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Cours de Jacqueline Morne sur Kant et la religion.
Mis en ligne le 1er décembre 2016.

© : Jacqueline Morne.

Ce cours a été prononcé à l'UTL du pays de Dinan (Université du Temps libre, cours de Littérature française) le 29 novembre 2016. Ce cours sur Kant venait au terme de la série de cours donnés par Pierre Campion au même public sur « la religion de Voltaire ». Merci à Jacqueline Morne pour ce travail apprécié.

Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes.

Sur le même site, on peut consulter un lexique de Kant, rédigé également par Jacqueline Morne, pour le présent cours et pour son autre cours sur Kant, Vers la paix perpétuelle.


Kant et la religion

Introduction

L'essentiel des idées de Kant sur la religion est exposé dans un ouvrage publié en 1793 et intitulé La Religion dans les limites de la simple raison.

On peut à ce propos faire deux remarques : l'une au sujet du titre, l'autre au sujet de la date de publication.

Au sujet du titre tout d'abord, je voudrais attirer votre attention sur ce que ce titre : La Religion dans les limites de la simple raison peut avoir de surprenant, voire de provocateur. Comment en effet vouloir assigner la religion à résidence sous la juridiction de la seule raison alors que tout les oppose. Là où la raison exige des preuves et des démonstrations, la religion fonde sur la foi des vérités qui ne sont pas démontrées mais révélées. La croyance, c'est-à-dire une adhésion sans raison, intime et personnelle s'impose en lieu et place de la raison jugée impuissante, voire même perverse. « Credo quia absurdum » dit le précepte latin attribué à Tertullien « Je crois parce que c'est absurde », soulignant par là ce qu'il peut y avoir de délibérément irrationnel dans l'attitude religieuse. Luther ne disait-il pas que la raison est « la putain du diable » ?

Comment alors vouloir inscrire la religion dans les limites de la simple raison sans la dénaturer ? C'est bien évidemment une question essentielle que nous devrons aborder.

Ma deuxième remarque concerne la date de publication de cet ouvrage : 1793, ce qui le place au XVIIIe siècle, siècle des Lumières, dont Kant est largement héritier ; et plus précisément en 1793 pendant la Révolution française dont on sait que Kant fut un observateur attentif. Cela signifie surtout que cette publication est relativement tardive dans la vie de Kant né en 1724, mort en 1804. Et qu'elle est nettement postérieure aux œuvres considérées comme majeures : la Critique de la Raison Pure (1781) la Critique de la Raison Pratique (1784) et la Critique de la Faculté de Juger (1790). La question de la religion n'est cependant pas un appendice mineur dans l'œuvre de Kant. Comme dans un certain nombre de publications de la même période (Projet de Paix Perpétuelle 1795, Anthropologie d'un point de vue pragmatique 1798, Sur un prétendu droit de mentir 1797, Le Conflit des facultés 1798, Réflexions sur l'Éducation 1802) Kant, après avoir posé les fondements de la philosophie dans les œuvres critiques, s'intéresse à la confrontation de ces principes fondamentaux avec la vie concrète des hommes, en particulier avec les exigences de la vie en société. Dans La Religion dans les limites de la simple raison, il s'agit de voir ce que devient le principe de l'autonomie du sujet moral quand il est confronté aux problèmes à l'œuvre dans la société, et plus précisément ce que doivent être la croyance en Dieu et l'Église pour développer et non pas entraver cette autonomie.

Autant dire que la question de la religion ne peut faire l'économie de l'étude, même sommaire, des lignes de force du système kantien.

Partie I - Une philosophie critique

Pour faire simple, on peut dire que toute la réflexion kantienne peut se présenter comme une réflexion sur le pouvoir et les limites de la raison. C'est ce que Kant appelle une démarche critique : avant d'affirmer ou de nier, avant de faire ou ne pas faire, nous devons nous demander ce que nous sommes véritablement en mesure de connaitre ou de faire. Il s'agit donc de nous interroger sur nos facultés de connaître et d'agir.

Cette réflexion critique s'articule autour de trois questions :

- Que pouvons-nous connaître ?

- Que devons-nous faire ?

- Que pouvons-nous espérer ?

Que pouvons-nous connaître ? La critique de la métaphysique : Dieu est inconnaissable.

C'est pour ne pas s'être posé cette question que les philosophes du passé se sont égarés sur le chemin de la métaphysique sans savoir s'ils pouvaient s'y aventurer. Nos facultés de connaître peuvent-elles nous permettre de répondre à des questions métaphysiques telles que l'existence de Dieu ou l'immortalité de l'âme ? Kant répond non pour une raison simple : l'âme, Dieu sont des objets dont nous n'avons aucune expérience, ils sont hors de portée de notre connaissance. Nous ne pouvons avoir connaissance que de ce dont nous avons l'expérience. Notre esprit ne peut traiter que les informations que perçoivent nos sens et il les organise selon ses catégories propres. S'il n'est pas alimenté par ces informations il tourne à vide. Encore faut-il préciser que cette expérience ne nous livre pas la réalité telle qu'elle est mais seulement telle que nos sens et notre entendement nous permettent de l'appréhender. Ce qu'est la réalité en elle-même, en dehors de la connaissance que nous en prenons nous est à jamais et irrémédiablement inconnu.

« Nous avons voulu dire que toute notre intuition n'est que la représentation du phénomène, que les choses que nous intuitionnons ne sont pas en elle mêmes telles que nous les intuitionnons, que leurs rapports ne sont pas constitués en eux-mêmes tels qu'ils nous apparaissent, et que, si nous faisons abstraction de notre sujet, ou même seulement de la nature subjective de nos sens en général, toute la manière d'être et tous les rapports des objets dans l'espace et dans le temps et même l'espace et le temps disparaissent, puisque, en tant que phénomènes, ils ne peuvent pas exister en soi mais seulement en nous. Quant à ce que peut être la nature des objets en eux-mêmes et abstraction faite de toute cette réceptivité de notre sensibilité, elle nous demeure tout à fait inconnue. Nous ne connaissons que notre mode de les percevoir, mode qui nous est particulier, mais qui peut fort bien n'être pas nécessaire pour tous les êtres, bien qu'il le soit pour tous les hommes. » Critique de la Raison Pure, Esthétique transcendantale, § 8.

