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François-Marie Mourad : étude sur Simone Weil et le travail.
© : François-Marie Mourad.

Mis en ligne : 10 décembre 2022.

La pagination renvoie à l'édition suivante : Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, coll. Folio, 2002 [1ère édition 1951].

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est Professeur de Chaire Supérieure en Khâgne au Lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est auteur de Zola critique littéraire (Champion, 2003) et de nombreux articles sur le naturalisme et membre de l'équipe Zola de l'ITEM/CNRS.


Le travail dans La Condition ouvrière de Simone Weil

Autant l'approche du travail par Simone Weil témoigne d'une connaissance précise de la condition ouvrière, autant la définition qu'elle en donne et la conception qu'elle défend sont imprégnées de spiritualité. Sa double expérience de philosophe inspirée et de travailleuse non qualifiée en usine rend compte de cette originalité vis-à-vis d'un phénomène souvent abordé de manière partielle, limitée à un seul point de vue, que celui-ci émane de l'expérience, de l'idéologie ou de la théorie. Simone Weil, qui défend ardemment une philosophie du travail, a trouvé une puissante justification à ses thèses dans l'épreuve qu'elle s'est imposée en 1934-1935, chez Alsthom à Paris, aux Forges de Basse-Indre et chez Renault à Boulogne-Billancourt. Pour autant, son témoignage, qui nourrit sa réflexion, se prolonge jusqu'à la méditation.

Le compte rendu peut prendre la forme d'un Journal d'usine (hors programme) où figurent des relevés, des chiffres, des observations brutes. Dans un cahier, Simone Weil a précisé son emploi du temps, la nature du travail effectué, les objectifs fixés, les difficultés à exécuter les tâches imposées, la cadence, les incidents rencontrés, le gain financier, des observations sur la manière dont se comportent les ouvriers, les ordres et les réactions des contremaîtres, les sensations qu'elle a éprouvées (la fatigue, l'épuisement, le découragement), tout cela en léger différé afin de constituer un matériau pour la réflexion. Celle-ci prend diverses formes, dans les lettres, les articles et projets d'articles, les exposés, les esquisses de traités à composer ultérieurement. Cette réflexion très structurée en dépit de l'hétérogénéité de ses supports mobilise toutes les richesses de l'analyse et de la démonstration. En allant plus loin, et c'est là une particularité de Simone Weil, la réflexion, sous-tendue et transcendée par l'expérience authentique, conduit à la méditation spirituelle, dont le meilleur exemple est constitué par Condition première d'un travail non servile. Il y est question d'âme, de Dieu, de beauté. La comparaison entre l'usine et l'église, par exemple, est saisissante. Partant de ces intermédiaires que sont dans les lieux de culte ou la liturgie les formes, les images, les mots et les gestes, elle indique par analogie la voie d'un salut dans le monde terrestre du travail : si, au sein de l'usine, les objets familiers « ne se transforment pas en miroirs de la lumière, il est impossible que pendant le travail l'attention soit orientée vers la source de toute lumière. Il n'est pas de nécessité plus pressante que cette transformation » (Condition première d'un travail non servile, p. 425[1]).

Le travail dénaturé

Simone Weil croit au travail, à l'éducation qu'il met en œuvre, à la joie qu'il procure et à « la fierté de l'effort accompli » (Un appel aux ouvrières de Rosières, p. 207). Elle n'envisage jamais sa suppression, parce qu'il a une base anthropologique (homo laborans), des fonctions sociales parmi les plus importantes et une signification métaphysique. Elle dénonce en revanche le travail industriel, avili dans et par l'usine, parcellisé, séparé, soit le travail servile. Le travail non qualifié est souvent comparé à l'esclavage, un mot qui revient pour évoquer sa propre expérience : « J'ai beaucoup souffert de ces mois d'esclavage » (lettre à Albertine Thévenon, p. 56). La jeune femme se sent marquée à tout jamais. Sept ans après son immersion dans un milieu décrit comme foncièrement hostile, elle écrit : « Après mon année d'usine, j'avais l'âme et le corps en morceaux. Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. J'ai reçu par là et pour toujours la marque de l'esclavage. »

