Cours de Jacqueline Morne : Freud ou les énigmes du moi. © : Jacqueline Morne. Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes. Par des liens posés au début du cours puis dans le texte lui-même, le cours renvoie à 2 annexes que vous pouvez consulter et imprimer à part. Freud ou les énigmes du moiLe lecteur pourra consulter en annexe une série de textes de
Freud permettant de préciser la réflexion, ainsi qu'une chronologie des
ouvrages de Freud cités. En outre il est fortement recommandé de se rapporter au Vocabulaire de la Psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis[1], ouvrage qui propose des définitions précises de tous les concepts de la théorie psychanalytique. Plan de l'exposéIntroduction « Les hystériques souffrent de réminiscence » « Une hypothèse légitime et nécessaire » L'origine de l'énergie psychique : les pulsions. Définition Les types de pulsions Le fonctionnement de l'appareil psychique : Le destin des pulsions Le refoulement La sublimation La théorie de l'inconscient La première topique Les rêves : « voie royale d'exploration de l'inconscient » Les caractères de l'inconscient Le tournant des années 20 Pulsions de vie et pulsions de mort La deuxième topique et la question du moi Le pôle pulsionnel : le ça L'instance de la loi : le sur-moi Le médiateur : le moi « Le moi n'est pas maître dans sa propre maison » Conclusion Introduction : « L'homme est obscur à lui-même » Point n'est besoin d'avoir lu Freud pour parler du Moi en
termes d'énigmes. « L'homme est obscur à lui-même, cela est à savoir[2] » avertit Alain qui ne peut
être soupçonné de complaisance vis-à-vis de la psychanalyse. Qui cherche à se
connaître est confronté à son propre mystère. Le Moi n'est jamais donné, il est
toujours à rechercher, voire à inventer. Pour l'essentiel nous nous vivons sur
le mode de l'inconnu, cet inconnu qui pourtant « nous ressemble comme un
frère[3] »
comme le disait Musset, et qui toujours nous échappe. De ce proche inconnu nous
ne sommes le plus souvent pas plus capables de prévoir les réactions que d'un
étranger, (« Je n'aurais jamais cru cela de moi »). Comment saint
Pierre, le fidèle disciple, aurait-il pu penser au soir de la Cène, qu'avant le
chant du coq il aurait par trois fois renié le Christ pourtant tant aimé,
demande Malebranche[4] ? Aussi impérative qu'insoluble
la question du Moi résonne comme un défi impossible. Mais nul n'a su comme Freud donner à ce problème du Moi la
dimension d'une énigme. La raison en est que d'emblée Freud pose ce problème en
termes d'interprétation. Une énigme, en effet, ce n'est pas seulement une
question, aussi difficile et obsédante soit-elle, c'est une question codée, une
question à laquelle il ne faut pas seulement répondre mais qu'il faut résoudre.
C'est une question dont on ne voit pas la réponse, parce qu'avant d'y répondre
il faut, au sens propre, la déchiffrer : en trouver le chiffre, le code.
Il faut l'interpréter, ou la traduire. Quand le Sphinx demande à Œdipe « Quel
est l'être qui marche sur quatre pattes au matin, sur deux à midi et sur trois
le soir ? », ce n'est pas une simple devinette mais bien une énigme,
il faut d'abord comprendre que ce n'est qu'au sens figuré qu'il parle du matin
du midi et du soir, de même que les deux trois et quatre pattes ne sont pas de
même nature. Ceci étant éclairci, la solution « l'homme » devient
possible. La réponse apparaît possible dès lors qu'on ne prend pas la
question au premier degré. Pour résoudre une énigme il faut d'abord en trouver
la clé, la grille de lecture, or c'est très exactement le principe de l'interprétation
psychanalytique. Nous ne pouvons comprendre l'homme que si nous faisons de son
comportement le signifiant d'un signifié caché, la traduction d'un sens perdu.
Freud inscrit d'ailleurs son analyse dans un champ sémantique très
significatif : il parle sans cesse de rébus, de charade, de hiéroglyphe,
de déguisement, de texte à traduire. Cette première approche nous permet d'ores et déjà de mettre
en évidence ce qui fait la double originalité de la théorie freudienne de
l'inconscient : D'une part, la discontinuité entre le connu et l'inconnu, le
visible et le caché, l'avoué et l'inavoué, c'est-à-dire entre la vie consciente
et la vie inconsciente entre lesquelles la relation n'est pas de causalité mais
de symbolisation. Les rêves, les actes manqués, les troubles psychiques, mais
aussi nos goûts, nos choix, nos préférences sont l'expression déguisée de
réalités psychiques que nous ignorons, et qui constituent autant d'énigmes à
déchiffrer. D'autre part, l'inscription de la théorie dans une pratique qui est celle de la recherche de ce sens caché, du travail d'interprétation. Freud est d'abord un médecin qui tente de soigner l'hystérie. La théorie psychanalytique est une tentative pour rendre compte de ses travaux, elle s'inscrit d'emblée dans une volonté de rationalité, dans le cadre d'une démarche qui se veut scientifique. Les concepts de la théorie psychanalytique sont autant d'instruments intellectuels permettant de comprendre la vie psychique et de mieux en circonscrire les troubles afin de les soigner. Il s'agit donc de la théorisation d'une pratique, d'une théorie qui se veut plus de type scientifique que de type philosophique, et qui sera d'ailleurs soumise à de continuels remaniements. « Les hystériques souffrent de réminiscences » [On lira avec profit les exemples traités par Freud et Breuer
dans les Études sur l'hystérie[5],
en particulier le cas d'Elizabeth V. R…, ou celui d'Anna O. ; ou, dans Cinq psychanalyses[6],
ceux de l'Homme aux loups ou du Petit Hans.] « Le
véritable commencement de toute activité scientifique consiste dans la
description de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés
dans des relations. Dans la description, déjà, on ne peut éviter d'appliquer au
matériel certaines idées abstraites que l'on puise ici et là et certainement
pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées – qui deviendront
les concepts fondamentaux de la science – sont dans l'élaboration
ultérieure des matériaux, encore plus indispensables. Elles comportent d'abord
nécessairement une certaine indétermination[7]. » Ce passage de la Métapsychologie
fixe clairement la démarche qui sera celle de Freud dans toute sa
recherche : à savoir un va-et-vient constant entre la théorie et la
pratique. La pratique est celle du traitement de l'hystérie, elle est de
l'ordre de l'observation, cette observation ne peut être instructive que si
elle n'est pas menée au hasard et sans règle, elle doit s'ordonner selon des
concepts, mais ces concepts seront nécessairement au départ imprécis, ils
« comportent une certaine indétermination ». Ce sont des instruments
de travail qui ne peuvent en aucun cas être définis a priori, mais qui sont forgés et ajustés au fur et à mesure que
l'observation progresse. La nécessaire élaboration théorique de ces concepts ne
peut donc se faire que progressivement, et être soumise à une perpétuelle
révision. Les premiers travaux de Freud sur l'hystérie sont une parfaite illustration de cette exigence. Ce que l'expérience du thérapeute met en évidence à ce stade
de la recherche : C'est d'abord, globalement, l'existence d'une vie affective
qui échappe à la conscience : nous pouvons aimer, craindre, désirer, sans
savoir que nous aimons, craignons ou désirons. C'est ensuite les bases d'une théorie du symptôme. Le principe de l'explication des troubles psychiques repose sur l'idée que le symptôme ne vaut pas pour lui-même mais pour ce qu'il représente : « les hystériques souffrent de réminiscence », au sens où ce serait quelque chose (évènement, pensée, image, sentiment) dont l'hystérique ne parvient pas à se souvenir qui serait à l'origine de sa souffrance : le dégoût à la vue du petit chien buvant dans un verre pour Anna O.[8], ou la pensée inconvenante d'Elizabeth au chevet de sa sœur morte : « Mon beau frère est libre[9]. » Le symptôme est quelque chose comme un langage, mais un langage perdu, il traduit des sentiments à travers notre corps ou notre conduite, mais à notre insu. « Ça parle en nous » diront les psychanalystes. D'un point de vue freudien, le symptôme n'est pas un indice au sens médical du terme symptôme, il n'est pas la conséquence d'une cause, comme la toux par exemple est la conséquence d'une irritation de la gorge. Le symptôme est un signe, le signe d'un conflit dont il est en quelque sorte le porte-parole (pour le petit Hans par exemple la phobie des chevaux « dit » la peur de la castration par le père[10]). Il exprime un désir qui ne peut s'avouer comme tel, en l'inscrivant dans un autre registre, celui du corps. On peut donc le considérer comme la conversion d'une excitation psychique en manifestation somatique, comme la traduction métaphorique du conflit engendré par un désir impossible. Cette notion de conflit devient très tôt la notion centrale dans la théorie des névroses. Très vite aussi, Freud s'apercevra que la sexualité joue un rôle primordial dans cette construction. Cette explication du symptôme permet du même coup de
comprendre le principe de la thérapie : il s'agira de permettre à
l'hystérique d'assumer consciemment le conflit dont il est victime. Le symptôme
traduisant un refus, les réactions de défense disparues, le symptôme n'a plus
sa raison d'être. Le point de vue radicalement nouveau qui est ainsi introduit dans la représentation du psychisme c'est le point de vue dynamique, qui consiste à poser les problèmes de la vie psychique en termes de rapport de forces. Ce que nous ignorons de nous-mêmes nous l'ignorons, non pas en raison de son peu d'importance ou de notre inattention, mais bien parce qu'en nous des forces que nous ne maîtrisons pas s'opposent à ce que nous en prenions conscience, ce que Freud va appeler le refoulement. L'Inconscient n'est pas seulement l'inaperçu, c'est le refoulé, ce n'est pas ce qui n'est pas conscient, mais ce qui ne peut pas le devenir en fonction des forces qui s'y opposent. Ce sont ces premières observations qui vont ensuite conduire
Freud « à clarifier et à approfondir les hypothèses théoriques sur
lesquels un système psychanalytique pourrait être fondé[11] ». « Une hypothèse légitime et nécessaire » L'hypothèse centrale qui émerge de ces études est bien sûr la
notion d'Inconscient dont Freud dit qu'il est une « hypothèse légitime et
nécessaire[12] »
(Annexe, texte 1). Une hypothèse et non à
proprement parler un fait, car, Freud le fera remarquer, on ne peut
« observer » l'inconscient, il est par définition ce qui ne peut
exister sous le regard de la conscience. De même que les pulsions qui en
constituent le noyau central, il ne peut être connu que par ses manifestations.