Cela signifie que notre esprit peut travailler avec rigueur et méthode sur ce que Kant appelle les phénomènes c'est-à-dire le monde tel qu'il nous apparait, c'est le travail de la science, de la physique. Mais au-delà de ce cadre nous tombons dans le délire métaphysique. Nous pouvons tout aussi bien démontrer une idée que son contraire : l'existence de Dieu par exemple. C'est ce que Kant appelle les antinomies de la raison pure. C'est une illusion de croire qu'en nous débarrassant du cadre contraignant de l'expérience notre connaissance serait plus libre et plus clairvoyante. Exemple de la colombe :

« La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide. C'est justement ainsi que Platon quitta le monde sensible, parce que ce monde oppose à l'entendement trop d'obstacles divers, et se risqua au-delà de ce monde, sur les ailes des idées, dans le vide de l'entendement pur. » Critique de la raison pure, introduction à la première édition.

Il faut donc en conclure que nous ne pouvons rien savoir sur Dieu, son existence et sa nature. Il est hors de question que nous puissions démontrer rationnellement l'existence de Dieu. Pour cette notion comme pour toutes les autres notions métaphysiques, nous ne pouvons donner aucune preuve ou plutôt nous pouvons aussi bien démontrer une chose que son contraire. Portant sur des objets qui nous sont à tout jamais inconnus du fait de la constitution même de notre faculté de connaître, les débats métaphysiques sont du grand n'importe quoi. Kant n'est pas tendre avec ses collègues métaphysiciens ; il use de caricatures qui ne sont pas sans humour : les métaphysiciens, dit-il, sont comparables à deux hommes dont l'un trairait un bouc pendant que l'autre tendrait une passoire…

« C'est une grande et nécessaire preuve de sagesse et de discernement que de savoir ce que, raisonnablement, on doit demander. Car si la question est absurde en elle-même et appelle des réponses inutiles, non seulement elle couvre alors de honte celui qui la soulève, mais elle a aussi l'inconvénient d'inciter à donner des réponses absurdes l'auditeur qui n'y a pas pris garde, et d'offrir ainsi le spectacle ridicule de deux hommes dont l'un trait un bouc pendant que l'autre tend une passoire. » Critique de la Raison Pure, Introduction à la 2ème partie, III.

Dieu pour l'homme sera donc tout au plus une croyance et non une connaissance. L'homme qui, par imprudence, s'engage dans le domaine de la métaphysique et dont l'imagination est désormais débridée s'engage dans toutes sortes de fantasmes.

« La fantaisie conduit à un illuminisme de révélations intérieures dont chacun a alors la sienne, aucune pierre de touche publique de la vérité n'existant plus. » Conflit des facultés, 1ère partie.

Que devons-nous faire ? L'autonomie du sujet moral. Dieu n'est pas le fondement de la loi morale.

La question porte maintenant non plus sur l'être mais sur le devoir être c'est-à-dire sur le problème de l'obligation morale. Il repose sur un constat : nos actions ne sont pas réglées automatiquement comme celles d'une machine, il y a quelque chose qui relève du choix, de la volonté et de la liberté. Parmi toutes les actions qui nous sont également possibles, réalisables, toutes ne nous semblent pas également souhaitables, il y dans le domaine de l'action du choix, du préférable. (Cela tient au fait que l'homme est non seulement soumis aux lois de la nature mais a aussi le pouvoir de produire ses propres lois.)

Il peut s'agir tout simplement d'une question d'efficacité : « que dois-je faire en fonction du but que je me suis fixé ? », l'impératif est alors simplement technique, il est gouverné par le but à atteindre, il relève de l'habileté ou de la prudence c'est-à-dire d'un calcul bien compris. On dira qu'il s'agit d'un impératif hypothétique. Ces impératifs reposent sur ce que Kant appelle le principe de l'amour de soi (ce qui sert mon intérêt, ce qui me fait plaisir, ce qui m'est utile). Notre volonté est en effet le plus souvent animée par la recherche de ce qui nous convient en tant qu'individu : ce qui favorise notre intérêt, ce qui nous fait plaisir ou nous rend heureux. On dira alors que notre volonté est déterminée par un contenu et qu'elle obéit alors à un impératif hypothétique : si tu veux être riche, célèbre, beau, heureux, si tu veux aller au ciel, tu dois faire ceci ou cela. Il s'agit bien d'un impératif de la raison mais conditionné par un principe de l'amour de soi.

Mais il y a des impératifs d'un tout autre ordre, d'un autre type, ce sont ceux que dicte la conscience morale. Ils ne sont plus de l'ordre de l'efficacité mais de l'ordre du bien et du mal : un acte nous apparaît comme devant être ou ne pas être réalisé en fonction de sa qualité intrinsèque. L'acte moral est celui qui se présente à nous comme absolument bon, et il doit être réalisé sans autre motivation que son absolue bonté : non pas parce qu'il me permet d'obtenir ceci ou cela (par exemple la vie éternelle) mais parce qu'il est en soi préférable, sans négociation, sans discussion. Si je me conduis moralement pour gagner la vie éternelle, mon action est déterminée par mon intérêt, elle est peut être conforme à l'obligation morale (conforme au devoir), elle n'est pas morale.

L'acte moral, acte par devoir ou par bonne volonté est au contraire un acte qui n'est subordonné à aucune fin, à aucun but, à aucune condition, il est à lui-même sa propre fin : « Tu dois parce que tu dois. » L'impératif qui l'exprime est un impératif catégorique. Vidée de tout contenu, la volonté est alors purement formelle, elle a pour seule détermination la loi morale.

Dissociée de tout principe de la sensibilité, la loi morale est d'emblée nécessaire, inconditionnelle et universelle. Nécessité, inconditionnalité, universalité, ce sont les caractères mêmes qui définissent la raison. Parce qu'elle est d'emblée nécessaire, inconditionnelle et universelle la loi morale est l'impératif de la raison en tant qu'elle pense l'action : la raison pratique. Seule la raison peut produire une telle loi qui n'a rien d'empirique.

On a donc le cheminement suivant :

- Qu'est-ce qu'un acte moral ? Un acte accompli par la seule bonne volonté.

- Qu'est-ce que la bonne volonté ? La volonté d'agir par devoir à l'exclusion de toute autre détermination.

- Qu'est-ce que le devoir ? Le respect de la loi morale.

- Qu'est-ce que la loi morale ? La loi universelle de la raison pratique.

Mais comment donner un contenu concret à cette loi qui est purement formelle ? Comment répondre à la question que faire ? Pour cela point n'est besoin d'aller chercher dans les commandements de Dieu ou dans je ne sais quel catéchisme : la loi morale est celle dont la maxime (le principe) est universalisable. D'où la première formulation de l'impératif catégorique : « Agis toujours d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. »

Kant donne plusieurs exemples concrets de l'application de ce principe d'universalisation, entre autres celui de la promesse.

