RETOUR : La littérature dans les classes

 

Étude de la dédicace du Spleen de Paris de Baudelaire, à l'appui d'une explication de texte faite en classe de Khâgne.

Mis en ligne le 6 octobre 2006.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.



Baudelaire, Le Spleen de Paris
À Arsène Houssaye

À Arsène Houssaye

Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous dédier le serpent tout entier.

J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.

Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ?

Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s'appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d'accomplir juste ce qu'il a projeté de faire.

Votre bien affectionné,

C. B.

Un message biaisé : à Arsène Houssaye ou Au lecteur ?

En apparence, la préface-dédicace[1] du Spleen de Paris remplit son office. Elle semble d'abord rendre un hommage appuyé à Arsène Houssaye, comme « ami » et modèle littéraire. Commençons par le témoignage d'amitié. Il est à la fois exhibé et conventionnel. Baudelaire exagère, en rajoute, il mêle hypocritement l'affection au travail, — hypocritement, car l'on sait qu'il était tout à fait intègre sur cette question de la pureté et de la valeur esthétiques et qu'il connaissait la médiocrité du littérateur Houssaye. Quand il estime un écrivain, il est ou plus délicat ou nettement plus élogieux. Voyons la première version d'une autre célèbre « ouverture » en forme de dédicace, celle des Fleurs du Mal :

 

 

à mon très cher et très vénéré

 maître et ami

théophile gautier

 

Bien que je te prie de servir de parrain aux Fleurs du Mal, ne crois pas que je sois assez perdu, assez indigne du nom de poète pour m'imaginer que ces fleurs maladives méritent ton noble patronage. Je sais que dans les régions éthérées de la véritable Poésie, le Mal n'est pas, non plus que le Bien, et que ce misérable dictionnaire de mélancolie et de crime peut légitimer les réactions de la morale, comme le blasphémateur confirme la Religion. Mais j'ai voulu, autant qu'il était en moi, en espérant mieux peut-être rendre un hommage profond à l'auteur d'Albertus, de La Comédie de la Mort et d'España, au poète impeccable, au magicien ès langue[2] française, dont je me déclare, avec autant d'orgueil que d'humilité, le plus dévoué, le plus respectueux et le plus jaloux des disciples.

charles baudelaire

 

 

Cette sorte de poème en prose constitue bien un « hommage profond », mêlant étroitement l'affection à l'estime confraternelle ; il est saturé par la rhétorique de l'éloge. Le tutoiement et l'absence de toute instance parasite (lecteur, éditeur, notamment) ménagent une énonciation authentique, une situation de communication idéale : l'intention est pure et l'œuvre encore vierge. Elle se présente au patronage d'un parrain littéraire capable, par son excellence, de célébrer la naissance des Fleurs du Mal. Le dithyrambe pouvait même être perçu comme un excès nuisible à la réception de l'œuvre. Ce texte communiqué au destinataire avant la parution, il fut décidé de l'édulcorer, au profit des deux amis. À Poulet-Malassis (l'éditeur des Fleurs du Mal), le 7 mars 1857, Baudelaire avait écrit : « Demain dimanche, Théophile vient au Moniteur [la revue dans laquelle Théophile Gautier tient une rubrique artistique et critique] ; je veux lui montrer la dédicace avant de vous l'envoyer. » Deux jours plus tard, Baudelaire adresse à Malassis « la nouvelle dédicace[3], discutée, convenue et consentie avec le magicien [Gautier] qui m'a très bien expliqué qu'une dédicace ne devait pas être une profession de foi, laquelle d'ailleurs avait pour défaut d'attirer les yeux sur le côté scabreux du volume et de le dénoncer ».

Si l'on s'inspire d'une édifiante anecdote qui a instruit le poète, la préface du Spleen de Paris n'est pas une dédicace[4], mais bien une profession de foi qui vise justement à attirer le regard du lecteur (clairement mentionné au début du texte), à l'édifier au-delà et aux dépens du dédicataire.

