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Article de Pascal Le Bert publié dans la revue L'Émancipation syndicale et pédagogique , mars 2006. Pascal Le Bert est professeur de Lettres au lycée Charles de Gaulle à Vannes. Nous le remercions de nous permettre de publier cet article. Texte mis en ligne le 3 octobre 2006. © : Pascal Le Bert. Quand l'école abat ses propres murs…Dans un lycée de Vannes, des classes de première (Scientifique et Économique et Sociale) préparent depuis trois ans le baccalauréat en étudiant des affaires judiciaires et en correspondant avec des détenus…Que pourrait être une école qui donne confiance en ses
propres potentialités, qui libère la parole, qui donne le goût de s'instruire,
qui éveille à la différence, qui invite à découvrir le monde et à
l'interroger ? Ou encore : que pourrait être une école qui ferait le
pari de l'intelligence vraie, non pas sclérosée, repliée sur des connaissances
seules mais articulée en un savant mouvement entre réalité et pensée ; une
école non pas déconnectée des questions sociales mais, au contraire, qui les
intégrerait pour donner encore plus de sens aux objets d'étude abordés ?
Bref, que pourrait être un enseignement qui serait le creuset de la liberté, de
toutes les libertés : de penser, d'écrire, d'échanger ? Parce que nous défendons l'idée d'un enseignement fidèle
– c'est bien le moins que l'on puisse attendre de l'école de la
République – aux idéaux des Lumières, d'un enseignement apte à former des
citoyens éclairés et des hommes libres, il est ainsi du devoir de l'enseignant
de s'évertuer à ouvrir les murs de sa classe afin de substituer à sa parole
magistrale « la voix du monde », la vie du dehors ; à lui de
bousculer les habitudes stériles des formes d'apprentissage et d'inventer sa
fonction non pas de directeur de pensée mais d'incitateur ou d'excitateur des
consciences. Un projet de réflexion sur la justice et la prison C'est dans cet esprit qu'une expérience en classe de
première (année de préparation aux Épreuves Anticipée du baccalauréat de
Français), est menée dans le Morbihan, à Vannes, au lycée Charles de Gaulle, à
savoir : confronter les élèves à la gravité des enjeux sociaux à partir
des questions de justice et de l'enfermement. En effet, comment mieux impliquer et concerner des jeunes
de 16 ans sinon en leur offrant l'occasion d'interroger des textes de Voltaire
lorsque celui-ci s'engage dans la défense de Jean Calas, du chevalier de la
Barre et de Sirven, injustement poursuivis et condamnés (voire exécutés) pour
leur appartenance religieuse ? Intolérance, arbitraire judiciaire, poids des préjugés et
de la rumeur, les maux de cette société d'Ancien Régime ne trouvent-ils pas des
échos dans d'autres affaires aussi terribles (évoquées en classe) qui ont
toutes marqué leur époque : Dreyfus, Seznec, Christian Ranucci, Omar
Raddad ? D'un siècle à l'autre, ce sont toujours les mêmes antiennes qui
reviennent et, au bout du compte, les mêmes revendications d'une justice moins
inique et plus humaine qui s'expriment. L'intervention en classe alors d'Odile Marécaux,
injustement accusée d'attouchements sur mineurs dans l'affaire d'Outreau et
ayant subi huit mois de détention préventive, finit d'amener chacun à réfléchir
sur une justice qui porte bien mal son nom. Avec une colère contenue et la
parole empreinte d'une grande dignité, Odile Marécaux est venue l'an dernier en
février 2005 témoigner face aux élèves de la « barbarie judiciaire »
subie : des policiers qui interrogent au juge qui instruit, jusqu'au
procès d'assises, « la justice sait être aveugle et sourde pour ne retenir
que ce qui va dans le sens de la culpabilité… Dès les premiers moments où vous
êtes arrêté, vous n'êtes plus rien, seulement coupable… » À l'aune d'une telle parole, l'émotion des élèves –
qui participe d'un premier niveau de prise de conscience – peut se
résumer à l'interrogation d'Acacio Pereira, journaliste au Monde :
« Que vaut une justice qui, sur des bases rien moins que fragiles, a
envoyé des innocents en détention provisoire pendant plusieurs
années ? » Les esprits s'aiguisent sur les questions de justice
lorsqu'à un témoignage comme celui d'Odile Marécaux s'ajoutent un déplacement
au tribunal correctionnel, la rencontre avec un avocat, avec un substitut du
procureur et avec un juge du T.G.I. L'éventail est ainsi complet pour permettre à chacun de
porter un jugement et un regard plus avertis sur les questions de justice. L'enfer carcéral Mais le point d'orgue de cette éducation (pratique, concrète) à la citoyenneté est la réflexion menée parallèlement sur la prison : études de textes de Jean Genet, d'Albert Jacquard, Victor Hugo, etc., intervention d'éducateurs du SPIP[1] mais surtout mise en place en 2002 et 2003 d'une correspondance entre des élèves et des détenus de Lorient et de Vannes[2]. Pour tirer un rapide bilan de l'expérience, il faut