« Tel autre est poussé par le besoin à faire un emprunt d'argent. Il sait parfaitement qu'il ne pourra pas le rendre, mais il n'ignore pas non plus qu'on ne lui prêtera rien s'il ne promet formellement d'acquitter sa dette à une époque bien déterminée. L'envie le prend de faire cette promesse ; mais il a encore assez de conscience pour se demander s'il n'est pas défendu, et s'il n'est pas contraire au devoir de se tirer d'affaire par un pareil moyen. Supposons cependant qu'il prenne ce parti ; la maxime de son action s'exprimerait ainsi : quand je me crois à court d'argent, j'en emprunte, et je promets de le rendre, bien que je sache très bien que je ne le ferai jamais. Ce principe de l'amour de soi ou de l'utilité personnelle peut se concilier peut-être avec mon bien-être futur ; mais pour le moment la question est de savoir s'il est juste. Je transforme donc l'exigence de l'amour de soi en loi universelle, et je pose la question suivante : qu'arriverait-il si ma maxime devenait une loi universelle ? Je vois tout aussitôt qu'elle ne pourrait jamais valoir comme loi universelle de la nature et s'accorder avec elle-même, mais que nécessairement elle se contredirait. Admettre en effet comme loi universelle que tout homme qui se croit dans le besoin puisse promettre ce qui lui vient en tête avec l'intention de ne pas tenir sa promesse, ce serait rendre la promesse incompatible avec ce qu'on se propose d'atteindre, étant donné que personne ne croirait plus à ce qu'on lui promet, et qu'on rirait de ses déclarations comme de vaines feintes. » Fondements de la métaphysique des mœurs, 2ème section.

Cela signifie que le sujet moral est un sujet purement autonome, auto déterminé par sa raison. Pour fonder la morale il n'y a besoin d'aucun principe extérieur et, contrairement à ce que l'Église nous a appris, la loi morale n'est pas la loi divine. Dostoievski faisait dire à l'un de ses personnages : « Si Dieu n'existe pas tout est permis. » Eh bien non ! Que Dieu existe ou qu'il n'existe pas cela ne change rien à l'obligation morale. Dieu n'est pas le fondement de la loi morale, le fondement de la loi morale c'est la raison.

Et toutes les fois que j'écoute en moi la voix de la raison je suis tout à la fois législateur et sujet de la loi morale, au même titre que n'importe quel être raisonnable avec qui je forme la communauté des êtres raisonnables, la communauté éthique, communauté des sujets moraux. C'est une communauté abstraite qu'il serait légitime de comparer à la notion de République. De même que la République se définit par l'égalité de tous ses membres en tant qu'ils sont à la fois législateurs (ils sont à l'origine des lois par leur vote) et sujets (ils doivent obéir aux lois), de même la communauté éthique est formée de l'ensemble des sujets moraux en tant qu'ils sont eux aussi auteurs et sujets de la loi morale.

Tout membre de cette communauté éthique, en tant que législateur et sujet de la loi morale, est éminemment respectable ; d'où la nouvelle formulation de l'impératif catégorique : « Agis toujours de telle sorte que tu traites la personne humaine, en toi comme en autrui, jamais simplement comme moyen mais toujours en même temps comme fin. »

On retrouve ici les valeurs de l'humanisme et plus précisément le fondement des Lumières. Qu'est-ce que les Lumières ? demande Kant dans un opuscule rédigé en 1784 et il répond : avoir le courage de se servir de son propre entendement, et non de vivre sous la dépendance d'autrui. « Sapere aude ! » Ose penser. Nous en avons tout à fait les moyens : ce ne sont que des habitudes de servitude qui nous ont conduits à penser le contraire. L'autonomie du sujet moral qui n'obéit qu'à sa raison c'est l'affirmation d'un homme adulte, majeur, qui s'assume lui-même loin du pouvoir de ceux qui veulent l'asservir : pouvoir temporel des maîtres comme pouvoir spirituel des prêtres.

Que pouvons-nous espérer ? La croyance rationnelle

Reste cependant un problème. L'homme parfaitement moral aura sans doute la satisfaction du devoir accompli, il n'en sera pas pour autant parfaitement heureux. Cette coïncidence entre la perfection morale (la vertu) et le bonheur serait vraie si l'homme était un être de pure raison, mais ce n'est pas le cas : il est aussi soumis aux aspirations de l'amour de soi, et ces inspirations qui sont inscrites dans sa nature sont tout à fait légitimes et demandent à être satisfaites. Pour caricaturer on pourrait dire qu'on peut accomplir son devoir et être pauvre et malade alors que celui qui a tous les vices peut être riche et en bonne santé. Pour que le vice soit puni et que la vertu soit récompensée il faudrait espérer qu'une justice suprême, et non celle des hommes, soit en mesure de rétablir l'équilibre. Mais cette justice n'est pas de ce monde, il faudrait donc raisonnablement espérer qu'il existe un autre monde où une puissance suprême rendrait cette justice. Ce qui signifie que pour que cesse le scandale de l'injustice, qui du point de vue pratique est l'irrationalité absolue, il faut croire en une autre vie et en un Dieu tout puissant. C'est ce que Kant appelle les postulats de la Raison Pratique : l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme à quoi il faut ajouter la liberté, car si l'homme n'était pas libre de ses actes on ne pourrait pas non plus l'en rendre responsable et donc le récompenser ou le punir.

Mais l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, la liberté de l'homme, ce sont des idées métaphysiques dont nous avons dit qu'elles ne sont pas démontrables, qu'elles ne peuvent être connues par la raison ; ces postulats de la raison pratique sont donc seulement objets de croyance. Il faut croire en Dieu, en l'immortalité de l'âme et en la liberté humaine, si on veut que l'aspiration à l'union du bonheur et de la vertu soit satisfaite.

Cette croyance doit être considérée comme rationnelle puisque c'est la raison qui nous y pousse. Elle ne doit par contre pas être considérée comme nécessaire pour l'accomplissement de notre devoir. Il ne s'agit pas de réintroduire Dieu au fondement de la vie morale. Le principe de l'autonomie reste vrai : l'homme peut en lui-même et par lui-même se constituer législateur et sujet de la loi morale.

La raison nous conduit donc à la croyance : il est raisonnable de croire en Dieu. Mais il va de soi que ce Dieu de la croyance rationnelle n'a ni nom ni visage. C'est donc une pure foi rationnelle, une religion purement morale qui s'inscrit dans les limites de la simple raison,

De même la communauté éthique, communauté des êtres raisonnables, « peuple de Dieu régi par des lois éthiques » n'a rien à voir avec une société organisée. C'est une communauté abstraite, ce n'est pas une église mais une « simple idée de l'union de tous les honnêtes gens sous le gouvernement divin universel, immédiat et moral ».

