RETOUR : La littérature dans les classes

 

François-Marie Mourad : explication du poème de Baudelaire, « Don Juan aux Enfers » (Baudelaire, Les Fleurs du Mal, XV), destinée à des étudiants littéraires d'Hypokhagne ou de Khagne, dans la perspective de l'oral du concours de l'ENS.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.

Mise en ligne le 30 avril 2014.


« Don Juan aux Enfers »

Explication de texte

Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine

Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,

Un sombre mendiant, l'Ïil fier comme Antisthène,

D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

 

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,

Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

Et, comme un troupeau de victimes offertes,

Derrière lui traînaient un long mugissement.

 

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,

Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant

Montrait à tous les morts errant sur les rivages

Le fils audacieux qui railla son front blanc.

 

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire

Près de l'époux perfide et qui fut son amant,

Semblait lui réclamer un suprême sourire

Où brillât la douceur de son premier serment.

 

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre

Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;

Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,

Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

 

Après les « Bohémiens en voyage » et l'évocation d'un homme « ténébreux » prompt au combat éternel et féroce avec la mer (poème XIV, « L'Homme et la mer »), dans une probable progression allégorique, confirmée par le « Châtiment de l'orgueil » qui le suit immédiatement, le poème XV, encore à l'ouverture des Fleurs du Mal[1], introduit logiquement la vision baudelairienne du mythe de Don Juan.

On peut certes mentionner l'actualisation romantique du personnage de Molière, à partir de la représentation mutilée du 17 novembre 1841 au théâtre de l'Odéon[2], événement dont Baudelaire a dû avoir connaissance, dans ses vingt ans alertes de Parisien lettré. Son ami Prarond se souvient en tout cas de l'avoir entendu réciter « Don Juan aux enfers » dès 1843, bien avant la première publication du texte dans L'Artiste (numéro du 6 septembre 1846), sous un titre, « L'Impénitent », trop explicite, moralement connoté, qui fera bientôt place à un cartouche volontairement neutre, pour extraire le poème d'une grille de lecture préformée. Ce changement témoigne aussi d'une appropriation personnelle du nom par le poète, et d'un glissement de l'interprétation vers une création pleinement assumée.

Le poème saisit le héros de Molière après qu'il eut disparu dans la terre, soudain entrouverte, à la scène 6 de l'acte V de Dom Juan ou le Festin de pierre. Rappelons la didascalie de la pièce à grand spectacle conçue par l'auteur : Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s'ouvre et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il est tombé. Baudelaire continue l'histoire sans se laisser impressionner par ce dénouement aussi artificiel qu'artificier ; il inscrit le destin du héros dans le périple convenu de la descente aux enfers, illustré par Delacroix dans Naufrage de Don Juan et La Barque de Dante, sans trop se laisser distraire cependant par ces représentations saisissantes, dont il conserve avant tout l'ambiance des fonds et les couleurs sombres (v. 6 et 18, par exemple, avec l'indication picturale du « noir firmament » ou celle du « flot noir »).

 

Plus près de la tradition scolaire de l'invention sur fond d'imitatio, dans le respect des « caractères » de la fable, le poète se livre à une variation fidèle et intéressante, dont le sujet, la consigne pourrait-on dire, est explicitement posé par le titre, Don Juan aux enfers. Puisque l'intertextualité ne fait ici aucun doute, il conviendra d'étudier le jeu sur les contraintes, la personnalisation, les variations et l'invention, donc la dynamique intertextuelle.

 

Le mouvement du poème est bien établi, si l'on se laisse guider notamment par les temps verbaux : la première strophe introduit la scène, l'embraye et la situe. C'est le début du voyage en barque en direction des Enfers. Les trois quatrains suivants évoquent les alentours, occupés successivement, comme en un procès ou un inventaire, par les réquisitionnaires lésés par Don Juan : la cohorte des femmes séduites, le couple moliéresque du père et du valet dans la strophe 3, Done Elvire en suivant. Toujours à l'imparfait descriptif, les deux premiers vers du dernier quatrain induisent néanmoins le rapprochement fatidique — incarné par le Commandeur — vers Don Juan, retranché dans les deux derniers vers, et présenté campant sur ses positions, imperturbable et fier. Le distique, annoncé par la conjonction adversative, fixe à tout jamais l'éternité de la posture aristocratique.