Mais cette hypothèse trouve toute sa légitimité dans sa nécessité même. Sans
elle la vie consciente n'est qu'une série interminable d'énigmes, elle est sans
cohérence, « les renseignements que fournit le conscient sont pleins de
lacunes ». Pour être compris « ils présupposent d'autres actes
psychiques dont le conscient cependant ne sait rien témoigner ».
L'hypothèse de l'inconscient trouve donc sa pleine justification dans son
pouvoir explicatif, dans le gain de sens et de rationalité qu'elle permet. Freud mènera ce travail de clarification en l'articulant sur
un triple point de vue, topique, économique et dynamique : - Le point de vue topique introduit une
différenciation dans l'appareil psychique entre différents systèmes ayant des
caractères et des fonctions différents. Ce sont des « lieux » (topoi) du
psychisme, disposés dans un certain ordre les uns par rapport aux autres. Il
faut cependant préciser que cette référence à des « lieux du
psychisme » est plus métaphorique que réelle et ne suppose aucune
localisation cérébrale. C'est ce point de vue topique qui permettra en particulier
de « situer » l'inconscient par rapport au conscient. - Le point de vue économique décrit les
processus psychiques en termes de circulation d'énergie susceptible
d'augmentation de diminution, d'équivalence, il permet en particulier de mieux
comprendre le processus du refoulement. - Le point de vue dynamique, enfin,
envisage les phénomènes psychiques comme résultant de conflits entre des
rapports de forces contradictoires, il explique entre autre l'étiologie des
névroses. L'entrecroisement de ces trois points de vue permet à Freud
de proposer une première représentation de l'appareil psychique et de son
fonctionnement, toute entière fondée sur la distinction entre représentations
conscientes et représentations inconscientes. L'origine de l'énergie psychique : les pulsionsOn l'a vu, l'observation majeure à laquelle Freud a été
confronté, c'est que la vie psychique est le produit de multiples rapports de
forces qui déterminent une complexe circulation d'énergie. C'est pour définir
la source de cette énergie que Freud élabore le concept de pulsion. Définition (Annexe, texte 2)) Une pulsion est un « processus dynamique qui fait tendre
l'organisme vers un but, elle a sa source dans une excitation corporelle, son
but est de supprimer l'état de tension dû à cette excitation, c'est dans
l'objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but[13] ». Cette définition signifie en tout premier lieu que la
pulsion, d'origine organique est une force qui nous anime, qui nous pousse à
agir à la recherche des moyens de sa satisfaction. Sans elle, nous serions
inertes, toute notre vie active en dépend. C'est une exigence du corps qui ne
connaît d'autre loi que celle de la satisfaction. Elle se manifeste par un état
de tension révélateur d'un manque, et ne s'éteint que dans la possession de
l'objet susceptible de combler ce manque. À l'inverse d'une excitation venue du
monde extérieur et dont on peut se préserver par la fuite, la pulsion trouve
son origine dans l'organisme lui-même, elle est « le signe distinctif d'un
monde intérieur[14] » et
il n'y a pas d'autre moyen de faire cesser la tension et donc le déplaisir qui
y est lié que de la satisfaire. C'est encore là le modèle biologique et le
point de vue économique qui guident Freud : « Le système nerveux est
un appareil auquel est impartie la fonction d'écarter les excitations à chaque
fois qu'elles l'atteignent, de les ramener à un niveau aussi bas que possible[15]. »
La disparition de la tension est cause de plaisir, d'où le principe fondamental
qui régit le monde pulsionnel : le principe de plaisir, selon lequel toute
pulsion tend vers sa satisfaction. « La sensation de déplaisir est en
rapport avec un accroissement de l'excitation, et la sensation de plaisir avec
la diminution de celle-ci[16]. » Il est clair que la notion de pulsion, adosse la psychologie
freudienne à la physiologie. Les choses sont cependant beaucoup plus complexes.
La pulsion, même si elle y fait penser au premier abord, n'est pas l'instinct.
L'animal a des instincts, en lui les mécanismes physiologiques engendrent des
comportements innés, fixes, qui permettent à tous les individus d'une même
espèce de répondre de manière adaptée à leurs besoins. L'instinct fixe de
manière immuable, le besoin, la manière de le satisfaire et l'objet de la
satisfaction. Il est donc inscrit dans la nature. Il en va très différemment
pour l'homme qui n'a pas d'instincts mais des pulsions. Si l'homme éprouve bien
des manques qui le poussent à agir, tout pour lui reste à inventer au niveau de
la satisfaction. C'est pourquoi Freud fera du concept de pulsion un
« concept ouvert » qui ne désigne au besoin aucun objet déterminé,
aucun mode déterminé de satisfaction. Est objet de la pulsion tout objet
susceptible de la satisfaire. En ce qui concerne la sexualité par exemple, ceci
signifie que l'homme n'a pas d'instinct sexuel qui lui dicte son objet et sa
conduite, les pulsions sexuelles au contraire sont polymorphes, et ce n'est
qu'au terme d'une histoire qu'elles se fixent sur un objet. « L'objet de
la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est
ce qu'il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originairement
lié[17].»
La notion de pulsion est donc une notion dont on ne peut rendre compte sur le seul plan physique ou physiologique. « Concept ouvert », elle est aussi un « concept limite » entre le physique et le psychique. Elle puise ses racines dans des processus somatiques, et, en tant que telle, elle est inconnaissable en elle-même, mais elle se manifeste en engendrant le désir, c'est-à-dire l'élaboration psychique du besoin. Non un simple manque, vite comblé par l'objet que la nature lui a désigné, mais une prolifération d'images, de fantasmes, qui le mettent en scène et nous engagent dans la quête effrénée du plaisir toujours renouvelé. Les types de pulsions Freud a tout d'abord distingué deux grands types de
pulsions : d'une part les pulsions d'auto conservation aussi nommées
pulsions du moi, qui regroupent l'ensemble des besoins liés aux fonctions
corporelles nécessaires à la conservation en vie de l'individu. Son prototype
est la pulsion alimentaire : la Faim ; et d'autre part les pulsions
sexuelles : la Libido. Tout en précisant que ce n'est qu'une
« construction auxiliaire » qui pourra être modifiée, (et qui
d'ailleurs le sera) Freud justifie ce dualisme des pulsions : d'une part,
parce que, d'un point de vue biologique, pulsions du moi et pulsions sexuelles se
distinguent, les unes étant tournées vers la survie de l'individu et les autres
vers la survie de l'espèce[18],
et d'autre part parce que l'observation de l'origine des névroses laisse penser
« qu'elles seraient dues à des conflits entre les revendications de la
sexualité et celles du moi[19] ».
