniements.

«  Les hystériques souffrent de réminiscences »

[On lira avec profit les exemples traités par Freud et Breuer dans les Études sur l'hystérie[5], en particulier le cas d'Elizabeth V. R…, ou celui d'Anna O. ; ou, dans Cinq psychanalyses[6], ceux de l'Homme aux loups ou du Petit Hans.]

« Le véritable commencement de toute activité scientifique consiste dans la description de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description, déjà, on ne peut éviter d'appliquer au matériel certaines idées abstraites que l'on puise ici et là et certainement pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées – qui deviendront les concepts fondamentaux de la science – sont dans l'élaboration ultérieure des matériaux, encore plus indispensables. Elles comportent d'abord nécessairement une certaine indétermination[7]. »

Ce passage de la Métapsychologie fixe clairement la démarche qui sera celle de Freud dans toute sa recherche : à savoir un va-et-vient constant entre la théorie et la pratique. La pratique est celle du traitement de l'hystérie, elle est de l'ordre de l'observation, cette observation ne peut être instructive que si elle n'est pas menée au hasard et sans règle, elle doit s'ordonner selon des concepts, mais ces concepts seront nécessairement au départ imprécis, ils « comportent une certaine indétermination ». Ce sont des instruments de travail qui ne peuvent en aucun cas être définis a priori, mais qui sont forgés et ajustés au fur et à mesure que l'observation progresse. La nécessaire élaboration théorique de ces concepts ne peut donc se faire que progressivement, et être soumise à une perpétuelle révision. Les premiers travaux de Freud sur l'hystérie sont une parfaite illustration de cette exigence.

Ce que l'expérience du thérapeute met en évidence à ce stade de la recherche :

C'est d'abord, globalement, l'existence d'une vie affective qui échappe à la conscience : nous pouvons aimer, craindre, désirer, sans savoir que nous aimons, craignons ou désirons.

C'est ensuite les bases d'une théorie du symptôme. Le principe de l'explication des troubles psychiques repose sur l'idée que le symptôme ne vaut pas pour lui-même mais pour ce qu'il représente : « les hystériques souffrent de réminiscence », au sens où ce serait quelque chose (évènement, pensée, image, sentiment) dont l'hystérique ne parvient pas à se souvenir qui serait à l'origine de sa souffrance : le dégoût à la vue du petit chien buvant dans un verre pour Anna O.[8], ou la pensée inconvenante d'Elizabeth au chevet de sa sœur morte : « Mon beau frère est libre[9]. » Le symptôme est quelque chose comme un langage, mais un langage perdu, il traduit des sentiments à travers notre corps ou notre conduite, mais à notre insu. « Ça parle en nous » diront les psychanalystes. D'un point de vue freudien, le symptôme n'est pas un indice au sens médical du terme symptôme, il n'est pas la conséquence d'une cause, comme la toux par exemple est la conséquence d'une irritation de la gorge. Le symptôme est un signe, le signe d'un conflit dont il est en quelque sorte le porte-parole (pour le petit Hans par exemple la phobie des chevaux « dit » la peur de la castration par le père[10]). Il exprime un désir qui ne peut s'avouer comme tel, en l'inscrivant dans un autre registre, celui du corps. On peut donc le considérer comme la conversion d'une excitation psychique en manifestation somatique, comme la traduction métaphorique du conflit engendré par un désir impossible. Cette notion de conflit devient très tôt la notion centrale dans la théorie des névroses. Très vite aussi, Freud s'apercevra que la sexualité joue un rôle primordial dans cette construction.

Cette explication du symptôme permet du même coup de comprendre le principe de la thérapie : il s'agira de permettre à l'hystérique d'assumer consciemment le conflit dont il est victime. Le symptôme traduisant un refus, les réactions de défense disparues, le symptôme n'a plus sa raison d'être.

Le point de vue radicalement nouveau qui est ainsi introduit dans la représentation du psychisme c'est le point de vue dynamique, qui consiste à poser les problèmes de la vie psychique en termes de rapport de forces. Ce que nous ignorons de nous-mêmes nous l'ignorons, non pas en raison de son peu d'importance ou de notre inattention, mais bien parce qu'en nous des forces que nous ne maîtrisons pas s'opposent à ce que nous en prenions conscience, ce que Freud va appeler le refoulement. L'Inconscient n'est pas seulement l'inaperçu, c'est le refoulé, ce n'est pas ce qui n'est pas conscient, mais ce qui ne peut pas le devenir en fonction des forces qui s'y opposent.

Ce sont ces premières observations qui vont ensuite conduire Freud « à clarifier et à approfondir les hypothèses théoriques sur lesquels un système psychanalytique pourrait être fondé[11] ».

« Une hypothèse légitime et nécessaire »

L'hypothèse centrale qui émerge de ces études est bien sûr la notion d'Inconscient dont Freud dit qu'il est une « hypothèse légitime et nécessaire[12] » (Annexe, texte 1). Une hypothèse et non à proprement parler un fait, car, Freud le fera remarquer, on ne peut « observer » l'inconscient, il est par définition ce qui ne peut exister sous le regard de la conscience. De même que les pulsions qui en constituent le noyau central, il ne peut être connu que par ses manifestations. Mais cette hypothèse trouve toute sa légitimité dans sa nécessité même. Sans elle la vie consciente n'est qu'une série interminable d'énigmes, elle est sans cohérence, « les renseignements que fournit le conscient sont pleins de lacunes ». Pour être compris « ils présupposent d'autres actes psychiques dont le conscient cependant ne sait rien témoigner ». L'hypothèse de l'inconscient trouve donc sa pleine justification dans son pouvoir explicatif, dans le gain de sens et de rationalité qu'elle permet.

Freud mènera ce travail de clarification en l'articulant sur un triple point de vue, topique, économique et dynamique :

- Le point de vue topique introduit une différenciation dans l'appareil psychique entre différents systèmes ayant des caractères et des fonctions différents. Ce sont des « lieux » (topoi) du psychisme, disposés dans un certain ordre les uns par rapport aux autres. Il faut cependant préciser que cette référence à des « lieux du psychisme » est plus métaphorique que réelle et ne suppose aucune localisation cérébrale. C'est ce point de vue topique qui permettra en particulier de « situer » l'inconscient par rapport au conscient.

- Le point de vue économique décrit les processus psychiques en termes de circulation d'énergie susceptible d'augmentation de diminution, d'équivalence, il permet en particulier de mieux comprendre le processus du refoulement.

- Le point de vue dynamique, enfin, envisage les phénomènes psychiques comme résultant de conflits entre des rapports de forces contradictoires, il explique entre autre l'étiologie des névroses.

L'entrecroisement de ces trois points de vue permet à Freud de proposer une première représentation de l'appareil psychique et de son fonctionnement, toute entière fondée sur la distinction entre représentations conscientes et représentations inconscientes.

L'origine de l'énergie psychique : les pulsions

On l'a vu, l'observation majeure à laquelle Freud a été confronté, c'est que la vie psychique est le produit de multiples rapports de forces qui déterminent une complexe circulation d'énergie. C'est pour définir la source de cette énergie que Freud élabore le concept de pulsion.

Définition (Annexe, texte 2))

Une pulsion est un « processus dynamique qui fait tendre l'organisme vers un but, elle a sa source dans une excitation corporelle, son but est de supprimer l'état de tension dû à cette excitation, c'est dans l'objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but[13] ».