Arsène Houssaye (1814-1896) en fait est un homme en vue, un puissant du monde des lettres. C'est « l'homme de lettres » intégré mais pas intègre[5]. Dénué de tout talent, polygraphe mondain, assez vaniteux pour se targuer « — la licence historique étant l'une de ses spécialités — d'avoir été à l'épicentre du mouvement romantique » (Murphy, p. 46), il s'est essayé à tous les genres : critique d'art, roman, histoire Administrateur de la Comédie-Française, inspecteur général des musées de la province, il ajoute à ces fonctions de pouvoir la direction de revues et de journaux : L'Artiste, la Revue du XIXe siècle, puis la partie littéraire de La Presse, qui accueille les vingt premiers « petits poèmes en prose ». On comprend que Baudelaire, retrouvant le réflexe des temps anciens, fondé sur la nécessité vitale, ait cédé au genre convenu de l'épître dédicatoire. Cela donne d'ailleurs à son geste une allure officielle classique, une publicité qui ne devait pas totalement lui déplaire, puisqu'elle le posait en quelque sorte, et que l'auteur de la dédicace gagne forcément un peu de l'autorité du dédicataire. Mais, plus encore que ses prédécesseurs, puisqu'au XIXe siècle nous sommes franchement dans l'ironie (romantique et cynique[6]), il prend ses distances en usant de stratagèmes et en cryptant le message, en pratiquant la double énonciation, le double speak : voyez, vers la fin du texte, la phrase où il est question d'une tentative de traduction par Houssaye du « cri strident » du Vitrier. L'évocation de ce projet littéraire avorté est ostensiblement péjorative, à la fois dans les moyens et dans les résultats, et une ambiguïté s'insinue à la fois sur le référent des « désolantes suggestions » et sur la localisation générique ou la destination de cette production inaboutie. Partie de la rue, cette « prose lyrique » (tout venant de l'écriture, sous-« poème en prose ») est vouée à l'évanescence des « brumes de la rue » et non à la pérennité du monument littéraire, qui sait convertir la boue en or. Arsène Houssaye est donc bien l'irritant et pitoyable mauvais vitrier sadiquement châtié dans l'allégorique texte IX. Le ressentiment du poète est concentré dans l'allusion voilée de la parade introductive et allègrement débondé (défoulé) dans le récit d'un fantasme vengeur développé à distance raisonnable, récit qui se conclut, faut-il le rappeler, par la perception d'un possible danger : « Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l'infini de la jouissance ? » C'est bien le lecteur que Baudelaire cherche à informer et à séduire. L'expression « ni queue ni tête » fait entendre par avance, dans la familiarité du registre, l'indignation spontanée d'une première lecture énervée, quand l'horizon d'attente sera forcément déçu. Baudelaire se met au niveau de cette réaction immédiate, il la conçoit parfaitement et la retourne en prenant l'expression « au pied de la lettre », si l'on peut dire. Il postule les avantages d'un genre insinuant (le « serpent » de la tentation) et métamorphique, qui substitue au cant de la lecture respectable la liberté du désir (il s'agit de « plaire » et d'« amuser », et non plus d'instruire et de plaire). Pour prévenir une possible dérive et rapatrier cette « tortueuse fantaisie » dans le giron de la littérature, il faut aussi la poser en l'opposant à tout ce qui existe, non seulement les genres ennuyeux et attendus, mais aussi le (feuilleton-) roman (désigné par métonymie comme « fil interminable d'une intrigue superflue ») réputé hybride et prosaïque.

L'enjeu du pacte de lecture est bien d'assigner au lecteur un nouvel horizon de découverte, et il convenait pour cela d'utiliser la respectabilité d'Houssaye et celle d'un milieu littéraire réel et harmonieux dont il serait la caution et la personnalité visible. Baudelaire évoque un cercle d'amateurs éclairés, quelques « amis » cultivés, des « happy few » partageant de mêmes goûts et lisant des livres rares comme ce Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand, posé comme l'antécédent d'une tradition nouvelle et inaperçue du grand public[7].