À l'inverse des pulsions du moi, les pulsions sexuelles ne
sont pas d'emblée unifiées, leur objet n'est pas biologiquement déterminé,
leurs sources corporelles sont multiples, et leur mode de satisfaction est
variable. Freud a ainsi donné aux pulsions sexuelles un champ beaucoup plus
large que celui qui lui est habituellement donné quand on les assimile à la
génitalité. « Elles sont nombreuses, issues de sources organiques
multiples, elles se manifestent d'abord indépendamment les unes des autres et
ne sont rassemblées en une synthèse plus ou moins complètes que tardivement. Le
but que chacune poursuit est le plaisir
d'organe ; c'est seulement la synthèse une fois accomplie qu'elles
entrent au service de la fonction de
reproduction, et c'est ainsi qu'elles se font alors connaître comme
pulsions sexuelles[20]. » En
parlant de « sexualité infantile » et en qualifiant l'enfant de
« pervers polymorphe », Freud a certes indigné la bourgeoisie bien-pensante
viennoise, mais il a surtout initié une théorie révolutionnaire de la
sexualité. Les analyses des rêves et des névroses ont montré en effet que les
pulsions sexuelles existent chez l'enfant bien avant la maturité des fonctions
génitales. Loin d'être une limitation de la sexualité ce manque de maturité
génitale conduit au contraire l'enfant à développer une sexualité polymorphe,
toute partie du corps, toute fonction biologique pouvant devenir le support
érotique du plaisir. Il semblerait que la forme primitive de la satisfaction des
pulsions sexuelles soit une forme narcissique, auto-érotique (Annexe, texte 3). Originairement au tout début de la vie
psychique, le moi est en partie capable de satisfaire ses pulsions sexuelles
sur lui-même ; Freud parle de narcissisme primaire, caractérisé par
l'investissement de toute la libido sur le moi. L'amour étant la relation avec
l'objet de la satisfaction, on peut donc dire que le premier objet d'amour est
le moi. À l'inverse des pulsions du moi qui exigent un objet extérieur, les
pulsions sexuelles peuvent trouver une satisfaction auto-érotique, le monde est
alors indifférent, l'enfant s'aime lui-même, son moi est un moi-plaisir, on
peut parler à ce stade de libido du moi, le plaisir trouve son objet dans la
personne propre, le moi n'a pas besoin du monde extérieur. L'amour provient de
la capacité qu'a le moi de satisfaire une partie de ses motions pulsionnelles
de façon auto-érotique, par l'obtention du plaisir d'organe. À l'origine
l'amour est narcissique. Ensuite s'organise la rencontre de l'objet par
l'intermédiaire des pulsions d'auto conservation. Les pulsions sexuelles
« s'étayent » sur les pulsions du moi qui leur fournissent une source
organique, une direction et un objet : « Les pulsions sexuelles
trouvent leurs premiers objets en étayage sur les valeurs reconnues par les
pulsions du moi, tout comme les premières satisfactions sexuelles sont
éprouvées en étayage sur les fonctions corporelles nécessaires à la
conservation de la vie[21]. »
Les pulsions partielles, au départ désordonnées et multiples, vont d'abord
s'organiser sous le primat de l'oralité ; le plaisir est alors lié à
l'alimentation, à l'excitation de la zone érogène buccale, sa source est le
sein maternel, son objet est la nourriture, son but l'incorporation et la
dévoration. Ce plaisir ne se réduit pas au plaisir alimentaire, il le double en
quelque sorte en lui donnant une dimension sexuelle, la capacité de l'enfant à
le reproduire dans l'activité de succion, montre qu'il est recherché pour
lui-même et prend une dimension auto-érotique. Au stade suivant
« sadique-anal », les pulsions sexuelles s'organisent sous le primat
de la fonction d'excrétion et de la zone érogène anale. À travers l'affirmation
de la maîtrise musculaire (apprentissage de la marche, de la propreté),
l'enfant développe avec l'objet un rapport de pouvoir, un rapport de contrôle
possessif. Ce n'est qu'au troisième stade, stade phallique, que les pulsions
partielles s'organisent sous le primat de la génitalité. Dans cette histoire l'investissement de l'objet n'est jamais définitif, « l'investissement du moi persiste et se comporte envers les investissements d'objet comme le corps d'un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes émis[22] ». Dans certains cas la libido peut secondairement se retirer sur le moi, notamment dans des états psychotiques caractéristiques du narcissisme secondaire, et d'une façon générale les pulsions d'auto conservation restent en parties investies d'une composante libidinale. C'est sur cette base que Freud explique l'homosexualité. L'homosexuel serait un homme qui n'aurait pu totalement se détourner de l'auto érotisme. Dans le choix de l'objet d'amour, il se tourne vers un objet extérieur, mais un objet qui lui ressemble, un être doué d'un pénis : « Au cours de leur évolution de l'auto érotisme à l'amour objectal, ils sont restés fixés à un point intermédiaire plus rapproché du premier que du second[23]. » (Annexe, texte 4) La distinction entre pulsions d'auto conservation et pulsions
sexuelles dans cette première théorisation a donc pour Freud une double
fonction : d'une part, elle permet de rendre compte du développement de la
sexualité par la théorie de l'étayage, et, d'autre part, elle permet
d'interpréter l'origine conflictuelle des névroses en en faisant le produit
d'un conflit entre les pulsions du moi et les pulsions sexuelles, ce qui a le
mérite d'expliquer en partie la constitution de l'instance du
refoulement : la censure. On peut penser en effet que les pulsions du moi
exigeant pour leur satisfaction un objet réel (les aliments par exemple ou le
sein maternel) sont beaucoup plus vite contraintes à s'adapter au réel, elles
deviennent alors un agent du principe de réalité et s'opposent aux pulsions sexuelles.
Ce sont elles donc qui jouent le rôle de la censure. Des difficultés demeurent cependant : - d'une part concernant le premier choix d'objet, tantôt
présenté comme auto érotique dans la perspective du narcissisme primaire, et
tantôt présenté comme d'abord tourné vers le monde extérieur : le sein
maternel. - D'autre part, faire des pulsions du
moi l'un des pôles du conflit pathogène ne va pas non plus sans soulever des
problèmes : comment les pulsions du moi qui comme toute pulsion ont pour
but le plaisir, peuvent elles devenir l'agent de la répression du
plaisir ? Et comment les pulsions sexuelles, elles aussi source de
plaisir, peuvent-elles devenir source de déplaisir ? Freud en est
d'ailleurs conscient quand il écrit : « La possibilité théorique d'un
refoulement n'est pas facile à déduire. Pourquoi une motion pulsionnelle
devrait-elle subir un tel destin ? Il faut ici que soit manifestement
remplie une condition : l'atteinte du but pulsionnel doit procurer du
déplaisir au lieu du plaisir. Mais c'est là quelque chose de difficile à
concevoir. Il n'existe pas de telles pulsions, une satisfaction pulsionnelle
est toujours un plaisir. Il faudrait donc admettre des circonstances
particulières, un processus quelconque par lequel le plaisir de satisfaction est
transformé en déplaisir[24]. » Le fonctionnement de l'appareil psychique : le destin des pulsionsLa recherche de la satisfaction des pulsions est
donc la source de toute l'énergie qui anime l'action humaine. Mais la
satisfaction ne pouvant être immédiate et directe, l'histoire des pulsions va
être l'histoire des détours, des ruses, des déguisements, auxquels elles vont
avoir recours pour atteindre cette satisfaction. Sujet/objet,
plaisir/déplaisir, activité/passivité, sont autant d'axes autour desquels va se
jouer le destin des pulsions, déterminant les choix d'objet, les relations
d'amour et de haine, les équilibres et les déséquilibres de chacun. C'est ainsi que Freud explique la
complexité et la richesse de notre vie tant affective qu'intellectuelle. Nos
amours, nos gouts esthétiques, nos choix professionnels, politiques ou
religieux, nos passions, et en général notre personnalité, sont pour
l'essentiel l'aboutissement, jamais innocent, de ce long travail de déguisement
auquel la censure contraint les pulsions, et plus particulièrement les pulsions
sexuelles. Dans le chapitre
de Métapsychologie consacré aux « Pulsions
et destins des pulsions », Freud examine quatre cheminements différents de
nos pulsions : le renversement dans le contraire, le retournement sur la
personne propre, le refoulement et la sublimation. En ce qui
concerne les deux premiers cheminements, dont Freud dit qu'ils sont surtout
opérationnels tant que le refoulement n'est pas constitué, nous nous en
tiendrons à un seul exemple qui illustre parfaitement la complexité du destin
des pulsions sexuelles : celui du masochisme, que Freud analyse dans ce
même chapitre. Le masochisme est
l'aboutissement de la conjonction de deux processus différents, d'une part le
renversement du but de la pulsion de l'activité à la passivité, le but actif de
tourmenter, est remplacé par le but passif d'être tourmenté ; et
d'autre part le retournement sur la personne propre : le masochisme est un
sadisme retourné sur le moi propre : « L'observation analytique ne laisse
aucun doute sur ce point : le masochiste jouit, lui aussi, de la fureur
dirigée sur sa personne propre[25]. »
On pourrait donc considérer que le masochisme est second par rapport à un
sadisme originaire, le moi passif du masochiste se projette fantasmatiquement
dans le moi actif de celui qui lui fait violence. Mais inversement « une
fois qu'éprouver de la douleur est devenu un but masochiste, le but sadique
consistant à infliger des douleurs peut aussi apparaître rétroactivement :
alors provoquant ces douleurs pour d'autres, on jouit soi-même de façon
masochiste dans l'identification avec l'objet souffrant[26]. »
La relation sadomasochiste s'engendre ainsi elle-même dans un rapport
dialectique. Le refoulement Parmi les différents destins possibles des pulsions, le rôle essentiel dans le fonctionnement de l'appareil psychique revient incontestablement au refoulement. (Annexe, texte 5) « L'essence
du refoulement ne consiste qu'en ceci : mettre à l'écart et tenir à
distance du conscient » écrit Freud dans le chapitre de Métapsychologie consacré au refoulement[27].