Le parallèle avec l'esclavage antique n'est pas pertinent, ni d'un point de vue matériel ni d'un point de vue moral. La condition des ouvriers du XXe siècle est spécifique. Il s'agit là, par suite de circonstances particulières, d'une sortie de l'humanité par l'inféodation généralisée aux impératifs techniques « modernes » de la vitesse, de la cadence, aggravée d'une soumission aux ordres, qui témoigne du règne de la force, dans le vocabulaire de Simone Weil. La plus longue lettre à Albertine Thévenon est très claire sur ces points : « Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout » (p. 60). Le il faut a la toute-puissance d'une obligation qui va très au-delà des nécessités de la production industrielle puisqu'elle implique un renoncement à la condition humaine indiquée dans ce qu'elle a de plus spécifique : la pensée et les sentiments. Dans La Vie et la grève des ouvrières métallos, Simone Weil revient de manière imagée sur ce refoulement incroyable : « Comme ce n'est pas naturel à un homme de devenir une chose, et comme il n'y a pas de contrainte tangible, pas de fouet, pas de chaînes, il faut se plier soi-même à cette passivité » (p. 273). Dans la lettre à Victor Bernard du 3 mars 1936, il était déjà démontré que le parallèle avec les « esclaves stoïciens », par exemple, n'est pas tenable : ceux-ci pouvaient opposer à l'adversité et à la pauvreté, s'ils avaient l'âme forte, « le courage et l'indifférence aux souffrances et aux privations » (p. 228). « Mais cette ressource est interdite aux esclaves de l'industrie moderne. Car ils vivent d'un travail pour lequel, étant donné la succession machinale des mouvements et la rapidité de la cadence, il ne peut y avoir d'autre stimulant que la peur et l'appât des sous » (p. 28).

« Les ordres » sont l'autre face attendue de cet esclavage puisqu'ils contraignent à une « subordination perpétuelle et humiliante » (Lettre à Simone Gibert, p. 67), d'autant plus insupportable qu'elle n'est pas justifiée. Simone Weil admet le principe : « Je sais très bien aussi que toute organisation implique des ordres donnés et reçus. Mais il y a ordres et ordres » (Lettres à Victor Bernard, p. 242). La répétition, expressive et familière, permet d'opposer l'ordre légitime à l'ordre peut-être légal mais abusif. Les contremaîtres ajoutent à l'indifférence de la machine-outil une inflexibilité par surcroît. Au lieu d'atténuer la dureté du travail, ils l'aggravent. Un développement est consacré à la question dans Expérience de la vie d'usine (p. 331-332). Simone Weil a remarqué l'aberration et les contradictions des directives imposées aux ouvriers par des chefs d'atelier imbus de leurs prérogatives, inlassablement : « depuis qu'on pointe en entrant jusqu'à ce qu'on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n'importe quel ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L'ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier » (p. 60). La reprise quasi à l'identique de la formule « se taire et obéir », « se taire et plier », évoque le drame à la fois concret et secret de ces relations humaines dissymétriques, fondé sur le déni de la liberté et la suppression de la parole : Dans le Journal d'usine, Simone Weil précise que « dans toutes les autres formes d'esclavage, l'esclavage est dans les circonstances. Là seulement il est transporté dans le travail lui-même » (p. 191).

Avant d'en venir aux « effets de l'esclavage sur l'âme » (p. 191), il faut donc examiner ce bouleversement. Le travail industriel est décrit dans la section L'Usine, le travail, les machines, ici et là dans les lettres mais plus précisément dans La Rationalisation et Expérience de la vie d'usine. Les mots renvoient à un univers froid, mécanisé, où les gestes sont dépouillés de toute élégance parce que le modèle prédominant est celui du fonctionnement mécanique, de la rationalisation et de « l'utilisation scientifique de la matière vivante » (p. 303), point extrême de la deuxième révolution industrielle, après que la première a consisté à exploiter scientifiquement et à grande échelle la matière inerte et les forces de la nature. La tendance comptable de la production et la recherche d'efficacité concourent à l'annihilation des personnes au profit des fonctions. Ce n'est pas volonté consciente d'humilier les travailleurs mais tendance de l'esprit à traiter des grandeurs mesurables, à brandir des « chiffres qui font bien sur le papier, chiffres de budget national ou de bilans industriels » (p. 305). La nature du travail est complètement modifiée par l'obsession du rendement, le goût des statistiques, les résultats escomptés, comme ceux, assez impressionnants, qu'évoque Simone Weil qui pourtant peine à atteindre ses « objectifs ». La mesure par l'argent — la paye — joue un rôle dans la transformation du travail quand il devient la finalité et comme la raison d'être de l'activité. Les ouvriers eux-mêmes se laissent piéger par la commodité de cet instrument de mesure de la « valeur », une quantité de pièces effectuées notamment : « il est plus facile de réclamer au sujet du chiffre marqué sur une feuille de paie que d'analyser les souffrances subies au cours d'une journée de travail » (p. 305). La situation n'a pas beaucoup évolué depuis les années 1930 : les considérations salariales et les enjeux économiques déterminent les revendications syndicales et structurent le débat entre les employés et les cadres dirigeants.

