François-Marie Mourad : Tocqueville : La démocratie ou
la « nouvelle physionomie de la servitude ».
© : François-Marie Mourad. François-Marie Mourad est professeur de lettres en classes préparatoires au lycée Montaigne de Bordeaux. Diathèses[1] de la démocratie ou la « nouvelle physionomie de la servitude »(De la démocratie en Amérique, tome II, partie IV[2])Le titre du premier chapitre de la
quatrième partie du tome II de La
Démocratie en Amérique, à savoir que L'égalité
donne naturellement aux hommes le goût des institutions libres, semblait
instituer une équivalence prometteuse entre l'égalité et la liberté. Leur nouvelle alliance finira par être invoquée in extremis par les remarquables efforts d'une imagination résiliente,
aux chapitres 7 et 8. Mais l'horizon de cet idéal aura d'abord semblé s'éloigner
à mesure que les difficultés de sa réalisation surgissaient : c'est qu'il
est chargé de plus de périls que les espérances n'avaient laissé envisager de
bienfaits. Comme l'indique Pierre Manent, « la grandeur de Tocqueville fut
d'être capable à la fois d'encourager la claire espérance et d'approfondir le
secret douloureux de la démocratie[3]. » « L'avènement prochain,
irrésistible, universel de la démocratie dans le monde » n'est pas
présenté par Tocqueville comme un indéniable progrès qu'il conviendrait de
célébrer sans retenue. Nous n'allons pas vers une ère radieuse. L'exaltation
n'est pas de mise. Les analyses historiques de la situation en France comme
l'enquête que l'auteur a menée aux États-Unis en 1831-1832 convergent en
revanche pour le convaincre d'une certitude qui a un « caractère
providentiel » (Avertissement de la douzième édition) : Le
développement graduel de l'égalité est un fait providentiel. Il en a les
principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe
chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements comme tous les
hommes ont servi à son développement. Serait-il sage de croire qu'un mouvement
social qui vient de si loin puisse être suspendu par une génération ?
Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la
Démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? S'arrêtera-t-elle
maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ? Cette vigoureuse entrée en matière,
très éloignée des circonlocutions rhétoriques alors en usage sous la plume des essayistes,
a pour nous, lecteurs du XXIe siècle, la valeur d'une prophétie,
même si nous ne partageons pas la croyance qui la sous-tend. En outre, l'intérêt
d'une relecture attentive de Tocqueville est constamment entretenu tant par
l'étonnement que provoque la réalisation
de certaines de ses prédictions que par l'inquiétude désormais justifiée que suscitent les dérives qu'il
n'a eu de cesse de prévenir. L'homme démocratique : les penchants irrésistiblesLa
démocratie se développe et se propage parce qu'elle a son origine dans un fait générateur (Introduction) très
puissant, l'égalisation des conditions.
L'histoire d'un peuple témoigne de toutes sortes d'influences, géographiques, historiques…, mais l'égalité affecte toutes les autres
influences et finit par l'emporter sur elles. Elle est plus forte,
irrésistible, radicale. Elle est ancienne, comme le montrent les renvois
fréquents à l'Antiquité[4], au Moyen åge ou aux temps
monarchiques. Même si l'ouvrage de Tocqueville est un état présent de la
situation dans le monde de la première moitié du XIXe siècle,
partant d'une analyse des États-Unis qui appelle une comparaison avec l'Europe,
l'auteur cherche des constantes anthropologiques et sociales sous l'historicité. À l'origine des institutions, des
lois, des genres de gouvernement se trouvent « les idées et les
sentiments » qui, loin de se spécifier dans la seule vie intellective et
affective, forment un syntagme bien soudé dans l'ordre des influences générales. Le mot est privilégié par Tocqueville pour reparaître
dans les titres de toutes les parties du deuxième tome. La quatrième partie, De l'influence qu'exercent les idées et les
sentiments démocratiques sur la société politique, couronne une démarche
analytique et généalogique qui postule à la fois la collusion empirique des
sentiments et des idées, pour former la nature humaine, et le rapport causal
que ces affects entretiennent avec le régime politique qu'ils occasionnent,
privilégient ou infléchissent. Les titres des chapitres 1, 2, 3 et 4 font
progresser la pensée du simple au complexe : une loi première engendre des
idées et les sentiments correspondants, mais « quelques causes
particulières et accidentelles » dans l'histoire des peuples brouillent un
tableau de plus en plus vaste et
confus. Dans son Introduction, l'auteur évoquait déjà cette « étrange
confusion dont nous sommes forcés d'être les témoins. » Les limites de
l'analyse logique et les ratés de la taxonomie seront sublimés par cette métaphore
du (grand) tableau, mobilisée par Tocqueville pour inviter le lecteur à contempler
une fresque tout en l'incitant à ne pas perdre de vue l'importance du problème
traité. La démocratie est un fait social
total, dont Tocqueville n'a eu de cesse de souligner tant la puissance
d'irradiation que l'enracinement. Les certitudes prospectives concernant le développement
du « pouvoir social » (5, p. 138) résultent d'une remarquable enquête
historique et sociologique au long cours, mais elles renvoient aussi à la fiabilité
psychologique d'une profonde analyse du cœur humain qu'on s'est plu à
rapprocher de celle de Pascal dans les Pensées.
Le vocabulaire de la naturalisation
abonde pour signifier l'incorporation des « idées », la puissance
qu'elles acquièrent en devenant mentalité dominante, dogme, opinion, instinct.