 

 

Le premier vers embraye, amplifie les effets de familiarité à l'histoire et inscrit post rem le destin de Dom Juan dans le schéma narratif virgilien qui indexe la vulgate scolaire la plus élémentaire[3]. N'y a-t-il pas là, d'emblée, traitement parodique et manifestation ostensible de l'esprit de jeu, sur la base d'une anachronie et/ou défi herméneutique, en considérant que le « grand seigneur méchant homme » du grand siècle aurait sa place dans la galerie des héros de l'Iliade ? En tout cas, l'attaque par la conjonction temporelle est un procédé expédient pour prendre le lecteur par surprise et le mettre en face du fait accompli. L'effet d'entraînement de l'incipit narratif (confirmé par les verbes au passé simple et au passé antérieur) est souligné par la réitération des nasales dans la première strophe, notamment l'assonance en on, avec sa connotation caverneuse, propre à suggérer l'enfoncement lent mais irréversible vers le monde d'en-bas. Don Juan, mort, n'est pas moins présenté actif et maître de ses gestes, comme en sa vie. « Donnez-moi la main », intimait la statue, à la scène 6 de l'acte V de la pièce de Molière. Et Dom Juan de répondre, sans tarder : « La voilà. » Dans tout notre poème, ce maître de l'éloquence, habile à séduire et repousser tous ses « partenaires », père, valet, maîtresses, créanciersÉ gardera le silence, et cette souveraineté du courage se trouvait esquissée dans quelques scènes de la tragi-comédie, lorsqu'il fallait décidément en passer par les actes. Baudelaire, qui a sans doute saisi cette importante dimension du personnage, au-delà des mots, peindra donc un « calme héros », souverainement maître de lui. Et si Don Juan se montre imperturbable lorsqu'il descend « vers l'onde souterraine » et met le pied dans la barque manÏuvrée par un inquiétant « sombre mendiant » aux ordres de Charon, donc sans que son action, toujours ferme, témoigne de la moindre inquiétude, il reste décidément impassible, mais cette fois en choisissant l'immobilité (v. 19-20), pendant un voyage passablement agité par les apparitions successives de ses traditionnels opposants. On peut revenir sur le mouvement du texte et préciser, en signalant un possible premier distique (v. 1-2), auquel ferait écho le dernier (v. 19-20), que l'attitude du personnage, son point de vue si l'on peut dire, sont résumés par le quatrain ainsi constitué. Si l'on rapproche ces quatre vers, les seuls qui évoquent Don Juan in praesentia, le poème se relit entre parenthèses et confirme l'absolue indifférence du héros aux gesticulations des figurants qui peuplent les épisodes égrenés sur les seize vers intérieurs. Cette lecture globale est possible, si l'on songe qu'un premier contemporain de Don Juan apparaît dès le vers 3 : le « sombre mendiant » dévoile le « pauvre » de la scène 2 de l'acte III, dont on sait que Molière l'a plutôt conçu au départ dans la perspective d'une confrontation théologique entre l'athée et le représentant d'un ordre mendiant, un ermite (Francisque). Baudelaire, dans le sillage de cette interprétation cruciale pour le sens de la pièce, révèle la stratégie de Molière en accentuant la figure de cet opposant majeur, désormais doté d'un « bras vengeur ». L'image est accordée aux menaces qui planaient sur Don Juan mais elle est atténuée, nous semble-t-il, par un rapprochement de la tradition antique. Le contexte chrétien est démonétisé. Antisthène, le fondateur de la secte des cyniques (Ve siècle av. J.