RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature

 

Allocution prononcée à Médan par François-Marie Mourad le 2 octobre 2005, pour le 103ème anniversaire de la mort de Zola.
Ce texte est paru dans les Cahiers naturalistes (n° 80, septembre 2006), et il figure en ligne sur le site de cette revue. Nous remercions Alain Pagès, directeur de la rédaction, qui nous a autorisés à le reprendre ici.

Mis en ligne le 5 octobre 2006.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.



Zola, critique et vérité

De nombreux conférenciers ont déjà évoqué ici même l'attachement viscéral d'Émile Zola à la Vérité, la vérité avec un grand V, celle du cœur et de la raison intimement associés, cette « vérité en marche » qui va de pair avec l'exigence de Justice, nourrit les engagements politiques et suscite les combats.

Mon intervention se situe dans cette tradition. Après tout, nous sommes à Médan, il s'agit d'un pèlerinage laïque, et la répétition de l'hommage, loin de constituer un handicap, est plutôt encouragée. Je ne voudrais pas manquer d'animer la flamme de notre admiration mais il m'importe aussi de signaler certains aspects peut-être un peu négligés de cette notion de vérité, souvent exaltée à propos de l'Affaire Dreyfus, mais qui est aussi très présente dans la critique littéraire et dans la conception que Zola se fait de la littérature. Zola, avant de devenir « un moment de la conscience humaine », a mené le combat de la vérité dans l'espace semble-t-il plus restreint de la vie littéraire de son temps.

J'ai travaillé récemment sur la correspondance de Zola et je suis tombé sur une lettre qui m'a un peu surpris. Elle est adressée à une jeune fille hollandaise, Marie van Casteel de Mollenstem, le 24 juin 1879, à l'époque où Zola écrit Nana et les articles du Roman expérimental. Voici ce que le grand écrivain dit à la jeune fille : « Quand vous serez mariée, quand vous devrez vivre par vous-même, lisez-moi. Et je désire que mes livres, si cruels qu'ils vous paraissent, vous donnent tout au moins l'amour de la vérité et un peu de science de la vie. » J'ai d'abord été un peu surpris par l'existence même de cette unique lettre adressée à une jeune fille inconnue — Zola ne s'adresse habituellement pas aux jeunes filles inconnues. Et puis, dans ce qui aurait pu n'être qu'une réponse de convenance adressée à une lointaine admiratrice, Zola manifeste une sincérité et une franchise inattendues, comme cela peut arriver à chacun de nous peut-être, lorsque nous nous lançons dans des confidences un peu osées avec des gens que l'on est certain de ne plus jamais revoir.

Je me suis alors dit que cette phrase écrite en confidence à une jeune fille hollandaise inconnue — au moment même où le message zolien livré au public allait être déformé, caricaturé et recouvert par l'injure —, cette courte phrase était peut-être le meilleur résumé des intentions de l'écrivain en même temps qu'une bonne saisie des effets que les textes de Zola doivent encore aujourd'hui produire sur le lecteur. Si l'on y réfléchit bien, on trouve dans le programme fixé à cette bien chanceuse destinataire la plupart des termes-clés de la poétique zolienne : la cruauté, l'amour de la vérité, la science, la vie. Je vais reprendre les notions de cet ensemble portatif et donner à celui-ci un titre qui déterminera l'angle sous lequel j'ai décidé d'en parler, disons quelque chose comme Émile Zola, critique et vérité.

Nous pouvons, pour commencer, feuilleter une autre correspondance, encore plus célèbre que celle de Zola, celle de son ami Flaubert. Le 24 février 1839, un an avant la naissance de Zola, Flaubert, qui a dix-sept ans, fait à son ami Ernest Chevalier une terrible et prophétique déclaration : « Si jamais je prends une part active au monde, ce sera comme penseur et démoralisateur. Je ne ferai que dire la vérité mais elle sera horrible, cruelle et nue. » Horrible, cruelle et nue, la vérité est aux antipodes de la séduction, de la douceur et du masque.