Le refoulement intervient lorsque la satisfaction d'une pulsion, qui devrait
normalement provoquer du plaisir, provoque au contraire du déplaisir. Il
consiste à maintenir ou à rejeter dans l'inconscient tout ce qui n'est pas
admis dans le conscient ; paradoxalement on pourrait donc dire que le
refoulement est au service du principe de plaisir, son rôle étant d'éviter le
déplaisir qui serait lié au conflit. On peut distinguer une première forme du refoulement ou refoulement originaire, qui consiste à
refuser l'accès au conscient au représentant psychique de la pulsion. Le
représentant de la pulsion ainsi refoulé n'a cependant pas disparu, il continue
d'exister et de proliférer dans l'inconscient, « ce déploiement non inhibé
dans le fantasme » lui donne même un développement moins perturbé et plus
riche quand il est soustrait par l'inconscient à l'influence consciente. Il
forme alors des rejetons, établit des liaisons qui doivent eux aussi être
refoulés : c'est le refoulement proprement dit, qui est un
« refoulement après-coup ». Se développe alors au plus profond de
nous « une force pulsionnelle extraordinaire et dangereuse[28] ».
Dangereuse car cette force pulsionnelle prolifère en produisant des rejetons
suffisamment éloignés de la motion originelle pour investir le conscient.
« Quand les rejetons se sont suffisamment éloignés du représentant
refoulé, soit parce qu'ils se sont laissés déformer, soit parce que se sont
intercalés plusieurs intermédiaires, alors, sans plus d'obstacles, ils peuvent
accéder librement au conscient. » Le refoulement ne travaille pas de manière globale mais de
manière individuelle : « Chaque rejeton du refoulé peut connaître un
destin particulier ; un peu plus ou un peu moins de déformation et le
résultat change du tout au tout. Dans ce même contexte, on peut comprendre que
les objets préférés des hommes, leurs idéaux, découlent des mêmes perceptions
et expériences qu'ils ont le plus en horreur[29]. » En outre le refoulement n'est pas un événement unique, il
n'est pas fait une fois pour toutes, « le refoulé exerce, en direction du
conscient, une pression continue, qui doit être équilibrée par une
contre-pression incessante[30] » ;
ce qui exige une dépense constante de force pour maintenir dans l'inconscient
la représentation interdite. On peut donc considérer que plus le refoulement
est important et plus l'énergie psychique que le sujet lui consacre est
importante. Du point de vue économique la suppression du refoulement est une
épargne d'énergie. Ce même point de vue économique permet à Freud une analyse
plus précise de ce qui se passe dans le refoulement. Il permet en effet de
distinguer entre le représentant de la pulsion et le « quantum
d'énergie » ou « quantum d'affect » qui l'accompagne : le destin du représentant de la
pulsion et celui du quantum d'énergie peuvent en effet être différents. Dans
tous les cas le refoulement produit la formation d'un substitut qui accompagne
le symptôme mais les processus peuvent être différents. Le destin du représentant
de la pulsion est très généralement sa disparition du conscient ; celui du
quantum d'affect est plus complexe : selon les cas le refoulement peut
prendre des formes variables qui caractérisent les différents types de
psychonévroses. - Dans les cas des hystéries d'angoisse,
par exemple, le refoulement fait disparaître le représentant pulsionnel et
transforme le quantum d'affect en angoisse. C'est le cas en particulier dans
les phobies d'animaux que Freud a étudiées, entre autres dans le cas de l'homme
aux loups. Le représentant de la pulsion en cause est ici « l'attitude
libidinale envers le père ». Le refoulement fait disparaître la motion
pulsionnelle, le père n'est plus objet de la libido, à sa place on trouve un
substitut, l'animal, qui devient le support de l'angoisse initialement en
relation avec le père. « L'élément quantitatif n'a pas disparu, mais s'est
transposé en angoisse. Le résultat est une angoisse à l'égard du loup, à la
place d'une revendication d'amour adressée au père[31]. »
On peut considérer que le refoulement a échoué, dans la mesure où il n'est pas
parvenu à supprimer le déplaisir. - Dans le cas de l'hystérie de
conversion, le quantum d'affect disparaît, partiellement ou totalement (Charcot
parlait de « la belle indifférence des hystériques »), le
représentant de la pulsion devient inconscient mais forme un substitut
somatique (d'où les paralysies, douleurs, cénesthésies d'origine hystérique).
Là encore, le refoulement a échoué puisque la disparition du quantum d'affect
se fait au prix de très importantes formations de substitut. - Enfin dans le cas de la névrose
obsessionnelle, troisième type de psychonévrose répertorié par Freud, c'est
« une impulsion hostile contre une personne aimée qui succombe au
refoulement ». Le refoulement parvient à écarter et le contenu de la
représentation et l'affect qui l'accompagne. Mais là encore le refoulement
échoue car il se fait au prix d'une « altération du moi et d'une
augmentation de la scrupulosité[32] ». En résumé, du point de vue topique le refoulement est donc le
maintien ou le rejet dans l'inconscient des motions pulsionnelles. Du point de
vue dynamique, c'est le résultat de forces antagonistes qui s'exercent de
manière continue. Du point de vue économique, c'est le jeu des investissements,
désinvestissements, contre-investissements qui permettent la circulation de
l'énergie. La sublimation. Plus intéressant pour l'équilibre du psychisme est le
mécanisme de la sublimation. En effet la sublimation permet la libération de
l'énergie pulsionnelle en la détournant vers des buts idéaux en apparence sans
lien avec la nature de la pulsion. Ainsi l'activité artistique ou
intellectuelle dérive la pulsion sexuelle vers un nouveau but non sexuel, où
elle vise des objets socialement valorisés. Là est selon Freud la source de la
passion de savoir, du gout de la recherche,
de la création artistique, du mysticisme religieux. La théorie de l'inconscient La première
topique L'analyse du refoulement a permis à Freud de proposer une première représentation de l'appareil psychique permettant de situer l'inconscient et d'éclairer le fonctionnement psychique observé dans la pratique analytique. (Annexe, texte 6) Selon cette première topique on peut, dans le psychisme,
distinguer trois types de pensées : - Les pensées conscientes, sélectionnées
par l'attention au présent, c'est-à-dire ce que nous apercevons de ce qui se
passe en nous. Elles constituent le système conscient (système Cs). - Les pensées non conscientes qui
peuvent devenir conscientes sans obstacles, c'est-à-dire ce que nous pouvons
apercevoir au terme d'une démarche volontaire. Elles sont non conscientes ou
inaperçues. Elles constituent le système préconscient (système Pcs). - Les pensées inconscientes qui ne
peuvent devenir conscientes du fait des forces qui s'y opposent, elles sont
l'effet du refoulement primaire ou secondaire ; elles sont à proprement
parler inconscientes et constituent le système inconscient (système Ics). La grande nouveauté de cette première topique n'est pas de
mettre en évidence l'existence de pensées inconscientes, car bien des
philosophes avant Freud avaient constaté que toutes nos pensées ne sont pas
conscientes, que la conscience n'aperçoit à chaque instant qu'une infime part
de ce qui se passe en nous, qu'une grande part de notre activité psychique se
déroule sans que nous en ayons connaissance. Leibniz par exemple, exposant sa
célèbre théorie des petites perceptions, écrivait : « Il ne s'ensuit
pas de ce qu'on ne s'aperçoit pas de la pensée qu'elle cesse pour cela[33].