Cette définition signifie en tout premier lieu que la pulsion, d'origine organique est une force qui nous anime, qui nous pousse à agir à la recherche des moyens de sa satisfaction. Sans elle, nous serions inertes, toute notre vie active en dépend. C'est une exigence du corps qui ne connaît d'autre loi que celle de la satisfaction. Elle se manifeste par un état de tension révélateur d'un manque, et ne s'éteint que dans la possession de l'objet susceptible de combler ce manque. À l'inverse d'une excitation venue du monde extérieur et dont on peut se préserver par la fuite, la pulsion trouve son origine dans l'organisme lui-même, elle est « le signe distinctif d'un monde intérieur[14] » et il n'y a pas d'autre moyen de faire cesser la tension et donc le déplaisir qui y est lié que de la satisfaire. C'est encore là le modèle biologique et le point de vue économique qui guident Freud : « Le système nerveux est un appareil auquel est impartie la fonction d'écarter les excitations à chaque fois qu'elles l'atteignent, de les ramener à un niveau aussi bas que possible[15]. » La disparition de la tension est cause de plaisir, d'où le principe fondamental qui régit le monde pulsionnel : le principe de plaisir, selon lequel toute pulsion tend vers sa satisfaction. « La sensation de déplaisir est en rapport avec un accroissement de l'excitation, et la sensation de plaisir avec la diminution de celle-ci[16]. » 

Il est clair que la notion de pulsion, adosse la psychologie freudienne à la physiologie. Les choses sont cependant beaucoup plus complexes. La pulsion, même si elle y fait penser au premier abord, n'est pas l'instinct. L'animal a des instincts, en lui les mécanismes physiologiques engendrent des comportements innés, fixes, qui permettent à tous les individus d'une même espèce de répondre de manière adaptée à leurs besoins. L'instinct fixe de manière immuable, le besoin, la manière de le satisfaire et l'objet de la satisfaction. Il est donc inscrit dans la nature. Il en va très différemment pour l'homme qui n'a pas d'instincts mais des pulsions. Si l'homme éprouve bien des manques qui le poussent à agir, tout pour lui reste à inventer au niveau de la satisfaction. C'est pourquoi Freud fera du concept de pulsion un « concept ouvert » qui ne désigne au besoin aucun objet déterminé, aucun mode déterminé de satisfaction. Est objet de la pulsion tout objet susceptible de la satisfaire. En ce qui concerne la sexualité par exemple, ceci signifie que l'homme n'a pas d'instinct sexuel qui lui dicte son objet et sa conduite, les pulsions sexuelles au contraire sont polymorphes, et ce n'est qu'au terme d'une histoire qu'elles se fixent sur un objet. « L'objet de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu'il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originairement lié[17]

La notion de pulsion est donc une notion dont on ne peut rendre compte sur le seul plan physique ou physiologique. « Concept ouvert », elle est aussi un « concept limite » entre le physique et le psychique. Elle puise ses racines dans des processus somatiques, et, en tant que telle, elle est inconnaissable en elle-même, mais elle se manifeste en engendrant le désir, c'est-à-dire l'élaboration psychique du besoin. Non un simple manque, vite comblé par l'objet que la nature lui a désigné, mais une prolifération d'images, de fantasmes, qui le mettent en scène et nous engagent dans la quête effrénée du plaisir toujours renouvelé.

Les types de pulsions

Freud a tout d'abord distingué deux grands types de pulsions : d'une part les pulsions d'auto conservation aussi nommées pulsions du moi, qui regroupent l'ensemble des besoins liés aux fonctions corporelles nécessaires à la conservation en vie de l'individu. Son prototype est la pulsion alimentaire : la Faim ; et d'autre part les pulsions sexuelles : la Libido. Tout en précisant que ce n'est qu'une « construction auxiliaire » qui pourra être modifiée, (et qui d'ailleurs le sera) Freud justifie ce dualisme des pulsions : d'une part, parce que, d'un point de vue biologique, pulsions du moi et pulsions sexuelles se distinguent, les unes étant tournées vers la survie de l'individu et les autres vers la survie de l'espèce[18], et d'autre part parce que l'observation de l'origine des névroses laisse penser « qu'elles seraient dues à des conflits entre les revendications de la sexualité et celles du moi[19] ».

À l'inverse des pulsions du moi, les pulsions sexuelles ne sont pas d'emblée unifiées, leur objet n'est pas biologiquement déterminé, leurs sources corporelles sont multiples, et leur mode de satisfaction est variable. Freud a ainsi donné aux pulsions sexuelles un champ beaucoup plus large que celui qui lui est habituellement donné quand on les assimile à la génitalité. « Elles sont nombreuses, issues de sources organiques multiples, elles se manifestent d'abord indépendamment les unes des autres et ne sont rassemblées en une synthèse plus ou moins complètes que tardivement. Le but que chacune poursuit est le plaisir d'organe ; c'est seulement la synthèse une fois accomplie qu'elles entrent au service de la fonction de reproduction, et c'est ainsi qu'elles se font alors connaître comme pulsions sexuelles[20]. » En parlant de « sexualité infantile » et en qualifiant l'enfant de « pervers polymorphe », Freud a certes indigné la bourgeoisie bien-pensante viennoise, mais il a surtout initié une théorie révolutionnaire de la sexualité. Les analyses des rêves et des névroses ont montré en effet que les pulsions sexuelles existent chez l'enfant bien avant la maturité des fonctions génitales. Loin d'être une limitation de la sexualité ce manque de maturité génitale conduit au contraire l'enfant à développer une sexualité polymorphe, toute partie du corps, toute fonction biologique pouvant devenir le support érotique du plaisir.

Il semblerait que la forme primitive de la satisfaction des pulsions sexuelles soit une forme narcissique, auto-érotique (Annexe, texte 3). Originairement au tout début de la vie psychique, le moi est en partie capable de satisfaire ses pulsions sexuelles sur lui-même ; Freud parle de narcissisme primaire, caractérisé par l'investissement de toute la libido sur le moi. L'amour étant la relation avec l'objet de la satisfaction, on peut donc dire que le premier objet d'amour est le moi. À l'inverse des pulsions du moi qui exigent un objet extérieur, les pulsions sexuelles peuvent trouver une satisfaction auto-érotique, le monde est alors indifférent, l'enfant s'aime lui-même, son moi est un moi-plaisir, on peut parler à ce stade de libido du moi, le plaisir trouve son objet dans la personne propre, le moi n'a pas besoin du monde extérieur. L'amour provient de la capacité qu'a le moi de satisfaire une partie de ses motions pulsionnelles de façon auto-érotique, par l'obtention du plaisir d'organe. À l'origine l'amour est narcissique.

Ensuite s'organise la rencontre de l'objet par l'intermédiaire des pulsions d'auto conservation. Les pulsions sexuelles « s'étayent » sur les pulsions du moi qui leur fournissent une source organique, une direction et un objet : « Les pulsions sexuelles trouvent leurs premiers objets en étayage sur les valeurs reconnues par les pulsions du moi, tout comme les premières satisfactions sexuelles sont éprouvées en étayage sur les fonctions corporelles nécessaires à la conservation de la vie[21]. » Les pulsions partielles, au départ désordonnées et multiples, vont d'abord s'organiser sous le primat de l'oralité ; le plaisir est alors lié à l'alimentation, à l'excitation de la zone érogène buccale, sa source est le sein maternel, son objet est la nourriture, son but l'incorporation et la dévoration. Ce plaisir ne se réduit pas au plaisir alimentaire, il le double en quelque sorte en lui donnant une dimension sexuelle, la capacité de l'enfant à le reproduire dans l'activité de succion, montre qu'il est recherché pour lui-même et prend une dimension auto-érotique. Au stade suivant « sadique-anal », les pulsions sexuelles s'organisent sous le primat de la fonction d'excrétion et de la zone érogène anale. À travers l'affirmation de la maîtrise musculaire (apprentissage de la marche, de la propreté), l'enfant développe avec l'objet un rapport de pouvoir, un rapport de contrôle possessif. Ce n'est qu'au troisième stade, stade phallique, que les pulsions partielles s'organisent sous le primat de la génitalité.

Dans cette histoire l'investissement de l'objet n'est jamais définitif, « l'investissement du moi persiste et se comporte envers les investissements d'objet comme le corps d'un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes émis[22] ». Dans certains cas la libido peut secondairement se retirer sur le moi, notamment dans des états psychotiques caractéristiques du narcissisme secondaire, et d'une façon générale les pulsions d'auto conservation restent en parties investies d'une composante libidinale. C'est sur cette base que Freud explique l'homosexualité. L'homosexuel serait un homme qui n'aurait pu totalement se détourner de l'auto érotisme. Dans le choix de l'objet d'amour, il se tourne vers un objet extérieur, mais un objet qui lui ressemble, un être doué d'un pénis : « Au cours de leur évolution de l'auto érotisme à l'amour objectal, ils sont restés fixés à un point intermédiaire plus rapproché du premier que du second[23]. » (Annexe, texte 4)

La distinction entre pulsions d'auto conservation et pulsions sexuelles dans cette première théorisation a donc pour Freud une double fonction : d'une part, elle permet de rendre compte du développement de la sexualité par la théorie de l'étayage, et, d'autre part, elle permet d'interpréter l'origine conflictuelle des névroses en en faisant le produit d'un conflit entre les pulsions du moi et les pulsions sexuelles, ce qui a le mérite d'expliquer en partie la constitution de l'instance du refoulement : la censure. On peut penser en effet que les pulsions du moi exigeant pour leur satisfaction un objet réel (les aliments par exemple ou le sein maternel) sont beaucoup plus vite contraintes à s'adapter au réel, elles deviennent alors un agent du principe de réalité et s'opposent aux pulsions sexuelles. Ce sont elles donc qui jouent le rôle de la censure.

