Mis en ligne le 6 octobre 2006.
© : François-Marie Mourad.
François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.
Baudelaire, Le
Spleen de Paris
À Arsène Houssaye
À Arsène Houssaye
Mon cher ami, je
vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice,
qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et
queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles
admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au
lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le
manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté
rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superflue. Enlevez une
vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans
peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister
à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants
pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous dédier le serpent tout entier.
J'ai une petite
confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins,
le fameux Gaspard de la Nuit, d'Aloysius
Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis,
n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l'idée m'est venue de tenter quelque
chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt
d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la
peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.
Quel est celui
de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose
poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux
soubresauts de la conscience ?
C'est surtout de
la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables
rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas
tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les
désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les
plus hautes brumes de la rue ?
Mais, pour dire
le vrai, je crains que ma jalousie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j'eus
commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon
mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si
cela peut s'appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont
tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier
profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète
d'accomplir juste ce qu'il a projeté de faire.
Votre
bien affectionné,
C.
B.
Un message
biaisé : à Arsène Houssaye ou Au lecteur ?
En
apparence, la préface-dédicace
du Spleen de Paris remplit son office.
Elle semble d'abord rendre un hommage appuyé à Arsène Houssaye, comme
« ami » et modèle littéraire. Commençons par le témoignage d'amitié.
Il est à la fois exhibé et conventionnel. Baudelaire exagère, en rajoute, il
mêle hypocritement l'affection au travail, — hypocritement, car l'on
sait qu'il était tout à fait intègre sur cette question de la pureté et de la
valeur esthétiques et qu'il connaissait la médiocrité du littérateur Houssaye. Quand il estime un écrivain, il est ou
plus délicat ou nettement plus élogieux. Voyons la première version d'une autre
célèbre « ouverture » en forme de dédicace, celle des Fleurs
du Mal :
à mon très cher et très vénéré
maître et ami
théophile
gautier
Bien que je te
prie de servir de parrain aux Fleurs du Mal,
ne crois pas que je sois assez perdu, assez indigne du nom de poète pour
m'imaginer que ces fleurs maladives méritent ton noble patronage. Je sais que
dans les régions éthérées de la véritable Poésie, le Mal n'est pas, non plus
que le Bien, et que ce misérable dictionnaire de mélancolie et de crime peut
légitimer les réactions de la morale, comme le blasphémateur confirme la
Religion. Mais j'ai voulu, autant qu'il était en moi, en espérant mieux
peut-être rendre un hommage profond à l'auteur d'Albertus, de La Comédie de la Mort et d'España, au poète impeccable, au magicien ès langue
française, dont je me déclare, avec autant d'orgueil que d'humilité, le plus
dévoué, le plus respectueux et le plus jaloux des disciples.
charles
baudelaire
Cette sorte de poème en
prose constitue bien un « hommage
profond », mêlant étroitement l'affection à l'estime confraternelle ;
il est saturé par la rhétorique de l'éloge. Le tutoiement et l'absence de toute
instance parasite (lecteur, éditeur, notamment) ménagent une énonciation
authentique, une situation de communication idéale : l'intention est pure
et l'œuvre encore vierge. Elle se présente au patronage d'un parrain littéraire
capable, par son excellence, de célébrer la naissance des Fleurs du
Mal. Le dithyrambe pouvait même être perçu
comme un excès nuisible à la réception de l'œuvre. Ce texte communiqué au
destinataire avant la parution, il fut décidé de l'édulcorer, au profit des
deux amis. À Poulet-Malassis (l'éditeur des Fleurs du Mal), le 7 mars 1857, Baudelaire avait
écrit : « Demain dimanche, Théophile vient au Moniteur [la revue dans laquelle Théophile
Gautier tient une rubrique artistique et critique] ; je veux lui
montrer la dédicace avant de vous l'envoyer. » Deux jours plus tard,
Baudelaire adresse à Malassis « la nouvelle dédicace,
discutée, convenue et consentie avec le magicien [Gautier] qui
m'a très bien expliqué qu'une dédicace ne devait pas être une profession de
foi, laquelle d'ailleurs avait pour défaut d'attirer les yeux sur le côté
scabreux du volume et de le dénoncer ».