Les images qu'emploie Tocqueville rappellent la démarche d'autres éminents
représentants de la littérature parlementaire, Montesquieu bien sûr, mais aussi
La Boétie et Montaigne, qui ont glosé à l'envi les voies du conditionnement, de
l'accoutumance, obscures à la
conscience. Mais, même quand il cherche à atteindre la « racine » (2,
p. 90) des opinions, Tocqueville refuse de laisser libre cours à des jugements
de valeur intempestifs. Penseur « religieux », en ce qu'il ne
dissocie pas la réflexion politique de la religion[5], il dote la créature de qualités qui
manifestent les prérogatives divines. Le choix des mots idées et sentiments
renvoie à ce qui semble pour l'auteur une évaluation correcte de la liberté
humaine. Dieu, « l'Être tout-puissant et éternel » (8, p. 189), a
voulu que l'homme puisse se rendre maître de son destin, pour peu que ce soit
en connaissance de cause : « la Providence n'a créé le genre humain
ni entièrement dépendant, ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai,
autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sortir ; mais,
dans ses vastes limites, l'homme est puissant et libre ; ainsi des
peuples » (8, p. 192). La conception de l'histoire que défend Tocqueville
peut être aisément déduite de l'exposé qu'il propose de l'évolution récente de
cette discipline au chapitre 20 de la première partie du tome II : il y déclare
qu'entre l'explication par les influences individuelles qui a triomphé dans les
siècles aristocratiques et le système des idées générales que favorise le mode
de pensée démocratique, il pencherait plutôt pour la première approche, afin
d'empêcher que ne triomphe jamais la pernicieuse « doctrine du
fatalisme », selon laquelle tout arrive sans que l'on puisse rien y faire.
Or, « une pareille doctrine est particulièrement dangereuse à l'époque où
nous sommes ; nos contemporains ne sont que trop enclins à douter du libre
arbitre, parce que chacun d'eux se sent borné de tous côtés par sa faiblesse,
mais ils accordent encore volontiers de la force et de l'indépendance aux
hommes réunis en corps social. Il faut se garder d'obscurcir cette idée, car il
s'agit de relever les âmes et non d'achever de les abattre » (II, I, 20, De quelques tendances particulières aux
historiens dans les siècles démocratiques)[6]. L'égalité, souvent présentée comme
une idée chrétienne[7], est donc couronnée par la liberté
humaine, pour laquelle Tocqueville avoue un indéfectible attrait : « J'aurais,
je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin à
l'adorer dans les temps où nous sommes » (7, p. 165). Quand la balance
penche d'un poids trop pesant vers l'égalité, le despotisme est à craindre. La
liberté, qui était l'apanage des sociétés aristocratiques, doit perdre son apparence
de privilège pour trouver sa réalité de valeur universelle inexpugnable.
Tocqueville dispense tous ses efforts pour que soit réalisé ce dessein,
récapitulé au début du chapitre 7 : « Ainsi, il ne s'agit point de
reconstruire une société aristocratique, mais de faire sortir la liberté du
sein de la société aristocratique où Dieu nous fait vivre » (7, p. 166). ætre
l'ami décidé de l'égalité et l'ardent promoteur de la liberté sont les deux conditions
préalables à l'établissement d'un « gouvernement libre […]
chez un peuple où les conditions sont égales » (7, p. 166-167). Il faut
croire en la liberté avec une ferveur qui équilibrera la force d'un penchant
irrésistible. L'homme aristocratique qu'est Tocqueville a la liberté chevillée
au corps mais il donne l'exemple d'une adhésion raisonnée au principe d'égalité
tandis que l'homme démocratique pour qui l'égalité est un instinct doit, à
l'inverse, vouloir la liberté. Il importe de bien remarquer d'emblée
des choix lexicaux — idée, sentiments, liberté… — favorables
à l'intelligence, propices à l'élucidation, peut-être iréniques, mais
inséparables d'une démarche indissolublement didactique et éthique. C'est particulièrement
en cela que Tocqueville, qui en appelle à la formation d'« une science
politique nouvelle », se montre original, comme il le dit à son corps
défendant dans l'Introduction : « Je finis en signalant moi-même ce
qu'un grand nombre de lecteurs considérera comme le défaut capital de
l'ouvrage. Ce livre ne se met précisément à la suite de personne ; en
l'écrivant, je n'ai entendu servir ni combattre
aucun parti ; j'ai entrepris de voir, non pas autrement, mais plus loin
que les partis ; et tandis qu'ils s'occupent du lendemain, j'ai voulu
songer à l'avenir. » Les partis sont encore mis à distance au chapitre 2 (p. 92)
pour leur agitation stérile, leur pouvoir de nuisance et leur manque de
discernement. Le
choix des mots importe chez cet auteur inclassable parce que les catégories en
usage sont trop étroites pour caractériser son génie : Tocqueville est
également sociologue, psychologue, philosophe, anthropologue, économiste[8]…, historien, moraliste, écrivain… Dans
son ouvrage, les considérations sur la littérature, l'histoire et les
beaux-arts complètent les réflexions sur les mœurs, notamment dans le tome II.
