RETOUR : Écrire dans les classes

 

Corrigé de dissertation par François-Marie Mourad.

Mis en ligne le 30 novembre 2005.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est Professeur de Chaire Supérieure en Khâgne au Lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est auteur de Zola critique littéraire (Champion, 2003) et de nombreux articles sur le naturalisme et membre de l'équipe Zola de l'ITEM/CNRS.


« En quel genre a-t-on vu les règles produire des chefs-d'œuvre ? N'est-ce pas au contraire les grands exemples qui de tout temps ont servi de base et de fondement à ces règles, dont on fait une entrave au génie en intervertissant l'ordre des choses ? […] le génie curieux, impatient, toujours à l'étroit dans le cercle des connaissances acquises, soupçonne quelque chose de plus que ce qu'on sait ; agité par le sentiment qui le presse, il se tourmente, entreprend, s'agrandit, et, rompant enfin la barrière du préjugé, il s'élance au-delà des bornes connues. Il s'égare quelquefois, mais c'est lui seul qui porte au loin dans la nuit du possible le fanal vers lequel on s'empresse de le suivre. Il a fait un pas de géant et l'Art est étendu », Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux (1767), in Œuvres, édition de Pierre Larthomas, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 122-123.

 

Même s'il est acquis à l'éthique du savoir-faire, l'artiste, aujourd'hui encore, s'excepte généralement de la production ordinaire. Sa créativité l'exige. Mais qu'est-ce qu'une œuvre d'art ? La conjonction de ces deux mots étonne, puisqu'elle met en tension une répétition et un écart, le fait et le faire, et qu'elle minore indéniablement l'exceptionnalité, à titre préventif ou conservatoire. Dans quelle mesure l'art et la nature se combinent-ils en tout cas pour donner naissance à ce qu'Aristote subsumait sous l'expression très générale de « belle œuvre poétique » ? La préférence marquée du théoricien pour une codification systématique dans un cadre usuel — celui des concours au sein du calendrier cultuel de la cité grecque — ne l'empêche évidemment pas de reconnaître une sorte de prééminence atopique des maîtres en la matière, Homère ou Sophocle, qui ont su se jouer des « règles » déduites de leurs performances. Cette dialectique du génie et des règles, qui affecte toute réflexion poéticienne, est ainsi l'une des voies d'entrées privilégiées dans l'histoire littéraire. Jusqu'au XVIIIe siècle, le dogme du Beau triomphe, dans un contexte général fixiste, autoritariste, et au prix d'attitudes schizophréniques, dont la Querelle des Anciens et des Modernes reste le meilleur exemple. Les doctes ânonnent leur catéchisme avec la componction qui sied aux oraisons funèbres. À l'approche de la Révolution, de puissants tempéraments s'opposent, le champ de la réflexion s'élargit, les conditions de la création changent. Beaumarchais fait écho aux théories de Diderot et s'écrie, dans son Essai sur le genre dramatique sérieux (1767) : « En quel genre a-t-on vu les règles produire des chefs-d'œuvre ? N'est-ce pas au contraire les grands exemples qui de tout temps ont servi de base et de fondement à ces règles, dont on fait une entrave au génie en intervertissant l'ordre des choses ? […] le génie curieux, impatient, toujours à l'étroit dans le cercle des connaissances acquises, soupçonne quelque chose de plus que ce qu'on sait ; agité par le sentiment qui le presse, il se tourmente, entreprend, s'agrandit, et, rompant enfin la barrière du préjugé, il s'élance au-delà des bornes connues. Il s'égare quelquefois, mais c'est lui seul qui porte au loin dans la nuit du possible le fanal vers lequel on s'empresse de le suivre. Il a fait un pas de géant et l'Art est étendu. » En situant d'emblée sa revendication sur le terrain des Lumières, Beaumarchais, qui souhaitait promouvoir le drame bourgeois, se situe dans la modernité de son temps, qui rompt en visière avec les idées reçues, les dogmes de toute nature, la religiosité générale, aussi bien celle qui a fini par affecter le champ littéraire tout entier et qui juge toute innovation à l'aune du classicisme étroit des académiciens, eux-mêmes héritiers des doctes du XVIIe siècle. Le recours au génie annonce le romantisme, exalte l'individualité créatrice, longtemps tenue en lisière, et traduit ainsi un changement considérable de perspective. Mais le lyrisme protestataire, l'exaltation prérévolutionnaire de la tirade de Beaumarchais indiquent que la reconnaissance légitime d'une originalité longtemps suspecte peut donner naissance à une nouvelle mythologie, que ses successeurs du XIXe siècle ne se priveront pas d'illustrer ou d'incarner, sous les formes les plus diverses, du prophétisme à la malédiction. Qu'en est-il exactement ? Cette notion de génie peut-elle être circonscrite raisonnablement sans qu'il soit fait recours à la pensée magique ? L'attrait longtemps exercé par les « règles » et la persistance des jugements de goût montrent en tout cas que l'art est une activité humaine à part entière, soumise à protocoles et contraintes, au sein d'un processus de communication qui fait, il est vrai, la part belle à une dramaturgie de l'exceptionnalité.