La rationalisation a forcément bonne presse dans une société fondée en grande partie sur le principe d'efficience scientifique et qui croit au progrès dans tous les domaines, sur la base de raccourcis, de simplifications et d'analogies faciles qui manquent à être interrogées — ce que fait Simone Weil en orientant l'attention vers les hommes et les souffrances qui monopolisent une vie intérieure généralement bouleversée par des conditions de travail atroces. L'indifférence générale est le revers de l'inattention qu'engendre le néo-positivisme. Dans son exposé sur La rationalisation, Simone Weil, qui aime à utiliser un vocabulaire très précis et qui sait que « le pouvoir des mots est très grand » (p. 309) en vient assez vite à parler plutôt de la taylorisation. « L'histoire des recherches de Taylor est très curieuse et très instructive » (p. 310). C'est par cette amorce ironique, volontairement anodine, que nous sommes amenés à prendre connaissance d'un des pires systèmes d'exploitation de l'homme par l'homme. Taylor, personnage peu reluisant, a mené des recherches dont Simone Weil indique d'emblée le mobile : « Il ne s'agissait pas pour Taylor de soumettre les méthodes de production à l'examen de la raison, […] son souci primordial était de trouver les moyens de forcer les ouvriers à donner à l'usine le maximum de leur capacité de travail » (p. 314). La recherche scientifique est dévoyée quand elle se fait au mépris de la condition humaine et qu'au lieu de progresser elle nous ramène au pire du passé : « Les contremaîtres égyptiens avaient des fouets pour pousser les ouvriers à produire ; Taylor a remplacé le fouet par les bureaux et les laboratoires, sous le couvert de la science » (p. 315). Le rapprochement, frappant, est renouvelé un peu plus loin : « Par les moyens les plus grossiers, en employant comme stimulant à la fois la contrainte et l'appât du gain, en somme par une méthode de dressage qui ne fait appel à rien de ce qui est proprement humain, on dresse l'ouvrier comme on dresse un chien, en combinant le fouet et les morceaux de sucre » (p. 323-324). Le rapprochement avec les expériences menées par Pavlov cette fois fait prendre conscience de l'aberration d'un système prétendument moderne qui renoue avec l'esclavage antique et le mépris de la vie humaine représenté dans un premier temps par la construction des pyramides. Associée au fordisme qui le renforce, la taylorisation produit des situations extrêmes. Elle abolit la spécialisation par développement des compétences au profit de la spécialisation par simplification des tâches. Le manœuvre, robot humain, réduit à l'état de « molécule », de « structure atomique » (p. 321) est préféré à l'ouvrier spécialisé qui prenait la suite de l'artisan habitué à travailler à son rythme pour peaufiner les pièces au sein d'un atelier. Il faut donc à tout prix « simplifier le travail » (p. 317), comme dit Simone Weil pour aller à l'essentiel. L'usine abrite des chaînes de montage, l'espace est démesuré et l'homme ne s'y sent paradoxalement bien que quand les machines sont à l'arrêt, pendant la grève, qui apporte « des sentiments de joie et de délivrance indicibles » (p. 248). Le travailleur a besoin de s'approprier les lieux où il passe la majeure partie de son temps : « Rien n'est si puissant chez l'homme que le besoin de s'approprier, non pas juridiquement, mais par la pensée, les lieux et les objets parmi lesquels il passe sa vie et dépense la vie qu'il en lui » (p. 339). Cette tendance spontanée à l'enracinement devrait être encouragée au lieu que la taylorisation accroît la solitude physique et bientôt « morale » (p. 321) des individus appauvris par ce système, dépossédés de toute autonomie, voués corps et âme au travail parcellaire dont le patron et ses sbires détiennent les principes : « Le patron a non seulement la propriété de l'usine, des machines, le monopole des procédés de fabrication et des connaissances financières et commerciales concernant son usine, il prétend encore au monopole du travail et des temps de travail. Que reste-t-il aux ouvriers ? Il leur reste l'énergie qui permet de faire un mouvement, l'équivalent de la force électrique ; et on l'utilise exactement comme on utilise l'électricité » (p. 323).