On veillera donc à être très attentif aux nuances que véhiculent des mots dont
la synonymie n'est qu'apparente, qui ne sont pas
interchangeables. Prenons un exemple. La « notion d'une règle
uniforme » (2, p. 89) est d'abord une proposition à examiner :
adoptée avec ferveur par les hommes démocratiques, elle était « comme étrangère
à l'esprit humain dans les siècles aristocratiques » (ibid.). Adoptée par les premiers, parce qu'elle est appelée par
l'égalité, elle devient pour eux « penchant »,
« instinct », « habitude ». L'énumération indique le
renforcement et l'incorporation d'une idée par ailleurs vouée à un grand succès
social, puisqu'elle est la racine d'« opinions politiques »
majoritaires. La maximisation de l'idée fait qu'elle s'insinue dans toutes les
constructions de la pensée, qu'elle s'impose, y compris à « l'imagination
des princes » (2, p. 92) : « L'unité, l'ubiquité,
l'omnipotence du pouvoir social, l'uniformité de ses règles, forment le trait
saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. On
les retrouve au fond des plus bizarres utopies. L'esprit humain poursuit encore
ces images quand il rêve » (2, p. 93). La phrase est remarquable :
les attributs que la théologie réserve à la Divinité manifestent l'ubris d'un pouvoir social qui n'a pourtant comme fondement qu'une
chimère, produite par une imagination délirante qui fonctionne sans répit. La
métaphore de l'enfantement rapproche ici Tocqueville de Montaigne, qui soutient
aussi la thèse du fonctionnement aberrant de l'esprit humain non discipliné,
dans la préface originelle des Essais,
« De l'Oisiveté » (I, 8)[9]. Mais, à la différence de Montaigne,
pris de vertige devant la myriade des instanciations, la pensée de Tocqueville converge
vers « un point central » (Introduction). Au mouvement centrifuge et
à la démarche rhapsodique de l'un répondent le mouvement centripète et
l'axiomatique de l'autre, une « démonstration » et des
« raisons » constamment rappelées (3, p. 97). Pour confirmer
l'exemple choisi, qui vise à repérer une erreur de catégorie, il faut avancer
de quelques lignes dans le chapitre 2, jusqu'à la phrase « Tous [les
hommes
conçoivent le gouvernement sous l'image d'un pouvoir unique, simple,
providentiel et créateur » (2, p. 93). La conception par l'image est
erronée parce que chez l'homme la source de l'idée d'un pouvoir unique vient
d'une imagination oublieuse de l'original : le pouvoir de Dieu, qui est
réellement une omnipotence. La note A explique en quoi les hommes se fourvoient
quand ils privilégient « l'idée d'unité » : ils confondent la
fin (idée divine) et les moyens (idée humaine). Cette confusion est dramatique
parce que l'homme outrepasse ses capacités en visant une fin qui ne peut
relever que du pouvoir de Dieu, comme le rappellera solennellement la Vue générale sur le sujet (8). Tocqueville
réhabilite discrètement la critique théologique à l'encontre de l'amor sui. En se détournant de Dieu, en
se faisant Dieu à son tour, l'homme devient la proie de passions sans bornes,
médiocres et redoutables. Il ouvre une boîte de Pandore. Des paradoxes du moi démocratique découle l'attrait pour un pouvoir « unique, uniforme et fort » (3, p. 103)Les
idées et les sentiments démocratiques se sont enracinés et consolidés à mesure
que les conditions sociales s'égalisaient, que les différences d'un individu à
l'autre, perdant leur caractère atavique (classes, rangs, ordres…),
s'estompaient pour faire advenir l'indépendance de chacun vis-à-vis de tous, la
volonté propre, le moi et ses attributs, « le sujet nomade livré au
fantasme de l'auto-fondation », pour parler comme Pierre Legendre[10]. Le système de références multiséculaire
constitué par les sociétés aristocratiques, « où se trouvent toutes les
sources de notre histoire » (5, p. 131), a parfois volé en éclats,
notamment en France où la Révolution a fait le vide. Comme la connaissance des âges
immédiatement antérieurs est avérée et complète, que des restes d'anciennes
institutions subsistent, que des avatars s'aperçoivent, il est utile de procéder
à des comparaisons. Le distinguo
entre homme démocratique et homme aristocratique, ou entre peuple
démocratique et peuple aristocratique
est donc fréquent chez Alexis de
Tocqueville, qui ne s'en tient pas à la nostalgie de son ascendance mais la
dépasse pour commuer cette opposition dans un but euristique, comme un efficace
moyen de démonstration. Comme le remarque Pierre Manent, « le ressort de
la Démocratie en Amérique est une
comparaison explicite et implicite permanente entre société démocratique et
société aristocratique, société où ont été abolies les influences individuelles
ou qui ne les a jamais connues et société où elles prévalent[11]. » Les hommes aristocratiques
étaient certes imbus de leur supériorité, de leur excellence, de leur primauté
dans une société hiérarchisée et conservatrice, où ils représentaient et
côtoyaient le sommet. Du coup, « l'idée de pouvoirs secondaires, placés
entre le souverain et les sujets, se présentait naturellement à l'imagination
des peuples aristocratiques » (2, p. 87), tandis que l'homme démocratique
est seul, petit et dépareillé. Il ne lui viendrait pas à l'esprit de se
constituer en puissance. Rien ni personne ne l'y incite. Tout, au contraire, le
maintient dans « cette foule innombrable composée d'êtres pareils, où rien
ne s'élève ni ne s'abaisse » (8, p. 188). S'il peut atteindre la fortune,
réussir dans la vie, comme on dit familièrement, il est enfermé dans son
succès, dont l'exception l'isole peut-être davantage. De toute manière, quand
