RETOUR : Coups de cœur

 

Jacqueline Morne : Le Musée Juif de Berlin.

Jacqueline Morne a enseigné la philosophie au lycée Émile Zola de Rennes.

Sur ce site, Jacqueline Morne a déjà publié plusieurs cours de philosophie, parmi lesquels, dernièrement, un cours sur Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx.

Texte mis en ligne le 15 juillet 2007.

© : Jacqueline Morne.


Le Musée Juif de Berlin

  Vertige

© Photo J.-J. Morne

 

Le Berlin d'après le mur est devenu un terrain d'expérimentation pour les plus célèbres des architectes du monde entier. Des tours futuristes de la Potsdamer Platz jusqu'à la coupole du Reichstag, partout verre, béton, métal se combinent en des formes qui rivalisent d'audace.

 

Dans la débauche de créativité de cet univers architectural berlinois où décidément tout peut arriver, le Musée Juif, inauguré en 1999, mérite une attention particulière. En raison bien sûr de la qualité de l'exposition présentée dans les étages supérieurs : l'intérêt des documents retraçant l'histoire des Juifs allemands, joint à une scénographie très soignée, justifie largement une visite approfondie. Mais l'essentiel est ailleurs : il est dans le renouvellement de la notion même de musée, dans le fait que c'est dans sa conception architecturale que le Musée Juif est musée. Le bâtiment n'est pas seulement un contenant, il interpelle physiquement le visiteur, il dit lui-même, sans mots et sans image, l'histoire des Juifs allemands, leur angoisse, leur détresse, leur souffrance. L'architecte Daniel Libeskind, américain d'origine juive polonaise, a intitulé son œuvre « Between The Lines » (« Entre les lignes »), et c'est en effet en jouant sur les lignes aiguës, brisées, enchevêtrées, enserrant des espaces vides, qu'il suscite chez le visiteur l'émotion qui, mieux que les discours, lui fait ressentir ce qu'a été l'histoire torturée des Juifs allemands. Tout l'édifice apparaît comme une vaste métaphore de cette histoire.

 

C'est d'abord la structure extérieure qui retient l'attention : une ligne brisée couverte de zinc qui évoque une étoile de David désarticulée, quelque chose comme un éclair (les Berlinois l'appellent « Blitz »), des ouvertures minimales aux formes chaotiques qui zèbrent les façades comme des entailles ne laissant pénétrer à l'intérieur qu'une chiche lumière grise et froide. À cet étrange monument pas d'entrée : c'est l'ancien musée de Berlin, édifice du XVIIIe siècle qui abritait l'ancien palais de justice prussien, qui sert d'antichambre à ce qui s'apparente à une descente aux enfers : un escalier conduit directement le visiteur au fond d'un vaste puits de béton de près de trente mètres de haut où s'ouvrent devant lui de longues galeries nues et sombres, au plafond bas, au sol en pente, dessinant en angles vifs trois cheminements qui s'entrecroisent. Enchâssées dans les murs, des vitrines exposent des lettres ou documents témoignant de la vie de familles juives victimes des persécutions nazies. Le premier cheminement, l'axe de l'holocauste se termine en impasse d'où on croit pouvoir sortir par une lourde porte métallique qu'actionne un employé du musée et qui en réalité ne donne accès qu'à la tour de l'Holocauste, lieu totalement clos et sans issue où le visiteur est inévitablement pris par l'angoisse de l'enfermement, évoquant irrésistiblement l'angoisse qui devait être celle des camps. C'est avec soulagement que l'on fait marche arrière, franchissant dans l'autre sens la porte métallique en pensant à tous ceux pour qui ce retour a été à jamais impossible.

 

On croise alors l'axe de l'exil, moindre mal sans doute pour ceux qui ont pu à temps échapper à l'horreur, mais qui, en quittant leurs racines, se sont à tout jamais condamnés à être des étrangers, étrangers aux autres, étrangers à eux-mêmes. Ce sentiment d'étrangeté, le visiteur le ressent physiquement quand au bout de cette galerie il atteint le jardin de l'Exil. Curieux jardin, enserré dans de hauts murs, composé de quarante-neuf hautes colonnes remplies de terre d'où émergent des oliviers (pour quarante-huit de ces colonnes la terre est celle de Berlin, pour la quarante-neuvième, au centre, elle vient d'Israël). Dans ce jardin à l'air libre on aperçoit enfin le ciel, mais curieusement la sensation de délivrance, de soulagement qu'on devrait ressentir est annulée par une autre sensation très étrange, celle d'un total déséquilibre qui oblige le visiteur à s'appuyer au mur pour ne pas tomber. À y regarder de plus près on s'aperçoit que cette sensation voulue par l'architecte pour symboliser le désarroi de l'exilé est créée par l'impossibilité pour l'œil de se référer à un repère orthogonal. Dans ce jardin il n'y a aucun angle droit, on cherche vainement une symétrie, un équilibre ; toute verticalité, toute horizontalité se dérobe systématiquement créant inévitablement le vertige. Ici la démarche de l'architecte n'est pas seulement de donner à voir, elle vient chercher le spectateur au sein même de son équilibre, le bouscule jusqu'à ce qu'il ressente au plus profond de son corps ce qui n'est plus seulement à visiter mais à vivre.