Zola appartient lui aussi à cette école de la vérité cruelle. Très tôt, il a pris position, dans le « grave débat, celui qui a existé de tous temps, entre les fortifiantes brutalités de la vérité et les banalités doucereuses du mensonge », comme il dit dans Mes Haines. Pourquoi la vérité doit-elle être cruelle, pourquoi des hommes aussi différents et semblables que Stendhal, Flaubert, Baudelaire, Vallès, Zola, partagent-ils cette conviction morale ? Eh bien, outre qu'ils se situent dans la tradition des moralistes classiques, qui assigne à l'écriture une fonction critique et démystificatrice, ils perçoivent les errances et les impostures dont leur siècle est frappé. Comme l'a fait remarquer Sophie Guermès dans son beau livre sur La Religion de Zola, le ciel s'est vidé de toute présence, et le monde ici-bas est promis au désastre si l'homme ne se ressaisit pas : une lutte s'engage forcément entre les conservateurs et les démolisseurs, entre les réactionnaires et les réactionnels, entre les mystificateurs et les réfractaires, qui ont pris acte des inéluctables bouleversements, philosophiques, culturels, esthétiques, politiques et moraux, dont le siècle est atteint. Zola a éprouvé un trouble plaisir à se trouver au cœur de la tourmente. Il a déclaré en 1866 (il a alors vingt-six ans) dans la préface de Mes Haines : « Je suis à l'aise parmi notre génération. Il me semble que l'artiste ne peut souhaiter un autre milieu, une autre époque. Il n'y a plus de maîtres, plus d'écoles. Nous sommes en pleine anarchie, et chacun de nous est un rebelle qui pense pour lui, qui crée et se bat pour lui. L'heure est haletante, pleine d'anxiété : on attend ceux qui frapperont le plus fort et le plus juste, dont les poings seront assez puissants pour fermer la bouche des autres, et il y a au fond de chaque nouveau lutteur une vague espérance d'être ce dictateur, ce tyran de demain. Puis, quel horizon large ! Comme nous sentons tressaillir en nous les vérités de l'avenir. » Il faut faire la part, dans cette déclaration à l'emporte-pièce, qui mobilise la rhétorique terroriste de toutes les avant-gardes, de la fougue, de la maladresse et de l'insolence de la jeunesse, mais je tiens à signaler tout de même que Zola est toujours resté fidèle à cette violence première, primitive, anticonformiste, vitaminée et créatrice, qui, paradoxalement, me fait surtout penser à des poètes : le Baudelaire explosif des Petits poèmes en prose, le Rimbaud halluciné d'Une saison en enfer ou, plus tard, René Char qui, dans Le Marteau sans maître, décrétait le « climat de chasse de la poésie ». Zola, s'il a été ensuite un prophète, est d'abord un grand Réfractaire, parfois injuste, envers Hugo et le romantisme, auxquels il emprunte une grande part de son énergie, mais souvent exact et pertinent dans le choix de ses cibles. En tout cas, la violence zolienne s'explique surtout par l'urgence de la situation historique, cela apparaît nettement dans la plupart de ses déclarations qui accompagnent son entrée en scène.

Les temps forts de cette âpre conquête de la vérité dans la critique sont connus de tous : la réfutation des thèses de Proudhon sur l'utilitarisme esthétique, la promotion des romans des Goncourt, la découverte enthousiaste de Manet, l'affiliation insolente à Balzac, la défense passionnée de Flaubert, puis le terrible mais clairvoyant palmarès des « romanciers contemporains », la dénonciation des fausses gloires du théâtre et le plaidoyer enflammé en faveur de la littérature quand celle-ci, après la proclamation de la République, risque d'être reléguée au statut d'aimable divertissement par des politiciens de plus en plus influents, mais bavards, incultes et puritains. Quand on considère cette énumération très succincte et qu'on fait le bilan, même partiel, de ce que Zola a appelé ses « campagnes », recueillies dans huit gros recueils de critique littéraire, depuis Mes Haines en 1866, jusqu'à Nouvelle campagne de 1897, en passant par les temps forts du Roman expérimental en 1880 et les publications en rafale de 1881, on s'aperçoit que Zola, qui a parfois été cruel pour ses contemporains, a pourtant bien été dans le vrai.