ils conquièrent la fortune, les hommes démocratiques en font un usage très
généralement commun, à l'instar de tout un chacun, même si c'est en un mode
superlatif : ils en jouissent, car « l'amour du bien-être » est
le goût dominant ; « le grand courant des passions humaines porte de
ce côté, il entraîne tout dans son cours » (II, II, 10). La réussite
démocratique est par excellence celle des entrepreneurs, des hommes d'affaires,
des ingénieux, des industriels… qui tiennent par mille liens à la vie pratique
tant prisée par le collectif. « Il y a un désir d'utiliser les connaissances
et un pur désir de connaître » (II, I, 10. Pourquoi les Américains s'attachent plutôt à la pratique des sciences
qu'à la théorie). Le libre développement de l'esprit nécessite du temps et
du loisir, dont l'homme démocratique, inquiet, affairé et indifférent ne
dispose guère. Les nécessités de la vie et la carrière offerte aux ambitions
stimulent au contraire les aspirations concrètes et le matérialisme, fût-il
honnête. Le développement rapide et graduel des sciences appliquées sert
merveilleusement la passion du bien-être matériel, à laquelle Tocqueville a
consacré un chapitre (II, II, 10. Du goût
du bien-être matériel en Amérique). En régime démocratique, si cette
passion n'est pas exclusive, elle est générale, « si tous ne l'éprouvent
point de la même manière, tous la ressentent ». Nous en sommes donc tous
bénéficiaires, nous préoccupons tous de notre confort, comme moyen de vivre
sinon comme but de la vie. « La plupart des riches des démocraties rêvent
donc sans cesse aux moyens d'acquérir des richesses, et ils tournent
naturellement les yeux vers le commerce et l'industrie, qui leur paraissent les
moyens les plus prompts et les plus puissants de se les procurer. Ils partagent
sur ce point les instincts du pauvre sans avoir ses besoins, ou plutôt ils sont
poussés par le plus impérieux de tous les besoins : celui de ne pas
déchoir » (II, II, 19. Ce qui fait
pencher presque tous les Américains vers les professions industrielles). L'homme
aristocratique n'a jamais eu à se préoccuper de l'aisance matérielle, dans
laquelle il est né. Comme elle est déjà là, qu'il n'y a pas à la rechercher,
elle ne peut affecter son esprit, qui se développe alors dans une autre
direction, vers « quelque entreprise plus difficile et plus grande, qui
l'anime et l'entraîne » (II, II, 10). Le rapport au bien-être matériel
oscille de l'indifférence à l'esthétisation, qui se tiennent
à égale distance du seul principe d'utilité, qui constitue au contraire la
mentalité démocratique. Les aristocrates dérogeraient s'ils se livraient au commerce,
réservé aux bourgeois. Les idées qui les passionnent et les valeurs qui les
gouvernent les destinent aux grandeurs sociales et politiques, à l'héroïsme
guerrier, aux fonctions de prestige. Ils recherchent l'honneur, encouragent les
arts, visent la gloire. La puissance est pour eux une réalité de fait, ils en
reconnaissent la diversité, puisque par leurs actions ils peuvent influer sur
tous ceux qui dépendent d'eux. L'homme démocratique, qui a mis à bas tous les
privilèges de la naissance par la révolution ou qui a, comme les Américains,
institué d'emblée un régime politique égalitaire, affectionne
« l'uniformité législative » (2, p. 89), la même loi pour tous, la
« règle uniforme » (ibid.),
« étrangère à l'esprit humain dans les siècles aristocratiques » (ibid.). Quand on considère l'histoire
ancienne, du haut au bas de l'échelle sociale, les particularismes abondent. Il
y a des traditions locales, toutes sortes de corporations, des privilèges
« accordés à des villes, à des familles ou à des individus » (2, p. 90),
un fouillis d'ordonnances et de législations particulières, des règles mais
plus encore d'exceptions et de régimes singuliers. Les individus n'étaient pas
soumis à une législation universelle et à la chape de plomb de la centralisation
administrative. Il n'en est plus de même dans les temps démocratiques. Si
chacun peut faire ce qu'il veut dans le domaine privé, à l'intérieur du petit
« cercle de l'indépendance individuelle » (7, p. 167), on admet que
la loi doive s'appliquer uniformément à tous : le riche, le pauvre, le
fort et le faible devront se soumette aux mêmes prescriptions et interdictions
générales, produites, garanties et appliquées par un pouvoir dont la source est
« le dogme de la souveraineté du peuple », le seul qui vaille
désormais. C'est « la loi des lois », comme il est dit en I, I, 4 (Du principe de la souveraineté du peuple en
Amérique). Ce chapitre est court. Il n'en évoque pas moins avec brio les
variations auxquelles ce principe originel est soumis, de sa négation à son
triomphe, en passant par divers accommodements, comme cet usage formel qu'en
font les démagogues : « La volonté nationale est un des mots dont les
intrigants de tous les temps et les despotes de tous les âges ont le plus
largement abusé » (I, I, 4). Dans ce chapitre, Tocqueville distingue aussi
despotisme, aristocratie et démocratie en marquant la situation du pouvoir par
rapport au corps social : il agit de l'extérieur, est à la fois dehors et
dedans ou entre en coïncidence, comme aux États-Unis : « la
société y agit par elle-même et sur elle-même. Il n'existe de puissance que
dans son sein ; on ne rencontre même presque personne qui ose concevoir et
surtout exprimer l'idée d'en chercher ailleurs » (I, I, 4). Or, comme
Tocqueville le rappelle au début du chapitre 6 de la quatrième partie,
« un état social démocratique semblable à celui des Américains pourrait
offrir des facilités singulières à l'établissement du despotisme » (6, p.