Partie II - La religion dans les limites de la simple raison

Par les postulats de la raison pratique Kant définit donc le cadre d'une croyance rationnelle. Si on s'en tient là, et Kant s'y tiendra pendant longtemps, rien ne permet, au sens strict du terme, de parler de religion. Pour parler de religion, il faut prendre en charge non seulement la croyance en Dieu mais une croyance définie par des dogmes et des commandements, une communauté de croyants organisée en une église elle-même structurée par une hiérarchie, un culte, des rituels, c'est-à-dire une forme historique de la religion que Kant appellera l'Église statutaire. Ce n'est que dans ses ouvrages post critiques, et en particulier bien sûr dans La Religion dans les limites de la simple raison, que Kant prend véritablement en charge le problème de la religion.

La complexité de l'analyse kantienne de la religion repose sur le fait qu'il montre qu'on ne peut s'en tenir à l'idée d'une foi rationnelle et d'une communauté éthique abstraite pas plus que d'une religion naturelle, mais qu'il faut, pour que l'homme développe son statut de sujet moral, faire appel à la forme historique de la religion : l'Église, avec tous les dangers que cela comporte. « L'idée d'un peuple de Dieu (dans une organisation humaine) ne peut se réaliser que sous forme d'église », La Religion dans les limites de la simple raison.

Pourquoi la religion est-elle nécessaire ?

Pourquoi la religion est-elle nécessaire ? C'est-à-dire pourquoi l'homme moral ne peut-il s'accomplir par lui-même ? Pourquoi la communauté des êtres raisonnables ne peut-elle advenir par elle-même sans le secours d'une forme institutionnelle ? Pourquoi l'homme ne peut-il seul accéder à l'usage moral de sa raison ? Pourquoi comme le dit Kant « il est difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité » ?

Le problème du mal

La réponse pour Kant tient en un seul mot : le Mal, notion dont il semble qu'il ne prenne véritablement toute la mesure que dans ses ouvrages post critiques.

Dans La Religion dans les limites de la simple raison, Kant introduit un Mauvais Principe, principe du Mal qui dispute l'homme au Bien. Le Mal, pour Kant, n'et pas seulement une privation du Bien, il est un principe en soi, une volonté perverse, volonté de faire le Mal non pas seulement par erreur ou méconnaissance du Bien ou faiblesse, mais parce qu'on veut le Mal en tant que tel pour lui-même (par méchanceté). Ce principe du Mal est un choix profond par lequel je me donne un concept mauvais. Le Mal ici n'est pas l'absence du Bien mais l'opposé du Bien (un concept de grandeur négative).

Jusqu'à présent, l'analyse kantienne ne niait pas la difficulté pour l'homme d'être moral. L'accomplissement du devoir n'est pas dépourvu de luttes et de conflits intérieurs car l'homme n'est pas seulement guidé par la raison. À côté de la raison l'homme a en lui une seconde source de détermination : le principe du bonheur et de l'amour de soi, et nous avons vu que c'est cette dualité au niveau des principes de détermination de notre volonté qui fait que la loi morale s'impose sous la forme d'un devoir. Cette dualité semblait jusqu'à présent suffisante pour expliquer que la conscience de la loi n'apparaisse pas immédiatement comme spontanéité mais comme devoir.

Mais ici il s'agit de tout autre chose, le Mal n'est en aucune façon constitué par la partie sensible de l'homme (le principe de l'amour de soi), la division Bien/Mal n'est pas la division Raison/Sensibilité. Nous avons dit que les aspirations de l'amour de soi sont des aspirations conformes à la nature de l'homme et qu'en tant que telles elles tendent vers la satisfaction. Le Mal ce n'est pas la sensibilité, l'amour de soi, cÔest le renversement volontaire de l'ordre moral, c'est le choix délibéré de faire le Mal.

Pris entre les deux principes, celui du Bien et celui du Mal radical, l'homme seul est incapable de se maintenir dans la bonne direction. Il semble que ce ne soit plus la seule raison qui soit en mesure d'imposer la loi morale à l'homme mais qu'il y ait besoin d'une médiation, et ce sera celle de la religion, pour assurer le règne de la loi morale. Ce qui est en cause ici c'est la possibilité même pour l'homme de réaliser ce que la raison pratique exige de lui. Cette étape est radicalement nouvelle.

Nous voyons donc l'homme autonome se déterminant librement par la représentation de la loi rationnelle chanceler sous les attaques du Mal et réclamer de l'aide.

Le rôle de l'éducation

Le rôle de la communauté religieuse est en quelque sorte un rôle éducatif, un rôle de prise de conscience. En effet l'autonomie comme on vient de le voir est fondamentalement présente en l'homme mais ne l'est pas toujours clairement et consciemment. Le groupement des hommes dans la communauté de l'Église a pour but à la fois de révéler l'homme à lui-même en tant qu'être autonome, et de lutter contre le mauvais principe. Le recours à la communauté est une solution pratique exigée par la nécessité de l'action.

La comparaison avec ce que dit Kant dans Réflexions sur l'éducation peut être ici très instructive.

« Un animal est par son instinct même tout ce qu'il peut être ; une raison étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l'homme a besoin de sa propre raison. Il n'a pas d'instinct, et il faut qu'il se fasse lui-même son plan de conduite. Mais comme il n'en est pas immédiatement capable il a besoin du secours des autres. » Réflexions sur l'éducation.

Il a besoin du secours des autres quand il est enfant pour le soigner, il en a surtout besoin pour discipliner et ainsi éduquer sa liberté.

« Chez l'homme le penchant pour la liberté fait qu'il est nécessaire de polir sa rudesse. » Réflexions sur l'éducation.

La liberté doit nécessairement être éduquée. Laissée à elle-même, elle dégénère en caprice et conduit à la sauvagerie qui est l'indépendance à l'égard de toute loi. À cette liberté sauvage et sans règles il faut substituer une liberté réglée : la soumission aux préceptes de la raison. Ceci ne s'acquiert que par l'expérience de la résistance qui a pour but de « polir la rudesse naturelle ». La liberté ne peut être éduquée, (c'est-à-dire on ne peut accéder à un véritable usage de l'autonomie) qu'en opposant à l'homme la résistance des règles et des lois instituées par la communauté. C'est seulement de cette manière qu'il découvrira l'usage raisonné de ses forces, qu'il parviendra à penser et expérimenter par lui-même sa liberté. À cette fin la communauté structurée, organisée est nécessaire parce qu'en imposant des lois elle use de la nécessaire discipline pour cultiver l'homme et éveiller en lui la voix de la raison. C'est à l'éducation d'assurer ce développement. « L'éducation est donc le problème le plus grand et le plus ardu qui nous puisse être proposé » Réflexions sur l'éducation.