Et il convient de préciser maintenant qu'à la différence de Flaubert et de beaucoup d'hommes de lettres plus ou moins secrets, cyniques et désabusés, qui jugent vain de s'engager sur le devant de la scène, Zola n'a jamais considéré que la vérité devait rester cachée au fond d'un puits. Entre la désespérance que la vérité cruelle peut induire, et la positivité de l'action réformatrice, il n'a jamais balancé. Il a pris ses risques et ses responsabilités, aussi bien intellectuellement que socialement. Il est kantien, il croit en un progrès des Lumières par la publicité, au sens fort. C'est ce qui fonde, par-delà le trouble du moment, son appartenance au camp des humanistes modernes, sa croyance en l'homme et en ses œuvres. La vérité est peut-être cruelle, mais — c'est le deuxième aspect souligné dans la lettre à la jeune Hollandaise — elle est aussi profitable et utile, elle n'est jamais strictement destructrice ou démoralisatrice, elle est généreuse et fondatrice. Chez Zola, l'amour de la vérité se renforce toujours de la vérité de l'amour. On a remarqué par exemple que son premier recueil de critique littéraire, en 1866, porte le titre de Mes Haines en un sens bien spécial, parce que l'admiration y tient une grande place. Et d'ailleurs il déclare, dans sa célèbre préface : « La haine est sainte. Elle est l'indignation des cœurs forts et puissants, le dédain militant de ceux que fâchent la médiocrité et la sottise. Haïr, c'est aimer, c'est sentir son âme chaude et généreuse, c'est vivre largement du mépris des choses honteuses et bêtes. »

On s'étonne encore aujourd'hui de ne pas voir Zola reconnu comme un grand critique, qui a su, justement parce qu'il avait une idée forte de la vérité littéraire, trier le bon grain de l'ivraie et se soumettre au jugement de la postérité. Malgré les obligations alimentaires qui l'ont poussé vers le journalisme, en dépit des réactions souvent indignées du public et des professionnels, Zola publiciste, Zola critique est toujours resté fidèle à ses convictions, bien résumées dans un texte publié dans Le Figaro du 9 novembre 1880, un texte que j'aime beaucoup en tant que professeur de lettres, parce qu'il prône une méthode de lecture libre et responsable. En voici un extrait significatif :

La conclusion est aisée : seule la critique qui dit la vérité, toute la vérité, prend une puissance énorme et décisive.
Vous avez un écrivain à juger. N'écoutez pas ce qu'on a pu écrire sur lui, ne tenez pas compte de l'opinion courante. Lisez ses œuvres avec soin, en prenant des notes ; tâchez de connaître son tempérament, ses habitudes, ses goûts. Et, quand vous aurez épuisé les documents, faites l'anatomie de l'homme et des œuvres, constatez ce qui est. Cela suffit. Votre étude restera, si vous avez tout dit, parce que les faits restent forcément.
Et c'est ici qu'apparaît la puissance terrible de la critique. Vous pouvez être le seul de votre avis ; si vous avez mis le doigt sur une vérité, si vous avez porté un jugement juste, rien ne saurait l'effacer, ni les hommes, ni les siècles. Cela est, et restera ainsi. Nous ne sommes plus là dans la fantaisie des chroniqueurs, dans les partis pris des critiques graves et effarouchés, dans les calembours des reporters ; nous sommes dans le vrai, et l'on peut huer, se fâcher, remuer la boue pour troubler l'eau, le vrai demeure inébranlable et victorieux.

Maintenant, il est un autre aspect de la vérité selon Zola que je voudrais aborder, pour rester fidèle à mon petit programme. Après la violence cruelle et la publicité généreuse, passionnée et solennelle, qui sont des caractéristiques au fond assez sympathiques, difficiles à contester, il faut examiner une dimension de la critique zolienne un peu plus péremptoire et qui a été l'objet de beaucoup de sarcasmes : il s'agit de sa prétendue scientificité. Si on pardonne à Zola ses partis pris de grand lecteur et qu'on lui reconnaît un goût assez sûr, la partie théorique de sa démarche est en revanche souvent incomprise ou vilipendée.

Depuis plus d'un siècle maintenant, la critique du discours théorique de Zola sur le naturalisme a surtout donné lieu à deux grands types d'analyses. La première porte sur le fond : condescendante ou apitoyée, mais souvent expéditive, elle dénonce les prétendues failles scientifiques des modèles adoptés par le romancier. Le second type d'analyse, tout aussi réducteur, porte sur la forme : tout cela ne serait qu'une rhétorique, qu'une gigantesque opération de marketing, et l'on sauve Zola de Zola en mettant l'accent sur une superbe distance ironique. Pourtant, toutes les pièces du dossier — articles, prises de position publiques, manuscrits… — montrent que l'écrivain a été profondément et sincèrement impliqué dans son modèle poétique.