147). Toutes les variétés de la servitude démocratique sont recensées et
examinées dans cette quatrième partie, notamment au chapitre 5, qui montre
comment la disparition des pouvoirs secondaires à proximité des acteurs sert un
pouvoir central désormais friand de toutes les prérogatives qui lui
reviennent : l'éducation nationale,
l'épargne populaire, le pouvoir judiciaire, l'économie, l'administration…,
le droit et la morale publics. Ces attributions tentaculaires conduisent
Tocqueville à la vision effarante, au chapitre 6, d'un « pouvoir immense
et tutélaire » (6, p. 153), dispensateur d'un bonheur conforme, normalisateur
et faussement bienveillant : « Après avoir pris ainsi tour à tour
dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le
souverain étend ses bras sur la société tout entière ; […] il réduit enfin chaque nation à
n'être qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement
est le berger » (6, p. 154-155). L'éloquence de l'écrivain amplifie une évocation
à laquelle Kant avait déjà pensé dans sa Réponse
à la question « Qu'est-ce que les Lumières ? » en
1784 : « Il est si commode d'être sous tutelle. […]
Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe
tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et
de surcroît très pénible, c'est que s'y emploient ces tuteurs qui, dans leur
extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d'abord abêti
leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d'oser
faire un pas sans la roulette d'enfant où ils les avait emprisonnés, ils leur
montrent ensuite le danger qui les menace s'ils essaient de marcher seuls.[12] » Cette vision extrême à laquelle Tocqueville se laisse entraîner un moment n'est pas définitive. Son providentialisme la combat, et le chapitre 7, avant de préconiser des solutions concrètes en faveur des libertés, insiste sur le caractère contre nature d'une servitude démocratique qui placerait les prétendus citoyens « au-dessous du niveau de l'humanité » (6, p. 161). L'historien se préoccupe manifestement du sort des Européens, mais comme son analyse présuppose l'occurrence démocratique produite par l'expérience américaine, un rappel s'impose pour aider à concevoir que les terribles « périls que l'égalité fait courir à l'indépendance humaine » (7, p. 183) ne sont pas insurmontables. Le tome II de De la démocratie en Amérique s'ouvre sur un chapitre consacré à la
« méthode philosophique des Américains » qui sous-tend un
comportement dont les principales composantes, a priori moins liberticides que les manifestations du « despotisme
administratif » (6, p. 157), sont l'esprit d'entreprise, le pragmatisme, le
goût pour les idées générales, la confiance dans la raison et la
toute-puissance de l'opinion : « ne prendre la tradition que comme un
renseignement, et les faits présents que comme une utile étude pour faire
autrement et mieux ; chercher par soi-même et en soi seul la raison des
choses, tendre au résultat sans se laisser enchaîner au moyen, et viser au fond
à travers la forme » (II, I, 1). L'individu pense ne devoir plus rien à
personne par principe. Tout doit être soumis à son jugement personnel, comme le
lui ont d'ailleurs enseigné les philosophes du XVIIIe siècle, dont
les thèses, démocratiques par essence, ont connu un prodigieux succès à travers
le monde. Le scepticisme et la défiance envers toutes les traditions comme le
sens de la relativité des conventions portent en germe l'individualisme, « expression récente qu'une idée nouvelle a
fait naître » (II, II, 2). Tocqueville lui consacre une petite série de
trois courts chapitres au début de la deuxième partie du tome II. Le premier, De l'individualisme dans les pays
démocratiques, produit une définition qui semble a priori bénéficier de l'opposition avec l'égoïsme, cet « amour
passionné et exagéré de soi-même, qui porte l'homme à ne rien rapporter qu'à
lui seul et à se préférer à tout » : « L'individualisme est un
sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la
masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses
amis ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à
son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (ibid.). La remarque, in cauda venenum, prépare le
développement de la quatrième partie sur les conséquences politiques de ce
repli sur la vie privée : accaparé par « ses affaires
particulières » (3, p. 98), tendu vers la satisfaction de ses désirs, ses
enfants et sa famille à charge, plus intéressé par la vie de ses proches que
par celle de la nation, l'homme démocratique n'a de toute façon que peu de
temps à consacrer à la politique. « Il n'existe qu'en lui-même et pour lui
seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a
plus de patrie » (6, p. 153). Il n'a de citoyen que le titre. Il s'en
contente généralement, pour avoir délégué le soin des affaires communes
« au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qui
est l'État » (3, p. 98). Or, cette délégation par défaut porte en germe le
danger de la tyrannie démocratique. Tout ce que l'individu indépendant mais
faible refuse « à son voisin qui est son égal » (3, p. 102), il
l'accorde sans réserve à « cet être immense » (3, p. 100) que forme
« le gouvernement central » (3, p. 102). Souvent haï dans ses
représentants, qui ne sont que des hommes, le « pouvoir lui-même » (3,
p. 103) est légitimé sans réserve, d'instinct. Du coup, l'individualisme
« procède d'un jugement erroné » (II, II, 2). Il est un mal pire que
l'égoïsme, ce « vice aussi ancien que le monde » : « L'égoïsme
dessèche le germe de toutes les vertus, l'individualisme ne tarit d'abord que
la source des vertus publiques ; mais, à la longue, il attaque et détruit
toutes les autres et va enfin s'absorber dans l'égoïsme » (II, II, 2) !
Après réflexion, il s'agit bien d'un fléau lié au repli sur soi de l'individu
démocratique. Composée de monades, menacée par la déliaison, désireuse de voir
l'ordre garanti pour mener une vie conforme à des motions particulières, la
société des individus s'en remet au grand Autre, qui fourbit la Loi. Le
deuxième chapitre de la série consacrée à l'individualisme est amorcé par une
célèbre transition sur la rupture du lien généalogique et la morosité de la
solitude qui en résulte : « non seulement la démocratie fait oublier
à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de
ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de
le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur. » La
mélancolie, ce « souvenir qui s'ignore » (Flaubert), peut encore figurer
un bonheur d'être triste, mais la révolution démocratique en France a développé
un individualisme agressif. Le goût de la vengeance, le ressentiment et la
haine ne sont pas des sentiments propices à la cohésion sociale : « La
démocratie porte les hommes à ne pas se rapprocher de leurs semblables ;
mais les révolutions démocratiques les disposent à se fuir et perpétuent au
sein de l'égalité les haines que l'inégalité a fait naître » (II, II, 3).