Ce détour par la question de l'éducation n'en est pas un, car c'est exactement la même analyse que Kant applique à la religion : l'accès à la moralité doit aussi être éduqué. L'homme doit d'abord développer ses dispositions pour le bien ; la Providence ne les a pas mises en lui toutes formées ; ce sont de simples dispositions et il n'y a pas encore là de distinction de moralité.

C'est à l'Église que revient la tâche d'éducation à la moralité. Par les règles qu'imposent les rituels, par les cadres que fixe la doctrine, par la surveillance qu'exerce le clergé, par le caractère sacré qu'elle confère au respect de la loi morale, elle assure à l'homme encore chancelant les moyens de ne pas dévier de sa destination première : la moralité.

Critique de lÔéglise statutaire, forme historique de la religion : la folie religieuse

Or tout montre que l'Église, ou plutôt les églises, manquent à leur tâche et, loin de promouvoir une liberté raisonnée, elles se complaisent à asservir l'homme. On trouve chez Kant une critique sévère de ce qu'il appelle la « folie religieuse », qui n'a rien à envier à certains de ses contemporains du siècle des Lumières. Il semble en effet que tout dans cette forme religieuse aille à l'encontre des principes fondateurs de l'autonomie. Elle repose en effet sur :

L'extériorisation du principe moral

Dans la religion, telle que la présente l'église statutaire, Dieu n'est plus seulement le postulat d'une croyance rationnelle ; il intervient à tous les niveaux de la vie morale, c'est lui qui dicte la loi ou la cautionne, c'est devant lui qu'on répond de ses fautes comme de ses bonnes actions et c'est lui qui les juge. Ce qui a pour conséquence :

Le développement du culte : Le principe n'étant plus en nous mais hors de nous, nous pensons plus facile de parvenir à nous y soustraire, ou mieux de le corrompre. Ne pouvant nous tromper nous-mêmes, nous espérons fléchir Dieu par nos prières, nos supplications nos sacrifices. Donc l'homme se soucie peu de sa conscience morale et préfère demander à Dieu ce qu'il aurait pu obtenir par sa bonne conduite. En extériorisant le fondement moral et en le plaçant en Dieu, on fabrique un Dieu corruptible à l'image de l'homme lui-même, et nous croyons pouvoir remplacer la moralité de notre action par toutes sortes de pratiques et de dévotions, « de pieuses amusettes et une paresse dévote ».

La multiplication des dieux et des églises : Cette extériorisation du principe moral se base sur une conception anthropomorphique de Dieu. Notre imagination qui ne connaît plus de bornes se livre à toutes sortes de fantaisies parant Dieu à son gré de toutes sortes de représentations. D'où la multiplication des dieux et des églises et en conséquence des guerres de religion, chacun défendant sa vision de Dieu et la meilleure méthode pour le servir. Ce que l'on appelle diverses religions ne sont en fait que différentes églises qui trouvent leur origine dans cette aberration : vouloir plaire à Dieu. C'est pourquoi peu à peu le culte devient l'objet central et la raison d'exister de l'Église ; les prêtres prennent la place de Dieu, dictent la loi en son nom, jugent en son nom, imposent les cultes et les rituels pour mieux le corrompre et se corrompent en son nom. Et cela ne touche pas que les formes les plus frustes de la religion :

« d'un shaman tangouse à un prélat d'Europe gouvernant à la fois l'Église et l'État, ou bien du Vogoul tout matériel qui se place chaque matin la patte d'une peau d'ours sur la tête en prononçant la brève prière « ne me tue pas » jusqu'à la sublimation du Puritain et de l'Indépendant dans le Connecticut, la différence est sans doute considérable dans la forme, mai non dans le principe de la croyance. » La Religion dans les limites de la simple raison.

Même une vie ascétique en apparence morale est condamnable, car elle relève du même principe : celui de se concilier les faveurs de Dieu. C'est pourquoi Kant châtie dans les mêmes termes les moines ascètes ou les ermites que l'homme qui tous les matins fait tourner son moulin à prières. Tous ces hommes ont substitué à l'action morale qui est seule valable l'adoration passive, la superstition, la corruption, la bêtise, l'irrationalisme.

La minorisation de l'homme

Le résultat de cette extériorisation du principe moral c'est la minorisation de l'homme. Cette minorisation repose sur la rencontre de deux facilités : facilité pour ceux qui dominent le public, car il est plus aisé de conduire un troupeau docile que d'avoir affaire à des hommes avertis raisonnables et responsables qui pourront toujours user de la critique à l'égard de ceux qui prétendent penser à leur place et les conduire où bon leur semble. Facilité aussi pour ceux qui se laissent conduire « Il est si aisé d'être mineur ! » La paresse et la lâcheté font que chacun se complaît dans la soumission, s'en remet à un tuteur, à un guide, à une direction étrangère.

« Si j'ai un livre qui me tient lieu d'entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n'ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. » Qu'est-ce que les Lumières ?

Le résultat de cette convergence c'est que chacun est persuadé de ne pouvoir agir et penser par soi-même, et est reconnaissant au prêtre, au maître, de le faire à sa place.

« C'est ce à quoi s'emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d'exercer la direction de l'humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas la permission d'oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermés. Ils leur montrent les dangers qui les menacent, si elles essayent de s'aventurer seules au dehors. » Qu'est-ce que les Lumières ?

Ainsi l'Église statutaire substitue à la moralité et à la pureté des intentions la conformité de l'action à des lois. Par là elle favorise le règne de l'hypocrisie et s'érige en puissance temporelle capable de violer les consciences de ses fidèles.

Pour s'ériger ainsi en puissance temporelle, l'Église a besoin de s'appuyer sur des textes et des faits qu'elle attribue à Dieu lui-même. Ce n'est en effet pas une communauté simplement humaine qui peut obtenir un tel pouvoir sur la conscience de ses fidèles, il faut qu'elle légifère ou prétende légiférer au nom d'une puissance surnaturelle, d'où la nécessité pour une telle église de la révélation divine.

Une double impasse : paganisme ou mysticisme

Ce renversement qui fait passer l'extérieur, l'accidentel avant l'essentiel aboutit à remplacer la religion par le paganisme. L'homme trop soucieux d'être religieux devient païen. Kant rappelle d'ailleurs qu'étymologiquement le paganisme n'est pas l'absence de religion mais une forme de la superstition religieuse. C'est pourquoi le fétichisme et la magie ne sont que l'étape dernière et la forme outrée de la décadence amorcée par l'établissement du culte.