-C.), faut-il le rappeler, était moqué par Socrate : « Ô Antisthène, j'aperçois ton orgueil à travers les trous de ton manteau. » Baudelaire semble poursuivre la campagne de dénigrement subtile par laquelle Molière dévalue systématiquement les personnages qui défilent devant Don Juan[4] : peu fiables d'un point de vue éthique, ils sont animés de motifs trop personnels et la vengeance, qui fait violemment contraste avec la faiblesse du personnage de la fable, peut ici apparaître comme la revanche du faible assuré d'une victoire désormais facile. D'un authentique chrétien, l'attitude attendue serait la mansuétude et le pardon. À sa façon, Baudelaire se montre donc tout aussi insolent et désinvolte que Molière envers le modèle théologique. L'atmosphère classique, tragique et fatale est également à prendre en compte dans ces notations plus ou moins stéréotypées qu'induisent la comparaison antiquisante et le cliché cornélien (le bras vengeur et fort). En l'absence de la lithographie de Simon Guérin, Don Juan aux enfers, dont Baudelaire s'est manifestement inspiré, il est difficile d'aller très loin dans les hypothèses de restitution littéraire d'un modèle, mais cette « composition d'une singulière valeur poétique » est ainsi décrite dans L'Artiste en 1841 : « Au milieu d'un crépuscule sinistre, à peine éclairé par de rougeâtres reflets, sur un fleuve à l'eau froide et terne, glisse silencieusement une barque funéraire. » Suit la description des personnages : le Commandeur, Dona Anna, sans vie, Don Juan, ses victimes, « groupées dans une attitude désolée, funèbre escorte d'un funèbre convoi ». « Tout est lugubre, funéraire, dramatique. [É] Nous n'avons, conclut le critique, que des éloges à donner à cette étude qui, mûrie encore par la réflexion et exécutée dans un bon sentiment, pourrait devenir un très remarquable tableau[5]. » L'évocation rend assez bien compte de l'atmosphère qu'établit la suite du poème, mais il est remarquable que l'auteur ait encore recours à des traits qui gauchissent l'évocation vers la caricature et une certaine malséance esthétique, qu'il s'agisse des « seins pendants » des femmes, bientôt assimilées à un « troupeau » ou du « doigt tremblant » d'un sénile vieillard. Alain Vaillant, dans son beau livre sur Baudelaire, poète comique[6], demande que soit repérée dans chaque poème des Fleurs du Mal l'incongruité qui en libère le sens et les intentions. Ici, chaque portion du tableau, dans le rappel implicite d'une confrontation avec Don Juan, loin de concourir à l'unité d'ensemble, est frappée d'un discrédit. Plutôt que de suggérer une érotique discrète, la strophe 2 exhibe une cohorte impudique[7] de « femmes » avilies, prototype des « femmes damnées » que l'on retrouvera ici et là dans le recueil des Fleurs du Mal : « Comme un bétail pensif sur le sable couchées » (pièce CXI) ou « lamentables victimes » de la pièce condamnée du même nom (III, « Femmes damnées »). L'aspect tensif du participe présent et l'aspect sécant de l'imparfait sont renforcés par la valeur imperfective des verbes montrer, se tordre, traîner ; et les très nombreuses nasales (assonances et allitérations) miment cette sorte de prostration indécente d'un désir féminin considéré ici comme l'antipode de celui qu'incarne par exemple le chant des sirènes. Les femmes sont, comme dirait l'homme du XIXe siècle, des gouapes, et non des déesses, et la scène, loin de suggérer la moindre exaltation, une évasion par le chant et le charme, est saturée des signes et des sons de l'entrave, résumés dans le vers 8, notamment dans le dernier hémistiche, conclu par l'inesthétique mugissement, qui contraste très violemment avec le noir firmament. Les deux autres mots à la rime, offertes et ouvertes, par le jeu de la quasi-homophonie, établissent superlativement l'irrépressible impudicité des créatures femelles tandis que l'évocation discrète de Don Juan, dans l'antéposition de la première séquence locative en tête du vers 8, confirme la supériorité et l'impassibilité du personnage engagé en avant : il a déjà passé, indifférent à ce spectacle vain. Pas plus que dans la vie, il ne renie cette indifférence de dandy qui continue de le caractériser après la mort.