 

 

     C'est déjà un bel exploit des Lumières d'avoir fait entrer le mot « génie » dans leur Dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers, d'en avoir accoutumé une conception a priori rebelle à la nomenclature. Mais à la conception sèche et voltairienne de Saint-Lambert, d'inspiration condillacienne et mathésique, s'est vite substitué l'éloge vibrant et exalté que l'on connaît, sous la plume correctrice de Diderot. Tel est l'hypotexte, à lire à deux niveaux, comme tous les grands articles militants du dictionnaire, de la préface de Beaumarchais : « Dans les arts, dans les sciences, dans les affaires, le génie semble changer la nature des choses ; son caractère se répand sur tout ce qu'il touche, et ses lumières s'élançant au-delà du passé et du présent, éclairent l'avenir ; il devance son siècle qui ne peut le suivre ; il laisse loin de lui l'esprit qui le critique avec raison, mais qui, dans sa marche égale, ne sort jamais de l'uniformité de la nature. Il est mieux senti que connu par l'homme qui veut le définir » (1757). Comment mieux dire le caractère radicalement rebelle de cet enthousiasme productif ? La théorie de Diderot, inspirée de l'empirisme anglo-saxon et de Shaftesbury, permet de conjoindre à la liberté l'utilité du génie : c'est ainsi qu'est réfutée la conception antique de la dépossession de soi illustrée dans le Phèdre, le Ion puis plus franchement assimilée à une périlleuse ivresse dans le livre X de La République. Platon, d'ailleurs classé dans l'article de l'Encyclopédie, comme Descartes et Leibniz, au rang des génies déviants, « que l'imagination a égarés », est par là même discrédité pour ses excès et ses injustes proscriptions. La reprise de ces arguments est évidemment au cœur de la tirade de Beaumarchais : le génie est défini positivement à la fois comme puissance de conception, exaltation du sentiment, triomphe de l'imagination et, pour faire accepter cette débordante « énergie créatrice », comme une sorte de nécessité vitale au sein de l'espèce humaine, un facteur de progrès dans les sociétés et les civilisations. À cet égard, le génie affecte toutes les activités, il ne serait pas probant s'il n'était une exaltation de la condition d'homme et s'il devait se spécifier, se restreindre à quelque activité. L'autre avantage de notre rappel intertextuel est de montrer que cette conception « moderne » du génie, qui ouvre la voie au « sacre de l'écrivain » (Paul Bénichou) au siècle suivant, ménage à la fois sa réception et la coexistence sociale. Malgré les risques de déviance, le génie est utile à la collectivité, il assume une mission d'exploration, de recherche et de renouvellement. Comme le crocodile n'a pas besoin de la perfection du cheval, le génie ne saurait être confondu avec le goût. L'espace de la critique est cependant plus sereinement ménagé dans l'article de l'Encyclopédie que dans la presque diatribe de Beaumarchais qui, créateur lui-même, dramaturge novateur, radicalise l'opposition au règne de la règle, et prend pour cible le classicisme étroit des Arts poétiques, encore très sensible à son époque.