Des difficultés demeurent cependant :

- d'une part concernant le premier choix d'objet, tantôt présenté comme auto érotique dans la perspective du narcissisme primaire, et tantôt présenté comme d'abord tourné vers le monde extérieur : le sein maternel.

- D'autre part, faire des pulsions du moi l'un des pôles du conflit pathogène ne va pas non plus sans soulever des problèmes : comment les pulsions du moi qui comme toute pulsion ont pour but le plaisir, peuvent elles devenir l'agent de la répression du plaisir ? Et comment les pulsions sexuelles, elles aussi source de plaisir, peuvent-elles devenir source de déplaisir ? Freud en est d'ailleurs conscient quand il écrit : « La possibilité théorique d'un refoulement n'est pas facile à déduire. Pourquoi une motion pulsionnelle devrait-elle subir un tel destin ? Il faut ici que soit manifestement remplie une condition : l'atteinte du but pulsionnel doit procurer du déplaisir au lieu du plaisir. Mais c'est là quelque chose de difficile à concevoir. Il n'existe pas de telles pulsions, une satisfaction pulsionnelle est toujours un plaisir. Il faudrait donc admettre des circonstances particulières, un processus quelconque par lequel le plaisir de satisfaction est transformé en déplaisir[24]. »

Le fonctionnement de l'appareil psychique : le destin des pulsions

La recherche de la satisfaction des pulsions est donc la source de toute l'énergie qui anime l'action humaine. Mais la satisfaction ne pouvant être immédiate et directe, l'histoire des pulsions va être l'histoire des détours, des ruses, des déguisements, auxquels elles vont avoir recours pour atteindre cette satisfaction. Sujet/objet, plaisir/déplaisir, activité/passivité, sont autant d'axes autour desquels va se jouer le destin des pulsions, déterminant les choix d'objet, les relations d'amour et de haine, les équilibres et les déséquilibres de chacun. C'est ainsi que Freud explique la complexité et la richesse de notre vie tant affective qu'intellectuelle. Nos amours, nos gouts esthétiques, nos choix professionnels, politiques ou religieux, nos passions, et en général notre personnalité, sont pour l'essentiel l'aboutissement, jamais innocent, de ce long travail de déguisement auquel la censure contraint les pulsions, et plus particulièrement les pulsions sexuelles.

Dans le chapitre de Métapsychologie consacré aux « Pulsions et destins des pulsions », Freud examine quatre cheminements différents de nos pulsions : le renversement dans le contraire, le retournement sur la personne propre, le refoulement et la sublimation.

En ce qui concerne les deux premiers cheminements, dont Freud dit qu'ils sont surtout opérationnels tant que le refoulement n'est pas constitué, nous nous en tiendrons à un seul exemple qui illustre parfaitement la complexité du destin des pulsions sexuelles : celui du masochisme, que Freud analyse dans ce même chapitre. Le masochisme est l'aboutissement de la conjonction de deux processus différents, d'une part le renversement du but de la pulsion de l'activité à la passivité, le but actif de tourmenter, est remplacé par le but passif d'être tourmenté ; et d'autre part le retournement sur la personne propre : le masochisme est un sadisme retourné sur le moi propre : « L'observation analytique ne laisse aucun doute sur ce point : le masochiste jouit, lui aussi, de la fureur dirigée sur sa personne propre[25]. » On pourrait donc considérer que le masochisme est second par rapport à un sadisme originaire, le moi passif du masochiste se projette fantasmatiquement dans le moi actif de celui qui lui fait violence. Mais inversement « une fois qu'éprouver de la douleur est devenu un but masochiste, le but sadique consistant à infliger des douleurs peut aussi apparaître rétroactivement : alors provoquant ces douleurs pour d'autres, on jouit soi-même de façon masochiste dans l'identification avec l'objet souffrant[26]. » La relation sadomasochiste s'engendre ainsi elle-même dans un rapport dialectique.

Le refoulement

Parmi les différents destins possibles des pulsions, le rôle essentiel dans le fonctionnement de l'appareil psychique revient incontestablement au refoulement. (Annexe, texte 5)

« L'essence du refoulement ne consiste qu'en ceci : mettre à l'écart et tenir à distance du conscient » écrit Freud dans le chapitre de Métapsychologie consacré au refoulement[27]. Le refoulement intervient lorsque la satisfaction d'une pulsion, qui devrait normalement provoquer du plaisir, provoque au contraire du déplaisir. Il consiste à maintenir ou à rejeter dans l'inconscient tout ce qui n'est pas admis dans le conscient ; paradoxalement on pourrait donc dire que le refoulement est au service du principe de plaisir, son rôle étant d'éviter le déplaisir qui serait lié au conflit.

On peut distinguer une première forme du refoulement ou refoulement originaire, qui consiste à refuser l'accès au conscient au représentant psychique de la pulsion. Le représentant de la pulsion ainsi refoulé n'a cependant pas disparu, il continue d'exister et de proliférer dans l'inconscient, « ce déploiement non inhibé dans le fantasme » lui donne même un développement moins perturbé et plus riche quand il est soustrait par l'inconscient à l'influence consciente. Il forme alors des rejetons, établit des liaisons qui doivent eux aussi être refoulés : c'est le refoulement proprement dit, qui est un « refoulement après-coup ». Se développe alors au plus profond de nous « une force pulsionnelle extraordinaire et dangereuse[28] ». Dangereuse car cette force pulsionnelle prolifère en produisant des rejetons suffisamment éloignés de la motion originelle pour investir le conscient. « Quand les rejetons se sont suffisamment éloignés du représentant refoulé, soit parce qu'ils se sont laissés déformer, soit parce que se sont intercalés plusieurs intermédiaires, alors, sans plus d'obstacles, ils peuvent accéder librement au conscient. »

Le refoulement ne travaille pas de manière globale mais de manière individuelle : « Chaque rejeton du refoulé peut connaître un destin particulier ; un peu plus ou un peu moins de déformation et le résultat change du tout au tout. Dans ce même contexte, on peut comprendre que les objets préférés des hommes, leurs idéaux, découlent des mêmes perceptions et expériences qu'ils ont le plus en horreur[29]. »

En outre le refoulement n'est pas un événement unique, il n'est pas fait une fois pour toutes, « le refoulé exerce, en direction du conscient, une pression continue, qui doit être équilibrée par une contre-pression incessante[30] » ; ce qui exige une dépense constante de force pour maintenir dans l'inconscient la représentation interdite. On peut donc considérer que plus le refoulement est important et plus l'énergie psychique que le sujet lui consacre est importante. Du point de vue économique la suppression du refoulement est une épargne d'énergie.

Ce même point de vue économique permet à Freud une analyse plus précise de ce qui se passe dans le refoulement. Il permet en effet de distinguer entre le représentant de la pulsion et le « quantum d'énergie » ou « quantum d'affect »  qui l'accompagne : le destin du représentant de la pulsion et celui du quantum d'énergie peuvent en effet être différents. Dans tous les cas le refoulement produit la formation d'un substitut qui accompagne le symptôme mais les processus peuvent être différents. Le destin du représentant de la pulsion est très généralement sa disparition du conscient ; celui du quantum d'affect est plus complexe : selon les cas le refoulement peut prendre des formes variables qui caractérisent les différents types de psychonévroses.

- Dans les cas des hystéries d'angoisse, par exemple, le refoulement fait disparaître le représentant pulsionnel et transforme le quantum d'affect en angoisse. C'est le cas en particulier dans les phobies d'animaux que Freud a étudiées, entre autres dans le cas de l'homme aux loups. Le représentant de la pulsion en cause est ici « l'attitude libidinale envers le père ». Le refoulement fait disparaître la motion pulsionnelle, le père n'est plus objet de la libido, à sa place on trouve un substitut, l'animal, qui devient le support de l'angoisse initialement en relation avec le père. « L'élément quantitatif n'a pas disparu, mais s'est transposé en angoisse. Le résultat est une angoisse à l'égard du loup, à la place d'une revendication d'amour adressée au père[31]. » On peut considérer que le refoulement a échoué, dans la mesure où il n'est pas parvenu à supprimer le déplaisir.

