RETOUR : Cours de J. Morne sur Rousseau

 

Cours de Jacqueline Morne sur Rousseau et la question du Mal.
Annexe 3


La religion du Vicaire savoyard

(Les idées du Vicaire à propos de la religion sont essentiellement développées dans la deuxième partie du texte de la page 96 à la fin.)

La deuxième partie de la Profession de foi commence par une charge virulente contre la religion révélée, celle que Rousseau appelle aussi la religion des prêtres. On y parle « de la révélation, des écritures, des dogmes obscurs » (p. 97).

Le premier reproche que le Vicaire fait à la religion révélée c'est son inutilité. Que pourrait-elle bien dire que l'homme de bonne foi ne puisse déjà découvrir par le seul usage de ses facultés ? «  Dieu n'a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? » Tout ce que la religion révélée rajoute ne sert qu'à obscurcir et rabaisser l'idée que nous nous faisons de Dieu. « Tout ce qu'un homme connaît naturellement je peux aussi le connaître, et un autre homme peut se tromper aussi bien que moi : quand je crois ce qu'il dit, ce n'est pas parce qu'il le dit mais parce qu'il le prouve. Le témoignage des hommes n'est au fond que celui de ma raison » (p. 101).

La religion révélée confond le cérémonial et la religion. Elle prétend nous instruire sur la manière dont Dieu veut être servi, mais en quoi la diversité et la bizarrerie des cultes institués pourraient-elles être une exigence divine ? « C'est avoir une vanité bien folle de s'imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l'habit du prêtre, à l'ordre des mots qu'il prononce, aux gestes qu'il fait à l'autel, et à toutes ses génuflexions » (p. 99).

Dans toute cette variété de cultes et de croyances, comment savoir quelle est la bonne religion ? « La vérité n'est-elle pas une ? » (p. 100). Si une seule de ces multiples religions était celle voulue par Dieu, comment celui-ci aurait-il pu être assez injuste pour en exclure tous ceux qui n'en ont pas eu connaissance ? « Celui qui commence par se choisir un seul peuple et proscrire le reste du genre humain n'est pas le père commun des hommes ; celui qui destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses créatures n'est pas le Dieu clément et bon que m'a raison m'a montré » (p. 105). Les prêtres prétendront qu'ils sont les interprètes de Dieu, mais « que d'hommes entre Dieu et moi ! » (p. 101) La religion devient alors question de prodiges à interpréter, de révélations à traduire, de prophéties à deviner. Que de données à vérifier, de témoignages à confronter, de documents à déchiffrer ! La religion ne serait plus qu'une question d'érudition pour spécialistes autorisés. Nul n'est besoin de ce fatras de miracles ou de prodiges pour témoigner de la grandeur divine, la contemplation de la nature suffit pour nous donner des raisons de la reconnaître et de l'adorer.

Ce qu'en définitive le Vicaire reproche à la religion révélée c'est de faire fi de la raison. Contre l'argument d'autorité il affirme qu'il faut  des raisons pour soumettre sa raison, et que « Dieu ne m'a pas doué d'un entendement pour m'en interdire l'usage : me dire de soumettre ma raison, c'est outrager son auteur. Le ministre de la vérité ne tyrannise pas ma raison il l'éclaire » (p. 105). C'est l'examen par la raison et la conscience qui doit permettre de décider entre les dogmes, et non l'autorité des prêtres. L'irrationalité et l'absurdité des prétendus miracles, prodiges et autres supercheries sont une insulte à la raison. Le Vicaire affirme ici, beaucoup plus que dans la première partie, le rôle de la raison. Il est plaisant de voir que dans le dialogue imaginé par le Vicaire entre le raisonneur à qui va sa sympathie et l'inspiré qui incarne l'obscurantisme, c'est l'inspiré qui reprend l'argument utilisé par le Vicaire dans la première partie en invoquant « la raison corrompue par le péché » (p. 106), alors que le raisonneur revendique de pouvoir tout examiner à la lumière de la raison, de tout constater et de tout vérifier.