     Faut-il rappeler quelques épisodes du conflit entre la règle et l'inspiration ? Ce serait déjà entrer dans une première sphère très générale, celle de l'ordre des discours, qui pose les interdits et distribue les accréditations, d'autant plus strictement lorsqu'on se place dans une société d'Ancien Régime, où la liberté d'expression n'est pas immédiatement concevable. En Grèce, le dualisme platonicien, qui durcit l'opposition entre éloquence et rationalité, sanctionne aussi la perte d'unité de la parole pleine d'origine sacrée, en marginalisant le génie poétique. Tout recours au génie personnel s'exonère en fait des divisions fonctionnelles instituées pour faciliter la circulation de la parole au sein des sociétés organisées, il met en danger le principe de cohésion linguistique. Au XVIIe siècle, les fameuses « règles » ne cherchent pas nécessairement à amputer les créateurs de leur potentiel créatif, mais les débats autour de la vraisemblance ou des bienséances, par exemple, visent à prévenir les hérésies conceptuelles et éthiques, confirment la vision du monde et accroissent le consensus, tout en reconnaissant à l'Art une faculté de questionnement. Prenons l'exemple de la vraisemblance, si souvent alléguée par tous les théoriciens, jusqu'à ce vers, coulé dans le marbre : « Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable » (Boileau, Art poétique, chant III, v. 48). Corneille a beau se livrer à des distinguos subtils pour sauver ses tragédies historiques, il n'en reconnaît pas moins la prééminence de cette catégorie esthétique de la vraisemblance, il adhère à un principe d'objectivation, d'universalisation et de rationalisation de l'entreprise artistique contenu dans la mimèsis aristotélicienne. Il invente par exemple la catégorie du « vraisemblable particulier » pour réhabiliter le vrai. Ses Discours attestent qu'il n'exclut pas les règles mais, plus que tout autre, il a conscience de leur relativité : « Il est constant qu'il y a des Préceptes, puisqu'il y a un Art, mais il n'est pas constant quels ils sont. » L'analyse philosophique de la représentation masque généralement la dimension sociologique des choix opérés par les artistes, et il faut restituer au génie cette puissance critique qui menace les valeurs établies pour comprendre les réticences dont il a pu être l'objet. Les polémiques de la Querelle du Cid et autour de La Princesse de Clèves ont ainsi cristallisé les divergences idéologiques autour de la question de l'émancipation féminine parce qu'elles ont blessé les valeurs masculines issues du système féodal. On peut comprendre l'argument de Scudéry, pour qui le mariage précipité de Chimène néantise la perte du père et le temps du deuil ; on peut, même dans une société actuelle qui veut évacuer la réalité de la souffrance, comprendre que l'aveu de Mme de Clèves soit perçu comme profondément délicat, en ce qu'il brise le narcissisme que valorise la cristallisation amoureuse.

