Jean-Claude Pinson : Chant funambule contre l'oubli Cet article est d'abord paru dans la revue nantaise Place publique (n° 41, septembre-octobre 2013). Nous remercions Thierry Guidet, son directeur, pour l'aimable autorisation qu'il nous a donnée de reprendre ce texte ici. Écrivain et philosophe, Jean-Claude Pinson est l'auteur de livres de poésie et d'essais. Il a longtemps enseigné la philosophie de l'art à l'université de Nantes.Sur ce site, il a donn une étude intitulée Barthes « pothe ». Texte mis en ligne le 18 janvier 2014. © : Jean-Claude Pinson et Place publique. Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule, Zulma, 2013. Chant funambule contre l'oubliGrâce inquiète et
gravité légère, tels sont les mots en forme d'oxymore qui me viennent à
l'esprit après la lecture de Lucia Antonia, funambule, le
beau et singulier roman que propose en cette rentrée littéraire Daniel Morvan. À mi-chemin du conte et du thrène (du chant
funèbre), il appartient à ces
œuvres qui laissent une profonde empreinte parce qu'elles touchent au nœud même
de l'existence, alors qu'elles sont très éloignées des conventions de
l'ordinaire réalisme. En ce sens, inventant son langage, le livre est parent de
ces films de Jacques Demy où l'artifice de la vie mise en chansons sonne plus
juste que bien des représentations soucieuses d'en mimer la simple prose. Le
clin d'œil à l'univers de Demy est d'ailleurs explicite : c'est à
Rochefort que se rencontrent les deux jumelles de cœur et de corde qui sont les
protagonistes du livre. L'argument du récit est
aussi simple qu'en sont subtiles et vibrantes, émouvantes, les harmoniques.
Sous forme de carnets, Lucia Antonia, la narratrice, y évoque sa partenaire de
cirque, l'inoubliable Arthénice, tombée un jour où
Lucia, souffrante, a dû se faire remplacer pour un numéro périlleux où les deux
funambules doivent se croiser sur le fil. Hantée par une sourde culpabilité, inconsolable,
Lucia se reproche de n'avoir pas respecté leur pacte de jumelles
funambules : « Si l'une tombe, l'autre ne lui survit pas. » Dès lors, elle n'a de
cesse de vouloir retrouver sa « sœur éparpillée dans l'abîme »,
rêvant même de chuter à son tour pour la rejoindre et ne faire enfin plus
qu'une avec elle. Geste orphique, sans doute. Mais si Arthénice
est, comme Euridyce, un nom de nymphe, nulle illusion
de ramener des Enfers sa jumelle : la chambre du néant, « qui est la
maison unique de tous les morts », est sans appel. Cependant, si Lucia accepte
que soit morte sa jumelle, pas question d'effacement et d'oubli : je
refuse, écrit-elle, qu'elle « devienne du vide » ; je veux au
contraire qu'elle soit « toujours elle dans le néant ». D'emblée, l'univers dans lequel s'inscrit le
récit, celui du cirque, nous invite à faire un pas de côté, à emprunter des
chemins à l'écart. En l'occurrence, c'est dans la zone la plus reculée d'un
pays de marais salants que Lucia Antonia et les siens installent leur chapiteau.
Aux marges du monde ordinaire, les circassiens y côtoient des réfugiés qui
n'ont trouvé d'autre abri que celui des roseaux. Mais, lieu de relégation, les
salines, miroir entre terre et ciel, sont aussi un lieu propice au rêve, à la
légende, à l'enchantement dont le cirque est synonyme. Et c'est bien ce à quoi
s'emploie le roman : inventer un espace où les lois de la pesanteur
semblent s'effacer pour faire place à une musique où la gravité du chant
funèbre jamais ne pèse ni ne cède au moindre pathos. On pense alors à tel poème
d'Apollinaire, tel tableau de Chagall, à moins que ne vienne à l'esprit une
Gymnopédie de Satie. Procédant par petites touches et phrases courtes,
par fragments incisifs qui sont parfois comme autant de petits poèmes en prose,
le roman emprunte au conte sa simplicité d'allure. Cependant, c'est une vraie
méditation, sur la mort et l'image notamment, qu'il nous offre en ses tréfonds.
Que gardons-nous des défunts ? Comment faire pour que leur image elle-même
n'en vienne à s'effacer ? Telles sont les questions qui taraudent la
narratrice – et tout autant cet homme porteur d'un « grand
chagrin » qui se présente à Lucia et à ses amies comme peintre de son état. Par elles surnommé Pierrot (« un
nom de clown sérieux »), il campe une figure de « clown blanc »
à la Watteau, qui n'est pas sans évoquer (Daniel Morvan n'a pas pu ne pas y penser)
un autre Pierrot ayant beaucoup écrit sur la mélancolie de la peinture, Pierre
Michon. Mais le personnage du peintre ayant perdu son
modèle est ici d'abord une sorte de double de l'auteur. « Les peintres
prennent un modèle, l'aiment et le peignent ; ils pleurent le départ de
leur modèle et s'en consolent avec le tableau où ce modèle est représenté. Puis
ils se séparent aussi du tableau. Ils ont possédé le modèle, puis son image,
puis rien. » À l'instar des portraits romains du Fayoum, « les images
sont des tombeaux » d'où le modèle s'est absenté. D'ailleurs, « même
les tombes finissent par périr ». Et c'est seulement par le truchement
d'un portrait d'elle que Pierrot offre aux flammes, par la grâce en somme d'un
tableau devenant, d'avoir été à moitié brûlé, en quelque sorte
« abstrait », que Lucia pourra croire entrevoir, comme au milieu des
ruines de Rome, « réunies dans la même image », les deux silhouettes
de sa jumelle et d'elle-même, marchant l'une vers l'autre sur un fil.