La réaction peut alors être violente contre cette folie religieuse. L'homme prenant conscience de cette dérive peut être tenté de rejeter violemment toute forme statutaire et ne se fier qu'à lui-même en tant qu'individu, d'établir un lien exclusif concret et personnel entre lui et Dieu, lien basé sur l'émotion et le sentiment que Kant condamnera sous le nom de mysticisme, qu'il identifie à une sorte d'illuminisme, sentiment vague du devoir qui fait pleurer des larmes de joie et d'admiration à certains de ses contemporains. Dans la mesure où la conscience morale se dégage d'uns certaine forme institutionnelle, elle devient insaisissable, se transforme en un sentiment plus ou moins vague du devoir « un instinct divin », comme dit Rousseau. Kant stigmatise « l'audace de ces gens pleins de fougue qui s'imaginent être dès maintenant trop grands pour les lisières de la foi d'Église ». Si Kant est si sévère à l'égard du mysticisme c'est qu'il y voit le renoncement aux thèmes qui structurent toute sa réflexion morale : l'universalité et la raison.

Face à la religion, l'homme semble donc se trouver dans une double impasse : soit le culte sans âme, soit le mysticisme sans raison.

Si nous faisons le point, nous constatons que nous nous trouvons dans une situation totalement contradictoire. Le recours à la religion comme l'a montré Kant est absolument nécessaire pour l'accomplissement de la destination morale de l'homme, de sa nature d'être raisonnable, mais en même temps la mise en œuvre de cette nécessité conduit à la folie religieuse et aux impasses que nous avons constatées.

« L'établissement progressif de la souveraineté du bon principe sur terre »

Un questionnement critique

La réponse de Kant n'est ni politique, ni religieuse, elle est spécifiquement philosophique et spécifiquement kantienne. Elle consiste à revenir à ce que nous avons défini comme l'attitude philosophique par excellence : le questionnement critique. Il faut faire la critique de la religion comme nous avons fait la critique de la connaissance et de l'action. (C'est en ce sens que l'on pourrait dire que La Religion dans les limites de la simple raison n'est pas une œuvre post critique dans la bibliographie de Kant mais qu'elle constitue en quelque sorte la quatrième critique, et la réponse définitive à la question : que pouvons-nous espérer ?)

Faire la critique de la religion ce n'est pas seulement dénoncer ses dérives et ses perversions comme nous venons de le faire en mettant en évidence la folie religieuse. C'est soumettre la religion au questionnement critique en lui-même c'est-à-dire celui des conditions de possibilité. La religion doit s'interroger sur elle-même pour déterminer ses principes et ses finalités. C'est faute de mener cette interrogation critique qu'elle s'est égarée dans les impasses que nous avons signalées. Toute action qui oublie ses principes devient folle et non seulement folle mais essentiellement immorale.

Folle parce que sans principes fondateurs et sans finalité dernière l'action tourne en rond sur elle-même, se prenant elle-même pour fin et n'ayant plus d'autre règle que de se perpétuer, d'affirmer et d'institutionnaliser son pouvoir. Ainsi en est-il quand la religion se confond avec l'Église statutaire, qui n'a d'autre but que de se perpétuer elle-même et devient à elle-même sa propre fin.

Immorale car elle nie ce à quoi nous oblige l'impératif catégorique « traiter l'humanité dans sa personne comme dans la personne d'autrui jamais simplement comme moyen mais toujours en même temps comme fin » : si le fidèle n'est plus qu'un moyen au service du pouvoir de l'Église ou de l'intérêt de l'État, on est alors typiquement dans une situation d'immoralité.

Les rapports entre Église visible et Église invisible

Comment la religion peut elle échapper à la folie et à l'immoralité qui la guettent ?

La réponse de Kant repose sur la définition des rapports entre l'Église visible, animée par la foi d'église c'est-à-dire l'Église comme institution, l'Église visible dans ses structures : culte, textes, clergé etc., et l'Église invisible, communauté des sujets moraux, communauté éthique qui elle ne se matérialise dans aucune forme institutionnelle. « Cité éthique sous la législation morale de Dieu ».

Entre ces deux églises, il n'y a pas d'opposition, l'une étant la bonne église et l'autre la mauvaise, mais bien plutôt un rapport de complémentarité :

• L'Église invisible est la fin vers laquelle doit tendre l'Église visible, elle lui donne les principes et la finalité nécessaires pour ne pas verser dans la folie religieuse. L'Église visible ne doit être que l'union effective des hommes en un ensemble qui s'accorde avec l'idéal d'une cité éthique. La véritable église visible est celle qui représente le règne moral de Dieu sur terre, dans la mesure où cela peut se faire par les moyens des hommes.

« Toute Église fondée sur des lois statutaires ne peut être l'Église véritable que si elle contient en elle même le principe qui la rapproche constamment de la pure foi de raison. » La Religion dans les limites de la simple raison.

• Corrélativement l'Église invisible ne peut se réaliser en elle-même sans l'appui de l'Église visible. Kant ne revient pas sur la nécessité d'une forme statutaire de la religion. L'homme a besoin d'être porté, encadré par les règles et les principes d'une église. L'Église est une sorte de barrière, de garde-fou que l'homme doit accepter pour ne pas se laisser aller à lui-même et au Mal. À cette barrière Kant ne voit aucune exception. L'homme seul ne peut se sauver et résister au mal. Il faut qu'il accepte de se donner des cadres suffisamment rigides pour éviter d'en faire trop ou trop peu, c'est-à-dire de tomber dans le mysticisme ou de s'abandonner au mal. Kant condamne la tentation d'une religion sans obligation ni sanction qui se résumerait au face-à-face entre l'homme et Dieu.

Il faut qu'il y ait des lois statutaires pour aider l'homme à prendre conscience de sa moralité, mais il faut que l'homme ait toujours présent à l'esprit que cette forme statutaire ne doit jamais exister pour elle-même mais seulement pour la moralité qu'elle doit développer. La foi ne prend la forme statutaire qu'à titre de moyen, ce n'est qu'à cette condition que peu à peu elle pourra se dégager et se transformer en pure foi religieuse où chacun édicte sa loi conforme à celle de Dieu et de tous. On arrivera alors à la République des Esprits, Église, au fur et à mesure qu'elle mûrit en l'homme, doit s'effacer pour faire place à la pure foi religieuse. Kant prend une comparaison qui ne laisse pas d'équivoque sur sa pensée : celui du rapport de l'embryon avec les enveloppes dans lequel il grandit. L'embryon se développe d'abord dans des enveloppes protectrices qu'il abandonne ensuite quand il est apte à venir au jour. Les termes de la comparaison sont limpides : l'embryon c'est l'homme qui cherche à être moral, les enveloppes sont les formes statutaires, le fait d'arriver au jour c'est l'accession à la moralité.