Or, dans tous les textes qui figurent au programme, Simone Weil rejette non l'exploitation de l'homme par l'homme, puisque cette expression est inexacte, mais la réification et la néantisation de ceux qui sont pourtant bien des hommes, même si on refuse de les voir ainsi, de les considérer dans leur humanité. En compromettant la relation naturelle de l'homme au travail, on détruit l'un par l'autre : « je sais ce que c'est — ce qu'un être humain peut vous faire de pire au monde, c'est de vous infliger des souffrances qui brisent la vitalité et par conséquent la capacité de travail » (p. 56). Cette phrase est très importante parce qu'elle décrit le cercle vertueux de la vie et du travail, qu'elle institue par la voie de la démonstration deux notions parfaitement complémentaires, dont les définitions s'exaltent mutuellement. La souffrance est le signal du plus grand défaut qui puisse mettre fin à cette symbiose et « briser » la vie dans son principe. La « vraie vie » (p. 57) à laquelle Simone Weil se réjouit de participer est toujours source de joie, de travail dans la joie et vice-versa. C'est à cette condition qu'une part de peine peut être tolérée : « Maintenant, écrit-elle à Albertine Thévenon, c'est comme ceci que je sens la question sociale : une usine, cela doit être ce que tu as senti ce jour-là à Saint-Chamond (lire la note 4, p. 486), ce que j'ai senti si souvent, un endroit où on se heurte durement, douloureusement, mais quand même joyeusement à la vraie vie » (p. 57). Dans la même lettre, elle évoque le « travail accompli en équipe, fraternellement, avec soin et sans hâte » (p. 58), une expérience qui prépare les considérations sur la nécessaire coopération qui doit se substituer à un système qui privilégie la verticalité des relations autoritaires. L'exact opposé de la condition servile est évoqué, et même glorifié jusqu'à l'action de grâce, lors de la grève de 1936, qui lève l'humiliation et dévoile le principe qui doit fonder le travail et ne jamais souffrir d'entorse : « se tenir debout » (p. 275), être reconnu dans son humanité. « Il s'agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d'oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours » (p. 275). S'ensuit une page étonnante ponctuée par l'anaphore du mot joie : joie de retrouver sa dignité, joie de l'égalité, joie de l'expression orale, « joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine » (p. 276), joie des souvenirs qui enrichiront la mémoire même quand la vie dure aura repris son cours : « Des souvenirs qui mettront un peu de fierté au cœur, qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal » (p. 277). Le plus important, au-delà des revendications et des désirs plus ou moins réalisables, « c'est de se sentir tellement des frères » (p. 277).

Tous les lecteurs de Simone Weil, quels que soient les textes, reconnaissent d'emblée chez elle un penchant viscéral à se mettre à la place d'autrui et à prendre sa part de la souffrance, ce qui est proprement la définition de la compassion. La biographie de cette femme morte très jeune dans un état de consomption sacrificielle ressemble souvent à une hagiographie émaillée d'anecdotes plus ou moins saisissantes, sans doute un peu vaines. Mais le « fonds de sympathie à la déchéance » (p. 486, n. 2) que Simone Weil partageait avec Albertine Thévenon ne fait pas de doute. Elle se plaçait d'emblée par instinct du côté des plus faibles, avant que ne soit développées les réflexions sur la force, l'attention et la décréation : « moi aussi je me sens la sœur de la fille qui fait le trottoir — de tous les êtres méprisés, humiliés, maniés comme du rebut » (p. 55). Il est à remarquer que dans son rapport avec les ouvriers, Simone Weil fait preuve de beaucoup de pudeur, elle ne cherche pas à se mettre à la place de ceux qui souffrent en se faisant leur porte-parole ou leur représentante. Elle les respecte et se contente souvent d'établir avec eux un contact visuel. Si sa sympathie ne va pas vers les patrons, elle espère tout de même leur faire prendre conscience de la dure réalité qu'ils légitiment en arguant de leurs responsabilités de dirigeants. Elle s'adresse à eux avec courtoisie mais sans jamais les flatter, sans le moindre soupçon de bassesse. Ainsi témoigne-t-elle à Victor Bernard de ses « sentiments de joie et de délivrance indicible » (p. 248) lors de la grève de 1936. On appréciera la réponse blessée du directeur technique des usines Rosières (p. 248-249).