Le rire de Sganarelle, au début de la strophe 3, lui aussi saisi par une forme verbale en –ant, d'aspect sécant, introduit peut-être cette dimension de comique absolu, grotesque, que Baudelaire théorisera en 1855 dans sa célèbre étude De l'essence du rire, titre abrégé dont on doit rappeler la suite : et généralement du comique dans les arts plastiques, qui prévient la réflexion d'un strict enfermement dans le paradigme abstrait et philosophique et pour, au contraire, en élargir la perspective, épouse alors les contours, même les plus inattendus, du champ esthétique. Ce titre joue sur l'opposition et une forme d'incongruité, entre la première proposition, titrologie académique, à visée doctrinale, plutôt péremptoire, et une expansion qui construit un point de vue original d'un domaine généralement réglé par le sérieux des intentions et une sévère codification des pratiques. Sans doute doit-on poser un semblable regard sur le spectacle comique que met en scène le poème et accorder à la troisième strophe, en position centrale, une puissance signifiante liée à la multiplication des effets voulus. L'apparition, en second plan, de la figure du père, est en soi une édifiante dévaluation du personnage, toujours dans le sillage de la dégradation voulue par Molière. On se souviendra à propos du camouflet que lui inflige son fils à la scène 4 de l'acte IV : « Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler. » Il ne semble pas plus respectable au vers 10 de « Don Juan aux enfers », lorsqu'il montre son fils « avec un doigt tremblant » (et non pas d'un doigt tremblant) : la tournure concentre le regard sur la gestuelle pénible et vacillante d'un vieillard fatigué, qui cherche à établir un contact avec des « morts errant sur les rivages ». La longueur du complément indirect au vers 11 (un décasyllabe à l'intérieur de l'alexandrin) coïncide avec la faiblesse signifiante de ce geste esquissé au vers précédent, dans le suspens de l'antéposition du complément souligné par le silence de la fin du vers 10. Comme lorsque l'on montre la lune à un idiot, il regarde le doigt. L'objet du ressentiment, lui, est présenté au vers 12 comme le dynamique sujet, posé comme fier antécédent et pronominalisé, ce qui redouble en quelque sorte l'affront et l'injure faits au père, dans une clôture décisive pour le sens de la strophe. La diérèse du mot « audacieux », renforcée par l'accent sur ce mot plein lui confère toute la positivité de l'héroïsme libertin, de même que la concentration sonore des voyelles éclatantes i et a contraste triomphalement avec les nasales péjoratives de l'objet « son front blanc ».

Le personnage de Done Elvire vient ensuite : il est le seul dont la nomination figure en fin de vers, parce qu'elle seule n'a rien à reprocher à Dom Juan. Dans le schéma narratif de la vindicte organisée, Done Elvire n'est ni un actant ni un adjuvant, et il faut enrichir le dispositif sémiotique de Greimas en concevant, dans le regret de n'être pas ou plus la destinataire de l'action du héros (« l'époux perfide », perfidus, oxymore dans les termes, et « qui fut son amant », terme révolu), une sorte de fonction aveugle, celle de patient, à comprendre étymologiquement (du latin patiens, « qui endure, souffre, supporte », participe présent adjectivé de pati). Patient désigne très exactement la personne qui supporte avec constance les défauts d'autrui et souffre sans murmurer les adversités, les contrariétés. C'est ce portrait édifiant de l'héroïne tragique que met en scène le vers 13, chiffre du malheur, du deuil et de la mort, comme le symbolise l'arcane 13 au jeu de tarot, encore à la mode à l'époque de Molière : le « deuil » est une métonymie du voile évoqué à la scène 6 de l'acte IV. Ragotin annonce alors à son maître la venue d'une « dame voilée », en fait Done Elvire, dont la première réplique magnifie, avec la caution du renoncement, la puissante rémanence d'un désir amoureux exprimé en des termes singulièrement forts : « Le ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement criminel, tous ces honteux emportements d'un amour terrestre et grossier. » Baudelaire récapitule la sensualité de ce lien amoureux dans le vers 13. Les allitérations en s instaurent des insinuations, confirmées par la préposition sous, qui témoigne d'un point de vue omniscient. La combinaison réductrice des épithètes « chaste et maigre[8] » oriente encore l'attention vers le corps de l'amoureuse sacrifiée, qui se consume de l'intérieur, comme peuvent aussi le connoter les allitérations des sifflantes. Sur ce feu insistant et persistant, comme l'indiquent les fricatives, Dom Juan a soufflé (« perfide et qui fut »), sans que soit anéanti l'espoir et une situation de séduction initiale bien figurée par les rimes de cette strophe, qui reconstituent le moment galant : Elvire avait alors le sourire et son amant lui faisait un serment, dont elle réclame une « suprême » confirmation, le mot étant ici à entendre au sens précis de ce qui vient en dernier dans le temps, avec une idée de solennité et de tragique, en particulier lorsque sont évoqués les derniers moments de la vie. La strophe 3 dessine, aussi grâce au jeu subtil sur les modes et les temps verbaux, qui introduit un floutage mélancolique, une scène d'adieu improbable. Le point de vue du personnage féminin est accepté et bien évoqué par un narrateur en discrète empathie qui reconnaît, le temps d'une périphrase verbale — elle occupe le premier hémistiche du vers 15 — le fragile tremblement de l'émotion amoureuse, également exprimé par les labiles labiales. Les sifflantes du vers 16 prolongent pathétiquement l'idéalité rêvée d'un échange à partir d'un « sourire » dont le  subjonctif[9] imparfait suspend la réalisation en en rendant possible le fantasme, à partir d'un antécédent — qui est exactement la fonction grammaticale du mot « sourire ». Le poète joint admirablement la science linguistique à celle des passions.