- Dans le cas de l'hystérie de conversion, le quantum d'affect disparaît, partiellement ou totalement (Charcot parlait de « la belle indifférence des hystériques »), le représentant de la pulsion devient inconscient mais forme un substitut somatique (d'où les paralysies, douleurs, cénesthésies d'origine hystérique). Là encore, le refoulement a échoué puisque la disparition du quantum d'affect se fait au prix de très importantes formations de substitut.

- Enfin dans le cas de la névrose obsessionnelle, troisième type de psychonévrose répertorié par Freud, c'est « une impulsion hostile contre une personne aimée qui succombe au refoulement ». Le refoulement parvient à écarter et le contenu de la représentation et l'affect qui l'accompagne. Mais là encore le refoulement échoue car il se fait au prix d'une « altération du moi et d'une augmentation de la scrupulosité[32] ».

En résumé, du point de vue topique le refoulement est donc le maintien ou le rejet dans l'inconscient des motions pulsionnelles. Du point de vue dynamique, c'est le résultat de forces antagonistes qui s'exercent de manière continue. Du point de vue économique, c'est le jeu des investissements, désinvestissements, contre-investissements qui permettent la circulation de l'énergie.

La sublimation.

Plus intéressant pour l'équilibre du psychisme est le mécanisme de la sublimation. En effet la sublimation permet la libération de l'énergie pulsionnelle en la détournant vers des buts idéaux en apparence sans lien avec la nature de la pulsion. Ainsi l'activité artistique ou intellectuelle dérive la pulsion sexuelle vers un nouveau but non sexuel, où elle vise des objets socialement valorisés. Là est selon Freud la source de la passion de savoir, du gout de la recherche, de la création artistique, du mysticisme religieux.

La théorie de l'inconscient

 La première topique 

L'analyse du refoulement a permis à Freud de proposer une première représentation de l'appareil psychique permettant de situer l'inconscient et d'éclairer le fonctionnement psychique observé dans la pratique analytique. (Annexe, texte 6)

Selon cette première topique on peut, dans le psychisme, distinguer trois types de pensées :

- Les pensées conscientes, sélectionnées par l'attention au présent, c'est-à-dire ce que nous apercevons de ce qui se passe en nous. Elles constituent le système conscient (système Cs).

- Les pensées non conscientes qui peuvent devenir conscientes sans obstacles, c'est-à-dire ce que nous pouvons apercevoir au terme d'une démarche volontaire. Elles sont non conscientes ou inaperçues. Elles constituent le système préconscient (système Pcs).

- Les pensées inconscientes qui ne peuvent devenir conscientes du fait des forces qui s'y opposent, elles sont l'effet du refoulement primaire ou secondaire ; elles sont à proprement parler inconscientes et constituent le système inconscient (système Ics).

La grande nouveauté de cette première topique n'est pas de mettre en évidence l'existence de pensées inconscientes, car bien des philosophes avant Freud avaient constaté que toutes nos pensées ne sont pas conscientes, que la conscience n'aperçoit à chaque instant qu'une infime part de ce qui se passe en nous, qu'une grande part de notre activité psychique se déroule sans que nous en ayons connaissance. Leibniz par exemple, exposant sa célèbre théorie des petites perceptions, écrivait : « Il ne s'ensuit pas de ce qu'on ne s'aperçoit pas de la pensée qu'elle cesse pour cela[33]. » Et il allait même jusqu'à supposer que ces pensées inaperçues avaient de l'influence sur notre comportement : « Quand je me tourne d'un côté plutôt que d'un autre, c'est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m'aperçois pas[34]. » Cependant le terme « Inconscient » en tant que substantif serait impropre pour désigner ces états psychiques qui relèvent de l'inaperçu et non du refoulé. Il s'agit seulement du caractère conscient ou inconscient d'une pensée d'un point de vue qualitatif, ce caractère étant extrêmement mobile, une même représentation pouvant être tantôt consciente, tantôt inconsciente selon l'attention que nous y portons. Parler d'un Inconscient comme d'une réalité fixe, d'une zone particulière du psychisme ayant ses lois propres serait ici inapproprié.

Pour qu'on puisse parler véritablement d'Inconscient, il faut, comme le fait Freud, mettre en évidence qu'il existe en nous, dans notre psychisme, une zone d'activité totalement séparée de la conscience, constituée d'images, de pensées, de désirs qui en aucun cas ne peuvent avoir accès à la conscience, qui sont exclus, rejetés de la conscience sans pouvoir spontanément y parvenir. Cette impossibilité tient au fait qu'entre le système Cs/Pcs et le système Ics règne la censure, représentant les aspirations éthiques de la personnalité, qui constitue un barrage sélectif et se trouve à l'origine du refoulement. Le désir est refoulé en raison de son incompatibilité avec les exigences du moi.

Les rêves : « voie royale d'exploration de l'inconscient »

C'est en particulier dans l'interprétation des rêves que Freud a mis en évidence cette fonction de gardien du conscient attribuée à la censure, gardien qui veillerait à ce que les désirs inconscients n'entrent pas dans le « salon » en les « refoulant » dans « l'antichambre ». C'est elle qui impose entre autres les mécanismes de déformation du rêve. (Annexe, texte 7) L'interprétation des rêves que propose Freud repose sur un principe essentiel : le rêve est la réalisation déguisée d'un désir refoulé. Ceci n'est compréhensible que si on ne fait pas du rêve une lecture immédiate, au premier degré. Il faut au contraire distinguer dans le rêve son contenu manifeste (l'histoire du rêve telle que nous pouvons la raconter à notre réveil avec ses incohérences et ses invraisemblances), et son contenu latent : les pensées du rêve. Ce contenu latent est constitué des désirs inconscients alors que le contenu manifeste en est la traduction d'autant plus éloignée que la résistance à la satisfaction de ces désirs est plus forte. Le rapport entre contenu manifeste et contenu latent est un rapport de représentation ou de signification. Le contenu manifeste est l'image concrète du contenu latent, sa traduction en image (d'où la comparaison avec un rébus souvent employée par Freud). Comme dans le rébus, il ne s'agit pas d'une illustration globale du désir, mais d'une traduction, élément par élément ; le rêve ne doit donc pas être décodé globalement mais image par image. Le rêve est alors au sens propre du terme le langage de l'inconscient.

Les caractères de l'Inconscient (Annexe, texte 8)

Caractériser les phénomènes inconscients suppose que l'on abandonne toutes les règles du fonctionnement psychique qui nous sont habituelles, mais qui ne sont en réalité que les règles du système Cs et du système Pcs (ces deux systèmes ne diffèrent pas fondamentalement du point de vue de leur fonctionnement). Alors que notre vie consciente est régie par les impératifs du réel, de la raison et du temps, notre vie inconsciente est soumise à de tout autres règles. Elle est en tout premier lieu régie par le principe de plaisir, c'est-à-dire que pour elle tout désir tend à s'exprimer et à se satisfaire, le plus directement possible, indépendamment de toute considération de bienséance, de cohérence ou de moralité. De même elle s'affranchit de tous les principes logiques (non contradiction, tiers exclu) : en dépit de toute logique l'inconscient peut vouloir une chose et son contraire, aimer et haïr à la fois, et il ne fait pas la différence entre l'imaginaire et le réel, ce que montrera très bien l'analyse des névroses. Freud constate que « le sentiment de responsabilité des névrosés repose sur des réalités psychiques et non sur des réalités matérielles. La névrose repose sur le fait qu'elle donne à la réalité psychique le pas sur la réalité du fait, qu'elle réagit à l'action des idées avec le même sérieux avec lequel les êtres normaux réagissent devant les réalités[35] ».

Enfin la vie psychique inconsciente ignore le temps, elle vit dans une sorte d'éternel présent, si bien que, contrairement à ce qui se passe pour la vie consciente, les effets d'un traumatisme passé ne s'atténuent pas avec le temps, l'impact affectif des événements liés à l'enfance est aussi vif quel que soit le temps écoulé.