Le travail réhabilité

Simone Weil a été impressionnée par l'usine, ce milieu auquel ni son origine sociale ni son éducation ne l'ont préparée. Contrairement à ce que l'on aurait pu supposer, à la suite des remarques sur la violence du régime auquel elle a été soumise, l'usine elle-même n'est pas condamnée. Voire : « L'usine pourrait combler l'âme par le puissant sentiment de vie collective — on pourrait dire unanime — que donne la participation au travail d'une grande usine » (Expérience de la vie d'usine, p. 329). Cette remarque, qui ressortit de l'éloge, surprend par sa teneur. L'usine est en quelque sorte un grand temple du travail, un lieu propice à son exaltation : « Tous les bruits ont un sens, tous sont rythmés, ils se fondent dans une grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d'avoir part » (p. 329). Le rythme est une notion importante dans la philosophie et l'esthétique de Simone Weil, comme le montre le développement qui lui est consacré quelques pages plus loin, pour opérer une distinction claire avec la cadence, cette « succession » (p. 337) de gestes dépourvue de finalité anthropologique et de beauté : « le spectacle de manœuvres sur machines est presque toujours celui d'une précipitation misérable d'où toute grâce et toute dignité sont absentes » (p. 337). Le rythme, dont la nature elle-même offre tant d'exemples, est profondément harmonique. Il peut être comparé à la respiration de l'homme en bonne santé. Il se retrouve dans les activités bien menées, sur la base d'une coordination de gestes maîtrisée au point de donner l'impression de l'aisance suprême, de la fluidité merveilleuse, comme la foulée du champion de course à pied ou le maniement de la faux chez le paysan aguerri. Ces hommes sont maîtres d'eux-mêmes, de leur corps et de leur esprit, parce que le sens de leurs gestes les constitue. L'activité n'est pas dilapidée en pure perte ou confisquée par une puissance qui l'extrait de celui qu'elle dénature en exploitant une énergie dont il est complètement dépossédé.

En associant le travailleur à la production, en lui donnant les moyens de comprendre son rôle, en l'éclairant sur l'ensemble du processus auquel il participe, on le réintègre dans le monde pleinement humain du travail. « Nous ne pouvons admettre que la vie des hommes soit sacrifiée à la fabrication des produits » (p. 307). La phrase est très bien construite sur des oppositions terme à terme. Le propos est très clair. Il est plus nuancé qu'il n'y paraît parce qu'il ne repose pas sur l'exclusion de constituants en vérité complémentaires, comme le fait comprendre une phrase qui suit de près, après qu'ont été écartées les erreurs tant des capitalistes (qui rêvent de supprimer les hommes) que des anarchistes (qui ne reconnaissent pas « les nécessités de la fabrication ») : « La solution idéale, ce serait une organisation du travail telle qu'il sorte chaque soir des usines à la fois le plus grand nombre possible de produits bien faits et des travailleurs heureux » (p. 307). Simone Weil n'est pas une douce rêveuse, comme le laisserait croire une lecture rapide et superficielle de ses textes. Son penchant religieux, voire mystique, n'est pas exclusif d'une sorte de pragmatisme économique, politique et social. À côté de propositions qui peuvent surprendre — sur la prière (p. 426), la recherche des symboles (p. 429), « l'attention intuitive » (p. 431)… —, essentiellement concentrées dans le texte le plus tardif (de 1942) qu'est Condition première d'un travail non servile, on trouvera nombre de suggestions d'amélioration des conditions de travail tout à fait probantes et vouées à être immédiatement effectives. L'esprit qui les anime est bien résumé dans Expérience de la vie d'usine : « Il faut changer la nature des stimulants du travail, diminuer ou abolir les causes du dégoût, transformer le rapport de chaque ouvrier avec le fonctionnement de l'ensemble de l'usine, le rapport de l'ouvrier avec la machine, et la manière dont le temps s'écoule dans le travail » (p. 344). Simone Weil est souvent revenue sur chacun des points abordés dans ce propos synthétique, qui exclut des solutions utopiques comme le loisir étendu : « faire du peuple une masse d'oisifs qui seraient esclaves deux heures par jour n'est ni souhaitable, quand ce serait possible, ni moralement possible, quand ce serait possible matériellement » (p. 344). Ce serait une proposition faite à la hâte, donc pas une vraie réflexion. On remarquera au passage que les réformes successives du temps de travail, outre les difficultés économiques qu'elles soulèvent, ne semblent pas avoir éclairci le rapport que nous entretenons avec les tâches qui nous sont assignées. Les augmentations de salaire ne sont pas non plus la voie que conseille Simone Weil, parce qu'elles falsifient le « travail récompensé par un flot de faux luxe à bon marché qui excite les désirs sans satisfaire les désirs » (p. 344). Ces « stimulants » sont plus faibles que « le sentiment qu'il y a quelque chose à faire et qu'un effort doit être accompli » (p. 344). La phrase est très belle dans sa noble simplicité. On aura noté l'absence de déterminisme, le mélange de l'indistinction et de la certitude, la généralité de la tournure, la force de l'évidence ontologique qui dispense d'avoir recours à des preuves anecdotiques, l'immanence opposée à la contingence, la rigueur formelle d'un énoncé qui se tient volontairement à distance d'une quelconque idéologie, qui sera toujours une idéologie quelconque, qu'il s'agisse du marxisme, du syndicalisme, de l'anarchisme, du capitalisme, du communisme, etc. Pourtant l'époque de référence est agitée de théories, encombrée de mots d'ordre, de systèmes, de thèses sur le travail et la condition des travailleurs.