» Et il allait même jusqu'à supposer que ces pensées inaperçues avaient de
l'influence sur notre comportement : « Quand je me tourne d'un côté
plutôt que d'un autre, c'est bien souvent par un enchaînement de petites
impressions dont je ne m'aperçois pas[34]. »
Cependant le terme « Inconscient » en tant que substantif serait
impropre pour désigner ces états psychiques qui relèvent de l'inaperçu et non
du refoulé. Il s'agit seulement du caractère conscient ou inconscient d'une
pensée d'un point de vue qualitatif, ce caractère étant extrêmement mobile, une
même représentation pouvant être tantôt consciente, tantôt inconsciente selon
l'attention que nous y portons. Parler d'un Inconscient comme d'une réalité
fixe, d'une zone particulière du psychisme ayant ses lois propres serait ici
inapproprié. Pour qu'on puisse parler véritablement d'Inconscient, il faut,
comme le fait Freud, mettre en évidence qu'il existe en nous, dans notre
psychisme, une zone d'activité totalement séparée de la conscience, constituée
d'images, de pensées, de désirs qui en aucun cas ne peuvent avoir accès à la
conscience, qui sont exclus, rejetés de la conscience sans pouvoir spontanément
y parvenir. Cette impossibilité tient au fait qu'entre le système Cs/Pcs et le
système Ics
règne la censure, représentant les aspirations éthiques de la personnalité, qui
constitue un barrage sélectif et se trouve à l'origine du refoulement. Le désir
est refoulé en raison de son incompatibilité avec les exigences du moi. Les rêves :
« voie royale d'exploration de l'inconscient » C'est en particulier dans l'interprétation des rêves que
Freud a mis en évidence cette fonction de gardien du conscient attribuée à la
censure, gardien qui veillerait à ce que les désirs inconscients n'entrent pas
dans le « salon » en les « refoulant » dans
« l'antichambre ». C'est elle qui impose entre autres les mécanismes
de déformation du rêve. (Annexe, texte 7)
L'interprétation des rêves que propose Freud repose sur un principe
essentiel : le rêve est la réalisation déguisée d'un désir refoulé. Ceci
n'est compréhensible que si on ne fait pas du rêve une lecture immédiate, au
premier degré. Il faut au contraire distinguer dans le rêve son contenu
manifeste (l'histoire du rêve telle que nous pouvons la raconter à notre réveil
avec ses incohérences et ses invraisemblances), et son contenu latent :
les pensées du rêve. Ce contenu latent est constitué des désirs inconscients
alors que le contenu manifeste en est la traduction d'autant plus éloignée que
la résistance à la satisfaction de ces désirs est plus forte. Le rapport entre
contenu manifeste et contenu latent est un rapport de représentation ou de
signification. Le contenu manifeste est l'image concrète du contenu latent, sa
traduction en image (d'où la comparaison avec un rébus souvent employée par
Freud). Comme dans le rébus, il ne s'agit pas d'une illustration globale du
désir, mais d'une traduction, élément par élément ; le rêve ne doit donc
pas être décodé globalement mais image par image. Le rêve est alors au sens
propre du terme le langage de l'inconscient. Les caractères de l'Inconscient (Annexe, texte 8) Caractériser les phénomènes inconscients suppose que l'on
abandonne toutes les règles du fonctionnement psychique qui nous sont
habituelles, mais qui ne sont en réalité que les règles du système Cs et du système Pcs (ces deux systèmes ne diffèrent pas fondamentalement du point de
vue de leur fonctionnement). Alors que notre vie consciente est régie par les
impératifs du réel, de la raison et du temps, notre vie inconsciente est
soumise à de tout autres règles. Elle est en tout premier lieu régie par le
principe de plaisir, c'est-à-dire que pour elle tout désir tend à s'exprimer et
à se satisfaire, le plus directement possible, indépendamment de toute
considération de bienséance, de cohérence ou de moralité. De même elle s'affranchit
de tous les principes logiques (non contradiction, tiers exclu) : en dépit
de toute logique l'inconscient peut vouloir une chose et son contraire, aimer
et haïr à la fois, et il ne fait pas la différence entre l'imaginaire et le
réel, ce que montrera très bien l'analyse des névroses. Freud constate que
« le sentiment de responsabilité des névrosés repose sur des réalités
psychiques et non sur des réalités matérielles. La névrose repose sur le fait
qu'elle donne à la réalité psychique le pas sur la réalité du fait, qu'elle
réagit à l'action des idées avec le même sérieux avec lequel les êtres normaux
réagissent devant les réalités[35] ». Enfin la vie psychique inconsciente ignore le temps, elle vit
dans une sorte d'éternel présent, si bien que, contrairement à ce qui se passe
pour la vie consciente, les effets d'un traumatisme passé ne s'atténuent pas
avec le temps, l'impact affectif des événements liés à l'enfance est aussi vif
quel que soit le temps écoulé. Adoptant cette fois le point de vue économique, Freud résume
ceci en disant que l'Inconscient est régi par des processus psychiques
primaires, c'est-à-dire que l'énergie psychique accompagnant les
représentations y est libre ou mobile et s'écoule vers la décharge de la façon
la plus directe possible, alors que le système Cs-Pcs au contraire est régi par
des processus psychiques secondaires : la décharge de l'énergie psychique
y est retardée et contrôlée, elle est soumise au principe de réalité. Les processus psychiques primaires se traduisent par deux
modes principaux de fonctionnement de l'inconscient, largement utilisés dans la
production des rêves et des symptômes : la condensation et le déplacement. - Dans le cas de la
condensation une seule représentation vaut pour plusieurs autres. Ainsi
dans l'hystérie de conversion dont nous avons parlé, le représentant de la
pulsion devient inconscient mais par condensation forme un substitut somatique.
Ce processus est particulièrement fréquent dans le rêve et explique la
disproportion entre la brièveté du récit du rêve et l'ampleur des pensées du
rêve : « Le rêve est bref, pauvre, laconique, comparé à l'ampleur des
pensées du rêve. Écrit, le rêve couvre à peine une demi-page ;
l'analyse, où sont indiquées ses pensées, sera six, huit, douze fois plus
étendue[36]. » - Le déplacement, quant à lui, se
caractérise par le passage de l'énergie d'une représentation à une autre. On a
vu comment dans la névrose d'angoisse, l'angoisse se déplace d'un objet à un
autre pour former un symptôme phobique. De même « on est conduit à penser
que dans le travail du rêve, se manifeste un pouvoir psychique qui, d'une part,
dépouille des éléments de haute
valeur psychique de leur intensité, et, d'autre part, grâce à la surdétermination, donne une valeur plus grande à des
éléments de moindre importance[37] ». On a là une
sorte de langage dont l'inconscient se sert pour « dire » le désir en
le déguisant de manière à tromper la vigilance de la censure. Les rêves, comme
les symptômes, sont les signifiants d'un signifié refoulé. Le psychanalyste est
donc un linguiste, un traducteur, qui s'emploie à décrypter le discours de son
patient à partir de toutes les manifestations de l'inconscient qu'il peut y
repérer : actes manqués, rêves, symptômes. Ainsi le rêve « parle » le désir selon une
grammaire propre, en jouant sur les images concrètes liées à l'expression
verbale du désir. Facétieux, il joue sur les mots, fait des mots d'esprit,
utilise toutes les figures de style de la rhétorique (on a pu comparer le
fonctionnement de la condensation à celui de la métonymie, et celui du
déplacement à celui de la métaphore), il prend les mots au pied de la
lettre : brûler d'amour, ne pas pouvoir digérer, ne pas tenir debout… Il
utilise les homonymes : mer/mère… Il joue des métaphores : la fleur
de l'âge, la lumière de l'esprit ; il recompose les mots : « j'étouffais »
pour « j'ai tout fait », etc. Il constitue ainsi un dictionnaire
symbolique que les règles de la condensation et du déplacement permettent de
combiner à l'infini. Ce fonctionnement de l'inconscient visant à permettre au
désir de s'exprimer en dépit de tous les obstacles que la réalité lui impose
est bien sûr à l'œuvre non seulement dans les rêves mais dans la constitution
des actes manqués (lapsus, oublis etc.) des symptômes névrotiques. D'une façon
encore plus large, c'est toute notre vie psychique, veille ou sommeil, normale
ou anormale qui doit être « soupçonnée » de parler d'autre chose que
de ce qu'elle croit dire. Le tournant des années 20 Pulsions de vie et pulsions de mort (Annexe, texte 9)On a vu comment les premières observations de Freud l'avaient
conduit à attribuer le dynamisme psychique à la dualité pulsionnelle entre
pulsions du moi et pulsions sexuelles. Il a en réalité beaucoup varié sur cette
dualité : « J'ai proposé de distinguer deux groupes de pulsions
originaires, celui des pulsions du moi ou d'auto conservation et celui des
pulsions sexuelles. Mais cette distinction n'a pas l'importance d'une
présupposition nécessaire comme, par exemple, l'hypothèse concernant la
tendance biologique de l'appareil psychique ; elle est une simple
construction auxiliaire, qui ne sera conservée qu'aussi longtemps qu'elle
s'avèrera utile et qui pourra être remplacée par une autre sans que cela change grand-chose aux