Comment, face à toutes ces difficultés, reconnaître la bonne religion ? Il faudrait pouvoir toutes les examiner, entendre à la fois leurs sectateurs et leurs détracteurs, lire les livres qui prêchent pour et ceux qui prêchent contre, à supposer qu'ils existent. Il faudrait surtout pouvoir vivre toutes ces religions de l'intérieur, car « pour bien juger d'une religion, il ne faut pas l'étudier dans les livres de ses sectateurs, il faut aller l'apprendre chez eux, cela est fort différent. Chacun a ses traditions, son sens, ses coutumes, ses préjugés, qui font l'esprit de sa croyance, et qu'il y faut joindre pour en juger » (p. 111).

À s'en tenir aux seules religions pratiquées en Europe : christianisme, judaïsme et islam, le problème est évident. Outre que ces religions se réfèrent toutes les trois à des livres prétendument sacrés écrits dans des langues que nul ne parle plus, il resterait à décider ce qui fait l'autorité de ces livres. Les catholiques invoquent l'autorité de l'Église, mais c'est « l'Église qui décide que l'Église a le droit de décider » (p. 112). Toute volonté de converser avec une autre religion est d'emblée rendue impossible par la méfiance et l'intolérance. « Si quelqu'un osait publier parmi nous des livres où on favoriserait ouvertement le judaïsme, nous punirions l'auteur, l'éditeur, le libraire. Cette police est commode et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui n'osent parler » (p. 113). Et inversement, à Constantinople, les musulmans ont une bien piètre estime de notre religion.

Et que dire des millions d'êtres humains qui n'ont jamais entendu parler de notre religion prétendument la bonne ? Certes nos missionnaires vont partout annoncer la parole de l'Évangile, mais ils ne peuvent joindre tout le monde : « la veille du jour où le premier missionnaire est arrivé dans un pays, il y est sûrement mort quelqu'un qui n'a pu l'entendre » (p. 114). Et que peuvent entendre ces peuples éloignés à ces histoires d'un « Dieu mort il y deux mille ans, à l'autre extrémité du monde, dans je ne sais quelle petite ville » (p. 115), et auquel il faudrait croire sous peine d'être damné ? Ne serait-il pas légitime qu'avant de donner leur assentiment ils exigent de vérifier et de comprendre ? L'absurdité de la situation saute aux yeux et le Vicaire force le trait à plaisir, en imaginant la terre couverte d'une multitude de pèlerins parcourant le monde afin de vérifier, comparer examiner par eux-mêmes les multiples religions, au détriment de toute autre activité.

Tout cela est déraisonnable, et le Vicaire après s'être livré sincèrement à ces recherches a compris qu'il n'y avait qu'un seul livre dans lequel on peut lire la parole de Dieu : le livre de la nature. « C'est dans ce grand et sublime livre que j'apprends à servir et à adorer son divin auteur. Nul n'est excusable de n'y pas lire, parce qu'il parle à tous les hommes une langue intelligible à tous les esprits » (p. 117). Cette religion est simple, claire, accessible à tous, ne demande ni culte ni livre, elle n'exige aucun intermédiaire, aucune église, aucun prêtre, elle est le dialogue direct de l'homme avec Dieu. La révélation peut peut-être apporter quelque chose à ceux qui en sont instruits, mais elle n'est en rien nécessaire : « je reste sur ce point dans un doute respectueux » (p. 118).