Les caractères nécessaires de l'Église visible

L'Église visible étant ainsi située dans ses rapports avec l'Église invisible, Kant définit quatre caractères essentiels vers lesquels doit tendre cette Église visible pour qu'elle remplisse sa fonction. (Pour ce faire il prend pour guide les catégories du jugement.)

(Selon la catégorie de la quantité), l'Église doit être universelle, il ne peut y avoir qu'une seule et même église pour tous. Des églises multiples ne sont que des sectes. Ce que nous avons examiné jusqu'à présent sous le nom de religion ne relève aucunement de ce principe. Nous avons cru parler de religion, nous n'avons en réalité parlé que de croyances diverses et variées relevant de la superstition et du délire, portées par des églises plus folles les unes que les autres.

(Selon la qualité), l'Église doit être pure. Ce qui veut dire, selon la formulation de Kant lui-même, qu'elle doit être « purgée de l'imbécillité, de la superstition et de la folie du fanatisme » qui caractérisent les églises actuelles. Elle ne doit être fondée que sur la pureté des mobiles moraux.

(Selon la relation), elle doit reposer sur le principe de liberté : à l'intérieur dans le rapport entre les membres, et à l'extérieur dans les rapports avec les États et gouvernements. Ce qui exclut l'idée de hiérarchie. Ce qui exclut aussi la religion d'État, ou une intervention de l'État dans les affaires religieuses, et exige donc une claire séparation de l'Église et de l'État.

(Selon la modalité), elle doit être invariable dans sa constitution. C'est-à-dire qu'elle doit être soumise « à des lois originelles précisées publiquement par un code » et non « à des symboles capricieux qui manquent d'authenticité, sont contingents, exposés à la contradiction et variables ».

L'Église ainsi définie doit être « une association cordiale, volontaire, universelle et durable ». Ce n'est qu'à cette condition qu'elle pourra promouvoir la pure foi religieuse où chacun édictera sa loi qui sera en même temps la loi divine et la loi de tous, l'autonomie. On en arrivera alors à la communauté des êtres raisonnables, à la communauté éthique non comme point de départ mais comme point d'arrivée.

Vers l'établissement du règne moral de Dieu sur terre

Il est donc clair que la religion a besoin des formes historiques, institutionnelles de l'Église. Pour instituer une église visible conforme à sa destination on ne peut partir de rien, il faut s'appuyer sur les formes historiques existantes, et ces formes historiques existantes c'est pour Kant à son époque essentiellement le christianisme. Kant ne semble d'ailleurs pas douter que le christianisme représente la forme la plus éclairée de la religion, et qu'il peut être la base à partir de laquelle peut se constituer la véritable église visible, celle qui œuvrera à l'avènement du règne moral, règne de Dieu sur terre. L'image du Christ elle-même peut être grandement utile à l'édification morale des croyants en la foi d'église. Il représente un idéal humain qui permet de se représenter « l'idéal de l'humanité agréable à Dieu ». Ce « Fils de Dieu » capable de tout supporter jusqu'à la mort devient un modèle à imiter.

Kant se livre alors à un exercice difficile et délicat qui consiste à tenter de concilier les exigences de la pure foi rationnelle, la religion dans les limites de la simple raison, et celles de la foi chrétienne. Cet exercice va consister à montrer que les formes visibles prennent un sens totalement nouveau, dès lors que le véritable rôle de l'Église a été défini :

Ainsi il n'est pas question de se passer de clergé. On ne peut à ce stade penser une communauté sans chefs, mais ces chefs visibles ne doivent administrer que les affaires du Chef invisible et à cet égard on les appelle les serviteurs de l'église, au sens où on dit dans un état que le plus haut responsable est le premier serviteur de l'État. Il ne peut et ne doit tirer de son rôle aucun profit pour lui-même mais seulement pour l'État qu'il sert. Il doit en être de même pour les plus hauts dignitaires de l'Église.

De même l'Église devra avoir une constitution, mais cette constitution ne doit pas être conforme à une constitution politique. L'Église n'est pas un État destiné à se perpétuer. Elle est seulement la représentation d'un État de Dieu.

Il faudra aussi appuyer les lois de l'Église sur l'autorité des textes sacrés, car les hommes ont naturellement besoin « de réclamer toujours pour les concepts et les principes suprêmes de la raison quelque appui pour les sens, quelque confirmation par l'expérience, ou autre chose de ce genre ». Aucune doctrine fondée sur la seule raison ne paraît convenir au peuple. Mais il faut veiller à ce que la religion ne devienne pas prisonnière des doctes ou des prophètes. La pure foi religieuse ne peut dépendre de la lecture savante des Écritures, pas plus que de la révélation. Ce serait admettre que les hommes n'ont pas également accès à l'exigence morale.

Quant au culte, il doit reposer sur le principe qu'il n'est pas possible de servir Dieu plus directement qu'en faisant son devoir. Si l'Église statutaire implique un culte celui-ci ne doit être que le désir d'honorer Dieu selon la seule législation morale.

« Ainsi ce ne sont pas ceux qui crient : Seigneur, Seigneur ! mais ceux qui font la volonté de Dieu ; ce ne sont pas ceux qui le glorifient (ou son envoyé en tant qu'être d'origine divine) suivant des idées révélées dont tous ne disposent pas, mais bien ceux qui s'efforcent de lui être agréable par une bonne conduite – et chacun à cet égard connaît la volonté de Dieu – qui lui rendront le culte véritable qu'il réclame. »  La Religion dans les limites de la simple raison.

Ce qui invalide toutes les formes de culte visant d'une manière ou d'une autre à manifester sa soumission à Dieu, ou à s'attirer ses faveurs (pénitences, mortifications, sacrifices pèlerinages etc.).

« La folie de croire que par les actes religieux du culte on peut faire quelque chose pour sa justification devant Dieu, c'est la superstition religieuse »… « C'est une folie superstitieuse que de vouloir devenir agréable à Dieu par des actes que chacun peut accomplir sans être pour cela un homme de bien »….