Ce dernier mot de poétique devrait nous mettre sur la voie de la compréhension du rapport de Zola à la science. Zola était fondamentalement matérialiste, dans la tradition de Diderot et du XVIIIe siècle. Son monisme de la matière se traduit par une grande passion pour ce qui est, hic et nunc, pour la réalité ici-bas, la nature, les hommes, la société, qu'il a tendance à subsumer, comme le font Claude Bernard et les biologistes, sous le terme général de Vie. Je vais citer à nouveau un poète, Yves Bonnefoy, qui a évoqué récemment dans un entretien avec Jean Starobinski sur Goya, Baudelaire et la poésie, cette « nouvelle pensée » du XIXe siècle, « à la fois scientifique et philosophique, et intrépidement critique », occupée à « évacuer crédulité et glorieux mensonges ». Mais après avoir tant écrit pour dire ce que la littérature ne devait pas être, il fallait bien que Zola nous dise ce qu'elle devait être pour continuer à exister dans un monde qui change perpétuellement. La poétique zolienne, c'est d'abord un immense processus de défense et illustration de la littérature, un sauvetage à grande échelle pour éviter ce qui ne manquera pourtant pas d'advenir, à savoir le repli de la littérature dans la coquille de la littérarité et sa perte d'influence, que nous constatons tous aujourd'hui, en particulier dans l'enseignement et la vie sociale.

Il y a pourtant une longue tradition de la valeur de la littérature comme mode d'accès à la connaissance. La littérature nous dit sur le monde et sur l'homme quelque chose qu'elle seule peut nous enseigner. Pour connaître cette tradition, il faut remonter, comme toujours, à la Poétique d'Aristote et replacer le roman expérimental et les théories de Zola dans une configuration qui est celle de l'anthropologie culturelle au sens large. Cette anthropologie culturelle repose sur deux postulats fondamentaux. Le premier, c'est que les œuvres de l'homme sont nécessaires et utiles : elles remplissent plusieurs fonctions qui concourent à sa définition même en tant qu'être humain vivant en société. Et le deuxième fondement est que, si la production de ces œuvres relève en partie d'un processus mystérieux, l'intelligence, l'intellect, a tout de même à voir dans le phénomène. L'art est technique et la critique, ne l'oublions pas, vient d'un mot grec qui signifie discerner, comprendre, évaluer l'efficacité des procédés mis en œuvre dans l'artefact mimétique. Comme le dit très justement ce grand spécialiste de l'anthropologie culturelle que fut Walter Benjamin, « la véritable critique ne va pas contre son objet ; elle est comme une substance chimique qui, lorsqu'elle s'attaque à une autre, la décompose pour en dévoiler la nature profonde, ne la détruit pas ».

Au lieu de reprocher à Zola d'avoir fait de la théorie, on devrait au contraire lui rendre hommage d'avoir cherché à communiquer des idées et de nous avoir transmis tant de matériaux innombrables, sur une base qui nous rend tous égaux, a minima : l'intelligence, en donnant à ce mot sa pleine signification étymologique. Cet effort est d'autant plus louable que Zola est un grand créateur, un inventeur : il aurait pu nous traiter de façon plus désinvolte, plus condescendante. Or, si le lecteur n'a pas l'effrayant génie de l'auteur, il peut au moins accéder à la dignité de le comprendre. L'intelligence de Zola réhabilite et valorise le lecteur, comme on le sent bien dans la lettre à la jeune Hollandaise.

On a dit, à juste titre, que Zola n'était pas un intellectuel, indépendamment de l'étiquette injurieuse et glorieuse qui lui sera accolée dans les circonstances que l'on connaît. Il n'était pas un intellectuel de profession, mais il était intelligent, pas prodigieusement intelligent, il a fait au contraire l'effort de ne pas trop spécialiser son intelligence, pour ne pas en faire un instrument de distinction mais plutôt un outil de dissection et de démonstration. Cette dimension didactique de la théorie zolienne, cet amour de la science qu'il partage avec tous les hommes de bonne volonté de son époque, s'expliquent par une profonde générosité et renvoient à une philosophie résumée par le slogan récurrent de « la grande vérité humaine ».

Nous arrivons à la fin du programme fixé par Zola à la jeune fille, un programme dont nous ne saurons jamais s'il a été appliqué, mais que nous avons repris à notre compte. Zola parle de « science de la vie ». Cette formule est l'alpha et l'oméga de sa pensée, une sorte de résumé complet de ses intentions. Il faut donner à ces mots toute leur puissance signifiante et toute leur extension. Et cette science de la vie ressemble beaucoup à un culte matérialiste. Je reviens sur ce mot, qui focalise les incompréhensions et engendre les malentendus, depuis toujours.