Si l'on s'inspire d'une édifiante anecdote
qui a instruit le poète, la préface du Spleen
de Paris n'est pas une dédicace,
mais bien une profession de foi qui vise justement à attirer le regard du lecteur (clairement mentionné au début du texte), à
l'édifier au-delà et aux dépens du dédicataire.
Arsène Houssaye (1814-1896) en fait est un
homme en vue, un puissant du monde des lettres. C'est « l'homme de
lettres » intégré mais pas intègre.
Dénué de tout talent, polygraphe mondain, assez vaniteux pour se targuer
« — la licence historique étant l'une de ses spécialités —
d'avoir été à l'épicentre du mouvement romantique » (Murphy, p. 46), il
s'est essayé à tous les genres : critique d'art, roman, histoire
Administrateur de la Comédie-Française, inspecteur général des musées de la
province, il ajoute à ces fonctions de pouvoir la direction de revues et de
journaux : L'Artiste, la Revue
du XIXe siècle, puis la partie
littéraire de La Presse, qui
accueille les vingt premiers « petits poèmes en prose ». On comprend
que Baudelaire, retrouvant le réflexe des temps anciens, fondé sur la nécessité
vitale, ait cédé au genre convenu de l'épître dédicatoire. Cela donne
d'ailleurs à son geste une allure officielle classique, une publicité qui ne
devait pas totalement lui déplaire, puisqu'elle le posait en quelque sorte, et que l'auteur de la dédicace
gagne forcément un peu de l'autorité du dédicataire. Mais, plus encore que ses
prédécesseurs, puisqu'au XIXe siècle nous sommes franchement dans
l'ironie (romantique et cynique),
il prend ses distances en usant de stratagèmes et en cryptant le message, en
pratiquant la double énonciation, le double speak : voyez, vers la fin du texte, la phrase où il est
question d'une tentative de traduction par Houssaye du « cri
strident » du Vitrier.
L'évocation de ce projet
littéraire avorté est ostensiblement péjorative, à la fois dans les moyens et
dans les résultats, et une ambiguïté s'insinue à la fois sur le référent des
« désolantes suggestions » et sur la localisation générique ou la
destination de cette production inaboutie. Partie de la rue, cette « prose
lyrique » (tout venant de l'écriture, sous-« poème en prose »)
est vouée à l'évanescence des « brumes de la rue » et non à la
pérennité du monument littéraire, qui sait convertir la boue en or. Arsène
Houssaye est donc bien l'irritant et pitoyable mauvais vitrier sadiquement châtié dans l'allégorique texte IX. Le
ressentiment du poète est concentré dans l'allusion voilée de la parade
introductive et allègrement débondé (défoulé) dans le récit d'un fantasme
vengeur développé à distance raisonnable, récit qui se conclut, faut-il le
rappeler, par la perception d'un possible danger : « Ces
plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer
cher. Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une
seconde l'infini de la jouissance ? » C'est bien le lecteur que
Baudelaire cherche à informer et à séduire. L'expression « ni queue ni
tête » fait entendre par avance, dans la familiarité du registre,
l'indignation spontanée d'une première lecture énervée, quand l'horizon
d'attente sera forcément déçu. Baudelaire se met au niveau de cette réaction
immédiate, il la conçoit parfaitement et la retourne en prenant l'expression «
au pied de la lettre », si l'on peut dire. Il postule les avantages d'un
genre insinuant (le « serpent » de la tentation) et métamorphique,
qui substitue au cant de la
lecture respectable la liberté du désir (il s'agit de « plaire » et
d'« amuser », et non plus d'instruire et de plaire). Pour prévenir
une possible dérive et rapatrier cette « tortueuse fantaisie » dans
le giron de la littérature, il faut aussi la poser en l'opposant à tout ce qui
existe, non seulement les genres ennuyeux et attendus, mais aussi le
(feuilleton-) roman (désigné par métonymie comme « fil interminable d'une
intrigue superflue ») réputé hybride et prosaïque.