La structure du texte présente un double effet d'alternance et de gradation : alternance entre les personnages du groupe masculin et ceux du groupe féminin ; gradation dans l'importance à la fois sociale et dramatique, ce qui fait que l'acmé de la séquence narrative et symbolique est atteinte dans la dernière strophe, avec l'apparition du commandeur, néanmoins déjà-là, comme l'indique le vers 18, avec ses imparfaits imperfectifs et sécants. De fait, comme le confirmeront en outre les deux derniers vers du poème, qui exaltent l'attitude impassible et la concentration héroïque de Don Juan, il ne semble pas que l'on doive être très impressionné par cette présence finalement peu imposante du « grand homme de pierre », révélée in extremis. Le vers 17 réitère le procédé syntaxique du prédicat de position qui régit l'apparition des personnages, et le commandeur — jamais nommé ainsi, remarquons-le —, quoiqu'il clôture la liste, n'en est pas exclu. Les deux vers qui lui sont consacrés, indissociables de ce qui précède, comme nous l'avions indiqué dans l'étude du mouvement du texte, le banalisent, à l'image du deuxième hémistiche du vers 17, dévalorisant et démystifiant. Sous l'armure se tient donc un homme de pierre (la rime avec « rapière » ôte à cette matière son caractère solennel, intemporel ou sacré), dans une rigidité au carré, d'une froideur inhumaine et indifférente, matérielle, sinon matérialiste, c'est-à-dire privée de l'effet d'intimidation spirituelle ou religieuse attendue, coupée de la signification d'un porte-parole de la justice divine. Comment s'étonner, dans cette ambiance dévaluée, vide de sens, de l'indifférence hautaine et de la distraction du « calme héros », présenté, lui, de façon très positive, à la fois par une épithète de nature (significativement antéposée) et le jeu sur les verbes dans le dernier vers : indifférent à ce qui sollicite simplement le sens de la vue, il donne du sens seulement au « sillage », qui désigne une trace fuyante, donc ce qui s'efface d'une ligne fugace tracée dans l'élément liquide. Le parti pris du néant est confirmé dans le dernier hémistiche qui engage le dernier mot du poème : Don Juan ne daigne « rien » voir ! Le verbe daigner est issu (par le tardif dignare) du latin classique dignari, « juger digne », dérivé de dignus, et il semble que Baudelaire se soit plu à souligner dans le dernier vers de ce poème le portrait d'un homme à la fois digne de considération (objet respectable) et apte à juger de ce qui est digne ou non (sujet libre). La « rapière[10] », synonyme prosaïque, familier, voire plaisant, de l'épée ou du fer aristocratique confirme le mépris de toutes les illusions de grandeur et de toutes les vanités par le personnage, saisi dans la posture vitale du repli sur soi.