La critique zolienne a deux versants : elle pourchasse les idéalismes et construit une poétique, et en faisant cela, elle met à nu et à mal un certain nombre de croyances qui tendaient à isoler la littérature des autres activités humaines, par exemple la science (au-dessus) ou la politique (au-dessous). C'est parce que Zola nourrit ce que j'appellerais une éthique matérialiste qu'il se livre à cette entreprise colossale de dévalorisation sélective et de revalorisation générale, à visée universaliste, comme le démontrera son engagement dans l'affaire Dreyfus. C'est dans l'horizon de son être au monde qu'il faut replacer son activité sans en dissocier aucun aspect. Chez Zola, qui est un artiste de la trempe de Diderot, tout fait sens, la critique littéraire, la critique d'art, la critique sociale, le journalisme, comme la création littéraire déclinée dans ses cycles, de celui de la femme déchue, au début, jusqu'aux Évangiles, en passant par Les Rougon-Macquart, bien sûr, et Les Trois Villes. Si la Correspondance de Zola est assez pauvre, en revanche, quand on la compare à celle de Flaubert par exemple, c'est parce qu'il a tout donné dans les œuvres : il a tout exhibé, il a voulu épouser le mouvement même de la vie, dans la profusion et l'énergie. Tout le reste est une peau de chagrin. Le plus grand contresens qui pèse sur l'œuvre de Zola, c'est de la considérer comme limitée. Que cette œuvre soit un grand Refus — refus des dualismes, refus des idéalismes, refus des intégrismes — c'est un fait, mais, à l'intérieur de ces refus, quelle profusion, quel enthousiasme, quelle richesse… Le naturalisme, un mot que Zola a choisi justement pour élargir le champ du réalisme traditionnel, est précisément la « science de la vie », qui ne laisse rien de côté mais fait le pari de la fécondité inépuisable du réel. Et en cela, toute grande œuvre est inachevée, aussi bien celle de Zola, dont on peut parier, même si elle a été interrompue, qu'elle serait malgré tout restée inachevée.

Quel était le but que se fixait Zola en donnant tant de place à la critique et à la vérité dans son œuvre, dans toute son œuvre ? Eh bien, et ce n'est pas un artifice rhétorique, je me permets de reprendre le conseil du grand écrivain à la jeune fille hollandaise : « Quand vous devrez vivre par vous-même, lisez-moi. Et je désire que mes livres, si cruels qu'ils vous paraissent, vous donnent tout au moins l'amour de la vérité et un peu de science de la vie. » Si je comprends bien, lire c'est vivre vraiment, dans l'autonomie et la désillusion, au sens fort, c'est aussi reconnaître que la vérité d'abord n'est pas un territoire mais un horizon et qu'ensuite elle doit être une grande passion. Zola n'a eu de cesse de le redire, comme au Docteur Toulouse en 1896 : « Je n'ai eu qu'un amour dans la vie, la vérité, et qu'un but, faire le plus de vérité possible. » Et enfin, contrairement aux apparences et en dépit des réquisits d'une rhétorique de combat, qui fut toujours celle des grands matérialistes, Zola reconnaissait avec une certaine humilité que nous ne pouvions guère espérer beaucoup plus qu'« un peu de science de la vie », des bribes, des espoirs, des lambeaux de vérité. Qu'à cela ne tienne, comme le dit Zola dans Le Roman expérimental, « nous avons la méthode, nous devons aller en avant, si même une vie entière d'efforts n'aboutissait qu'à la conquête d'une parcelle de vérité ». Et encore dans Une campagne : « On découvrira cela un jour. Je dors tranquille. Comme je l'ai dit ailleurs, je n'ai jamais voulu être que le soldat le plus convaincu du vrai. […] Avec le recul des années, tout se mettra en place. »

Émile Zola, tu peux dormir en paix, du sommeil du juste, puisque la justice est aussi une justesse. Tout s'est effectivement mis en place : la lutte pour la vérité, sur tous les fronts, ne peut être abandonnée, ce serait pour nous un sacrifice trop coûteux. Si nous n'adhérons pas à cette conception héroïque et régulatrice de la Vérité dont tu as été un modèle, la présence risque de nous manquer en ce monde. Je souhaitais donc conclure sur ce message de Zola à notre intention, sur ce pacte de conviction, cette éthique à laquelle j'ai voulu rendre hommage.

François-Marie Mourad

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