Or, « le grand avantage des Américains est d'être arrivés à la démocratie
sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d'être nés égaux au lieu
de le devenir » (ibid.).
Spécialement consacré à la situation particulière que connaît la France, celle
d'un état démocratique résultant de la Révolution, le chapitre renoue avec la
pensée du prototype que permet l'analyse des États-Unis et annonce le chapitre
suivant, qui aura la fonction d'un pharmakon, à garder en tête : Comment les Américains combattent l'individualisme par des institutions
libres. Les « nouveaux remèdes » (7, p. 181)Ce
chapitre sur la démocratie naturelle préfigure
les remarques du chapitre 4 de la dernière partie, qui s'attachent à préciser
les « circonstances particulières » (4, p. 107) et les « causes
accidentelles » qui entrent dans la détermination du genre de démocratie. La comparaison se fait au détriment de la
démocratie précipitée par la Révolution. La manière dont l'égalité a été
instaurée est déterminante. « Les Américains ont un état social et une
constitution démocratiques, mais ils n'ont point eu de révolution démocratique.
Ils ont arrivés à peu près tels que nous les voyons sur le sol qu'ils occupent.
Cela est très considérable » (II, I, 1). Par contre, « lorsque les
conditions deviennent égales à la suite d'une lutte prolongée entre les
différentes classes dont la vieille société était formée, l'envie, la haine et
le mépris du voisin, l'orgueil et la confiance exagérée en soi-même,
envahissent, pour ainsi dire, le cœur humain et en font quelque temps leur
domaine » (ibid.). Dans le
premier cas, l'égalité va de pair avec l'union, dans le second, elle fomente la
division. En temps de révolution, la division entre les classes nourrit une
hostilité qui profite à un tiers arbitre, le pouvoir souverain, vers lequel se
tournent des ennemis irréconciliables. Les Anglais qui ont abordé sur le rivage
du nouveau monde n'étaient pas animés par l'instinct aveugle de la destruction.
Leur cohésion a été renforcée par les nécessités de la conquête. Issus des
classes moyennes de l'Angleterre, les émigrants ont importé les institutions libres
de ce pays. Puritains, ils ont veillé à instaurer de bonnes mœurs dans leur
nouvelle nation. « Habitués dans la mère patrie à prendre part aux
affaires publiques » (4, p. 108), « ils connaissaient le jury ;
ils avaient la liberté de parole et celle de la presse, la liberté
individuelle, l'idée du droit et l'usage d'y recourir. Ils transportèrent en
Amérique ces institutions libres et ces mœurs viriles, et elles les soutinrent
contre les envahissements de l'État » (3, p. 108). La liberté, les
libertés étaient donc le credo des pilgrim fathers.
Comme l'égalité n'a pas eu à être conquise de haute lutte, que la plupart des
délibérations visaient à ménager la liberté, que les institutions mises en
œuvre le furent de manière paritaire, le plus souvent sous la conduite d'hommes
très éclairés et dotés d'un haut degré de moralité, les Américains sont
immunisés contre les dangers de la toute-puissance que s'arroge le pouvoir
central. A contrario, « un
peuple n'est […]
jamais si disposé à accroître les attributions du pouvoir central qu'au sortir
d'une révolution longue et sanglante qui, après avoir arraché les biens des
mains de leurs anciens possesseurs, a ébranlé toutes les croyances, rempli la
nation de haines furieuses, d'intérêts opposés et de factions contraires. Le
goût de la tranquillité publique devient alors une passion aveugle, et les
citoyens sont sujets à s'éprendre d'un amour très désordonné pour
l'ordre » (4, p. 115). La démocratie qui résulte de la colère, de la
rivalité et de la haine est viciée à la base et si elle ne corrige ses
penchants mauvais, son caractère destructeur prend la forme d'un amour de
l'ordre favorable à la tyrannie. C'est ce que Pierre Legendre nommera
ultérieurement l'amour du censeur et
« sous ce velours, l'inquiétante question innommée : l'amour
d'institution ; soit, en termes politiques, la demande de tyran, ou la
nostalgie d'un pape[13]. » Tocqueville détaille avec soin les conséquences fâcheuses de cette rage démocratique qui n'en finit pas de brandir l'égalité non pour instaurer quelque meilleur gouvernement mais pour mettre à bas toutes les distinctions et qui, ce faisant, par confusionnisme, humilie toutes les libertés publiques. L'égalité, pour devenir un principe politique, doit être dénuée de ressentiment, ce qui n'est pas le cas dans un pays (la France) obsédé par la chasse aux privilèges et qui, de fait, confond tout, les spécificités de la liberté et les abus de position dominante. L'homme démocratique qu'a produit la Révolution est constamment en défiance d'autrui, en qui il voit un possible rival. « Il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes ; il se défie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir ; il le craint et le méprise ; il aime à lui faire sentir à chaque instant la commune dépendance où ils sont tous deux du même maître » (3, p. 102). Ce qui pourrait sembler n'être qu'une analyse psychologique relativement hasardée est en fait l'un des ressorts du despotisme, car « un despote pardonne aisément aux gouvernés de ne point l'aimer, pourvu qu'ils ne s'aiment pas entre eux » (II, II, 4). Cette animosité démocratique, l'agitation du cœur de ces citoyens qui ne sont jamais en paix avec eux-mêmes et avec les autres fomente l'amour de l'ordre régulateur. Confondu avec l'aspiration à la paix, il alimente pourtant la guerre, comme l'avait montré Tocqueville à la fin de la troisième partie du livre II. De cette démonstration abondante où l'auteur voisine avec Clausewitz, résultent quelques considérations du chapitre 4 (p. 114), qu'on aurait intérêt à rapporter à l'histoire des grands conflits mondiaux depuis la fin du XIXe siècle. « Les vices que le despotisme fait naître sont précisément ceux que l'égalité favorise. Ces deux choses se complètent et s'entraident d'une manière funeste » (II, II, 4). Le tableau des âges démocratiques que brosse Tocqueville ressemble parfois aux pandémoniums de Jérôme Bosch. C'est la guerre de tous contre tous quand l'individualisme et l'égalitarisme forcené s'allient sans désemparer. Les