Adoptant cette fois le point de vue économique, Freud résume ceci en disant que l'Inconscient est régi par des processus psychiques primaires, c'est-à-dire que l'énergie psychique accompagnant les représentations y est libre ou mobile et s'écoule vers la décharge de la façon la plus directe possible, alors que le système Cs-Pcs au contraire est régi par des processus psychiques secondaires : la décharge de l'énergie psychique y est retardée et contrôlée, elle est soumise au principe de réalité.

Les processus psychiques primaires se traduisent par deux modes principaux de fonctionnement de l'inconscient, largement utilisés dans la production des rêves et des symptômes : la condensation et le déplacement.

- Dans le cas de la condensation une seule représentation vaut pour plusieurs autres. Ainsi dans l'hystérie de conversion dont nous avons parlé, le représentant de la pulsion devient inconscient mais par condensation forme un substitut somatique. Ce processus est particulièrement fréquent dans le rêve et explique la disproportion entre la brièveté du récit du rêve et l'ampleur des pensées du rêve : « Le rêve est bref, pauvre, laconique, comparé à l'ampleur des pensées du rêve. Écrit, le rêve couvre à peine une demi-page ; l'analyse, où sont indiquées ses pensées, sera six, huit, douze fois plus étendue[36]. »

- Le déplacement, quant à lui, se caractérise par le passage de l'énergie d'une représentation à une autre. On a vu comment dans la névrose d'angoisse, l'angoisse se déplace d'un objet à un autre pour former un symptôme phobique. De même « on est conduit à penser que dans le travail du rêve, se manifeste un pouvoir psychique qui, d'une part, dépouille des éléments de haute valeur psychique de leur intensité, et, d'autre part, grâce à la surdétermination, donne une valeur plus grande à des éléments de moindre importance[37] ».

On a là une sorte de langage dont l'inconscient se sert pour « dire » le désir en le déguisant de manière à tromper la vigilance de la censure. Les rêves, comme les symptômes, sont les signifiants d'un signifié refoulé. Le psychanalyste est donc un linguiste, un traducteur, qui s'emploie à décrypter le discours de son patient à partir de toutes les manifestations de l'inconscient qu'il peut y repérer : actes manqués, rêves, symptômes.

Ainsi le rêve « parle » le désir selon une grammaire propre, en jouant sur les images concrètes liées à l'expression verbale du désir. Facétieux, il joue sur les mots, fait des mots d'esprit, utilise toutes les figures de style de la rhétorique (on a pu comparer le fonctionnement de la condensation à celui de la métonymie, et celui du déplacement à celui de la métaphore), il prend les mots au pied de la lettre : brûler d'amour, ne pas pouvoir digérer, ne pas tenir debout… Il utilise les homonymes : mer/mère… Il joue des métaphores : la fleur de l'âge, la lumière de l'esprit ; il recompose les mots : « j'étouffais » pour « j'ai tout fait », etc. Il constitue ainsi un dictionnaire symbolique que les règles de la condensation et du déplacement permettent de combiner à l'infini.

Ce fonctionnement de l'inconscient visant à permettre au désir de s'exprimer en dépit de tous les obstacles que la réalité lui impose est bien sûr à l'œuvre non seulement dans les rêves mais dans la constitution des actes manqués (lapsus, oublis etc.) des symptômes névrotiques. D'une façon encore plus large, c'est toute notre vie psychique, veille ou sommeil, normale ou anormale qui doit être « soupçonnée » de parler d'autre chose que de ce qu'elle croit dire.

Le tournant des années 20

Pulsions de vie et pulsions de mort (Annexe, texte 9)

On a vu comment les premières observations de Freud l'avaient conduit à attribuer le dynamisme psychique à la dualité pulsionnelle entre pulsions du moi et pulsions sexuelles. Il a en réalité beaucoup varié sur cette dualité : « J'ai proposé de distinguer deux groupes de pulsions originaires, celui des pulsions du moi ou d'auto conservation et celui des pulsions sexuelles. Mais cette distinction n'a pas l'importance d'une présupposition nécessaire comme, par exemple, l'hypothèse concernant la tendance biologique de l'appareil psychique ; elle est une simple construction auxiliaire, qui ne sera conservée qu'aussi longtemps qu'elle s'avèrera utile et qui pourra être remplacée par une autre sans que cela change grand-chose aux résultats de notre travail de description et de mise en ordre des faits[38]. »

Le principal intérêt de cette distinction, du point de vue dynamique, était de rendre compte du refoulement, celui-ci étant l'effet du conflit entre pulsions du moi et pulsions sexuelles. Mais cela n'a jamais été sans difficultés. L'étayage des pulsions sexuelles à la recherche d'un objet sur les pulsions du moi, implique une grande proximité entre les deux groupes de pulsions. En outre l'introduction de la notion de narcissisme conduit à effacer la distinction entre les deux types de pulsions et à faire des pulsions du moi une modalité de la Libido : en effet s'il existe un narcissisme originaire, le premier objet d'amour de l'enfant est le moi, on renonce alors au dualisme pulsionnel dont on a vu le pouvoir explicatif. Freud constate en outre, dans l'étude des névroses de compulsion et de répétition que le « tout sexuel » ne peut tout expliquer ; il sera conduit à y voir plutôt la manifestation d'une force irrépressible, indépendante de la recherche libidinale du plaisir.

Les difficultés augmentent encore quand, dans la pratique analytique, Freud se trouve confronté à l'importance que tient dans l'histoire névrotique de ses patients la notion de haine, haine de soi dans le masochisme, haine de l'autre dans le sadisme. Dans un premier temps, Freud a bien tenté de l'expliquer en rattachant ces pulsions d'agressivité et de destruction aux pulsions du moi. Il écrit dans Pulsions et destin des pulsions : « Les vrais prototypes de la relation de haine ne proviennent pas de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation[39]. » Mais cette tentative ne sera pas concluante car il deviendra de plus en plus évident que la dimension de la haine ne peut se réduire à une expression secondaire des pulsions du moi. « Si l'on embrasse dans son ensemble le tableau que composent les manifestations du masochisme immanent de tant de personnes, la réaction thérapeutique négative et le sentiment de culpabilité des névrosés, on ne pourra plus s'accrocher à la croyance que le fonctionnement psychique est exclusivement dominé par la tendance au plaisir. Ces phénomènes indiquent d'une certaine façon qu'on ne peut méconnaître la présence dans la vie psychique d'une puissance que nous nommons selon ses buts pulsion d'agression ou de destruction et que nous faisons dériver de la pulsion de mort originaire de la matière animée[40]. »

C'est ainsi que dans Au-delà du principe de plaisir publié en 1920, Freud remanie complètement sa conception des pulsions en introduisant l'idée d'une pulsion de mort : Thanatos. Il avait déjà reconnu que le but du principe de plaisir est de supprimer la tension liée à l'excitation pulsionnelle et vise donc ainsi le repos, mais il estime maintenant qu'il faut aller plus loin et supposer une tendance qui aurait pour but de mettre fin à toute excitation, de ramener l'organique à l'inorganique ; ainsi la fin vers laquelle tendrait la vie serait la mort. Alors que, dans la première présentation opposant pulsions d'auto conservation et pulsions sexuelles, les pulsions sont au service de la vie (celle de l'individu ou celle de l'espèce), ici les pulsions tendent au contraire à ramener l'organisme à un inorganique antérieur à la vie. Ce n'est plus la mort mais la vie qui apparaît comme un accident. La pulsion de mort est inscrite dans la matière animée elle-même, la vie tend vers la mort, c'est là une loi biologique.

Face à ces pulsions de mort (pulsion d'agressivité, de destruction) Freud ne retient plus la distinction entre les pulsions d'auto conservation et les pulsions sexuelles, il en fait les pulsions de vie : Éros, qui elles poussent l'individu vers l'action, vers l'objet.

La deuxième topique et la question du moi

Cette nouvelle représentation des forces pulsionnelles conduit inévitablement Freud à réexaminer toute sa conception de l'appareil psychique et de son fonctionnement. C'est en particulier l'origine du refoulement qui doit être revue. La deuxième topique en remplaçant la tripartition Ics, Cs, Pcs, par la distinction ça, moi, sur-moi, propose une totale restructuration de la théorie.