     La dimension politique du débat sur les règles est donc indéniable, et on ne s'étonnera pas qu'elle soit sous-jacente à la plupart des revendications pro domo des écrivains et des artistes. L'un des héritiers les plus exaltés de Beaumarchais, lui-même déjà très actif dans ses revendications — il fonde par exemple en 1777 la Société des auteurs dramatiques pour obtenir une meilleure rétribution des comédiens — sera Victor Hugo, qui continue à associer intimement génie et émancipation absolue, dans ses préfaces manifestaires et dans William Shakespeare, en particulier le livre II, qui fait l'appel des « Égaux » (des Hugos ?) : Shakespeare bien sûr, mais avant lui Eschyle, Job, Phidias, Isaïe, Juvénal, Dante, Michel-Ange, Rabelais, Cervantès, puis Rembrandt, Beethoven, « quelques autres encore », qui « marquent les cent degrés du génie ». Héritier de toutes les traditions — orphique, judéo-chrétienne, illuministe — Hugo, à partir du constat d'exceptionnalité, se livre à un double processus de naturalisation et d'assignation destiné à rendre incontestables la reconnaissance et les fonctions du génie. Les Égaux sont des demi-dieux, des « géants » : « L'esprit humain a une cime. / Cette cime est l'idéal. / Dieu y descend, l'homme y monte. / Dans chaque siècle, trois ou quatre génies entreprennent cette ascension. D'en bas, on les suit des yeux. Ces hommes gravissent la montagne, entrent dans la nuée, disparaissent, reparaissent. On les épie, on les observe. Ils côtoient les précipices. […] Ils sont regardés par les aigles, ils sont tâtés par les éclairs ; l'ouragan est furieux. N'importe, ils s'obstinent. Ils montent. Celui qui arrive au sommet est ton égal, Homère. » L'écrivain a donné à tous ses héros — Gilliatt, Gauvain… — ces caractéristiques qui exaltent le déisme sensible présent dans l'évocation de Beaumarchais et très fréquent au XVIIIe siècle. Les panégyriques du génie sont alors devenus monnaie courante dans le monde des lettres. Voici, par exemple, le portrait proposé par Louis-Sébastien Mercier : « Son cœur s'échauffe, son imagination s'allume, un frémissement délicieux coule dans ses veines ; l'enthousiasme le saisit ; sur des ailes de feu, son esprit s'élance, il franchit les limites du monde, il plane au-dessus des Cieux ; là, il contemple, il embrasse la vertu dans sa perfection, il s'enflamme pour elle jusqu'au ravissement et à l'extase, je vois son front riant tourné vers le ciel, des larmes de joie coulent de ses yeux, l'amour sacré du genre humain pénètre son cœur d'une vive tendresse, son sang bouillonne ; la rapidité de ses esprits entraîne celle de ses idées ; c'est alors qu'il peint avec sentiment, qu'il lance les foudres d'une mâle éloquence, qu'il crée ces chefs-d'œuvre, l'admiration des siècles. » Toute l'ingéniosité de ces présentations vise à récupérer les attributs de la fonction sacerdotale, à les réaffirmer et à les laïciser, et à rapatrier dans le monde de l'Art les pouvoirs cédés par le prêtre, en y joignant cependant les conquêtes de l'humanisme philosophique. D'où cette insistance sur l'élargissement du cercle des connaissances, sur l'accroissement de la vertu et la subordination à la mission civilisatrice des Lumières. La conception du génie, si elle est dérégulatrice, est, on le voit, moins déréglée qu'il n'y paraît à première lecture. Son rapport à la règle est même particulièrement nécessaire.

 