Comme dans ce cercle d'initiés, chacun sans doute fait assaut d'originalité et redouble de finesse, il est peut-être loisible de considérer ce Gaspard de la Nuit comme une référence-écran qui obscurcit, masque une influence plus véritable, celle des Rêveries du promeneur solitaire, dont Baudelaire cherche à se défendre sans pouvoir toutefois en nier totalement l'impact[8]. La critique sait bien qu'« un texte peut toujours en cacher un autre » (Genette, Palimpsestes) et que l'exécration baudelairienne de Rousseau se manifestera par une virulente ironie intertextuelle, dans L'Étranger (démarquage de l'incipit de la Première promenade), du Désespoir de la vieille, du Gâteau Mais la dévaluation et le contre-pied de la prose poétique de Rousseau, celle-ci sous-tendue par une idéologie égalitaire, doivent être manifestés dès le prologue, pour éviter tout rapprochement indu et toute confusion. L'attaque du deuxième paragraphe et ce mot lâché de « confession » nous met sur la voie. La substitution de l'article indéfini, dans la séquence « une vie moderne et plus abstraite », cherche à éviter que les petits poèmes en prose ne soient confondus avec la prose prosaïque, l'oratio pedestris, dont le marcheur herboriste Rousseau a cantonné l'emploi, en le naturalisant. Baudelaire, « le rôdeur parisien[9] », ne veut pas de cet « informe journal de [ses] rêveries » (Première promenade). Sa « rêverie » à lui, singulière, est un « idéal obsédant », elle renvoie à une très particulière disposition d'esprit, à une authentique préoccupation d'artiste, comme on cherchera à l'indiquer ci-après.

Tout le travail de la définition impossible du poème en prose dans le prologue, notamment par une précautionneuse circulation entre les références littéraires, consiste donc à fonder malgré tout la nouveauté de ce projet littéraire, à lui affecter la primeur d'une tendance pressentie et de montrer qu'il relève d'un art vivant, expérimental. Le résultat, c'est un indéfini, « quelque chose » de « singulièrement différent », et l'on ne peut que remarquer ce paradoxe qui allie à une création incontestable l'impossibilité de la désigner, même a minima ou à titre provisoire. Il y a des prédicats, en assez grand nombre, mais pas de thème, et le passage est une débauche synonymique, qui met mimétiquement en abyme cette fluctuation des formes et des significations au cœur du projet.

Qu'est-ce qu'un poème en prose ?

Avec ce « petit ouvrage » et une heureuse désignation générique, les deux faits — le nom et la chose — alliés pour créer ce que Georges Blin baptise « commencement absolu[10] », Baudelaire a donné un bel os à ronger à la critique. Suzanne Bernard écrit une grosse thèse sur Le Poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours[11], dont Tzvetan Todorov montrera cruellement les limites dans « La Poésie sans le vers[12] ». Mais le comble sera atteint par un émule de Lanson, Pierre Moreau, qui prétendra démontrer qu'il y avait une Tradition française du poème en prose avant Baudelaire[13] ! Autant dire que Baudelaire était un ignorant ou un mystificateur. Il est plus probable que la critique ne craigne pas de se contredire et de se ridiculiser parfois.

Revenons à Baudelaire, dont ces ouvrages stériles et ces considérations oiseuses nous distraient par trop. D'un côté l'impression de nouveauté est relativisée par le parallèle souvent établi avec Les Fleurs du Mal, de l'autre, il convenait pour l'auteur de signaler la « modernité » de son innovation. Baudelaire souligne, dans sa correspondance[14] notamment, la cohérence de son inspiration, cohérence soulignée par la préférence accordée à un titre qui fait écho à une composante essentielle des Fleurs du Mal (les sections « Spleen et Idéal » et « Tableaux parisiens », les poèmes Spleen) ; d'un autre côté, il s'attache à innover.