Cette deuxième topique, élaborée à partir de 1923, ne se centre plus sur l'Inconscient. Le moi, le ça et le sur-moi ne recouvrent pas le conscient, l'inconscient et le préconscient. Le caractère inconscient s'applique à chacune des instances ; l'inconscient n'est plus un substantif désignant un lieu du psychisme, mais un qualificatif qui peut s'appliquer à chacune des instances. L'originalité de cette nouvelle topique est en outre d'introduire une nouvelle instance : le sur-moi, et ainsi de clarifier la notion de censure ; elle a enfin un autre apport considérable : donner un statut précis à la notion de moi, restée jusqu'à présent sans contenu déterminé.

Le pôle pulsionnel : le ça (das es)

Freud introduit le terme pour la première fois dans Le Moi et le ça, publié en 1923. La mise à distance qu'il y a dans l'expression das es, le ça, montre bien que le sujet ne s'y reconnaît pas, ne l'assume pas, c'est la partie étrangère de nous-mêmes que nous subissons : « Le ça impersonnel correspond directement à certaines manières de parler de l'homme normal : cela m'a fait tressaillir, dit-on, quelque chose en moi, à ce moment, était plus fort que moi. C'était plus fort que moi[41]. » Le ça pour l'essentiel reprend le contenu de la notion d'Inconscient (système Ics), alors que l'inverse n'est pas vrai : tout ce qui est inconscient dans la première topique l'est aussi dans la seconde, mais, dans la seconde topique, une part du moi et du sur-moi sont aussi inconscientes, ce qui fait que l'extension du système Ics et celle du ça ne sont pas identiques. C'est, dit Freud, « la partie obscure, inaccessible de notre personnalité[42] ». Inconnaissable directement il ne peut être appréhendé qu'à travers ses manifestations. Il puise son énergie dans les besoins pulsionnels auxquels il donne une expression psychique. Plus encore que pour le système Ics, Freud insiste sur la continuité biologique du ça. Quant à son fonctionnement, il est celui qui était déjà décrit dans la première topique : processus primaire, les motions pulsionnelles contradictoires y coexistent sans se supprimer ou se soustraire. Freud en parle en termes de chaos, sans organisation générale. La dualité ente pulsions de vie et pulsions de mort, montre cependant que ce chaos n'est que relatif. (Annexe, texte 10)

L'instance de la loi : le sur-moi.

Le terme sur-moi (źber-ich) est lui aussi utilisé par Freud pour la première fois en 1923 dans Le Moi et le ça. Dans les textes précédents, Freud parlait de censure, celle-ci ayant pour rôle de réguler l'accès à la conscience, mais la première topique n'attribuait aucun « lieu » précis à cette censure. Un certain flou subsistait sur la manière dont elle se constitue, et sur la façon dont elle intervient dans le conflit psychique. Avec l'introduction de la notion de sur-moi, Freud attribue cette fonction de censure à une instance propre du psychisme, distincte du moi, pour l'essentiel inconsciente, qui se pose en juge visant à interdire la satisfaction des désirs interdits. En un mot le sur-moi est en nous l'instance de la loi, la fonction interdictrice et normative.

En effet, ce qui pour Freud explique que les processus somatiques qui sont à l'origine de la pulsion ne déterminent pas d'emblée la conduite de satisfaction comme dans l'instinct, c'est chez l'homme la rencontre de la loi. L'histoire de la pulsion est une histoire humaine et non naturelle. Or ce qui caractérise le monde humain par opposition au monde animal c'est la présence de la règle, de la loi, de l'interdit.  Autant dire que pour l'homme, dès sa naissance, la satisfaction des besoins rencontre des obstacles, des interdits partiels ou totaux, ce sont ces interdits qui vont contraindre le besoin à passer du plan physique au plan psychique : c'est parce que l'objet est pris dans un réseau d'interdits et ne se donne pas immédiatement que l'homme se constitue sur le mode du manque et tente de combler ce manque par des satisfactions qui ne sont plus seulement de type réel mais aussi de type imaginaire. L'objet de la satisfaction se trouve investi, doublé d'une dimension imaginaire, il devient objet de désir et non plus seulement de besoin, alimentant la capacité de rêve du sujet. L'objet interdit, c'est l'objet représenté, l'objet nommé, l'objet imaginé, l'objet fantasmé ; nous ne sommes plus sur le terrain du naturel, du biologique, mais bien sur le terrain psychique. Ainsi s'opère le passage du besoin au désir, de la nature à la culture, du physique au psychique.

Dans cette rencontre de la pulsion et de la loi, Freud reprend l'idée très tôt développée que le moment décisif est la crise œdipienne, crise qui marque de façon définitive l'évolution des pulsions sexuelles. Il situe cette crise œdipienne au stade phallique, c'est-à-dire au stade qui, après la période orale et anale où les pulsions partielles s'étayent sur les pulsions du moi, marque au contraire une unification de ces pulsions sous le primat de la génitalité. L'enfant, autour de quatre ans découvre à la fois, son sexe, le sexe opposé et le sexe de ses parents. Le désir sexuel de l'enfant va alors spontanément s'adresser au parent de sexe opposé en se constituant donc comme désir incestueux, tandis que le parent de même sexe est vécu comme un intrus à éliminer. On appelle complexe d'Œdipe cet ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l'enfant éprouve à l'égard de ses parents. Le schéma triangulaire ainsi décrit ne doit cependant pas être interprété de façon caricaturale. Les relations père/mère/enfant sont toujours complexes et ambivalentes : « Le petit garçon n'a pas seulement une attitude ambivalente et un choix d'objet tendre dirigé vers la mère, mais il se comporte en même temps comme une petite fille en montrant une attitude féminine tendre envers le père et l'attitude correspondante d'hostilité jalouse à l'égard de la mère[43]. »

C'est dans ce jeu complexe de désirs et de refus que se structurent l'accès à la génitalité, le choix de l'objet d'amour et d'une façon générale les différentes instances du psychisme. En effet le désir incestueux est catégoriquement interdit dans les sociétés humaines. Pour l'enfant, c'est le père qui incarne la loi. C'est lui qui interdit définitivement et catégoriquement au petit garçon la réalisation de son désir incestueux. Il semble que le fantasme de la castration joue alors un rôle fondamental. Outre qu'elle permet à l'enfant d'expliquer la différence entre les sexes, la castration est la menace que la puissance paternelle fait peser sur la sexualité de l'enfant. Pour échapper à cette menace il doit donc renoncer totalement à son désir, et être capable de l'investir hors de la cellule familiale. Ce renoncement n'est réussi que dans la mesure où il ne s'agit pas d'un simple refoulement qui ferait subsister le désir intact dans l'inconscient, mais bien d'un renoncement par intériorisation de la loi : « […] dans le cas idéal, il équivaut à une destruction, une suppression du complexe. […] Lorsque le moi n'a guère pu provoquer plus qu'un refoulement du complexe, ce dernier demeure dans le ça à l'état inconscient : plus tard il manifestera son action pathogène[44]. » Pour parvenir à cette disparition, l'enfant ne doit plus être soumis à l'instance paternelle qui impose la loi, c'est lui-même, en lieu et place du père, à l'image du père, qui doit s'imposer la loi, c'est lui qui doit devenir l'organe de la loi. Du fait même, il dépasse le conflit familial, il transforme son investissement sur les parents en identification aux parents, il intériorise l'interdit et constitue la force gardienne du psychisme : le sur-moi[45].

En reprenant les travaux des ethnologues qui voient dans le tabou de l'inceste, et le meurtre symbolique du père le principe de toute société humaine, Freud donne à ce complexe d'Œdipe une dimension universelle. Le mythe fondateur de la société est l'union des fils pour tuer le père, maître et possesseur des femmes de la tribu ; mais le meurtre du père entraîne la disparition de l'ordre qu'il faisait régner, les fils s'entredéchirent. Pour retrouver l'ordre et la paix ils doivent donc réinventer le père symboliquement, ce qu'ils font dans la représentation d'un animal « tabou » c'est-à-dire intouchable et sacré. Le rituel instaure alors le respect du tabou, et la répétition symbolique du meurtre originaire, dans la mise à mort de l'animal sacré selon des règles et un calendrier strict[46].