     La primauté du chef-d'œuvre, dans l'ordre de la création, n'implique évidemment pas la disparition de toutes les règles. Beaumarchais en appelle au réalisme et à la lucidité en la matière, après les excès de la scolastique, de l'académisme et du néo-classicisme, dont les ravages se poursuivront d'ailleurs jusqu'au XXe siècle, notamment dans la poésie et au théâtre. Si les règles sont utiles au critique, au lecteur, à l'homme de goût, au récepteur, elles ne peuvent constituer une fin en soi. Ici, deux théories s'opposent : celle qui postule l'irrégularité constitutive du génie, sa sauvagerie en quelque sorte, et celle qui reconnaît, en toute œuvre de valeur, une organisation, une structure perceptible, et donc des régularités. La première distingue ainsi l'œuvre belle de celle qui est sublime : « Pour qu'une chose soit belle selon les règles du goût, il faut qu'elle soit élégante, finie, travaillée sans le paraître : pour être de génie, il faut quelquefois qu'elle soit négligée ; qu'elle ait l'air irrégulier, escarpé, sauvage. » Et Saint-Lambert (ou Diderot) de faire suivre tout de suite par des exemples : « Le sublime et le génie brillent dans Shakespeare [Saint-Lambert parle de Corneille] comme des éclairs dans une longue nuit, et Racine est toujours beau ; Homère est plein de génie, et Virgile d'élégance. » Les écrivains qui se sont faits critiques ont presque toujours été sensibles à la déviation et à l'irréductibilité dont témoignent les grandes œuvres, à cette monstruosité généralement saluée comme une marque de fabrique inaliénable. Telles apparaissent encore les œuvres de Shakespeare en effet, mais aussi de Rabelais, Corneille, Molière, ou, plus près de nous, de Rimbaud, Claudel et Beckett. Leur capacité à surprendre est intacte, leur puissance subversive est étonnamment réitérée à chaque lecture. Qui est Dom Juan, « le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté » ? Pourquoi le roi Lear sombre-t-il dans la folie ? Horace n'est-il qu'un tigre assoiffé de sang ? Quelle est la nature de ces œuvres inclassables qui transgressent toutes les règles, mêlent le grotesque et le sublime, mettent en scène des personnages improbables qui deviennent pourtant des types et des mythes, comme Tartuffe, le baron Hulot, Lucky et Pozzo ? Hugo, pourtant acquis, par son romantisme, à la puissance subversive des chefs-d'œuvre, n'en a pas moins postulé leur unité organique. Il est pour nous un bon théoricien de la règle inventée préférée à l'imitée. Telle est la deuxième théorie du génie, exposée dans la préface des Odes et ballades : « Ce qu'il est très important de fixer, c'est qu'en littérature comme en politique l'ordre se concilie merveilleusement avec la liberté ; il en est même le résultat. Au reste, il faut bien se garder de confondre l'ordre avec la régularité. La régularité ne s'attache qu'à la forme extérieure ; l'ordre résulte du fond même des choses, de la disposition intelligente des éléments intimes d'un sujet. La régularité est une combinaison matérielle et purement humaine ; l'ordre est pour ainsi dire divin. Ces deux qualités si diverses dans leur essence marchent fréquemment l'une sans l'autre. Une cathédrale gothique présente un ordre admirable dans sa naïve irrégularité ; nos édifices français modernes, auxquels on a si gauchement appliqué l'architecture grecque ou romaine, n'offrent qu'un désordre régulier. Un homme ordinaire pourra toujours faire un ouvrage régulier ; il n'y a que les grands esprits qui sachent ordonner une composition. Le créateur, qui voit de haut, ordonne ; l'imitateur, qui regarde de près, régularise ; le premier procède selon la loi de sa nature, le dernier suivant les règles de son école. L'art est une inspiration pour l'un ; il n'est qu'une science pour l'autre. En deux mots, et nous ne nous opposons pas à ce qu'on juge d'après cette observation les deux littératures dites classique et romantique, la régularité est le goût de la médiocrité, l'ordre est le goût du génie. » Si l'Art poétique de Boileau est discrédité, il n'est pas mis fin pour autant à l'intelligence extensive de l'artiste, pour reprendre un terme de Beaumarchais ; ou encore, il convient de « déborder l'économie de la création, [d'] agrandir le sang des gestes, devoir de toute lumière », comme l'affirme l'Argument de L'Avant-Monde en tête de Seuls demeurent dans Fureur et Mystère de René Char.