insister sur le parcours effectué par les élèves au cours de la réflexion
engagée : au début, fidèle reflet de l'opinion publique, ils sont pleins
de préjugés négatifs à l'égard des détenus. Puis, peu à peu, à la lumière de
quelques chiffres – taux de suicides, taux de récidive – et de
quelques faits – conditions d'incarcération indignes –, les yeux se
dessillent et ils en viennent à problématiser la question carcérale, à
s'interroger sur les finalités de la prison. Témoin ce courrier d'une élève,
pourtant peu encline au début du projet à manifester la moindre indulgence
quant au sort des prisonniers : « Je ne sais pas si la prison
rééduque réellement et, en dépit de mes préjugés à l'égard des détenus
condamnés, j'aurais tendance à en douter : je reconnais que la prison peut
être un enfer pour celui qui la subit au quotidien. Être enfermé entre quatre
murs, dans un milieu agressif, peut-il conduire à la réinsertion et à la
réhabilitation de l'individu ? De telles conditions ne mènent-elles pas
plus sûrement à la folie ou à encore plus de violence ? Grâce à mon professeur, mais aussi suite à l'intervention
en classe de deux éducateurs, j'ai pu me forger une opinion plus exacte sur le
milieu carcéral. » (Fleur Malouine, Lettre à Véronique, 23 mars 2003,
lycée Charles de Gaulle de Vannes.) Du côté des détenus, les lettres reçues sont d'une force terrible : sans pathos, explicitement ou entre les lignes, on entend ou on comprend la souffrance mais aussi, parfois, la colère. Ces courriers – pourtant en partie autocensurés en raison du contrôle de la pénitentiaire et des destinataires-lycéens – constituent, au total, un réquisitoire sans détour contre l'univers carcéral : « La bonne réinsertion d'un détenu est pour moi en corrélation avec ses conditions de vie. Comme j'ai essayé de l'expliquer, c'est loin d'être gagné. Depuis que je vis ici, j'ai cette impression persistante que la prison casse l'individu. Le discours sécuritaire actuel du gouvernement est fallacieux. Je dirai même qu'il est indigne d'un pays comme la France. Je préfère, et de loin, le discours de je ne sais plus qui mais qui disait à quelques mots près : “Une école qui ouvre, c'est une prison qui ferme”. Ce qui est sûr, c'est que rien ne sera résolu tant que la
dignité humaine sera bafouée. » (Grégory,
lettre à Paul-Antoine, Centre de détention de Ploemeur-Lorient, 18 mars 2003.)
Pour une école libérée de ses carcans Lorsque
l'école est capable d'ouvrir ainsi ses portes sur d'autres voix que celles des
communicants, des dépositaires estampillés du savoir, lorsqu'elle est capable
de renoncer à son académisme, acceptant de mêler le littéraire et le non
littéraire, les grandes références culturelles à d'autres plus vulgaires
– Jacques Mesrine (L'Instinct de Mort) et Voltaire (Traité sur la tolérance ou Roger Knobelspiess (Q.H.S.) et Victor Hugo (Claude Gueux), par exemple –, lorsque l'école sait faire comprendre
que les grands textes sont ceux animés d'une conviction, d'un engagement, que
les livres peuvent s'évaluer à la façon dont ils éclairent le monde dans lequel
nous vivons, quand elle devient un espace de questionnement, de remise en cause
critique plus que d'affirmation de vérités assénées, alors sans doute
mérite-t-elle mieux que d'être dénoncée d'« école-caserne »,
reproductrice des normes sociales et étouffant l'intelligence créatrice. Totalement partie prenante d'une réflexion qui n'a cessé
de les solliciter en les amenant à débattre, écrire, analyser, les lycéens
manifestent dans le cadre d'un projet comme celui-ci, un réel désir de
connaissances que parfois ils ne soupçonnaient même pas en eux. On le sait, l'école est lourde des carcans institutionnels et pédagogiques (programmes, examens, emploi du temps, etc.) qui l'enserrent et la brident, mais il revient à chacun, là où il est, de refuser la facilité du fonctionnariat de la pensée et de faire naître des contraintes de son enseignement une liberté heuristique. Pour bâtir un projet porteur de sens capable de fédérer ses élèves, conseillons à l'enseignant de faire siens les propos de Jean-Marc Raynaud : « Nous ne concevons les lieux réservés à l'éducation que comme étant intégrés à la vie sociale, à la vie de la cité[3]. » Pascal
LE BERT [1] Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation. [2] Au cours de l'année scolaire 2004-2005, Rennes, Nantes, St-Malo et Laval ont accepté d'échanger avec les élèves. [3] « Les écoles parallèles… Un parallèle fâcheux ! », 20 octobre 1977, article repris dans Et pourtant ils existent, p. 345-346, Le Cherche Midi, 2004. |