Le médiateur : le moi (Annexe, texte 11)

Le moi (ich) est une notion qui est présente dans l'ensemble de l'œuvre freudienne, elle n'est pas pour autant univoque. Elle est tantôt employée dans le sens courant très général de personne, tantôt elle représente le moi-plaisir du narcissisme primaire, mais aussi le moi-réalité qui par l'intermédiaire des pulsions d'auto conservation impose le principe de réalité aux pulsions sexuelles. Ce n'est que dans la deuxième topique qu'elle reçoit un statut théorique précis en devenant une instance à part entière de l'appareil psychique.

Le moi est en fait issu d'une différenciation progressive du ça, il en constitue la partie externe formée au contact du réel, un peu comme la lave d'un volcan se solidifie au contact de l'air. Par opposition aux désordres et à la folie du ça il est le lieu de la raison et de la mesure, il a pour fonction l'adaptation au monde extérieur, la liaison, la synthèse, il met en œuvre un système de mécanismes de défense visant à protéger la personnalité. La fonction de maîtrise du moi sur le ça peut être comparée à celle du cavalier sur son cheval, ou du pilote conduisant son bateau.

Lieu de tension entre le ça et le sur-moi, le moi a pour fonction d'établir l'équilibre ente les forces opposées qui agissent sur lui. Il est en quelque sorte un médiateur entre des exigences contradictoires « Il est soumis à une triple servitude et de ce fait menacé par trois sortes de dangers : celui qui vient du monde extérieur, celui de la libido du ça et celui de la sévérité du sur-moi […]. Il tente de faire la médiation entre le monde et le ça, de rendre le ça docile au monde, de rendre le monde, grâce à l'action musculaire, conforme au désir du ça[47]. »

Pour l'essentiel, le moi représente la partie consciente du psychisme, mais, comme les deux autres instances de la deuxième topique, il ne recouvre pas exactement celles de la première. Le moi ne correspond pas au système Cs-Pcs, dans la mesure où les mécanismes de défense qui l'animent sont en partie inconscients. Freud en a fait l'expérience dans la résistance[48] à laquelle il est confronté dans la cure analytique : « Nous avons trouvé dans le moi lui-même quelque chose qui est aussi inconscient, qui se comporte exactement comme le refoulé, c'est-à-dire qui produit des effets puissants sans devenir lui-même conscient, et qui nécessite pour être rendu conscient un travail particulier[49]. »

 

« Le moi n'est pas maître dans sa propre maison » 

En faisant du moi cette instance intermédiaire du psychisme, Freud reconnaît clairement qu'il n'est qu'une petite part de nous-mêmes immergée dans un océan d'inconnu. La formule célèbre « le moi n'est pas maître dans sa propre maison» l'illustre parfaitement. (Annexe, texte 12)

Dire que le moi n'est pas maître dans sa propre maison, c'est reconnaître qu'il est dupe de forces qui le dirigent sans même qu'il s'en aperçoive, que « sa maison » est dirigée par des hôtes intempestifs qui finissent par y faire la loi à son insu.

À juste titre, Paul Ricœur écrit qu'avec Freud « le réalisme de l'inconscient est une véritable révolution copernicienne : le centre de l'être humain se déplace de la conscience et de la liberté telles qu'elles s'apparaissent, à l'inconscient et à l'involontaire tels qu'ils s'ignorent et tels qu'ils sont connus par une nouvelle science naturelle. […] L'inconscient est bien l'essence du psychisme, le psychisme lui-même et son essentielle réalité[50]. »

Ce décentrement conduit à une totale aliénation du moi. Le moi, n'est plus maître du sens qu'il engage dans ses actes, il est réduit à se faire des illusions sur lui-même. Avec la maîtrise de soi, c'est l'idée même de liberté qui fait ainsi naufrage. En effet, si le moi engage dans son comportement un sens qu'il ignore, ce n'est plus lui qui donne sens à ses actions et à sa vie. Le sens est ailleurs, dans l'inconscient. Le Moi est donc réduit à se faire des illusions sur lui-même, à n'être plus lui-même qu'une illusion. Freud, après ces autres maîtres du soupçon que sont Nietzsche et Marx, renvoie la philosophie du sujet au rang des illusions. Relayé par le structuralisme, il contribue à faire du XXe siècle le siècle de la crise du sujet. Dans cette perspective, les comportements humains n'ont pas de sens, ils ont seulement une intelligibilité qui leur est conférée par la place qu'ils tiennent dans les systèmes inconscients qui les déterminent. La question du sens, qui implique l'engagement volontaire de la conscience dans le monde, n'est plus comme le disait Michel Foucault, qu'un « effet de surface », effet qui disparaît dès que l'on abandonne la surface des faits humains pour en étudier la structure profonde. Voilà résolue la question de la liberté, celle-ci, comme le suggérait déjà Spinoza, n'est qu'une illusion d'optique, elle n'est que la conscience du désir, jointe à l'ignorance des causes qui le déterminent.

Mais l'apparente clarté de la seconde topique qui conduit à cette mise sous tutelle du Moi, ne va pas sans poser problème. Ce que n'ont pas manqué de souligner les philosophes attachés au primat de la conscience.

Paul Ricœur, en particulier, met en évidence les difficultés théoriques auxquelles conduit ce « décentrement » du sujet. « Le principe de l'homogénéité du conscient et de l'inconscient qui est exigé par l'explication causale du conscient par l'inconscient est interprété de façon simpliste, et se traduit par une imagerie grossière : la conscience est comprise comme une partie de l'inconscient, comme un petit cercle enfermé dans un plus grand cercle. Freud se figure l'inconscient comme une pensée homogène à la pensée consciente, à qui manquerait seulement la qualité de conscience[51]. » Comment penser en effet cette pensée sans conscience, sans sujet ? Dire Ça pense au lieu de Je pense ne résout le problème que par un artifice verbal : comment le Ça, non-sujet par excellence, pourrait-il se comporter en sujet ?

Jean-Paul Sartre pose la question de manière voisine, en s'interrogeant sur la nature de la censure, question qui, comme on l'a vu, a toujours posé problème à Freud. La censure est clairement une force inconsciente ; le sur-moi qui dans la deuxième topique en est l'organe est lui-même inconscient pour l'essentiel. Il faut impérativement qu'il en soit ainsi, sinon le moi ne serait pas dupe du refoulement et du nécessaire déguisement qui l'accompagne.  « L'interprétation psychanalytique conçoit le phénomène conscient comme la réalisation symbolique d'un désir refoulé par la censure.  Notons que pour la conscience ce désir n'est pas impliqué dans sa réalisation symbolique. S'il en était autrement, et si nous avions quelque connaissance, même implicite de notre véritable désir, nous serions de mauvaise foi, et le psychanalyste ne l'entend pas ainsi[52]. » Mais si la censure est inconsciente, comment peut-elle savoir quelles sont les représentations sur lesquelles elle doit porter ? Pour agir il faut bien qu'elle ait une représentation et de son activité de refoulement, et de ce qui est à refouler. Mais dans ce cas, si elle se représente elle-même et ce qu'elle pense, qu'est-elle d'autre qu'une conscience ? « La censure pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu'elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d'admettre que la censure doit choisir, et pour choisir, se représenter. D'où viendrait autrement qu'elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu'elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s'expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu'elle peut relâcher sa surveillance, qu'elle peut même être trompée par les déguisements de l'instinct ? Mais il ne suffit pas qu'elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu'elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner[53] ? » La critique est sévère et invalide le principe même de l'explication psychanalytique.

Ajoutons que même d'un point de vue freudien, le statut du moi n'est pas clair : d'où vient en effet l'énergie propre dont le moi fait preuve dans son activité de refoulement ? Freud laisse entendre que cette énergie lui vient du ça, mais on revient alors à la question de départ : comment le ça peut-il travailler à sa propre répression ?

Cependant la métaphore du maître de maison utilisée par Freud est moins simpliste qu'il n'y paraît. Dire que le moi a « sa propre maison », c'est reconnaître qu'il a une possibilité d'extension de son domaine supérieure à celle qui est ponctuellement la sienne. Le moi, impuissant et dupe a cependant devant lui un territoire qui lui revient de droit et qu'il a à conquérir. Et, s'il est victime d'illusion, il est aussi celui qui a le pouvoir de démystification : « Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir[54]. » Ici le discours freudien change totalement de tonalité : « Apprends à te connaître », c'est une invitation à la prise de pouvoir sur soi par la connaissance, quelque chose comme un retour à la responsabilité du moi sur lui-même. Les énigmes du moi ne restent des énigmes que si on les ignore comme telles.

