RETOUR : Études

 

Marie-Hélène Prouteau : Étude du recueil de Marie Alloy, Ciel de pierre.
Mis en ligne le 22 juin 2022.

© : Marie-Hélène Prouteau.

 Marie Alloy, Ciel de pierre, Les Lieux-dits, 2022.


Le lien entre frère et sœur est quelque chose de singulier qui, depuis le lointain de l'enfance, s'ancre dans le prisme d'une histoire familiale. Cela revient à dire autrement qu'il n'est pas un lien choisi comme l'amitié ou l'amour. Quand, à l'âge adulte, il est rompu par la mort d'un des deux, le deuil et le sentiment de l'absence qui s'ensuivent prennent une certaine couleur affective. Avec une sobriété et une élégance de cœur rares, Marie Alloy nous offre ici la traversée de cette perte. Ciel de pierre est une élégie douloureuse et étrangement radieuse. L'envoi initial, « Frère », dans l'apostrophe directe au disparu donne la tonalité de l'ensemble du recueil. La parole poétique laisse affleurer les signes, le froid de la mort, le front blanc, la « chambre vide mortuaire ». L'émotion est première, sans être jamais ni apprêtée ni oratoire. Cinq parties composent le recueil : « Approche du corps », «  Ciel de pierre », «  Cécité de la lumière », «  L'ossature de la vie », «  La durée du silence ».

Au fil des vingt-sept poèmes, la poète refait symboliquement le chemin de la séparation. Il va des derniers instants de son frère, suggérés par l'image poignante des « offenses » du corps, jusqu'au temps des obsèques et de l'après. Et la séparation s'ordonne en une sorte de rituel de « passage » - le mot revient comme un leitmotiv -, le mystère du « passage » faisant sens vers la méditation sur la perte et l'absence. Le chagrin est là. La déploration, les gestes tout simples, aussi : « Nous allumerons des cierges. »

Nous sommes saisis par la lyrique douce de la parole poétique : « Et reposés de nos larmes / nous irons te fleurir. » Avec un art subtil du contrepoint, la vie s'obstine dans l'évidence de son vertige clair :

« À ta fenêtre un jardin en miniature/ Un écureuil passe. »

Et, plus loin :

 « Hier sur le fleuve quatre cygnes ont glissé. »

 

Dans ce recueil, Marie Alloy écrit d'un double point de vue qui conjugue à la fois le sensible et la méditation intérieure. Un accord profond semble lier la poète à la substance des choses, visibles et invisibles. La poétique prend ainsi corps dans l'évocation de matières très élémentaires, « la terre », « l'eau », « le limon », « le vent », « la pluie ». Et si cette poétique s'enracine dans les souvenirs d'enfance, c'est par l'entremise des sens, du toucher singulièrement. Manière de relier la vie présente et la vie passée en commun avec le disparu, de retrouver une sensibilité d'enfant éblouie :

« reviennent les joies d'enfance

les papillons et les poissons

les blés les bleuets les pavots 

reviennent les petites plumes de geai »

Le motif de la pierre, présent dans le titre du recueil et dans celui de la seconde partie fait signe vers la pierre tombale, sa froideur, la « pierre de solitude ». Peut-être également vers la pierre philosophale qui suggère la transmutation alchimique, le passage d'un état à un autre. Ce motif fait le lien avec l'interrogation intérieure nourrie d'une salve de questions sur lesquelles elle vient irrémédiablement buter :

« Où va l'esprit ?

Est-ce un départ ?

Un effacement ? »

 

Sans préfigurer un quelconque au-delà religieux, la prière, les « visitations » sont convoquées :

« Tout réclame   implore   PAIX

dans l'éternel accomplissement

- De la mort corporelle à la flamme

spirituelle [… | »

À la douleur qui la sépare de son frère, Marie Alloy oppose l'intensité de son cheminement et de son rayonnement qui passent par ce qui ressemble à des « moments » spirituels. Telle cette « Nuit de l'âme » qui évoque la souffrance et la douleur du croyant chez Jean de La Croix et que la poète associe à « cette hargne cette peine ce refus / de perdre les paysages de son enfance ». Telle la « Madeleine à la veilleuse », qui, au détour d'un vers, rappelle cette toile de Georges de La Tour, figure par excellence de la méditation silencieuse sur la vanité des choses et sur la mort.

La violence du monde alentour n'est pas gommée malgré l'épreuve du deuil : « la vue de la destruction irrémédiable / des hommes par d'autres jetés dans la fosse » la rappelle. Tout comme la série des gravures de Goya, Les Désastres de la guerre.

L'on a à l'esprit que Marie Alloy est peintre et graveuse. La poète réussit à transcender ici ce qui est douleur en un élan de sortie de soi qui passe par le geste même de peindre. C'est le second motif qui, puissamment, parcourt ce recueil avec les multiples occurrences du dessin, des couleurs et de la toile. Là est l'énergie vitale de la poète qui fait penser à une véritable transmutation qui se trouve signifiée, entre autres, dans la métamorphose du tutoiement. Dans tout le recueil, le « tu » s'adresse au frère tandis que, dans le magnifique point d'orgue final, il devient tutoiement à elle-même. Tout se passe comme si l'être endeuillé traversait un espace de haute alliance lumineuse avec la vie dans cette mise en abîme d'art à art. Le recueil se clôt et voici qu'il s'ouvre sur la ligne de fuite de la toile en train de se faire :

« Ce que tu éprouves tu l'écris

sur la toile    avec les couleurs intarissables

de ce qui résiste à l'immuable perte

 

et tu sais combien la lumière même

est fraternelle »

L'on saura très peu du disparu, le propos n'est pas de dessiner un « tombeau » ni d'idéaliser une figure. C'est plutôt la tradition cathartique de la consolatio qui s'invite dans ces vers, celle qui nous met devant l'énigme de toute vie reliée à un monde plus vaste qu'elle-même. Ciel de pierre atteint une parfaite adéquation entre l'événement et son chant de pudeur et de lucidité. Marie Alloy qui a illustré de ses peintures nombre de livres d'artistes pour des poètes s'est refusée ici à toute figuration et à toute couleur. Juste le noir de l'encre sur la page blanche, tout est là, dans la simplicité de l'essentiel. Il y a des riens qui disent plus que tout.

Marie-Hélène Prouteau

RETOUR : Études