L'avant-propos apporte de nombreuses indications sur la poétique du poème en prose, notamment une définition assez déroutante sur l'absence de rythme malgré la musicalité et le lyrisme. Attaché à faire ressortir l'idée de dissonance, Baudelaire affecte sans doute au mot rythme un sens spécial, réservé à la versification, voire il le prend comme synonyme du mot vers. Ce sens est établi par Littré (n 2 à l'entrée rhythme, avec cet exemple des Méditations de Lamartine : « Quand mon âme oppressée Sent en rhythmes nombreux déborder ma pensée », I, 20). Si la « prose poétique » est indéniablement un matériau linguistique parfaitement connu du poète et de ses lecteurs, ce que tend à confirmer l'énoncé du caractère définitoire redondant qui précède (la musicalité libérée des procédés de la versification), le « poème en prose » en est une spécification originale, parce qu'à la libération formelle doit correspondre, pour qu'on puisse parler d'innovation littéraire, un état particulier de la sensibilité, et plus précisément de ce qu'ont en commun les « mouvements lyriques de l'âme », les « ondulations de la rêverie » et les « soubresauts de la conscience » : dans une démarche essentiellement analogique, le poète tentera d'exprimer le plus fidèlement possible la descente et les variations que subit un « donné intérieur » et plus précisément celui qui est généralement impalpable. Le poème en prose est donc un genre littéraire hautement expérimental, aussi insaisissable que ce qu'il tente de porter au jour. Une note de l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade (vol. I, pp. 1308-1309), assez judicieuse, contextualise la démarche de Baudelaire en la rapportant aux Marginalia d'Edgar Poe. Dans un passage, l'écrivain américain commence par analyser ce qu'il appelle, faute de mieux, « a class of fancies [which] are not thoughts, and to which, as yet, I have found it absolutely impossible to adapt language. […] They seem to me rather psychal thant intellectual. They arise in the soul […] at those mere points of time where the confines of the making world blend with those of the world of dreams » (« Une catégorie de ces produits fugaces de l'imagination […] qui ne sont pas des pensées et auxquels, jusqu'à présent, il m'a été absolument impossible d'adapter aucun langage. […] Ils me semblent plutôt psychiques qu'intellectuels. Ils prennent naissance dans l'âme […] à ces seuls instants où les confins du monde de la veille se confondent avec ceux du monde des rêves. » Puis, il évoque un projet bien proche de celui de Baudelaire : « Now, so entire is my faith in the power of words, that, at times, I have believed it possible to embody even the evanescence of fancies such as I have attempted to describe. […] I do not altogether despair of embodying in words […] the fancies in question. » (« Or si entière est ma foi dans la puissance des mots que parfois j'ai cru possible d'incarner même l'évanescence de ces produits de l'imagination que j'ai essayé de décrire plus haut […]. Je ne désespère pas tout à fait d'incarner en mots […] ces produits de l'imagination. » L'inspiration baudelairienne est souvent très proche de celle de Poe, qu'il a découvert en 1847, et il faut affecter au concept de traduction chez le poète français une fonction de relève spirituelle, qui désigne une activité beaucoup plus étendue que la simple technique de transposition d'une langue à l'autre. De fait, la figure complexe de la traduction aide à comprendre ce que peut être un poème en prose. Les transpositions entre les textes en vers des Fleurs du Mal et les poèmes en prose correspondants ne doivent pas être analysées comme des exercices formels. Ils témoignent au contraire d'une circulation normale de l'inspiration et d'une intense ascèse sur la base d'une conviction : il serait possible d'incarner en mots, par les mots, aussi bien les états insaisissables de la vie psychique que les sujets improbables de la vie prosaïque, aussi bien le Beau et le Bonheur que le Laid et la Douleur, les deux aspects (moral et esthétique) étant de toute façon indissolublement liés. Il y a là une difficulté correspondante. Pour le poète, le rapport au réel, l'indéniable écart entre le spleen et l'idéal renvoie, en termes de défi et de difficulté, à l'esthétique de l'asymptote exprimée par Poe. Baudelaire est donc lui-même un poète en prose, et le poème en prose est par exemple, très concrètement, sa présence dans la grande ville, comme, on dira, Voyage en Grande Garabagne, Je vous écris d'un pays lointain ou L'Espace du dedans (Michaux) : une plongée dans l'inconnu du connu, une exploration de et dans l'imaginaire pris dans le réel. D'où à la fois de prodigieux étonnements visuels face à ce qui est (commun), la décentration du narrateur (L'Étranger), l'insistance sur le thème du double (La Chambre double), l'importance de l'ombre et de la nuit, les tentatives brutales de conversion du prosaïque (Assommons les pauvres), l'attrait des spectacles enchâssés (Les Fenêtres, Le Joujou du pauvre), la réversibilité tout ce qui joue sur les impossibilités et les plus radicales oppositions (politiques et sociales, morales et esthétiques).