Le premier acte de la prise de pouvoir du moi est un acte d'humilité : il consiste à reconnaître que nous ne savons pas tout de nous-mêmes ; si nous ne commençons pas par l'accepter nous sommes trompés et ridicules, comme ce monarque qui s'en tient aux rapports de ses courtisans. Il faut donc « apprendre à se connaître », c'est-à-dire déchiffrer les énigmes, comprendre « qu'il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes psychiques ; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés[55] ». L'importance donné à l'inconscient ne doit donc pas être comprise comme une dépossession de soi, mais au contraire comme une invitation à se connaître soi-même, à aller à la rencontre de ses illusions pour en prendre la mesure, prendre le gouvernement de soi par la connaissance de soi. Selon la formule de Jacques Lacan : « Là où est le ça il faut que le moi advienne. » Plus nous comprendrons cette obscurité qui est en nous, plus nous travaillerons à rechercher en nous les racines inconscientes de ce que nous sommes et plus nous gagnerons en lucidité. Spinoza ne disait-il pas que la liberté est dans la connaissance du déterminisme ?

Conclusion

Qu'en est-il donc du moi ? Monarque fantoche, objet de toutes les mystifications, ou conquérant de ces terres inconnues qui sont cachées au plus profond de nous-mêmes ? Il semblerait qu'en résolvant les énigmes du moi, Freud n'ait fait que repousser la question en transformant le moi lui-même en énigme, et pire encore en aporie.

Là encore certains diront qu'il n'y a énigme que parce que la question est mal posée, que l'énigme se résout si on déjoue l'impasse sur laquelle elle est construite. Paul Ricœur le suggérait déjà en émettant l'hypothèse qu'une autre façon de poser le problème éviterait peut être de tomber dans l'aporie du moi, et Sartre proposait purement et simplement de redonner le pouvoir à la conscience en remplaçant l'incompréhensible inconscient par la conscience de mauvaise foi, une conscience qui se rend obscure à elle-même, une conscience qui se mystifie elle-même.

La question est donc posée : pour aborder les énigmes du moi et tenter de les résoudre est-il nécessaire d'engager le lourd et mal commode appareil de la théorie freudienne ? Paul Ricœur répond négativement : « Il faut d'abord attaquer dans son principe cette interprétation chimérique, il doit être possible de la dissiper ensuite dans chaque cas particulier, car aucune interprétation de rêve ou de névrose, dans le sens même de la psychanalyse freudienne n'implique ce mythique inconscient[56]. »

C'est ce à quoi s'est appliqué le psychiatre Ronald Laing, pour qui  Freud est « un héros, descendu dans les “bas-fonds”, où il a rencontré des choses terrifiantes. Il avait emporté avec lui sa théorie, telle une tête de Méduse, qui pétrifia ces horreurs. Nous, ses successeurs, nous profitons des connaissances qu'il a ramenées de sa descente aux enfers et nous a transmises. Il a survécu. Il nous appartient de voir maintenant si nous pouvons survivre sans utiliser une théorie qui, dans une certaine mesure, est un instrument de défense[57]. »

C'est ce à quoi répond selon lui ce qu'il appelle la phénoménologie existentielle. En tentant de cerner « la nature de l'expérience qu'un individu a de son univers et de lui-même[58] » cette forme de thérapie est en mesure de contourner l'objectivation du sujet qu'impose la théorie freudienne. Alors qu'avec celle-ci « nous considérons un homme en soi et nous conceptualisons ses divers aspects en parlant de Moi, de Sur-moi et de Ça[59] », il faut au contraire « restaurer le lien originel entre le Je et le Vous ».

Freud a incontestablement ouvert un champ inépuisable à la connaissance, son œuvre a été parfois érigée en dogme et la psychanalyse en secte, ce qui est le plus grand mal qu'on puisse lui faire. La pensée de Freud a toujours été une pensée vivante, avec ses hésitations et ses insuffisances. Rester aujourd'hui dans la continuité de l'œuvre de Freud c'est la prolonger, la réinterpréter à la lumière d'un nouveau regard sur la pratique.

Jacqueline Morne



[1] J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967.

[2] Alain, Éléments de philosophie, Livre II, ch. XVI, note 146, Éd. Gallimard, 1941, p. 155.

[3] Alfred de Musset, Nuit de décembre :

« […]

Au coin de mon feu vint s'asseoir

Un étranger vêtu de noir

Qui me ressemblait comme un frère. »

[4] Malebranche, La Recherche de la vérité, 11ème éclaircissement, Vrin, Œuvres III.

[5] Freud et Breuer, Études sur l'hystérie, PUF, Bibliothèque de psychanalyse.

[6] Freud, Cinq psychanalyses, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, 1974.

[7] Freud, Métapsychologie, Gallimard, 1968, p. 11.

[8] Freud et Breuer, Études sur l'hystérie, ouvr. cité, p. 25.

[9] Id, p. 124.

[10] Freud, Cinq psychanalyses, ouvr. cité, p. 93.

[11] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, note 1, p. 125.

[12] Ibid., p. 66.

[13] J. Laplanche et J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 361.

[14] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, p. 15.

[15] Ibid.  p. 16.

[16] Ibid.  p. 17.

[17] Ibid.  p. 19

[18] Ibid.  p. 23

[19] Ibid. p. 22.

[20] Ibid. p. 24.

[21] Freud, Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, 1910.

[22] Freud, cité par Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, p. 261.

[23] Freud, Cinq Psychanalyses, p. 171.

[24] Freud, Métapsychologie, p. 46.

[25] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité p. 29

[26] Ibid.

[27] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, chapitre 2 : « Le refoulement ».

[28] Ibid, p. 50.

[29] Ibid. p. 52.

[30] Ibid.  p. 53.

[31] Ibid. p. 59.

[32] Ibid. p. 62.

[33] Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, II, ch. 1, Garnier, 1966, pp. 96-97.

[34] Ibid.

[35] Freud,  L'Homme aux loups, in Cinq psychanalyses, ouvr. cité.

[36] Freud, L'Interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 242.

[37] Ibid. p. 266.

[38] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, p. 21.

[39] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, p. 41.

[40] Analyse terminée et analyse interminable, 1937.

[41] Freud, Psychanalyse et médecine in Ma vie et la psychanalyse, 1926.

[42] Freud, La Décomposition de la personnalité psychique, in Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984, p. 102.

[43] Freud, Le Moi et le ça, in Essais de Psychanalyse, Payot, 1951.

[44] Freud, cité par Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 82.

[45] Freud considère que l'œdipe féminin ne se développe pas de manière rigoureusement symétrique. D'abord parce que, pour le garçon, l'amour de la mère se situe dans le prolongement de la relation mère-enfant préœdipienne, alors que pour la fille elle marque une rupture. D'autre part pour Freud il n'y a pas d'équivalence entre les organes génitaux féminins et masculins, d'où un rapport différent à la castration. La fille est considérée comme castrée, ce n'est donc pas pour elle la peur de la castration à venir qui peut lui permettre de sortir de la relation œdipienne, le rapport d'identification au père et donc à la loi ne se fait pas de la même manière, le rapport au père restant un rapport de séduction pour obtenir symboliquement de lui le pénis perdu. Inversement la découverte par le garçon du non-sexe de la fille renforce son angoisse de la castration et accélère le processus œdipien.

Thèse qui fut fortement contestée, en particulier chez les psychanalystes femmes, qui accusent Freud d'être totalement passé à côté de la sexualité féminine.

[46] Voir Freud, Totem et Tabou, Payot, 1947.

[47] Freud, Le Moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Payot, 1951. 

[48] Freud appelle résistance, les forces qui s'opposent au retour du refoulé pendant la cure analytique.

[49] Ibid.

[50] Paul Ricœur, Le Volontaire et l'involontaire, Aubier Montaigne, 1967, p. 362.

[51] Ibid.

[52] Jean-Paul Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, 1965, p. 33.

[53] Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, Gallimard, 1943, pp. 90-91.

[54] Essais de psychanalyse appliquée, « Une difficulté de la psychanalyse » (1917), Gallimard, 1933.

[55] Freud, Métapsychologie, « L'inconscient », Gallimard, 1968.

[56] Paul Ricœur, ouvr. cité.

[57] Ronald D. Laing, Le Moi divisé, Stock, 1970, p. 23.

[58] Ibid., p. 15.

[59] Ibid., p. 17.

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