résultats de notre travail de description et de mise en ordre des faits[38]. »
Le principal intérêt de cette distinction, du point de vue
dynamique, était de rendre compte du refoulement, celui-ci étant l'effet du conflit entre pulsions du moi
et pulsions sexuelles. Mais cela n'a jamais été sans difficultés. L'étayage des
pulsions sexuelles à la recherche d'un objet sur les pulsions du moi, implique
une grande proximité entre les deux groupes de pulsions. En outre
l'introduction de la notion de narcissisme conduit à effacer la distinction
entre les deux types de pulsions et à faire des pulsions du moi une modalité de
la Libido : en effet s'il existe un narcissisme originaire, le premier
objet d'amour de l'enfant est le moi, on renonce alors au dualisme pulsionnel
dont on a vu le pouvoir explicatif. Freud constate en outre, dans l'étude des
névroses de compulsion et de répétition que le « tout sexuel » ne
peut tout expliquer ; il sera conduit à y voir plutôt la manifestation
d'une force irrépressible, indépendante de la recherche libidinale du plaisir. Les difficultés augmentent encore quand, dans la pratique analytique, Freud se trouve confronté à l'importance que tient dans l'histoire névrotique de ses patients la notion de haine, haine de soi dans le masochisme, haine de l'autre dans le sadisme. Dans un premier temps, Freud a bien tenté de l'expliquer en rattachant ces pulsions d'agressivité et de destruction aux pulsions du moi. Il écrit dans Pulsions et destin des pulsions : « Les vrais prototypes de la relation de haine ne proviennent pas de la vie sexuelle, mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation[39]. » Mais cette tentative ne sera pas concluante car il deviendra de plus en plus évident que la dimension de la haine ne peut se réduire à une expression secondaire des pulsions du moi. « Si l'on embrasse dans son ensemble le tableau que composent les manifestations du masochisme immanent de tant de personnes, la réaction thérapeutique négative et le sentiment de culpabilité des névrosés, on ne pourra plus s'accrocher à la croyance que le fonctionnement psychique est exclusivement dominé par la tendance au plaisir. Ces phénomènes indiquent d'une certaine façon qu'on ne peut méconnaître la présence dans la vie psychique d'une puissance que nous nommons selon ses buts pulsion d'agression ou de destruction et que nous faisons dériver de la pulsion de mort originaire de la matière animée[40]. » C'est ainsi que dans Au-delà
du principe de plaisir publié en 1920, Freud remanie complètement sa
conception des pulsions en introduisant l'idée d'une pulsion de mort :
Thanatos. Il avait déjà reconnu que le but du principe de plaisir est de
supprimer la tension liée à l'excitation pulsionnelle et vise donc ainsi le
repos, mais il estime maintenant qu'il faut aller plus loin et supposer une
tendance qui aurait pour but de mettre fin à toute excitation, de ramener
l'organique à l'inorganique ; ainsi la fin vers laquelle tendrait la vie
serait la mort. Alors que, dans la première présentation opposant pulsions
d'auto conservation et pulsions sexuelles, les pulsions sont au service de la
vie (celle de l'individu ou celle de l'espèce), ici les pulsions tendent au
contraire à ramener l'organisme à un inorganique antérieur à la vie. Ce n'est
plus la mort mais la vie qui apparaît comme un accident. La pulsion de mort est
inscrite dans la matière animée elle-même, la vie tend vers la mort, c'est là
une loi biologique. Face à ces pulsions de mort (pulsion d'agressivité, de
destruction) Freud ne retient plus la distinction entre les pulsions d'auto
conservation et les pulsions sexuelles, il en fait les pulsions de vie : Éros,
qui elles poussent l'individu vers l'action, vers l'objet. La deuxième topique et la question du moiCette nouvelle représentation des forces pulsionnelles
conduit inévitablement Freud à réexaminer toute sa conception de l'appareil
psychique et de son fonctionnement. C'est en particulier l'origine du
refoulement qui doit être revue. La deuxième topique en remplaçant la
tripartition Ics, Cs, Pcs, par
la distinction ça, moi, sur-moi, propose une totale restructuration de la
théorie. Cette deuxième topique, élaborée à partir de 1923, ne se
centre plus sur l'Inconscient. Le moi, le ça et le sur-moi ne recouvrent pas le
conscient, l'inconscient et le préconscient. Le caractère inconscient
s'applique à chacune des instances ; l'inconscient n'est plus un
substantif désignant un lieu du psychisme, mais un qualificatif qui peut
s'appliquer à chacune des instances. L'originalité de cette nouvelle topique
est en outre d'introduire une nouvelle instance : le sur-moi, et ainsi de
clarifier la notion de censure ; elle a enfin un autre apport
considérable : donner un statut précis à la notion de moi, restée jusqu'à
présent sans contenu déterminé. Le pôle
pulsionnel : le ça (das es) Freud introduit le terme pour la première fois dans Le Moi et le ça, publié en 1923. La mise à distance qu'il y a dans l'expression das es, le ça, montre bien que le sujet ne s'y reconnaît pas, ne l'assume pas, c'est la partie étrangère de nous-mêmes que nous subissons : « Le ça impersonnel correspond directement à certaines manières de parler de l'homme normal : cela m'a fait tressaillir, dit-on, quelque chose en moi, à ce moment, était plus fort que moi. C'était plus fort que moi[41]. » Le ça pour l'essentiel reprend le contenu de la notion d'Inconscient (système Ics), alors que l'inverse n'est pas vrai : tout ce qui est inconscient dans la première topique l'est aussi dans la seconde, mais, dans la seconde topique, une part du moi et du sur-moi sont aussi inconscientes, ce qui fait que l'extension du système Ics et celle du ça ne sont pas identiques. C'est, dit Freud, « la partie obscure, inaccessible de notre personnalité[42] ». Inconnaissable directement il ne peut être appréhendé qu'à travers ses manifestations. Il puise son énergie dans les besoins pulsionnels auxquels il donne une expression psychique. Plus encore que pour le système Ics, Freud insiste sur la continuité biologique du ça. Quant à son fonctionnement, il est celui qui était déjà décrit dans la première topique : processus primaire, les motions pulsionnelles contradictoires y coexistent sans se supprimer ou se soustraire. Freud en parle en termes de chaos, sans organisation générale. La dualité ente pulsions de vie et pulsions de mort, montre cependant que ce chaos n'est que relatif. (Annexe, texte 10) L'instance de la
loi : le sur-moi. Le terme sur-moi (źber-ich) est lui aussi utilisé par Freud pour la première
fois en 1923 dans Le Moi et le ça. Dans
les textes précédents, Freud parlait de censure, celle-ci ayant pour rôle de
réguler l'accès à la conscience, mais la première topique n'attribuait aucun
« lieu » précis à cette censure. Un certain flou subsistait sur la
manière dont elle se constitue, et sur la façon dont elle intervient dans le
conflit psychique. Avec l'introduction de la notion de sur-moi, Freud attribue
cette fonction de censure à une instance propre du psychisme, distincte du moi,
pour l'essentiel inconsciente, qui se pose en juge visant à interdire la
satisfaction des désirs interdits. En un mot le sur-moi est en nous l'instance
de la loi, la fonction interdictrice et normative. En effet, ce qui pour Freud explique que les processus somatiques qui sont à l'origine de la pulsion ne déterminent pas d'emblée la conduite de satisfaction comme dans l'instinct, c'est chez l'homme la rencontre de la loi. L'histoire de la pulsion est une histoire humaine et non naturelle. Or ce qui caractérise le monde humain par opposition au monde animal c'est la présence de la règle, de la loi, de l'interdit. Autant dire que pour l'homme, dès sa naissance, la satisfaction des besoins rencontre des obstacles, des interdits partiels ou totaux, ce sont ces interdits qui vont contraindre le besoin à passer du plan physique au plan psychique : c'est parce que l'objet est pris dans un réseau d'interdits et ne se donne pas immédiatement que l'homme se constitue sur le mode du manque et tente de combler ce manque par des satisfactions qui ne sont plus seulement de type réel mais aussi de type imaginaire. L'objet de la satisfaction se trouve investi, doublé d'une dimension imaginaire, il devient objet de désir et non plus seulement de besoin, alimentant la capacité de rêve du sujet. L'objet interdit, c'est l'objet représenté, l'objet nommé, l'objet imaginé, l'objet fantasmé ; nous ne sommes plus sur le terrain du naturel, du biologique, mais bien sur le terrain psychique. Ainsi s'opère le passage du besoin au désir, de la nature à la culture, du physique au psychique. Dans cette rencontre de la pulsion et de la loi, Freud
reprend l'idée très tôt développée que le moment décisif est la crise œdipienne, crise qui marque de façon
définitive l'évolution des pulsions sexuelles. Il situe cette crise œdipienne
au stade phallique, c'est-à-dire au stade qui, après la période orale et anale
où les pulsions partielles s'étayent sur les pulsions du moi, marque au
contraire une unification de ces pulsions sous le primat de la génitalité.