Américains donnent pourtant l'exemple d'une nation en paix avec
elle-même : ils « ont combattu par la liberté l'individualisme que
l'égalité faisait naître, et ils l'ont vaincu » (II, II, 4). Comment
exactement ? Chaque élément de la liste rappelée pour mémoire au chapitre 4
(p. 108) a déjà fait l'objet de développements antérieurs. Tocqueville a ainsi
présenté les avantages du jury « considéré comme institution
politique » au chapitre 8 de la deuxième partie du tome I (De ce qui tempère, aux États-Unis, la tyrannie de la majorité). La
définition précise de ce qui est d'abord avant tout une institution juridique
— « J'entends par jury un certain nombre de citoyens pris au hasard
et revêtus momentanément du droit de juger » — n'empêche pas
l'auteur, lui-même légiste de formation et de vocation, d'y voir surtout
« une institution éminemment républicaine […] en ce qu'elle place la direction
réelle de la société dans les mains des gouvernés ou d'une portion d'entre eux,
et non dans celle des gouvernants » (I, II, 8). Cette considération amorce
un important développement sur le droit qui vient pacifier tout conflit et
substitue avantageusement la loi à l'usage de la force. « La force n'est
jamais qu'un élément passager du succès : après elle vient aussitôt l'idée
du droit. » Le jury développe chez le citoyen le sens de la citoyenneté
active et responsable, il est une école du sens moral et juridique. En entrant
en relation avec les professionnels du droit (juges et avocats) qui le guident
dans les débats sur la faute, l'accusation, les plaidoiries et la peine, il
reconnaît les difficultés et l'importance de cet acte éminemment complexe qui consiste
à juger. Sa vision du monde et de lui-même en est changée, comme le montrera
exemplairement ce chef-d'œuvre du cinéma, Douze
hommes en colère (1957), de Sidney Lumet qui
reconduit à sa manière l'éloge du jury déjà entonné par Tocqueville dans des
pages éloquentes : Le jury
apprend à chaque homme à ne pas reculer devant la responsabilité de ses propres
actes ; disposition virile, sans laquelle il n'y a pas de vertu politique.
Il revêt chaque citoyen d'une sorte de magistrature ; il fait sentir à
tous qu'ils ont des devoirs à remplir envers la société, et qu'ils entrent dans
son gouvernement. En forçant les hommes à s'occuper d'autre chose que de leurs
propres affaires, il combat l'égoïsme individuel, qui est
comme la rouille des sociétés. Le fondement de cette institution est moral. Le foyer
d'irradiation d'où peut (re)naître le phénix de la
citoyenneté est la vertu virile, souvent invoquée, depuis la Renaissance, par
des penseurs politiques que leur éducation classique incitait à vénérer
l'héroïsme des Grecs et des Romains. Tocqueville ne fait pas exception. Dans sa
pensée, les « mœurs viriles » sont étroitement associées aux
« institutions libres » (4, p. 108), on l'aura remarqué. La troisième
partie du tome II, qui contient le plus grand nombre de chapitres (26) est une
étude de l'influence de la démocratie sur
les mœurs proprement dites. Cette question de la moralité, qui pourrait
sembler inactuelle ou rétrograde, ne doit certainement pas être occultée dans
la réflexion sur le devenir de la démocratie. Elle indique l'humanisation des
dispositifs[14] et la supériorité des valeurs
opposées au laisser-aller du sujet obscur qui renonce à ses prérogatives au
sein du collectif. La
responsabilité politique que le droit confère au citoyen appelé à participer à
un jury au civil ou au pénal nécessite des lumières,
qui peuvent toujours être acquises. Tocqueville ne s'est pas fait faute
d'emprunter ce mot-slogan aux philosophes du XVIIIe siècle qui, comme
le montrent la plupart de leurs textes manifestaires, les associaient
étroitement à leurs projets d'émancipation. Le chapitre 4 de la dernière partie
rappelle l'enjeu historique et l'inclut dans le programme issu de l'enquête tocquevillienne : Si, dans tous les temps, les lumières servent aux hommes à défendre leur indépendance, cela est surtout vrai dans les siècles démocratiques. Il est aisé, quand tous les hommes se ressemblent, de fonder un gouvernement unique et tout-puissant ; les instincts suffisent. Mais il faut aux hommes beaucoup d'intelligence, de science et d'art, pour organiser et maintenir, dans les mêmes circonstances, des pouvoirs secondaires, et pour créer, au milieu de l'indépendance et de la faiblesse individuelle des citoyens, des associations libres qui soient en état de lutter contre la tyrannie sans détruire l'ordre. (4, p. 112) ConclusionLa construction en miroir de De la démocratie en Amérique et son rigoureux système de correspondances lui confèrent une extraordinaire force de frappe. Sans renier ses origines, sans nier ses préférences, Tocqueville est parvenu à s'élever très haut dans la connaissance, l'analyse et la compréhension de la démocratie, à l'aide de l'exemple américain, qui ne peut être transposé à l'identique. On peut, avec Claude Lefort, estimer que Tocqueville entretient finalement une vision tragique de la démocratie[15], puisqu'elle repose sur une réaction de la volonté libre face à un phénomène irréversible, sur un sursaut de la conscience malheureuse. La fin de l'ouvrage était dans son