Simone Weil demande avant tout qu'on se mette à la place des hommes que broie le machinisme alors encore dans sa phase rudimentaire. Les machines, souvent mal conçues, dont le réglage doit sans cesse être repris, blessent et fatiguent. Il n'est pas indifférent de penser un machinisme évolué, comme celui que conçoit Jacques Lafitte, avec qui Simone Weil est entrée en dialogue. Elle s'intéresse aux « suites » et aux « séries » et, dans la proximité des innovations relatives aux machines « réflexes », à la « mécanologie », se plaît à imaginer « des machines automatiques, extrêmement souples » (p. 259) dans des unités de production décentralisées où des ouvriers hautement qualifiés « passeraient le meilleur de leur temps au réglage ». Ce faisant, « la distance entre l'ouvrier et l'ingénieur tendrait à s'effacer de manière que les deux fonctions puissent peut-être assumées par un seul homme » (p. 259). Le paragraphe est prophétique et anticipe le statut des techniciens dont on sait qu'ils sont aujourd'hui très nombreux dans les PME. Les lettres à Lafitte témoignent d'une très bonne compréhension des enjeux technologiques du travail moderne. Mais Simone Weil n'est pas techniciste. Elle ne conçoit pas un progrès borné à la croyance au progrès scientifique : « L'organisation du travail doit réaliser la combinaison de l'ordre et de la liberté. Les machines doivent, au lieu de séparer l'homme de la nature, lui fournir un moyen d'entrer en contact avec elle et d'accéder quotidiennement au sentiment du beau dans toute sa plénitude » (p. 257). Ce passage clé d'une lettre écrite en 1936 peut être rapproché des considérations sur la poésie et le soleil dans le grand texte de 1942, Condition d'un travail non servile : « Il n'y a pas le choix des remèdes. Il n'y en a qu'un seul. Une seule chose rend supportable la monotonie, c'est une lumière d'éternité ; c'est la beauté » (p. 423). La poésie n'est ni un luxe réservé à une élite sociale, ni l'apanage des classes de loisir, ni un domaine inaccessible au commun des mortels. Il est un besoin vital de bonheur ici-bas : « Le peuple a besoin de poésie comme de pain. Non pas la poésie enfermée dans les mots ; celle-là, par elle-même ne peut lui être d'aucun usage. Il a besoin que la substance de la vie soit elle-même poésie » (p. 424). Ce n'est pas une poésie réservée, c'est une poésie partagée, comme peuvent l'être le sentiment de la nature, la prise de conscience que nous sommes des êtres solaires (p. 427) et tout moyen d'élévation, toute « force antagoniste à la pesanteur » (p. 427).