L'enjeu du pacte de lecture est bien
d'assigner au lecteur un nouvel horizon de découverte, et il convenait pour
cela d'utiliser la respectabilité d'Houssaye et celle d'un milieu littéraire réel et harmonieux dont il serait la caution et la
personnalité visible. Baudelaire évoque un cercle d'amateurs éclairés, quelques
« amis » cultivés, des « happy few » partageant de mêmes
goûts et lisant des livres rares comme ce Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand, posé comme l'antécédent d'une
tradition nouvelle et inaperçue du grand public.
Comme dans ce cercle d'initiés, chacun sans
doute fait assaut d'originalité et redouble de finesse, il est peut-être
loisible de considérer ce Gaspard de la Nuit comme une référence-écran qui obscurcit, masque une influence plus véritable, celle des Rêveries
du promeneur solitaire, dont Baudelaire
cherche à se défendre sans pouvoir toutefois en nier totalement l'impact.
La critique sait bien qu'« un texte peut toujours en cacher un
autre » (Genette, Palimpsestes)
et que l'exécration baudelairienne de Rousseau se manifestera par une virulente
ironie intertextuelle, dans L'Étranger (démarquage de l'incipit
de la Première promenade), du Désespoir de la vieille, du Gâteau Mais la dévaluation et le contre-pied de la prose
poétique de Rousseau, celle-ci sous-tendue par une idéologie égalitaire,
doivent être manifestés dès le prologue, pour éviter tout rapprochement indu et
toute confusion. L'attaque du deuxième paragraphe et ce mot lâché de « confession » nous met sur la voie. La
substitution de l'article indéfini, dans la séquence « une vie moderne et plus abstraite », cherche à
éviter que les petits poèmes en prose ne soient confondus avec la prose
prosaïque, l'oratio pedestris, dont le marcheur herboriste Rousseau a cantonné
l'emploi, en le naturalisant. Baudelaire, « le rôdeur parisien »,
ne veut pas de cet « informe journal de [ses]
rêveries » (Première promenade). Sa « rêverie » à lui, singulière, est un « idéal obsédant », elle renvoie à
une très particulière disposition d'esprit, à une authentique préoccupation
d'artiste, comme on cherchera à l'indiquer ci-après.
Tout le travail de la définition impossible
du poème en prose dans le prologue, notamment par une précautionneuse
circulation entre les références littéraires, consiste donc à fonder malgré tout la nouveauté de ce projet littéraire, à
lui affecter la primeur d'une tendance pressentie et de montrer qu'il relève d'un art vivant, expérimental.
Le résultat, c'est un indéfini,
« quelque chose » de « singulièrement différent », et l'on
ne peut que remarquer ce paradoxe qui allie à une création incontestable
l'impossibilité de la désigner, même a minima ou à titre provisoire. Il y a des prédicats, en assez
grand nombre, mais pas de thème, et le passage est une débauche synonymique,
qui met mimétiquement en abyme cette fluctuation des formes et des significations au cœur du projet.
Qu'est-ce qu'un poème en prose ?
Avec ce « petit ouvrage » et une
heureuse désignation générique, les deux faits — le nom et la chose
— alliés pour créer ce que Georges Blin baptise « commencement
absolu »,
Baudelaire a donné un bel os à ronger à la critique. Suzanne Bernard écrit une
grosse thèse sur Le Poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours,
dont Tzvetan Todorov montrera cruellement les limites dans « La Poésie
sans le vers ».
Mais le comble sera atteint par un émule de Lanson, Pierre Moreau, qui prétendra
démontrer qu'il y avait une Tradition française du poème en prose avant
Baudelaire !
Autant dire que Baudelaire était un ignorant ou un mystificateur. Il est plus
probable que la critique ne craigne pas de se contredire et de se ridiculiser
parfois.
Revenons à Baudelaire,
dont ces ouvrages stériles et ces considérations oiseuses nous distraient par
trop. D'un côté l'impression de nouveauté est relativisée par le parallèle
souvent établi avec Les Fleurs du Mal, de l'autre, il convenait pour l'auteur de signaler la
« modernité » de son innovation. Baudelaire souligne, dans sa
correspondance notamment,
la cohérence de son inspiration, cohérence soulignée par la préférence accordée
à un titre qui fait écho à une composante essentielle des Fleurs du
Mal (les sections « Spleen et
Idéal » et « Tableaux parisiens », les poèmes Spleen) ; d'un autre côté, il s'attache à innover.