     Les « règles de l'art » (Bourdieu) existent, par conséquent, et si, comme le rappelle le sociologue, citant Goethe, « notre opinion est qu'il sied à l'homme de supposer qu'il y a quelque chose d'inconnaissable, […] il ne doit pas mettre de limite à sa recherche ». Le fait même que les grands créateurs aient été de grands lecteurs et souvent de grands critiques atteste que leur adhésion à la conception générale du génie exceptionnel et surdoué ne brime pas chez eux l'intelligence et le discernement. La correspondance de Flaubert est, on le sait, une mine d'analyses et de jugements lucides sur les plus grands créateurs lus par l'auteur depuis sa prime adolescence, Tacite, Rabelais, La Bruyère, Molière, Montesquieu, Chateaubriand, — « les fils aînés de Dieu ». Tout en réfutant, comme Zola, la médiocrité de la critique courante, il pratique une lecture, qui pour être pleinement empathique et participative, n'en dégage pas moins des principes, ceux de force et de vérité, notamment, inlassablement interrogés et peut-être transformés pour donner naissance à ses propres œuvres, selon des processus d'inspiration et de réitération complexes, d'imitation philosophique, morale et même stylistique, puisque Flaubert ne distingue jamais vraiment ces composantes du style comme « manière absolue de voir les choses ». La correspondance de Flaubert, comme les brouillons de Balzac ou la « maison de verre » de Zola nous permettent ainsi de pénétrer dans des ateliers et des laboratoires de la création appliquée plus organisés que les déclarations d'indépendance et d'émancipation ne le laissaient supposer. Se dessine ainsi une ligne de partage souvent obscurcie par la tradition entre le monde des créateurs et celui de la critique scolaire. Les artistes en appellent souvent à une redistribution des valeurs ; ils réfutent l'autorité de ceux qui édictent les règles sans le brevet conféré par la pratique et le succès. Comme Corneille déniait à l'abbé d'Aubignac le droit d'imposer ses vues, nées de l'étude et de la « spéculation » plutôt que de « l'expérience du théâtre », Hugo dans une diatribe virulente, rappelle que Zoïle est malheureusement aussi éternel qu'Homère : « L'école, c'est, résumées dans une concrétion qui fait partie de l'ordre public, toute la science des pédagogues, toute l'histoire des historiographes, toute la poésie des lauréats, toute la philosophie des sophistes, toute la critique des magisters, toute la férule des ignorantins, toute la religion des bigots, toute la pudeur des prudes, toute la métaphysique des ralliés, toute la justice des salariés, toute la vieillesse des petits jeunes gens qui ont subi l'opération, toute la flatterie des courtisans, toute la certitude des vues basses et des basses âmes. L'école hait Shakespeare. » Ce n'est sans doute plus tout à fait vrai aujourd'hui, les canons se sont élargis, les règles ne sont plus considérées que comme des curiosités, mais la résurgence de la scolastique, du didactisme, de même que les excès des théories dans le processus d'appréhension et de compréhension des œuvres font parfois craindre que la mission de transmission du goût ne soit malgré tout faussée.

     Le danger est double, on le voit, soit d'accorder au génie le statut d'un mythe et d'en exalter indéfiniment le mystère sacerdotal, soit de minimiser les capacités de renouvellement des grands créateurs. On sait l'importance de la démystification nietzschéenne, le déboulonnage salutaire de la statue des grands hommes. Plus sereinement, Valéry faisait remarquer que « les œuvres de l'art donnent l'idée d'hommes plus précis, plus maîtres d'eux-mêmes, de leurs yeux, de leurs mains, plus différenciés et articulés que ceux qui regardent l'ouvrage fait, et qui ne voient pas les essais, les repentirs, les désespoirs, les sacrifices, les emprunts, les subterfuges, les années, et enfin les hasards favorables — tout ce qui disparaît, tout ce qui est masqué, dissipé, résorbé, tu et nié, tout ce qui est conforme à la nature humaine et contraire à la soif de merveilleux, — laquelle est toutefois un instinct essentiel de cette nature » (Choses tues). Le grand écrivain n'est-il pas celui qui parvient à dominer les risques de dispersion, de dépossession et d'éclatement de l'Écriture. Contre le conditionnement du sociolecte et des modèles (génériques, textuels, rhétoriques…), contre les idéologies, le plus souvent en se jouant très lucidement d'un ensemble de contraintes et d'influences, il parvient à construire son identité littéraire. Cette prouesse, dont on prend particulièrement conscience a contrario, en lisant les auteurs du second rayon, les conformistes, les plumitifs démagogues, donne un regain de crédit à la théorie du héros positif qui travaille le mythe du grand homme de la biographie. La comparaison avec d'autres domaines d'activité, artistiques ou non, restitue aussi au génie sa possible « familiarité ». Après tout, la science, l'industrie, le commerce, l'économie, la recherche universitaire, le cinéma, la gastronomie et la conversation ont aussi leurs génies. Souvent une même dialectique de l'imitation et de l'innovation imprime sa marque aux créations. C'est encore l'intérêt de la théorie des « champs » de Pierre Bourdieu de rappeler que s'il y a des « règles » ce ne peut être qu'à l'intérieur d'un espace de jeu et que certains, pour différentes raisons, sont plus à l'aise dans leur pratique, à tel point que, virtuoses, ils peuvent se donner le luxe d'innover. Tels furent Mozart et Picasso, dont l'évolution en accéléré montre que, tout doués qu'il furent au départ, ils n'en ont pas moins progressé en s'assimilant l'histoire de leur art. La théorie zolienne des « écrans » apporte enfin un intéressant éclairage sur l'apport du génie comme concept sociologique. Le fondateur du naturalisme littéraire, qui s'est voulu un nomothète, est à la croisée des chemins : il hérite de la liberté romantique mais justifie la fonction sociale des « grands hommes » pour peu qu'ils mettent leur production au service des idéaux nés des Lumières et de la Révolution. Ses premières analyses du génie artistique, dans les lettres à Cézanne, à Valabrègue, puis dans Mes Haines, sont proches de celles de Diderot, de Beaumarchais et de Hugo[1] ; il réfute en particulier les thèses de Proudhon, auteur Du principe de l'art et de sa destination sociale, qui visait à réhabiliter l'art social au sein de sa République. Mais il en vient bientôt à valoriser la figure du savant et du travailleur, érudit, modeste, régulier, bon bourgeois quoique novateur, et l'identification passe alors par Taine, Michelet, Littré, Claude Bernard. Tout en accordant toujours une valeur ajoutée aux tempéraments originaux et à « l'expression personnelle », il réfute les excès qui conduisent, comme le montre la destinée de Claude Lantier dans L'Œuvre, à la névrose et à l'échec. Zola-Sandoz, quoique sensible à la tentation démiurgique dans un contexte de déchristianisation, plaide malgré tout pour une approche laïque et prosaïque du travail intégré dans la cité, ce qui suppose une démystification du génie.