De même l'église visible ne pourra se passer de célébrations à condition qu'elles aient pour but d'exalter le sentiment religieux et la valorisation du devoir : ainsi la communion « contient en soi quelque chose de grand, quelque chose qui élargit la manière de penser étroite, égoïste et intolérante des hommes, notamment en matière de religion, jusqu'à l'idée d'une communauté morale cosmopolite, et constitue un bon moyen pour animer dans une paroisse le sentiment moral de l'amour fraternel qui s'y trouve représenté ».

Mais là encore il faudra veiller à ce que à cette célébration ne soit pas associée l'idée que c'est là le moyen d'obtenir une grâce. Ce serait là « une illusion religieuse qui ne peut agir que dans un sens directement opposé à l'esprit de la religion lui-même » La Religion dans les limites de la simple raison.

De même le baptême est une cérémonie très significative qui impose à celui qui le reçoit une grave obligation : celle de devenir citoyen d'un État divin, mais en lui-même il ne produit aucune sainteté, aucune disposition à la grâce divine.

Conclusion : espérance ou chimère ?

Une Église pure, universelle, libre, invariable, préparant l'avènement du règne de Dieu sur terre : après avoir évoqué la puissance du Mal et son omniprésence Kant ne sombre-t-il pas, à l'opposé, dans un optimisme coupable ? C'est la critique, alimentée par une mauvaise lecture de Kant, que l'on rencontre souvent. À quoi il y a plusieurs niveaux de réponse :

• 1) Tout d'abord, Kant ne se prononce pas sur l'existence réelle d'une telle Église. Il en définit les conditions de possibilité qui se conjuguent au conditionnel : voilà ce que doit être l'Église pour qu'elle remplisse sa fonction. Ce sont les conditions de possibilité théoriques, et non les conditions de possibilité historiques. Il est tout à fait possible qu'une telle Église ne se réalise pas. Tout ce qu'on sait c'est qu'elle ne remplira son rôle qu'à ces conditions. Il ne faut pas confondre le philosophe avec l'historien ou le politique.

• 2) Lorsque Kant s'interroge sur la possibilité réelle de l'avènement d'une telle communauté éthique, il prend la mesure de la difficulté d'une telle réalisation, Cette idée s'amenuise considérablement quant elle tombe dans les mains de l'homme.

« L'idée sublime impossible à jamais réaliser pleinement d'une cité éthique se rapetisse fort dans les mains des hommes, elle devient en effet une institution qui en tous cas ne pouvant en représenter purement que la forme, se trouve fort limitée quant aux moyens d'édifier un pareil ensemble dans les conditions de la nature humaine sensible. Mais pourrait-on s'attendre à pouvoir charpenter avec un bois aussi tordu quelque chose de parfaitement droit ? » La Religion dans les limites de la simple raison.

C'est pourquoi on ne peut attendre des hommes qu'ils réalisent pleinement cette idée. De même qu'il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes comme le dit Rousseau, « instituer un peuple moral de Dieu est une œuvre dont l'exécution ne peut être attendue des hommes, mais seulement de Dieu lui-même. » La Religion dans les limites de la simple raison.

Si seul Dieu peut garantir l'avènement de la cité morale universelle, il ne faut cependant pas y voir une source de découragement. Il revient au contraire à l'homme de tout faire pour s'en approcher :

« Ce n'est toutefois pas une raison pour qu'il soit permis à l'homme de rester inactif en cette affaire et de laisser faire la Providence comme s'il était licite à chacun de s'occuper uniquement de son intérêt moral particulier, en abandonnant entièrement à une sagesse supérieure les intérêts du genre humain. Chacun doit au contraire plutôt procéder comme si tout dépendait de lui et c'est à cette condition seulement qu'il pourra espérer qu'une sagesse supérieure daignera accorder à ses efforts bien intentionnés leur parfait accomplissement. » La Religion dans les limites de la simple raison.

Kant reprend la même analyse dans Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : « Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l'homme, on ne peut rien tailler de tout à fait droit. La nature ne nous impose que de nous rapprocher de cette idée. » 

• 3) Enfin l'œuvre de Kant tout entière est animée par une philosophie de l'histoire, c'est-à-dire l'idée que l'histoire humaine ne se développe pas sans ordre et sans cohérence, ce qui serait en effet désespérant car on n'y voit souvent que bruit et fureur, mais qu'au-delà de ce désordre apparent il y a quelque chose comme un plan de la Nature qui guide les hommes, parfois à leur insu, vers la pleine réalisation de leurs dispositions. C'est à l'échelle de l'espèce et non de l'individu qu'il faut juger des progrès de l'humanité. Cette idée de progrès que Kant partage avec tous les philosophes des Lumières est l'espérance qui nous empêche de sombrer dans le découragement, même si l'avènement du règne de Dieu sur terre nous paraît encore bien lointain.

« Ainsi vont les premiers véritables progrès de la rudesse à la culture, laquelle repose à proprement parler sur la valeur sociale de l'homme ; ainsi tous les talents sont peu à peu développés, le goût formé, et même, par le progrès des Lumières, commence à s'établir un mode de penser qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés. C'est donc génération après génération que la culture se développe par les arts et les sciences, que les mœurs s'affinent par la politesse et les bienséances sociales de toutes sortes. » Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

(Kant remarque cependant que si l'humanité a développé la culture et les mœurs elle est bien loin encore d'avoir développé la moralité. On peut même se demander si le raffinement des mœurs qui cultive bien souvent le cynisme et l'hypocrisie ne nuit pas au développement de la moralité.)

Cette philosophie de l'histoire n'est cependant pas comparable à celle que l'on trouvera au XIXe siècle chez un philosophe comme Hegel par exemple. Pour Hegel, la philosophie de l'histoire est affirmée comme constitutive de la marche de l'humanité, elle en est le socle indispensable. Pour Kant au contraire nous sommes au niveau d'une espérance : progrès de l'humanité ou non, cela ne change rien à l'obligation morale inscrite dans la nature de tout homme. Il serait seulement plus cohérent, plus rationnel, plus encourageant aussi, que toutes ces possibilités ne restent pas inachevées, que tous nos efforts ne restent pas sans effet.

C'est en fin de compte cette notion d'espérance qui soutient toute l'œuvre de Kant. Rien à voir avec une utopie ou les élucubrations d'un rêveur, cette espérance est rationnelle, c'est l'acte de foi de la raison. Et c'est là toute l'originalité de la philosophie de Kant qui, quoique profondément rationaliste, n'est pas un hymne à la raison triomphante. « J'ai donc dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance » écrit-il dans la Critique de la Raison Pure. La raison se soumet elle-même à sa propre auto-critique. La raison a ses limites et, au-delà de ces limites, c'est elle-même qui nous conduit vers la croyance et c'est là un acte d'espérance.

Jacqueline MORNE


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