commencement. La diathèse démocratique appelle un rigoureux traitement que
l'introduction de l'ouvrage ne s'est pas fait faute de prescrire : « Instruire
la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier ses mœurs, régler
ses mouvements, substituer peu à peu la science des affaires à son
inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses aveugles
instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux ; le
modifier suivant les circonstances et les hommes : tel est le premier des
devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société. » Une issue
est donc ouverte à la démocratie, par la voie du renforcement moral et de
l'éducation des esprits notamment, de telle sorte que chacun prenne conscience
qu'il y a un redoutable danger à se laisser glisser du statut d'homme à celui de
simple unité d'un tout, de ruminant dans un troupeau. Les remarques du chapitre
7 sur la liberté de la presse, le pouvoir judiciaire, le recours à l'élection
(notamment pour recruter les fonctionnaires), l'association et l'utilité des
formes seront les rappels conjuratoires de considérations déjà longuement
développées par Tocqueville dans le tome I de son livre, notamment dans la
deuxième partie. Elles confirment que de nouveaux pouvoirs secondaires, parfois
empruntés à la tradition aristocratique, mais recyclés dans et par la démocratie, sont nécessaires pour que dans
le monde qui s'annonce, dans « les siècles démocratiques qui vont
s'ouvrir » (3, p. 103), soient conjurés les plus « grands
périls » — la menace en a-t-elle disparu ? — qu'entraînent
l'uniformisation collective et la dépossession individuelle. François-Marie Mourad [1] Issu du grec diathesis, « disposition, état, tempérament », ce terme a été introduit dans la langue médicale par Ambroise Paré pour désigner les symptômes divers et différés d'une seule et même maladie. [2] Référence à laquelle renvoie la pagination : Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome II, partie IV, GF Flammarion, 2019. Les chiffres arabes renvoient aux chapitres. Nous utilisons par ailleurs l'édition intégrale également parue chez GF-Flammarion : Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, en deux volumes, avec une préface de François Furet, 1981. Dans ce cas nous indiquons entre parenthèses le tome, la partie (en chiffres romains) et le chapitre (en chiffres arabes). L'expression « une nouvelle physionomie de la servitude » figure à la fin de II, I, 2 (De la source principale des croyances chez les peuples démocratiques). [3] Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Gallimard, 2012, préface, p. II [1ère édition 1982 aux éditions Julliard]. Encourager est peut-être un peu fort. Quant au secret douloureux, il rappelle le dernier vers de La Vie antérieure de Baudelaire (poème XII des Fleurs du Mal). [4] Par exemple, « le monde romain » (6, p. 148). [5] Tocqueville traite religieusement du politique et politiquement de la religion. Sur ce point essentiel, qui fait toute l'originalité de Tocqueville, voir le très utile exposé d'Agnès Antoine, « Politique et religion chez Tocqueville », The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, vol. XVIII, 1-1997, p. 37-46, repris dans Laurence Guellec (dir.), Tocqueville et l'esprit de la démocratie, Presses de Sciences Po, coll. Références, 2005, p. 305-317 (chapitre 11). [6] Comme le fait remarquer Philippe Raynaud, Tocqueville n'a jamais cessé « de considérer l'adoration de la nécessité historique comme une idée funeste qui, tout en ayant des racines profondes dans le monde démocratique, a partie liée avec la servitude », présentation de l'édition du tome II, partie 4, GF Flammarion, 2019, p. 21. [7] Et même surtout catholique : « Je pense qu'on a tort de regarder la religion catholique comme un ennemi naturel de la démocratie. Parmi les différentes doctrines chrétiennes, le catholicisme me paraît au contraire l'une des plus favorables à l'égalité des conditions. Chez les catholiques, la société religieuse ne se compose que de deux éléments : le prêtre et le peuple. Le prêtre s'élève seul au-dessus des fidèles : tout est égal au-dessous de lui » (I, II, 9). [8] Comme le montrent les considérations sur l'épargne et sur la politique industrielle au chapitre 5. [9] Montaigne, Les Essais (édition de 1595), I, 8, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 54-55. Pour un commentaire philosophique éclairant de ce passage, avec une distinction entre fertilité et fécondité, voir Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour l'esprit, PUF, 2007, p. 28-32. [10] Pierre Legendre, L'Empire de la vérité, Fayard, 2001, p. 24. [11] Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, op. cit., p. 29. [12] Kant, Réponse à la question « Qu'est-ce que les Lumières ? », traduction par Jean-François Poirier et Françoise Proust, 2006, GF-Flammarion, p. 40. [13] Voir Pierre Legendre, L'Amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique, Seuil, 2005 [nouvelle édition augmentée], p. II. [14] « Le terme dispositif nomme ce en quoi et par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l'être » (Agamben). [15] Claude Lefort, « La Menace qui pèse sur la pensée », in Laurence Guellec, Tocqueville et l'esprit de la démocratie, Presses de Sciences Po, 2005, p. 298. |