« Non pas une image du passé, mais du futur. » Quant au portrait d'Arthénice
peint par Pierrot, Lucia Antonia finit par le dérober dans le lieu (on
supposera un musée) où il est conservé, le découpant avant de le disperser
« comme les cendres d'une urne funéraire » dans la forêt où elle va
ensuite se perdre pour donner le visage de son amie « aux feuilles des
bois ». Ainsi « dé-peinte »
la défunte peut-elle être rejointe par sa jumelle dans le pays invisible
qu'elle gouverne : « Arthénice avait été ma
sœur, elle devint mon pays. » La seule image qui soit vraie est ainsi une non-image,
une image « étoilée », dispersée, fragmentée. Si je résume ainsi trop lourdement ce qui est raconté
avec infiniment plus de grâce et de légèreté par l'auteur, c'est qu'il me
semble que ce schème narratif livre toute la poétique du roman. Une poétique
très moderne et très cinématographique en ce qu'elle repose sur la double
opération du cut-up, du découpage en séquences, en
fragments, et du montage. Eisenstein faisait de Dionysos l'emblème de ces
techniques. Découpé en morceaux comme en autant de rushes par l'opération du montage, le dieu errant recommence à la faveur
de l'œuvre d'art, nous dit en substance Eisenstein, à danser, à se mouvoir et à
nous émouvoir. Roman par fragments, procédant d'une poétique de la notation
mêlant la puissance visionnaire du rêve et la netteté épiphanique de la
sensation, Lucia Antonia, funambule
assemble des blocs de pure présence. Comme tel, il relève bien, comme le
« cinéma de poésie » voulu par Pasolini, d'un art de la survivance (pour reprendre un mot cher à Georges Didi-Huberman). « In memoriam Mathilde en Juillet »,
l'inscription figurant au seuil du roman indique que les carnets de Lucia
Antonia, par-delà la fiction qu'ils
inventent, valent, à travers ce thrène qu'ils composent, comme un tombeau à la
mémoire de cette artiste talentueuse, chanteuse et comédienne, que fut la fille
de Daniel Morvan, Mathilde, emportée à vingt-cinq par un cancer quand un avenir
prometteur s'ouvrait à elle (nul n'a oublié le dernier concert qu'elle donna,
au Pannonica, le 14 décembre 2009, très peu de temps
avant sa mort). Le tombeau est un genre littéraire difficile en ce
qu'il est constamment guetté par le pathos. L'écriture de Daniel Morvan, dépouillée,
toute en ruptures et pointillés, a su en éviter tous les écueils. Rien qui pèse
dans ce livre qui a su trouver la forme adéquate et la bonne longueur d'onde
pour émettre son chant. Toujours un air vif circule entre les lignes de cette
histoire « aérienne » sans être jamais éthérée. « Elle aimait amoureusement, note Lucia à
propos de sa jumelle, le nom Chostakovitch. Elle me disait à
l'oreille : Chos-ta-ko-vitch. »
Si elle est plus souvent qu'à son tour de tonalité funèbre, la musique du
compositeur russe sait aussi, jusque dans la gravité, avancer à pas légers,
sans bavardage, sans pompe romantique. Ainsi avance, toujours sobre, la phrase
de Daniel Morvan. Art du bref et de l'ellipse, de l'énigme (« Le fil ou la
marée montante qui envahissait les herbiers : lequel me
portait ? ») ; art de l'aphorisme (« Éviter les bains de
mer après la pierre ponce »). Mais aussi art de phraser, d'enchaîner, où
l'écriture, portée par la scansion des titres de fragments, « décolle »
et s'élance vibrante, sur un rythme staccato, comme s'élève vers la syllabe
finale qui le couronne le nom de
Chostakovitch. Art des images, de leurs collisions favorisant la
démultiplication des points de vue et des plans. Sans cesse l'écriture fait
ainsi lever des lointains et confère au roman une profondeur stéréoscopique, le
nimbant d'une dimension auratique
qui éloigne le propos de toute effusion comme de tout naturalisme. Teinté d'une mélancolie toute nervalienne, un
désir d'Italie traverse tout le livre, ajoutant à la distance
historique (le cirque est fondé sur un modèle antique) une distance
géographique : « Nous irons à Rome porter son nom. » Et quant à
l'écriture, au style, c'est du côté de l'Italie aussi qu'on est enclin à
chercher des points de comparaison. On pense à Erri
de Luca, à sa phrase sobre, à sa façon de décrire les gestes les plus simples
comme s'ils étaient empreints de sacralité, tandis que la composition sous
forme de carnets fait songer au Quignard des Tablettes de buis d'Apronenia
Avitia (qui se présente comme le journal d'une
patricienne romaine). « J'hésite pourtant, note Lucia Antonia, à utiliser
les chiffres romains dans ce carnet : cela fait dame romaine. » Mais,
ajoute-t-elle aussitôt, leur emploi « m'incite aussi à méditer ce que je
j'écris, comme s'ils étaient gravés dans le marbre ou le buis d'une
tablette ». Écrire comme l'on grave, mais sans emphase ni
componction. Écrire contre l'oubli un vivant tombeau, élever un chant
funambule, aérien, tel est le pari superbement tenu par un livre promis,
parions-le, à un tout autre destin que cet oubli qui est le lot logique de la
plupart des romans de la rentrée littéraire. Jean-Claude Pinson |