L'enfant, autour de quatre ans découvre à la fois, son sexe, le sexe opposé et
le sexe de ses parents. Le désir sexuel de l'enfant va alors spontanément
s'adresser au parent de sexe opposé en se constituant donc comme désir
incestueux, tandis que le parent de même sexe est vécu comme un intrus à
éliminer. On appelle complexe d'Œdipe cet ensemble
organisé de désirs amoureux et hostiles que l'enfant éprouve à l'égard de ses
parents. Le schéma triangulaire ainsi décrit ne doit cependant pas être
interprété de façon caricaturale. Les relations père/mère/enfant sont toujours
complexes et ambivalentes : « Le petit garçon n'a pas seulement une attitude
ambivalente et un choix d'objet tendre dirigé vers la mère, mais il se comporte
en même temps comme une petite fille en montrant une attitude féminine tendre
envers le père et l'attitude correspondante d'hostilité jalouse à l'égard de la
mère[43]. » C'est dans ce jeu complexe de désirs et de refus que se
structurent l'accès à la génitalité, le choix de l'objet d'amour et d'une façon
générale les différentes instances du psychisme. En effet le désir incestueux
est catégoriquement interdit dans les sociétés humaines. Pour l'enfant, c'est
le père qui incarne la loi. C'est lui qui interdit définitivement et
catégoriquement au petit garçon la réalisation de son désir incestueux. Il
semble que le fantasme de la castration joue alors un rôle fondamental. Outre
qu'elle permet à l'enfant d'expliquer la différence entre les sexes, la
castration est la menace que la puissance paternelle fait peser sur la
sexualité de l'enfant. Pour échapper à cette menace il doit donc renoncer
totalement à son désir, et être capable de l'investir hors de la cellule
familiale. Ce renoncement n'est réussi que dans la mesure où il ne s'agit pas
d'un simple refoulement qui ferait subsister le désir intact dans
l'inconscient, mais bien d'un renoncement par intériorisation de la loi :
« […] dans le cas idéal, il équivaut à une destruction, une suppression du
complexe. […] Lorsque le moi n'a guère pu provoquer plus qu'un refoulement du
complexe, ce dernier demeure dans le ça à l'état inconscient : plus tard
il manifestera son action pathogène[44]. »
Pour parvenir à cette disparition, l'enfant ne doit plus être soumis à
l'instance paternelle qui impose la loi, c'est lui-même, en lieu et place du
père, à l'image du père, qui doit s'imposer la loi, c'est lui qui doit devenir
l'organe de la loi. Du fait même, il dépasse le conflit familial, il transforme
son investissement sur les parents en identification aux parents, il
intériorise l'interdit et constitue la force gardienne du psychisme : le
sur-moi[45]. En reprenant les travaux des ethnologues qui voient dans le
tabou de l'inceste, et le meurtre symbolique du père le principe de toute
société humaine, Freud donne à ce complexe d'Œdipe
une dimension universelle. Le mythe fondateur de la société est l'union des
fils pour tuer le père, maître et possesseur des femmes de la tribu ; mais
le meurtre du père entraîne la disparition de l'ordre qu'il faisait régner, les
fils s'entredéchirent. Pour retrouver l'ordre et la paix ils doivent donc
réinventer le père symboliquement, ce qu'ils font dans la représentation d'un
animal « tabou » c'est-à-dire intouchable et sacré. Le rituel
instaure alors le respect du tabou, et la répétition symbolique du meurtre
originaire, dans la mise à mort de l'animal sacré selon des règles et un
calendrier strict[46]. Le médiateur : le moi (Annexe, texte 11) Le moi (ich) est une notion qui est présente dans l'ensemble de
l'œuvre freudienne, elle n'est pas pour autant univoque. Elle est tantôt
employée dans le sens courant très général de personne, tantôt elle représente
le moi-plaisir du narcissisme primaire, mais aussi le
moi-réalité qui par l'intermédiaire des pulsions
d'auto conservation impose le principe de réalité aux pulsions sexuelles. Ce
n'est que dans la deuxième topique qu'elle reçoit un statut théorique précis en
devenant une instance à part entière de l'appareil psychique. Le moi est en fait issu d'une différenciation progressive du
ça, il en constitue la partie externe formée au contact du réel, un peu comme
la lave d'un volcan se solidifie au contact de l'air. Par opposition aux désordres
et à la folie du ça il est le lieu de la raison et de la mesure, il a pour
fonction l'adaptation au monde extérieur, la liaison, la synthèse, il met en
œuvre un système de mécanismes de défense visant à protéger la
personnalité. La fonction de maîtrise du moi sur le ça peut être comparée
à celle du cavalier sur son cheval, ou du pilote conduisant son bateau. Lieu de tension entre le ça et le sur-moi, le moi a pour
fonction d'établir l'équilibre ente les forces opposées qui agissent sur lui. Il est en quelque sorte un
médiateur entre des exigences contradictoires « Il est soumis à une triple
servitude et de ce fait menacé par trois sortes de dangers : celui qui
vient du monde extérieur, celui de la libido du ça et celui de la sévérité du
sur-moi […]. Il tente de faire la médiation entre le monde et le ça, de rendre
le ça docile au monde, de rendre le monde, grâce à l'action musculaire,
conforme au désir du ça[47]. » Pour l'essentiel,
le moi représente la partie consciente du psychisme, mais, comme les deux
autres instances de la deuxième topique, il ne recouvre pas exactement celles
de la première. Le moi ne correspond pas au système Cs-Pcs, dans la mesure où les
mécanismes de défense qui l'animent sont en partie inconscients. Freud en a
fait l'expérience dans la résistance[48]
à laquelle il est confronté dans la cure analytique : « Nous avons
trouvé dans le moi lui-même quelque chose qui est aussi inconscient, qui se
comporte exactement comme le refoulé, c'est-à-dire qui produit des effets
puissants sans devenir lui-même conscient, et qui nécessite pour être rendu
conscient un travail particulier[49]. »
« Le moi n'est pas maître dans sa propre maison » En faisant du moi cette instance intermédiaire du psychisme, Freud reconnaît clairement qu'il n'est qu'une petite part de nous-mêmes immergée dans un océan d'inconnu. La formule célèbre « le moi n'est pas maître dans sa propre maison» l'illustre parfaitement. (Annexe, texte 12) Dire que le moi n'est pas maître dans sa propre maison, c'est reconnaître qu'il est dupe de forces qui le dirigent sans même qu'il s'en aperçoive, que « sa maison » est dirigée par des hôtes intempestifs qui finissent par y faire la loi à son insu. À juste titre, Paul Ricœur écrit qu'avec Freud « le
réalisme de l'inconscient est une véritable révolution copernicienne : le
centre de l'être humain se déplace de la conscience et de la liberté telles
qu'elles s'apparaissent, à l'inconscient et à l'involontaire tels qu'ils
s'ignorent et tels qu'ils sont connus par une nouvelle science naturelle. […]
L'inconscient est bien l'essence du psychisme, le psychisme lui-même et son
essentielle réalité[50]. » Ce décentrement conduit à une totale aliénation du moi. Le
moi, n'est plus maître du sens qu'il engage dans ses actes, il est réduit à se
faire des illusions sur lui-même. Avec la maîtrise de soi, c'est l'idée même de
liberté qui fait ainsi naufrage. En effet, si le moi engage dans son
comportement un sens qu'il ignore, ce n'est plus lui qui donne sens à ses
actions et à sa vie. Le sens est ailleurs, dans l'inconscient. Le Moi est donc
réduit à se faire des illusions sur lui-même, à n'être plus lui-même qu'une
illusion. Freud, après ces autres maîtres du soupçon que sont Nietzsche et
Marx, renvoie la philosophie du sujet au rang des illusions. Relayé par le
structuralisme, il contribue à faire du XXe siècle le siècle de la
crise du sujet. Dans cette perspective, les comportements humains n'ont pas de
sens, ils ont seulement une intelligibilité qui leur est conférée par la place
qu'ils tiennent dans les systèmes inconscients qui les déterminent. La question
du sens, qui implique l'engagement volontaire de la conscience dans le monde,
n'est plus comme le disait Michel Foucault, qu'un « effet de
surface », effet qui disparaît dès que l'on abandonne la surface des faits
humains pour en étudier la structure profonde. Voilà résolue la question de la
liberté, celle-ci, comme le suggérait déjà Spinoza, n'est qu'une illusion
d'optique, elle n'est que la conscience du désir, jointe à l'ignorance des
causes qui le déterminent. Mais l'apparente clarté de la seconde topique qui conduit à
cette mise sous tutelle du Moi, ne va pas sans poser problème. Ce que n'ont pas
manqué de souligner les philosophes attachés au primat de la conscience. Paul Ricœur, en
particulier, met en évidence les difficultés théoriques auxquelles conduit ce
« décentrement » du sujet. « Le principe de l'homogénéité du
conscient et de l'inconscient qui est exigé par l'explication causale du
conscient par l'inconscient est interprété de façon simpliste, et se traduit
par une imagerie grossière : la conscience est comprise comme une partie
de l'inconscient, comme un petit cercle enfermé dans un plus grand cercle.
Freud se figure l'inconscient comme une pensée homogène à la pensée consciente,
à qui manquerait seulement la qualité de conscience[51]. »
Comment penser en effet cette pensée sans conscience, sans sujet ? Dire Ça pense au lieu de Je pense ne résout le
problème que par un artifice verbal : comment le Ça, non-sujet
par excellence, pourrait-il se comporter en sujet ? Jean-Paul Sartre pose la question de manière voisine, en s'interrogeant sur la nature de la censure, question qui, comme on l'a vu, a toujours posé problème à Freud. La censure est clairement une force inconsciente ; le sur-moi qui dans la deuxième topique en est l'organe est lui-même inconscient pour l'essentiel. Il faut impérativement qu'il en soit ainsi, sinon le moi ne serait pas dupe du refoulement et du nécessaire déguisement qui l'accompagne. « L'interprétation psychanalytique conçoit le phénomène conscient comme la réalisation symbolique d'un désir refoulé par la censure. Notons que pour la conscience ce désir n'est pas impliqué dans sa réalisation symbolique. S'il en était autrement, et si nous avions quelque connaissance, même implicite de notre véritable désir, nous serions de mauvaise foi, et le psychanalyste ne l'entend pas ainsi[52]. » Mais si la censure est inconsciente, comment peut-elle savoir quelles sont les représentations sur lesquelles elle doit porter ? Pour agir il faut bien qu'elle ait une représentation et de son activité de refoulement, et de ce qui est à refouler. Mais dans ce cas, si elle se représente elle-même et ce qu'elle pense, qu'est-elle d'autre qu'une conscience ? « La censure pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu'elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d'admettre que la censure doit choisir, et pour choisir, se représenter. D'où viendrait autrement qu'elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu'elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s'expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu'elle peut relâcher sa surveillance, qu'elle peut même être trompée par les déguisements de l'instinct ? Mais il ne suffit pas qu'elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu'elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner[53] ? » La critique est sévère et invalide le principe même de l'explication psychanalytique. Ajoutons que même d'un point de vue freudien, le statut du moi
n'est pas clair : d'où vient en effet l'énergie propre dont le moi fait
preuve dans son activité de refoulement ? Freud laisse entendre que cette
énergie lui vient du ça, mais on revient alors à la question de départ :
comment le ça peut-il travailler à sa propre répression ? Cependant la métaphore du maître de maison utilisée
par Freud est moins simpliste qu'il n'y paraît. Dire que le moi a « sa propre
maison », c'est reconnaître qu'il a une possibilité d'extension de son
domaine supérieure à celle qui est ponctuellement la sienne. Le moi, impuissant
et dupe a cependant devant lui un territoire qui lui revient de droit et qu'il
a à conquérir. Et, s'il est victime d'illusion, il est aussi celui qui a le
pouvoir de démystification : « Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à
te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être
éviteras-tu de le devenir[54]. »
Ici le discours freudien change totalement de tonalité :
« Apprends à te connaître », c'est une invitation à la prise de
pouvoir sur soi par la connaissance, quelque chose comme un retour à la
responsabilité du moi sur lui-même. Les énigmes du moi ne restent des énigmes
que si on les ignore comme telles. Le premier acte de la prise de pouvoir du moi est
un acte d'humilité : il consiste à reconnaître que nous ne savons pas tout
de nous-mêmes ; si nous ne commençons pas par l'accepter nous sommes
trompés et ridicules, comme ce monarque qui s'en tient aux rapports de ses
courtisans. Il faut donc
« apprendre à se connaître », c'est-à-dire déchiffrer les énigmes,
comprendre « qu'il se produit fréquemment des actes psychiques
qui, pour être expliqués, présupposent d'autres actes qui, eux, ne bénéficient
pas du témoignage de la conscience. Tous ces actes conscients demeurent incohérents
et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu'il faut bien
percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d'actes
psychiques ; mais ils s'ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la
cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés[55] ».