On pourrait presque aller jusqu'à soutenir que Les Fleurs du Mal sont un arbre trop bien taillé qui cache la forêt plus sauvage des poèmes en prose si abondants dans toute l'œuvre, si rhapsodique, de Baudelaire. On signale par exemple le chant du vin dans Du vin et du hachisch. Les Paradis artificiels sont d'ailleurs très proches de l'atmosphère concentrée du Spleen de Paris. Baudelaire, dont la personnalité littéraire se trouvait confirmée par celle de l'Anglais Thomas de Quincey, en sus de celle de Poe, avait pensé regrouper ses textes sous des titres — Le Promeneur de Paris ou Le Rôdeur parisien — qui entrent en correspondance avec l'esprit pérégrin du mangeur d'opium encore jeune et dispos fasciné par les rues de Londres, alors considérée comme la plus immense cité de l'Europe[15]. Ainsi, « le Bédouin de la civilisation apprend dans le Sahara des grandes villes bien des motifs d'attendrissement qu'ignore l'homme dont la sensibilité est bornée par le home et la famille. Il y a dans le barathrum[16] des capitales, comme dans le désert, quelque chose qui fortifie et qui façonne le cœur de l'homme, qui le fortifie d'une autre manière, quand il ne le déprave pas et ne l'affaiblit pas jusqu'à l'abjection et au suicide » (Pléiade, I, p. 458) Baudelaire parle souvent de cet « attendrissement », de cette « charité » compassionnelle libérés par les drogues et conçus comme un élargissement inédit de l'inspiration poétique.

Quand on se reporte à notre texte, on ne peut qu'être frappé de la multiplicité et de la variété des éléments de définition du poème en prose baudelairien, de leur accumulation et de leur concordance harmonique, à telle enseigne qu'il paraît curieux de déplorer, comme l'ont fait de nombreux critiques, l'imprécision dans laquelle nous serions maintenus[17]. Chaque paragraphe est riche d'indications claires et de suggestions fines sur la réalité du projet entrepris, son identité générique, le mode de lecture préconisé, le contexte immédiat, ses intertextes, ses thèmes L'humilité retorse de la clausule permet au poète à la fois de tenir respectueusement à distance les modèles invoqués et signale, par une habile antiphrase, que nous sommes bien en présence d'un exposé du genre genèse d'un poème. C'est, on s'en souvient, la traduction suggestive par Baudelaire de l'essai d'Edgar Poe, The Philosophy of Composition, un texte à la fois sérieux et ironique (infra en annexe) qui venait à propos étayer une poétique de la création réglée, dans un contexte littéraire plutôt acquis au mythe romantique de la génialité expressive et du lyrisme spontané. L'essai de Poe tombait à point nommé dans le contexte littéraire des années 1850-1860 : à part Hugo, la majorité des grands poètes romantiques étaient inactifs ou morts ; la génération suivante n'avait pas su prendre la relève et la poésie lyrique sentimentale suscitait une réelle lassitude. L'ironie de Baudelaire va relayer celle d'Edgar Poe pour s'adapter à ce contexte, mais elle se retient d'aller trop loin — jusqu'à une réfutation du romantisme qui n'est plus ou pas nécessaire. Ce genre d'ironie, d'une historicité assignable, est très sensible dans le dernier paragraphe, qui se clôt sur ce renvoi à une « philosophie de la composition » revendiquée sans trop y paraître, signalée in fine pour suggérer que les données et les informations qui précèdent sont des précisions, des raisons et des arguments qu'il convient de reprendre, de réexaminer pour saisir la poétique de ce qui ne peut être à la fois dévalué comme un indéfini péjoratif — « quelque chose », expression que la parenthèse suspensive vient immédiatement signaler comme une absurdité — et revendiqué par une prédication qui sonne comme une évidence triomphante : « de singulièrement différent » !