L'avant-propos apporte de nombreuses
indications sur la poétique du poème en prose, notamment une définition assez
déroutante sur l'absence de rythme malgré la musicalité et le lyrisme. Attaché
à faire ressortir l'idée de dissonance, Baudelaire affecte sans doute au mot
rythme un sens spécial, réservé à la versification, voire il le prend comme
synonyme du mot vers. Ce sens est établi par Littré (n 2 à l'entrée rhythme, avec cet exemple des Méditations de Lamartine : « Quand mon âme oppressée
Sent en rhythmes nombreux déborder ma pensée », I, 20). Si la « prose
poétique » est indéniablement un matériau linguistique parfaitement connu
du poète et de ses lecteurs, ce que tend à confirmer l'énoncé du caractère
définitoire redondant qui précède (la musicalité libérée des procédés de la
versification), le « poème en prose » en est une spécification
originale, parce qu'à la libération formelle doit correspondre, pour qu'on
puisse parler d'innovation littéraire, un état particulier de la sensibilité,
et plus précisément de ce qu'ont en commun les « mouvements lyriques de
l'âme », les « ondulations de la rêverie » et les « soubresauts
de la conscience » : dans une démarche essentiellement analogique, le
poète tentera d'exprimer le plus fidèlement possible la descente et les variations que subit un « donné
intérieur » et plus précisément celui qui est généralement impalpable. Le
poème en prose est donc un genre littéraire hautement expérimental, aussi
insaisissable que ce qu'il tente de porter au jour. Une note de l'édition de la
Bibliothèque de la Pléiade (vol. I, pp. 1308-1309), assez judicieuse, contextualise la démarche de
Baudelaire en la rapportant aux Marginalia d'Edgar Poe. Dans un passage, l'écrivain américain commence par
analyser ce qu'il appelle, faute de mieux, « a class of fancies [which] are not thoughts, and to which, as yet, I have found it absolutely impossible to adapt
language. […] They seem to me rather psychal thant intellectual. They
arise in the soul […] at those mere points of time where the confines of the
making world blend with those of the world of dreams » (« Une
catégorie de ces produits fugaces de l'imagination […] qui ne
sont pas des pensées et auxquels, jusqu'à
présent, il m'a été absolument impossible
d'adapter aucun langage. […] Ils me semblent plutôt
psychiques qu'intellectuels. Ils prennent naissance dans l'âme […] à
ces seuls instants où les confins du monde de la veille se confondent avec ceux
du monde des rêves. » Puis, il évoque un projet bien proche de celui de
Baudelaire : « Now, so entire is my faith in the power of words, that, at times, I have believed it possible to
embody even the evanescence of fancies such as I have attempted to describe. […] I do
not altogether despair of embodying in words […] the
fancies in question. » (« Or si entière est ma foi dans la puissance
des mots que parfois j'ai cru possible
d'incarner même l'évanescence de ces produits de l'imagination que j'ai essayé
de décrire plus haut […]. Je ne désespère pas tout à fait d'incarner en mots […] ces
produits de l'imagination. » L'inspiration baudelairienne est souvent très
proche de celle de Poe, qu'il a découvert en 1847, et il faut affecter au
concept de traduction chez le poète
français une fonction de relève spirituelle, qui désigne une activité beaucoup
plus étendue que la simple technique de transposition d'une langue à l'autre.