La force naturelle est par essence, quand on l'a compris, une force spirituelle, qui ne doit rien à la force qui nous entrave, nous avilit et nous divise. La suppression des hiérarchies et des autorités abusives, fondées sur la méconnaissance de l'humain, est une revendication essentielle. Les patrons, les intellectuels, les contremaîtres, les syndicalistes, les hommes politiques, les ingénieurs… tous ces responsables compromettent leur pouvoir effectif par la vanité et témoignent par là d'une indifférence criminelle au sort des plus faibles, qui sont tous des « chics types » (p. 59), des gens estimables, des frères en souffrance. Simone Weil use de nombreuses désignations à l'endroit des ouvriers, pour les faire reconnaître d'une manière ou d'une autre, y compris par la familiarité, comme des égaux. Elle ne les idéalise pas. Elle demande simplement que soit adopté le « point de vue de ceux d'en bas » (p. 219). C'est l'une des constantes de la démarche de Simone Weil. Chacun extrapole outrageusement son point de vue personnel sur le monde et se contente généralement des visions stéréotypées qui circulent ici et là sur les « autres ». Les clichés abondent, comme le montre la conversation des « moyens patrons » saisie par Simone Weil dans le train et dont elle fait à Auguste Detœuf un récit agrémenté de remarques pertinentes (p. 291-295) : « ces messieurs corrects, bedonnants, bien nourris, [ont] au plus haut point cet aspect confortable, pacifique et rassurant qui est celui du Français moyen » (p. 294). Les « militants » syndicaux ne sont pas l'objet d'un traitement de faveur et Simone Weil conçoit que le pli de la servitude fasse ressembler les manœuvres à des bêtes de somme. L'avantage de la faiblesse est qu'elle instaure en vérité une égalité parfaite entre les hommes. Elle dépouille la condition humaine de tout artifice. La fraternité ne ressort que mieux. Elle est l'accès privilégié à notre humanité. Instaurer les conditions d'un dialogue entre le « haut » et le « bas » de l'échelle sociale, c'est ce que tente de faire Simone Weil en demandant aux ouvrières de s'exprimer et aux patrons d'écouter. Or, en ces années sombres, « la coopération, la compréhension, l'appréciation mutuelle dans le travail sont le monopole des sphères supérieures » (p. 336). Sa vocation et son métier de professeur ont rendu la jeune femme sensible à la nécessité de l'échange et son implication dans l'éducation populaire la conduit à demander la sortie de l'ouvrier hors de la « zone de silence » (p. 342) où le maintiennent tant la servitude imposée que la souffrance intériorisée. L'œuvre de Simone Weil est considérable. Elle triomphe à sa manière du silence oppressant dans lequel est reléguée la plus grande partie de la population. Elle exalte le droit à la parole. Homo laborans doit être homo loquens. Cette parole retrouvée est celle de l'explication, de la justification, de l'éducation. Elle a surtout pour vocation la coopération vs la subordination. Par elle s'effacent des différences et des répartitions de tâches qui n'auraient rien à voir avec le souci strictement fonctionnel : « L'arbitraire humain contraint l'âme, sans qu'elle puisse s'en défendre, à craindre et à espérer. Il faut donc qu'il soit exclu du travail autant qu'il est possible. L'autorité ne doit y être présente que là où il est tout à fait impossible qu'elle soit absente » (p. 433). Il n'y a aucune raison de donner le meilleur à ceux qui conçoivent et coordonnent sur ceux qui exécutent et réalisent. Il faut porter une même attention à toutes les fonctions. C'est la forme la plus pure de la générosité. Si chacun peut atteindre la vérité par un effort d'attention, comme Simone Weil l'explique p. 430, il faut donc considérer les hommes comme égaux en droits — ce respect dû à tout être humain est au fond de sa critique sociale et politique.

Elle insiste donc beaucoup sur la vocation du travail à réaliser la vie commune. Tout le monde y a sa part, surtout ces authentiques travailleurs que sont les ouvriers, tandis que l'élite se méprend sur sa prétendue supériorité, son importance. Valoriser l'abstraction et les opérations intellectuelles entraîne le discrédit du travail manuel, qui est pourtant toujours le vrai travail, qui témoigne de notre présence au monde, de nos capacités à agir effectivement, outre le fait que tout travail manuel mobilise aussi la réflexion, l'expérience et l'imagination, ce qu'on oublie allègrement quand on confond l'ouvrier et la machine.