L'importance donné à l'inconscient ne doit donc pas être comprise comme une
dépossession de soi, mais au contraire comme une invitation à se connaître soi-même,
à aller à la rencontre de ses illusions pour en prendre la mesure, prendre le
gouvernement de soi par la connaissance de soi. Selon la formule de Jacques
Lacan : « Là où est le ça il faut que le moi advienne. » Plus
nous comprendrons cette obscurité qui est en nous, plus nous travaillerons à
rechercher en nous les racines inconscientes de ce que nous sommes et plus nous
gagnerons en lucidité. Spinoza ne disait-il pas que la liberté est dans la
connaissance du déterminisme ? Conclusion Qu'en est-il donc du moi ? Monarque fantoche, objet de toutes les mystifications, ou conquérant de ces terres inconnues qui sont cachées au plus profond de nous-mêmes ? Il semblerait qu'en résolvant les énigmes du moi, Freud n'ait fait que repousser la question en transformant le moi lui-même en énigme, et pire encore en aporie. Là encore certains diront qu'il n'y a
énigme que parce que la question est mal posée, que l'énigme se résout si on
déjoue l'impasse sur laquelle elle est construite. Paul Ricœur le suggérait
déjà en émettant l'hypothèse qu'une autre façon de poser le problème éviterait
peut être de tomber dans l'aporie du moi, et Sartre proposait purement et
simplement de redonner le pouvoir à la conscience en remplaçant
l'incompréhensible inconscient par la conscience de mauvaise foi, une
conscience qui se rend obscure à elle-même, une conscience qui se mystifie
elle-même. La question est donc
posée : pour aborder les énigmes du moi et tenter de les résoudre est-il
nécessaire d'engager le lourd et mal commode appareil de la théorie
freudienne ? Paul Ricœur répond négativement : « Il faut d'abord
attaquer dans son principe cette interprétation chimérique, il doit être
possible de la dissiper ensuite dans chaque cas particulier, car aucune
interprétation de rêve ou de névrose, dans le sens même de la psychanalyse
freudienne n'implique ce mythique inconscient[56]. »
C'est ce à quoi s'est appliqué le psychiatre Ronald Laing, pour qui Freud est « un héros, descendu dans les “bas-fonds”, où il a rencontré des choses terrifiantes. Il avait emporté avec lui sa théorie, telle une tête de Méduse, qui pétrifia ces horreurs. Nous, ses successeurs, nous profitons des connaissances qu'il a ramenées de sa descente aux enfers et nous a transmises. Il a survécu. Il nous appartient de voir maintenant si nous pouvons survivre sans utiliser une théorie qui, dans une certaine mesure, est un instrument de défense[57]. » C'est ce à quoi répond selon lui ce qu'il appelle la phénoménologie existentielle. En tentant de cerner « la nature de l'expérience qu'un individu a de son univers et de lui-même[58] » cette forme de thérapie est en mesure de contourner l'objectivation du sujet qu'impose la théorie freudienne. Alors qu'avec celle-ci « nous considérons un homme en soi et nous conceptualisons ses divers aspects en parlant de Moi, de Sur-moi et de Ça[59] », il faut au contraire « restaurer le lien originel entre le Je et le Vous ». Freud a
incontestablement ouvert un champ inépuisable à la connaissance, son œuvre a
été parfois érigée en dogme et la psychanalyse en secte, ce qui est le plus
grand mal qu'on puisse lui faire. La pensée de Freud a toujours été une pensée
vivante, avec ses hésitations et ses insuffisances. Rester aujourd'hui dans la
continuité de l'œuvre de Freud c'est la prolonger, la réinterpréter à la
lumière d'un nouveau regard sur la pratique. Jacqueline Morne [1] J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967. [2] Alain, Éléments de philosophie, Livre II, ch. XVI, note 146, Éd. Gallimard, 1941, p. 155. [3] Alfred de Musset, Nuit de décembre : « […] Au coin de mon feu vint s'asseoir Un étranger vêtu de noir Qui me ressemblait comme un frère. » [4] Malebranche, La Recherche de la vérité, 11ème éclaircissement, Vrin, Œuvres III. [5] Freud et Breuer, Études sur l'hystérie, PUF, Bibliothèque de psychanalyse. [6] Freud, Cinq psychanalyses, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, 1974. [7] Freud, Métapsychologie, Gallimard, 1968, p. 11. [8] Freud et Breuer, Études sur l'hystérie, ouvr. cité, p. 25. [9] Id, p. 124. [10] Freud, Cinq psychanalyses, ouvr. cité, p. 93. [11] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, note 1, p. 125. [12] Ibid., p. 66. [13] J. Laplanche et J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 361. [14] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, p. 15. [15] Ibid. p. 16. [16] Ibid. p. 17. [17] Ibid. p. 19 [18] Ibid. p. 23 [19] Ibid. p. 22. [20] Ibid. p. 24. [21] Freud, Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, 1910. [22] Freud, cité par Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de psychanalyse, p. 261. [23] Freud, Cinq Psychanalyses, p. 171. [24] Freud, Métapsychologie, p. 46. [25] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité p. 29 [26] Ibid. [27] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, chapitre 2 : « Le refoulement ». [28] Ibid, p. 50. [29] Ibid. p. 52. [30] Ibid. p. 53. [31] Ibid. p. 59. [32] Ibid. p. 62. [33] Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, II, ch. 1, Garnier, 1966, pp. 96-97. [34] Ibid. [35] Freud, L'Homme aux loups, in Cinq psychanalyses, ouvr. cité. [36] Freud, L'Interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 242. [37] Ibid. p. 266. [38] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, p. 21. [39] Freud, Métapsychologie, ouvr. cité, p. 41. [40] Analyse terminée et analyse interminable, 1937. [41] Freud, Psychanalyse et médecine in Ma vie et la psychanalyse, 1926. [42] Freud, La Décomposition de la personnalité psychique, in Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984, p. 102. [43] Freud, Le Moi et le ça, in Essais de Psychanalyse, Payot, 1951. [44] Freud, cité par Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 82. [45] Freud considère que l'œdipe féminin ne se développe pas de manière rigoureusement symétrique. D'abord parce que, pour le garçon, l'amour de la mère se situe dans le prolongement de la relation mère-enfant préœdipienne, alors que pour la fille elle marque une rupture. D'autre part pour Freud il n'y a pas d'équivalence entre les organes génitaux féminins et masculins, d'où un rapport différent à la castration. La fille est considérée comme castrée, ce n'est donc pas pour elle la peur de la castration à venir qui peut lui permettre de sortir de la relation œdipienne, le rapport d'identification au père et donc à la loi ne se fait pas de la même manière, le rapport au père restant un rapport de séduction pour obtenir symboliquement de lui le pénis perdu. Inversement la découverte par le garçon du non-sexe de la fille renforce son angoisse de la castration et accélère le processus œdipien. Thèse qui fut fortement contestée, en particulier chez les psychanalystes femmes, qui accusent Freud d'être totalement passé à côté de la sexualité féminine. [46] Voir Freud, Totem et Tabou, Payot, 1947. [47] Freud, Le Moi et le ça, in Essais de psychanalyse, Payot, 1951. [48] Freud appelle résistance, les forces qui s'opposent au retour du refoulé pendant la cure analytique. [49] Ibid. [50] Paul Ricœur, Le Volontaire et l'involontaire, Aubier Montaigne, 1967, p. 362. [51] Ibid. [52] Jean-Paul Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, 1965, p. 33. [53] Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, Gallimard, 1943, pp. 90-91. [54] Essais de psychanalyse appliquée, « Une difficulté de la psychanalyse » (1917),
Gallimard, 1933. [55] Freud, Métapsychologie, « L'inconscient », Gallimard, 1968. [56] Paul Ricœur, ouvr. cité. [57] Ronald D. Laing, Le Moi divisé, Stock, 1970, p. 23. [58] Ibid., p. 15. [59] Ibid., p. 17. |