De fait, la figure complexe de la traduction aide à comprendre ce que peut être
un poème en prose. Les transpositions entre les textes en vers des Fleurs
du Mal et les poèmes en prose
correspondants ne doivent pas être analysées comme des exercices formels. Ils
témoignent au contraire d'une circulation normale de l'inspiration et d'une
intense ascèse sur la base d'une conviction : il serait possible d'incarner en mots, par les mots, aussi bien les états
insaisissables de la vie psychique que les sujets improbables de la vie
prosaïque, aussi bien le Beau et le Bonheur que le Laid et la Douleur, les deux
aspects (moral et esthétique) étant de toute façon indissolublement liés. Il y
a là une difficulté correspondante. Pour
le poète, le rapport au réel,
l'indéniable écart entre le spleen et l'idéal renvoie, en termes de défi et de
difficulté, à l'esthétique de l'asymptote exprimée par Poe. Baudelaire est donc
lui-même un poète en prose, et le poème en prose est par exemple, très
concrètement, sa présence dans la grande ville, comme, on dira, Voyage
en Grande Garabagne, Je vous
écris d'un pays lointain ou L'Espace
du dedans (Michaux) : une plongée dans
l'inconnu du connu, une exploration de et dans l'imaginaire pris dans le réel.
D'où à la fois de prodigieux étonnements visuels face à ce qui est (commun), la
décentration du narrateur (L'Étranger), l'insistance sur le thème du double (La Chambre double), l'importance de l'ombre et de la nuit, les
tentatives brutales de conversion du prosaïque (Assommons les pauvres), l'attrait des spectacles enchâssés (Les
Fenêtres, Le Joujou du pauvre), la réversibilité tout ce qui joue sur les
impossibilités et les plus radicales oppositions (politiques et sociales,
morales et esthétiques).
On pourrait presque aller jusqu'à soutenir
que Les Fleurs du Mal sont un arbre trop
bien taillé qui cache la forêt plus sauvage des poèmes en prose si abondants
dans toute l'œuvre, si rhapsodique, de Baudelaire. On signale par exemple le
chant du vin dans Du vin et du hachisch. Les Paradis artificiels
sont d'ailleurs très proches de l'atmosphère concentrée du Spleen de Paris. Baudelaire, dont la personnalité littéraire se
trouvait confirmée par celle de l'Anglais Thomas de Quincey, en sus de celle de
Poe, avait pensé regrouper ses textes sous des titres — Le
Promeneur de Paris ou Le Rôdeur
parisien — qui entrent en
correspondance avec l'esprit pérégrin du mangeur d'opium encore jeune et dispos
fasciné par les rues de Londres, alors considérée comme la plus immense cité de
l'Europe. Ainsi,
« le Bédouin de la civilisation apprend dans le Sahara des grandes villes
bien des motifs d'attendrissement qu'ignore l'homme dont la sensibilité est
bornée par le home et la famille.
Il y a dans le barathrum
des capitales, comme dans le désert, quelque chose qui fortifie et qui façonne
le cœur de l'homme, qui le fortifie d'une autre manière, quand il ne le déprave
pas et ne l'affaiblit pas jusqu'à l'abjection et au suicide » (Pléiade, I,
p. 458) Baudelaire parle souvent de cet « attendrissement », de cette
« charité » compassionnelle libérés par les drogues et conçus comme
un élargissement inédit de l'inspiration
poétique.
Quand on se reporte à notre texte, on ne
peut qu'être frappé de la multiplicité et de la variété des éléments de
définition du poème en prose baudelairien,
de leur accumulation et de leur concordance harmonique, à telle enseigne qu'il paraît curieux de
déplorer, comme l'ont fait de nombreux critiques, l'imprécision dans laquelle
nous serions maintenus.
