RETOUR : Cours de J. Morne sur Rousseau

 

Cours de Jacqueline Morne sur Rousseau et la question du Mal.
Annexe 4


La raison
dans la Profession de foi du Vicaire savoyard

On trouve dans la bouche du Vicaire deux jugements apparemment contradictoires sur la raison. D'une part, la raison est présentée comme faculté naturelle de l'homme, capable de nous permettre de juger et de connaître : « les plus grandes idées de la divinité nous viennent de la raison seule » (p. 98) ; d'autre part, elle est dénoncée comme raisonneuse, téméraire et finalement impuissante : « j'élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence » (p. 81) et trompeuse : « trop souvent la raison nous trompe et nous n'avons que trop acquis le droit de la récuser. » (p. 83)

Comment résoudre cette apparente contradiction ?

Notons tout d'abord que ces deux types de discours sur la raison ne se répartissent pas au hasard dans le texte. La valorisation de la raison se trouve essentiellement dans la deuxième partie, quand il s'agit de critiquer la révélation. La raison est alors posée par opposition à l'autorité arbitraire des prêtres et des institutions qui prétendent détenir la vérité et exigent que les hommes s'y soumettent sans jugement : « Ne donnons rien au droit de la naissance et à l'autorité des pères et des pasteurs […] ils ont beau me crier : soumets ta raison […] il me faut des raisons pour soumettre ma raison » (p. 101).

Inversement, la critique de la raison se trouve essentiellement dans la première partie où le couple que Rousseau examine n'est plus le couple raison-révélation, mais le couple conscience-raison, et ce qui est critiqué c'est alors la prétention de la raison à s'opposer au sentiment intérieur : « Je vous dirais que je le sais parce que je le sens […] et c'est en vain qu'on voudrait raisonner pour détruire en moi ce sentiment (p. 61) ». La dénonciation de la raison est alors la dénonciation de sa prétention à s'affranchir de la lumière naturelle de la conscience. Elle a alors le « triste privilège de m'égarer d'erreur en erreur (p. 90) »

Cette première remarque nous conduit à l'essentiel : ce n'est pas de deux discours en contradiction sur la raison qu'il s'agit, mais de l'examen de deux usages de la raison, l'un conforme à notre nature, l'autre perverti quand elle s'affranchit de la voix de la conscience.

La raison est en effet une faculté naturelle, elle nous est commune à tous, elle nous permet de connaître et de juger. Ne pas s'en servir serait faire injure à notre nature : « le Dieu que j'adore n'est pas un Dieu des ténèbres, il ne m'a point doué d'un entendement pour m'en interdire l'usage : me dire de soumettre ma raison c'est outrager son auteur (p. 105) ». Le mal n'est donc pas dans la raison mais, comme l'est la source de tout mal, dans le mauvais usage que nous en faisons.

Quel est donc le bon usage de la raison ?

Il consiste tout d'abord à comprendre que la raison a des pouvoirs limités et il faut apprendre à connaître ses limites : « le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut d'apprendre à borner mes recherches (p. 55) ». Ou encore : « Je conçus l'insuffisance de l'esprit humain […] des mystères impénétrables nous environnent de toutes parts […] pour les percer nous croyons avoir de l'intelligence, et nous n'avons que de l'imagination (p. 54) ». C'est l'orgueil humain, l'amour-propre, qui conduit l'homme à ne pas reconnaître ces limites et entraîne la raison à construire des systèmes plus absurdes et plus délirants les uns que les autres : « Petite partie d'un grand tout dont les bornes nous échappent […] nous sommes assez vains pour vouloir décider de ce qu'est ce tout en lui-même, et ce que nous sommes par rapport à lui » (p. 54). C'est alors que la raison, à l'image de la raison raisonneuse des philosophes, se perd dans l'illusion.

Le bon usage de la raison consiste au contraire à voir qu'elle ne peut nous éclairer que si elle est elle-même guidée par la conscience. « La règle facile et simple qui conduit à la vérité consiste à admettre pour évidentes les connaissances auxquelles dans la sincérité de mon cœur je ne pourrais refuser mon consentement, pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec les premières (p. 56) ». Évidence du cœur, nécessité du raisonnement sont donc les seules règles qui nous conduisent au vrai. Le sentiment intérieur est premier, c'est lui qui me permet de juger des causes selon la lumière naturelle. « En suivant toujours ma méthode je ne tire point ces règles des principes d'une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la nature en lettres ineffaçables » (p. 83). Il y a donc complémentarité entre la raison et le sentiment : le sentiment éclaire la raison, la guide, et la raison instruit le sentiment.

Ainsi, consciente de ses limites et guidée par le sentiment naturel, la raison peut nous aider à connaître les vérités essentielles qu'il nous importe de savoir, et à «  nous reposer dans une profonde ignorance pour tout le reste » (p. 55). C'est ainsi que sont établis dans la première partie les articles du Credo minimum du Vicaire. Au-delà, la raison doit reconnaître ses limites. S'étant élevée jusqu'à Dieu, elle ne peut le connaître mais seulement l'adorer. « Le plus digne usage de ma raison c'est de m'anéantir devant toi » (p. 91).

L'apparente contradiction se trouve ainsi résolue

Il n'y a pas deux discours sur la raison mais un bon usage de la raison et un usage perverti de la raison, un usage qui non seulement oublie les lumières naturelles du sentiment intérieur, mais le brouille, le falsifie. Séduite par « la voix bruyante des préjugés » (p. 91), victime du « funeste progrès » (p. 76), elle se met au service des passions et recourt « aux subtilités du raisonnement pour travestir la voix intérieure : « Alors croyant obéir à la voix de la nature nous lui résistons, l'être actif obéit, l'être passif commande » (p. 83). Ainsi la voix de la conscience « se rebute à force d'être éconduite, elle ne nous parle plus, et après un si long mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler qu'il en coûta de la bannir » (p. 91).

On retrouve bien ici le mouvement propre de la pensée de Rousseau :

- Tout est bien sortant des mains de la nature. L'homme dispose de facultés naturelles qui lui permettent de guider sa vie : l'amour de soi veille à notre conservation et à notre bien être, la conscience est le principe inné de la justice et de la vertu, la raison nous permet de connaître ce que la conscience nous fait aimer.

- Le développement sans règle des facultés humaines, en même temps qu'il a perfectionné ces facultés, en a totalement perverti l'usage, au point que « l'abus de cette nouvelle condition le dégrade au dessous de celle dont il est sorti » (Du Contrat Social, Livre I, ch. 7).

- La perversion n'est donc pas le propre de l'homme mais le produit d'une histoire dévoyée. Il faut donc s'attacher à remettre l'homme sur la bonne voie, en construisant les conditions d'une vie conforme aux principes fondamentaux inscrits par la nature au fond de nos cœurs.