Faut-il y voir une réserve ? Le Vicaire reconnaît à l'Évangile une certaine forme de supériorité : « sa sainteté parle à mon cœur » (p. 118). Il vante l'élévation de ses maximes, la profonde sagesse de ses discours, et s'interroge : « Se peut-il qu'un livre à la fois si sublime et si simple soit l'ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il se fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même ? » (p. 118). La personne de Jésus Christ, le caractère novateur de sa morale « élevée et pure », sa mort même, vécue avec dignité dans d'affreux supplices, semble prêcher en faveur de sa divinité. La comparaison avec Socrate qui a vécu et est mort comme un sage, semble indiquer que le Christ lui, a vécu et est mort comme un Dieu. « La vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort du Christ sont d'un Dieu » (p. 119). Le Vicaire rétablit-il là la valeur de la révélation ? Sans doute pas. Outre qu'on pourrait y voir un couplet de circonstance, il faut noter que le Vicaire assortit sa réflexion sur la nature divine du Christ de multiples points d'interrogation, et renouvelle à son disciple les conseils de prudence. Nous sommes dans le domaine de ce sur quoi nous ne pouvons rien affirmer, et devons donc être « modeste et circonspect » (p. 120). Le Vicaire reste donc sur ce domaine qui ne touche pas à l'essentiel, du plus grand scepticisme. Il lui suffit de « servir Dieu dans la simplicité de mon cœur » (p. 120).

Tel est le compromis dont se satisfait le Vicaire entre religion révélée et religion naturelle. On peut admettre que les différents cultes sont « autant d'institutions salutaires » qui peuvent avoir leur explication et leur utilité au plan culturel, historique ou social. Chacun indique, dans des lieux et des temps différents la meilleure façon de servir Dieu, et il ne faut y voir aucun mal, pour autant qu'ils soient compatibles avec le culte essentiel qui est celui du cœur. C'est ainsi que le Vicaire a continué à remplir son ministère, en pliant en quelque sorte les rituels à ce qui est pour lui l'essentiel : la vénération de l'ætre suprême. Le Vicaire fait la part des choses : la véritable religion est celle du cœur, le culte que l'on rend à Dieu dans le silence de sa conscience, mais ne pouvant au-delà décider de ce qui est vrai ou faux, mieux vaut respecter la religion de son pays, à laquelle il faut reconnaître un rôle de cohésion sociale : «  En attendant de plus grandes lumières, gardons l'ordre public ; dans tous pays respectons les lois, ne troublons point le culte qu'elles prescrivent » (p. 123). On croit entendre Descartes qui fixait comme première règle de la morale provisoire « obéir aux lois et coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance[1] ».

On remarquera que le Vicaire donne ainsi à la religion une véritable fonction sociale et politique. Dans la dernière note, qui a son importance, il fait remarquer que « nos gouvernements modernes doivent incontestablement au christianisme leur plus solide autorité et leurs révolutions moins fréquentes » (p. 128). Ceci anticipe le rôle que Rousseau, dans Du Contrat Social, fait jouer à la religion civile. On a pu s'étonner, connaissant ses thèses sur la religion naturelle, qu'au dernier chapitre du Contrat Social Rousseau, promouvant la religion civile, en fasse le pilier sur lequel se fonde tout l'édifice politique du contrat. Il est en effet nécessaire pour Rousseau qu'à côté des convictions intimes de chacun l'État ait une religion qui s'adresse au citoyen. Cette religion civile, qui peut fort bien coexister avec la religion naturelle, a pour but de promouvoir la sainteté du contrat social et des lois. Elle donne à l'obéissance une dimension sacrée, et à l'État un fondement incontestable. Elle pallie les insuffisances de la religion de l'homme dès lors qu'il s'agit d'assurer l'unité et la défense d'une nation. À côté de la profession de foi du Vicaire, il y a donc la place pour une profession de foi purement civile visant à développer le sentiment de sociabilité et le respect des devoirs du citoyen : « Ses dogmes doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision sans explication ni commentaires. L'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois… [2] »

Rendant ainsi à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, le Vicaire a retrouvé la paix du cœur que le doute avait si violemment troublé. S'il garde des doutes, ceux-ci ne touchent pas à des points essentiels qui l'empêcheraient de vivre. Retrouvant au plus profond de lui-même la voix de la vérité, il ne prétend l'imposer à personne mais il y trouve pour lui-même la sérénité et la résolution d'une vie éclairée par la lumière naturelle et illuminée par la bonté divine.