 

     Cette vision et cette théorie sont évidemment tenues en échec par le maintien de la prédisposition à croire de tout un chacun. Le génie même est en nous, si l'on en croit l'étymologie, puisque nous faisons bon accueil aux mythes et aux légendes, que nous avons besoin de tuteurs, de modèles, d'histoires. Plus précisément, nous donnons volontiers créance aux créateurs artistiques, parmi d'autres producteurs, à la fois par tradition et parce qu'ils nous semblent mieux incarner ce désintéressement et cette liberté que Kant met au cœur du jugement esthétique. Dans la lutte contre les règles que chaque artiste rejoue pour nous se transfère le combat du principe de plaisir contre le principe de réalité. Baudelaire a bien indiqué que le génie était l'enfance retrouvée à volonté et les « nations corrompues » asservies au « Dieu de l'Utile » se sont souvent ressourcées dans l'art primitif de « ces époques nues », selon un schéma régressif qui nous reporte avant Faute ou Séparation, et qui nous rapatrie de la Fonction vers la Fiction. C'est parce que l'homme est un éternel beginner, comme dit Hannah Arendt[2], que nous affectionnons les effrayants et précoces génies, les maîtres dans l'art de dire l'hérésie du monde comme il va, les réformateurs et les briseurs de consignes. Ce n'est pas minimiser leur vocation que d'essayer de retrouver en nous leur présence, à la fois appel et écho : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère », ou « Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » De même, si « je est un autre », ces génies sont simplement des hommes qui ont choisi d'exprimer ce que nous ressentons en nous d'authentique et d'informulé ; ils ont cultivé la puissance symbolique, et il n'y a lieu de s'étonner, si c'est là le propre de l'homme, comme le rappelle décidément Aristote, qu'il n'y ait pas davantage de génies au sein de l'humanité.

 

François-Marie Mourad



[1] Par exemple : « Chaque grand artiste qui naît vient ajouter son mot à la phrase divine qu'écrit l'humanité ; il n'imite ni ne répète, il crée, tirant tout de lui et de son temps, augmentant d'une page le grand poème ; il exprime, dans un langage personnel, une des nouvelles phases des peuples et de l'individu. L'artiste doit donc marcher devant lui, ne consulter que son cœur et que son époque ; il n'a pas mission de prendre au passé, çà et là dans les âges, des traits épars de beauté, et d'en créer un type idéal, impersonnel et placé hors de l'humanité ; il a mission de vivre, d'agrandir l'art, d'ajouter des chefs-d'œuvre nouveaux aux chefs-d'œuvre anciens, de faire œuvre de créateur, de nous donner un des côtés ignorés du beau » (Mes Haines, 1866).

[2] Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Seuil, coll. Libre examen, 1991, p. 30.

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