 

Poème de jeunesse, « Don Juan aux enfers » n'est en aucune manière tâtonnant, maladroit ou approximatif. Il témoigne au contraire d'une précocité de la maîtrise et d'un sens aigu de l'imitation inspirée, à partir du scénario du Dom Juan de Molière, que Baudelaire décide de prolonger en en accentuant le libertinage et le contre-héroïsme. Il s'éloigne ainsi d'une tradition qui réduit le personnage à n'être que le pantin de ses passions et constitue de cette façon une étape essentielle dans la construction de la grande figure romantique, dans la lignée de Hoffmann. Dans l'Ïuvre même de Baudelaire, la figure de Don Juan prend valeur de symbole majeur : on la retrouvera dans l'ébauche théâtrale « La Fin de Don Juan », dans les réflexions sur le Tannhaüser de Wagner, mais il semble qu'on puisse l'interpréter en la plaçant au cÏur du projet éthique et esthétique de la création baudelairienne. Don Juan est le suprême dandy, jouissant du « plaisir aristocratique de déplaire » et de décevoir ; il est plus encore, selon nous, « un saint pour soi-même », et l'incarnation d'une aptitude de l'art à transcender superbement (dans les deux significations de ce mot) les illusions (idéal) et les déceptions (spleen), connues, comprises et sciemment explorées, de toutes les autres expériences humaines.

Du point de vue esthétique, peut-on parler d'une ekphrasis ? Le texte est fait d'images, certes, et renvoie à des tableaux, à la lithographie de Guérin et aux toiles de Delacroix, mais ce « noir tableau » n'appartient qu'au poète. Comme le dit Jean Prévost dans son Baudelaire, il « invente un Delacroix », mais sans couleurs, car le noir y abonde comme chez Callot et Rembrandt.

François-Marie Mourad

 



[1] La numérotation restera inchangée au fil des éditions successives.

[2] Le texte intégral de la pièce de Molière ne fut publié en France qu'en 1813. Elle n'est enfin jouée à la Comédie-Française qu'en 1847.

[3] Rappelons-en les composantes : Énée et la Sibylle descendent aux Enfers par le lac Averne. L'« onde souterraine » désigne le marécage et les fleuves infernaux (Achéron, Styx, Cocyte), sans autre précision. Les âmes des morts doivent traverser les fleuves souterrains avant d'être jugées.

[4] Sur ce site, voir François-Marie Mourad, « Mesure et démesure dans Dom Juan de Molière ».

[5] Informations de l'apparat critique de Claude Pichois dans l'édition des Fleurs du Mal de la Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres complètes de Baudelaire, tome I, p. 868.

[6] Alain Vaillant, Baudelaire, poète comique, Presses Universitaires de Rennes, 2007.

[7] « Cortège sacrificiel », dit Jean Mourot, in Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Presses Universitaires de Nancy, 1989, p. 147.

[8] L'Elvire d'Hoffmann est également « longue et maigre », dans le conte Don Juan, Eine fabelhafte Begebenheit, die sich mit einem reisenden Enthusiasten zugetragen (Don Juan, une aventure fabuleuse, qui arriva à un enthousiaste en voyage), 1812.

[9] Indicatif et subjonctif diffèrent par leur capacité à isoler ou non les époques : toute la problématique grammaticale se résume à trier les cotextes actualisants (indicatif) et les cotextes non actualisants ou virtualisants (subjonctif).

[10] Rapière est tiré de espée rapière dans lequel rapière est un adjectif dérivé de râpe par comparaison entre la forme d'une râpe et la poignée trouée de l'épée. Nom de l'ancienne épée longue et affilée avec laquelle on frappait d'estoc, rapière a pris par extension le nom de « mauvaise épée » avant de servir de dénomination plaisante pour l'épée en général, tout en évoquant le contexte des aventures de mousquetaires.

RETOUR : La littérature dans les classes