Chaque paragraphe est riche d'indications claires et de suggestions fines sur la réalité du projet entrepris, son identité générique, le mode
de lecture préconisé, le contexte immédiat, ses intertextes, ses thèmes
L'humilité retorse de la clausule permet au poète à la fois de tenir
respectueusement à distance les modèles invoqués et signale, par une habile antiphrase, que nous sommes bien en
présence d'un exposé du genre genèse d'un poème. C'est, on s'en souvient, la traduction suggestive
par Baudelaire de l'essai d'Edgar Poe, The Philosophy of Composition, un texte à la fois sérieux et ironique (infra en annexe) qui venait à propos étayer une poétique
de la création réglée, dans un contexte littéraire plutôt acquis au mythe
romantique de la génialité expressive et du lyrisme spontané. L'essai de Poe
tombait à point nommé dans le contexte littéraire des années 1850-1860 : à
part Hugo, la majorité des grands poètes romantiques étaient inactifs ou
morts ; la génération suivante n'avait pas su prendre la relève et la
poésie lyrique sentimentale suscitait une réelle lassitude. L'ironie de
Baudelaire va relayer celle d'Edgar Poe pour s'adapter à ce contexte, mais elle
se retient d'aller trop loin — jusqu'à une réfutation du romantisme qui
n'est plus ou pas nécessaire. Ce genre d'ironie, d'une historicité assignable,
est très sensible dans le dernier paragraphe, qui se clôt sur ce renvoi à une « philosophie
de la composition » revendiquée sans trop y paraître, signalée in
fine pour suggérer que les données et les
informations qui précèdent sont des précisions, des raisons et des arguments qu'il convient de reprendre, de
réexaminer pour saisir la poétique de ce qui ne peut être à la fois dévalué
comme un indéfini péjoratif — « quelque chose », expression que
la parenthèse suspensive vient immédiatement signaler comme une absurdité
— et revendiqué par une prédication qui sonne comme une évidence triomphante : « de
singulièrement différent » !
On peut donc très
bien soutenir que Baudelaire a dit dans sa lettre à Houssaye tout ce qu'il
pouvait dire sur son poème en prose et qu'il y a bien là un discours de la
méthode qui prend place dans la tradition
des arts poétiques. La subtilité de la désignation vient de ce qu'elle inclut
une dimension critique — le texte est écrit à l'encontre des hommes
de lettres, du public, des prédécesseurs, du romantisme — tout en
annonçant la démarche symboliste de la suggestion systématique, qui s'épanouira dans l'œuvre de Mallarmé :
À quoi bon la merveille de
transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu
de la parole, cependant, si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche
ou concret rappel, la notion pure.
François-Marie
Mourad
Annexes
Edgar Poe, La Genèse
d'un poème
Bien souvent j'ai pensé
combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui voudrait,
c'est-à-dire qui pourrait raconter, pas à pas, la marche progressive qu'a suivie
une quelconque de ses propositions pour arriver au terme définitif de son
accomplissement. Pourquoi un pareil travail n'a-t-il jamais été livré au
public, il me serait difficile de l'expliquer ; mais peut-être la vanité
des auteurs a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante
qu'aucune autre cause. Beaucoup d'écrivains, particulièrement les poètes,
aiment mieux laisser entendre qu'ils composent grâce à un système de frénésie
subtile, ou d'intuition extatique, et ils auraient positivement le frisson s'il
leur fallait autoriser le public à jeter un coup d'œil derrière la scène, et à
contempler les laborieux et indécis embryons de pensée, la vraie décision prise
au dernier moment, l'idées si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant
si longtemps de se laisser voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie
et rejetée de désespoir comme étant d'une nature intraitable, le choix prudent
et les rebuts, les douloureuses ratures et les interpolations — en un
mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour les changements de décor, les
échelles et les trappes — les plumes de coq, le rouge, les mouches et
tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent
l'apanage et le naturel de l'histrion littéraire. [Traduction de Baudelaire]
Baudelaire, projet de
préface pour Les Fleurs du Mal
Mon éditeur prétend qu'il y
aurait quelque utilité, pour moi comme pour
lui, à expliquer pourquoi et comment j'ai
fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma
méthode. Un tel travail de critique aurait
sans doute quelques chances d'amuser les esprits amoureux de la rhétorique
profonde. Pour ceux-là, peut-être l'écrirai-je plus tard et le ferai-je tirer
à une dizaine d'exemplaires. Mais, à un
meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une
besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les
uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais ? […]
Mène-t-on la foule dans les ateliers de l'habilleuse et du décorateur, dans la
loge de la comédienne ? Montre-t-on au public affolé aujourd'hui, indifférent demain, le mécanisme des
trucs ? Lui explique-t-on les retouches et les variantes
improvisées aux répétitions, et jusqu'à quelle dose l'instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme
indispensable dans l'amalgame de
l'œuvre ? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards,les poulies, les chaînes, les repentirs, les
épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs
qui composent le sanctuaire de l'art ?