 

On peut donc très bien soutenir que Baudelaire a dit dans sa lettre à Houssaye tout ce qu'il pouvait dire sur son poème en prose et qu'il y a bien là un discours de la méthode qui prend place dans la tradition des arts poétiques. La subtilité de la désignation vient de ce qu'elle inclut une dimension critique — le texte est écrit à l'encontre des hommes de lettres, du public, des prédécesseurs, du romantisme — tout en annonçant la démarche symboliste de la suggestion systématique, qui s'épanouira dans l'œuvre de Mallarmé[18] :

 

À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant, si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure.

François-Marie Mourad




Annexes

Edgar Poe, La Genèse d'un poème

Bien souvent j'ai pensé combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui voudrait, c'est-à-dire qui pourrait raconter, pas à pas, la marche progressive qu'a suivie une quelconque de ses propositions pour arriver au terme définitif de son accomplissement. Pourquoi un pareil travail n'a-t-il jamais été livré au public, il me serait difficile de l'expliquer ; mais peut-être la vanité des auteurs a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante qu'aucune autre cause. Beaucoup d'écrivains, particulièrement les poètes, aiment mieux laisser entendre qu'ils composent grâce à un système de frénésie subtile, ou d'intuition extatique, et ils auraient positivement le frisson s'il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d'œil derrière la scène, et à contempler les laborieux et indécis embryons de pensée, la vraie décision prise au dernier moment, l'idées si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie et rejetée de désespoir comme étant d'une nature intraitable, le choix prudent et les rebuts, les douloureuses ratures et les interpolations — en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour les changements de décor, les échelles et les trappes — les plumes de coq, le rouge, les mouches et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent l'apanage et le naturel de l'histrion littéraire. [Traduction de Baudelaire]

Baudelaire, projet de préface pour Les Fleurs du Mal

Mon éditeur prétend qu'il y aurait quelque utilité, pour moi comme pour lui, à expliquer pourquoi et comment j'ai fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma méthode. Un tel travail de critique aurait sans doute quelques chances d'amuser les esprits amoureux de la rhétorique profonde. Pour ceux-là, peut-être l'écrirai-je plus tard et le ferai-je tirer à une dizaine d'exemplaires. Mais, à un meilleur examen, ne paraît-il pas évident que ce serait là une besogne tout à fait superflue, pour les uns comme pour les autres, puisque les uns savent ou devinent, et que les autres ne comprendront jamais ? […] Mène-t-on la foule dans les ateliers de l'habilleuse et du décorateur, dans la loge de la comédienne ? Montre-t-on au public affolé aujourd'hui, indifférent demain, le mécanisme des trucs ? Lui explique-t-on les retouches et les variantes improvisées aux répétitions, et jusqu'à quelle dose l'instinct et la sincérité sont mêlés aux rubriques et au charlatanisme indispensable dans l'amalgame de l'œuvre ? Lui révèle-t-on toutes les loques, les fards,les poulies, les chaînes, les repentirs, les épreuves barbouillées, bref toutes les horreurs qui composent le sanctuaire de l'art ?



[1] Lettre-préface publiée d'abord dans La Presse le 26 août 1862.

[2] Cette étonnante faute de français signale peut-être à sa façon l'enthousiasme du premier jet.

[3] Plus courte et plus sobre, tout en restant dithyrambique : « Au poète impeccable / Au parfait magicien ès lettres françaises / À mon très cher et très vénéré / Maître et ami / Théophile Gautier / Avec les sentiments / De la plus profonde humilité / Je dédie / Ces Fleurs maladives ».

[4] Steve Murphy : « Lorsqu'on parle de “lettre” à Arsène Houssaye, il faut se rappeler que l'on n'est pas en présence d'une expression spontanée et primesautière destinée uniquement à Houssaye : il s'agit d'une lettre publiée et plus précisément d'un métatexte soigneusement composé qui a eu, comme tous les écrits importants de Baudelaire, ses secrets de genèse » Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du dernier Baudelaire, Champion, 2003, p. 38.