 

À nouveau replongé dans les entrailles du bâtiment il reste à emprunter le troisième cheminement : l'axe de la continuité. Car, au-delà de l'exil, du martyre, l'histoire continue : l'interminable escalier en quatorze paliers qui prolonge l'axe de la continuité semble dire la volonté indestructible du peuple juif de poursuivre son histoire, et c'est par cet escalier dont l'ascension elle-même est éprouvante, que l'on accède à l'exposition proprement dite qui inscrit le visiteur, documents à l'appui, dans la continuité de cette histoire.

 

Entre ces galeries, « Between the Lines » : rien ; des espaces pour la plupart impénétrables que l'architecte appelle « The Voids » (« les Vides »). Comment dire autrement l'indicible, comment signifier autrement la présence de l'absence. Ces Vides figurent l'absence, celle de tous ceux qui sont partis, celle de tous ceux qui sont morts, celle des juifs allemands. « Dialogue entre la continuité et la discontinuité, entre l'absence et la présence » écrit Daniel Libeskind.

L'un de ces « Vides » cependant est accessible : « The Memory Void » (« Le Vide de la Mémoire ») où l'on découvre une étrange et émouvante installation de Menasche Kadischman intitulée « Fallen Leaves ». Semblant provenir d'un tunnel dans une encoignure de l'immense espace vide, un flot de milliers de pavés d'acier circulaires vient s'échouer aux pieds du visiteur. Chaque pavé, percé de trous, figure le visage humain, yeux vides, bouche béante sur un cri inaudible. Un panneau signale que l'auteur a souhaité que le visiteur s'engage dans ce flot, marche sur les visages entassés devant lui, ce qui ne se fait d'abord que timidement un pied après l'autre, en se faisant le moins lourd possible. Sous les pas les pavés s'entrechoquent en émettant des sons métalliques, qui s'enflent au fur et à mesure que le marcheur s'enhardit, restituant aux visages piétinés leur cri insupportable. Le hurlement rauque du métal résonnant au fond de ce puits ne peut pas ne pas évoquer d'autres cris, d'autres images trop connues, celles des cohortes d'hommes yeux vides, bouches sans voix, poussées vers les chambres à gaz.

 

Beaucoup plus qu'une visite de musée, le passage par le Musée Juif est quelque chose comme une épreuve. L'interpellation physique voulue par l'architecte, suscite inévitablement émotion et réflexion. Il est remarquable que ce résultat soit obtenu par une démarche qui, elle, n'a rien d'émotionnel, qui est totalement conceptualisée, maîtrisée, et use de moyens sans concession. Tout ici est voulu, pensé, mesuré, en fonction du but souhaité. Le gris, le métal brut, le béton, les lignes brisées, la lumière froide, les angles aigus, ne sont pas agréables à l'œil, ils ne flattent pas la corde sensible du spectateur, ils ne sont pas complaisants. Le bâtiment n'est pas beau au sens classique du terme, il est agressif, déroutant. On a là une démarche esthétique, propre à l'art conceptuel contemporain qui ne cherche pas à séduire, à faire plaisir, mais bien plutôt à agresser, bousculer, surprendre, pour mieux forcer le spectateur à se projeter dans un autre univers de sens où l'œuvre devient alors lisible. Le Musée Juif apparaît ainsi comme un voyage initiatique au sein de l'histoire du peuple juif dont on ne sort pas indemne.

Il y a longtemps que les architectes nous avaient fait savoir que leur art ne se limitait pas à des techniques de construction, qu'une maison, un immeuble, un édifice quel qu'il soit, doit puiser ses formes dans sa fonction, et qu'il est d'autant plus beau que le caractère épuré de sa forme rend plus lisible sa fonction. Mais avec Libeskind on va beaucoup plus loin : l'œuvre est « expression » au sens de l'expressionnisme, elle sollicite une prise de conscience ; les décisions architecturales, en provoquant le malaise, font vibrer l'esprit à l'unisson du corps, induisant ainsi chez le visiteur déstabilisé la confrontation brutale avec l'absence, le vide, la mort. L'architecture devient alors art à part entière.

 

Jacqueline Morne


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