Il va donc de soi que le travailleur doit être en quelque sorte édifié et justifié, réintroduit dans un monde qui est pleinement le sien. Le traiter comme moins que rien est une grave erreur. « Il en serait autrement si l'ouvrier savait clairement, chaque jour, chaque instant, quelle part ce qu'il est en train de faire a dans la fabrication de l'usine, et quelle place l'usine où il se trouve tient dans la vie sociale » (p. 345). Au lieu de se retrouver esseulé, abandonné, anéanti, le manœuvre pourrait être justifié dans des actes qui, même élémentaires, ont une raison d'être dans un ensemble que Simone Weil cherche à conforter sur la base de la définition la plus compréhensive du travail. « Le point d'unité du travail intellectuel et du travail manuel, c'est la contemplation, qui n'est pas un travail » (p. 431). C'est dans le travail que l'homme se réalise pleinement et qu'il trouve l'accès au monde, de plus en plus entendu au sens divin. L'individu, haussé par le travail, tient aussi sa place dans le collectif. Le point de départ de cette « sociologie » est anthropologique parce qu'il renvoie à une conception de la vie comme action que la volonté sous-tend et non comme passivité : « Car la réalité de la vie, ce n'est pas la sensation, c'est l'activité — j'entends l'activité et dans la pensée et dans l'action. Ceux qui vivent de sensations ne sont, matériellement et moralement, que des parasites par rapport aux hommes travailleurs et créateurs qui seuls sont des hommes » (Lettre à Simone Gibert, p. 69). Le travail est une action méthodique, volontaire, ordonnée en vue d'une fin et qui nécessite du temps. Une autre formulation convertit cette définition en programme : « concevoir toute sa vie devant soi, et prendre la résolution ferme et constante d'en faire quelque chose, de l'orienter d'un bout à l'autre par la volonté et le travail dans un sens déterminé » (p. 56). Mais, in fine, Simone Weil a en vue un idéal de vie illuminé par le divin, en un sens œcuménique. Le cheminement frayé par la prise de conscience des mécanismes du travail est éclairé par une valeur spirituelle : « Si les étudiants, les jeunes paysans, les jeunes ouvriers se représentaient d'une manière tout à fait précise que les rouages d'un mécanisme clairement compris, les différentes fonctions sociales comme constituant des préparations également efficaces pour l'apparition dans l'âme d'une même faculté transcendante qui a seule une valeur, l'égalité deviendrait une chose concrète. Elle serait à la fois un principe de justice et d'ordre » (p. 431).

Conclusion

Simone Weil ne s'est pas contentée d'« étudier les conditions de la contrainte » (p.  278), « les conditions de vie effective » (p. 214) dans les usines, elle n'a pas produit un froid traité d'analyse du travail industriel. Elle s'est vouée corps et âme à la condition servile pour relever, dans l'expérience même de la déchéance, l'humanité dont tous participent, les maîtres qui l'ignorent, les esclaves qui en sont violemment exclus. Dotée d'un sens aigu de l'épreuve, elle a aussi le talent non seulement de rendre compte très précisément de cette implication, mais de lui corréler une réflexion aussi riche que convaincante. Son analyse dépasse le simple constat. Elle met d'ailleurs en abyme une conviction généralisable : « En résumé, la société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l'obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l'ensemble de la vie collective et possède le plus d'indépendance. » De fait, La Condition ouvrière de Simone Weil est le titre militant d'un ouvrage plus général qui engage « la représentation du travail futur » (p. 349). L'un des principes fondamentaux de ce travail réhabilité, l'idéal à mettre en œuvre, peut être résumé ainsi : « La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l'action ; serait tout à fait libre un homme dont toutes les actions procéderaient d'un jugement préalable concernant la fin qu'il se propose et l'enchaînement des moyens propres à amener cette fin » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression). Un pas de plus sera franchi si l'on comprend que « la représentation tout à fait précise de la destination surnaturelle de chaque fonction sociale fournit seule une norme à la volonté de réforme » (p. 431).

François-Marie Mourad



[1] La pagination renvoie à l'édition suivante : Simone Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, coll. folio, 2002 [1ère édition 1951].

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