[5] Michel Brix, spécialiste du romantisme, dit de lui, dans son article sur « Nerval, Houssaye et La Bohême galante » (Revue romane, 1, 1991) : « L'histoire littéraire a trop ménagé le directeur de L'Artiste. Plusieurs de ses contemporains — et non des moindres — ne se sont pourtant pas privés de dénoncer l'imposture d'un écrivain dont la réputation était le seul produit de la réclame et du savoir–faire, et l'œuvre un monument de médiocrité et de bavardage. »

[6] Baudelaire relève de l'ironie romantique, telle que la définit Bakhtine dans un important passage de son livre sur L'Œuvre de François Rabelais, Gallimard, Tel, pp. 46-48. Le rire cynique du XIXe siècle est une dégénérescence du rire plein et authentique d'origine populaire. C'est une ressaisie savante et raffinée des pouvoirs du rire, amputé malgré tout de ses puissances positives et ne réussissant plus à combler la peur et l'angoisse. Le masque du rieur colle à la peau, le temps du carnaval est passé.

[7] Gaspard de la Nuit a été publié après la mort de l'auteur avec une préface de Sainte-Beuve. Victor Pavie, l'un des éditeurs, avait écrit que le volume était l'« un des plus grands désastres de la librairie ». Baudelaire se situe donc dans le sillage d'un ratage littéraire.

[8] Voir Christian Leroy, « Les Petits Poèmes en prose “palimpsestes” ou Baudelaire et Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau », in Baudelaire : nouveaux chantiers, éd. Jean Delabroy et Yves Charnet, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, pp. 59-70.

[9] « En envisageant comme titre Le Rôdeur parisien, Baudelaire minore la référence intertextuelle en la ramenant à un niveau plus implicite, mais surtout en gommant toute apparence d'une filiation docile. […] Le promeneur, c'est la catégorie de l'individu dans toute sa splendeur idéaliste ; le rôdeur, c'est plutôt chez Baudelaire une variante sur le motif du “flâneur” envisagé par Walter Benjamin qui s'intéressait surtout aux Fleurs du Mal : un locuteur qui vaque incognito, sans que la moralité soit toujours sa principale préoccupation » (Murphy, 49).

[10] Georges Blin, « Introduction aux Petits poèmes en prose », dans Le Sadisme de Baudelaire, Librairie José Corti, 1948, p. 143. Ce livre n'est aujourd'hui disponible qu'en bibliothèque et il est difficile à trouver chez les bouquinistes.

[11] Nizet, 1959.

[12] « La Poésie sans le vers », in La Notion de littérature et autres essais, Points-Seuil, 1987.

[13] Minard, Archives des Lettres modernes, 1969.

[14] Exemple, le 19 février 1866 : « En somme, [Le Spleen de Paris] c'est encore Les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail, et de raillerie. »

[15] Les poèmes en prose de Baudelaire furent très tôt présentés (sur l'impulsion de l'auteur) comme étroitement rattachés à Paris en concurrence de Londres. Article de Gustave Bourdin dans Le Figaro du 7 février 1864 : « Certaines gens croient que Londres seul a le privilège aristocratique du spleen, et que Paris, le joyeux Paris, n'a jamais connu cette noire maladie. Il y a peut-être bien, comme le prétend l'auteur, une sorte de spleen parisien ; et il affirme que le nombre est grand de ceux qui l'ont connu et le reconnaîtront. »

[16] Mot latin imité du mot grec désignant la fosse dans laquelle on précipitait les condamnés de droit commun.

[17] Gérard Genette remarque dans Seuils qu'il pèse un « tabou de compétence sur l'interprétation auctoriale », lequel relève selon Claude-Edmonde Magny du « discrédit de la conscience claire » porté sur l'écrivain (Essai sur les limites de la littérature, les sandales d'Empédocle, Petite Bibliothèque Payot, 1945, p. 337). Voir l'article de Sophie Labeille, « Le rapport de l'écrivain à l'écriture dans le cas particulier de l'épitexte autonome tardif : autocommentaire auctorial », Équinoxes, Issue 3 : Printemps/Été 2004.

[18] Stéphane Mallarmé, Crise de vers, Divagations, éd. Bertrand Marchal, Poésie-Gallimard, 2003, p. 259.