Vers allemands
Sur le poème de Paul Celan, « Après-midi
avec cirque et citadelle »
Le livret militaire du grand-père de l'auteure,
perdu en août 1914 lors de la terrible bataille des Ardennes, retrouvé 50 ans après est resté vierge :
il devient pour elle le réceptacle de multiples voix qui résonnent dans la nuit.
Dans les pages
du vieux livret, il me vient l'envie de glisser un poème de Paul Celan.
Manière de
saluer le poète qui a fait face aux décombres de l'Histoire. 1961, il est alors
en vacances en famille sur la côte, à Trébabu, au manoir de Kermorvan. Non loin
de Brest.
Le poète marche
le long du sentier côtier couvert de genêts. Impossible pour lui de ne pas
associer le jaune des fleurs à l'étoile juive. À ses parents assassinés par les
nazis, son père disparu dans un camp, sa mère tuée d'une balle dans la tête.
Deuil des
genêts, le jaune est couleur de la douleur. Sur ces fleurs, il pleut des
cendres. Ne pas laisser revenir l'insupportable. La mer d'Iroise l'emmène vers
la mer Noire. Celle qui baigne sa Roumanie natale, le lieu de la tragédie.
Il est celui
qui, pourtant, pointe l'effort de vivre comme une haute exigence. Loin de lui,
l'idée de se confiner dans la plainte. Comment surmonter les blessures ? Faire
face à ce qui reste d'un tel abîme ? Comment, sur ces décombres, faire briller
à nouveau la lumière ?
Quelque chose
arrive à Brest, en ce mois d'août 1961. Une promenade place du Château. Un
cirque installé là, un tigre qui bondit et un élan de vie. C'est le poème
intitulé « Après-midi avec cirque et citadelle ». Il faut imaginer le beau
visage de Paul Celan. Le léger sourire dans les yeux du poète. Le front large
et bombé.
Un instant, il
oublie la Fugue de mort. Le père, la
mère disparus aux camps de la mort. Oublie la foule de ceux qui creusent leur
tombe dans les airs. La mémoire enténébrée par le crime nazi.
Dans la Penfeld,
il aperçoit un remorqueur de guerre tout près des fortifications de la
citadelle militaire. ‚a fait signe en lui. Se souvient-il de
la guerre à l'Est, à l'autre bout de l'Europe ? Du côté de Brest-Litovsk ?
La mort, la finitude sont toujours là qui l'habitent. Comment les éviter ?
Mais l'immense rade, la transparence de l'air font l'effet d'une goulée
puissante. Celan capte quelque chose d'ample :
Der Himmel hing über der Reede,
die Möwe hing über dem Kran.
Le ciel au-dessus de la rade
La mouette au-dessus de la grue.
(trad. Martine Broda)
Instant suspendu
de pure vitalité. Dans ce seul nom de Brest, voici que, pour lui, deux villes
se fondent. L'armoricaine et la slave. Dans la Czernowitz natale de Celan, on
est roumain, allemand, juif, russe, polonais, grec. Le destin se prête aux
identités multiples. Et ces mille contacts, ces mille rencontres faisaient
l'ordinaire de la vie d'avant 1940. Le poète qui écrit en allemand garde en lui
ce legs. Derrière le grand front de
Celan, Brest se dédouble en ville russe. Une apparition s'y associe, l'éclair
amical soudain. Le poète russe Ossip Mandelstam. Juif comme lui et mort
vingt-cinq ans plus tôt dans un camp stalinien. Autres décombres
de l'Histoire.
Celan prononce
en russe le nom de Mandelstam. Et le salue. L'éblouissement est tel qu'il le
voit. Véritablement. Sur la place du Château à Brest. Il lui parle, le tutoie
comme un frère. Accueillant la présence de ce double amical qu'il connaît, lui
qui est aussi son traducteur. N'ont-ils pas en commun un destin proche ? Un
même esprit de révolte contre les fracas du monde ?
C'est solennel
et bouleversant.
Miracle, la
nomination a le pouvoir de sauver. C'est la magie de la parole poétique, cette
incroyable faculté de faire revivre ce qui est perdu. De faire vibrer à nouveau
la corde de la vie et du temps.
La Brest Atlantique
a fait surgir la ville-forteresse russe, attaquée et assiégée elle aussi. Elle
qui a résisté aux nazis, à la peur
et à la mort. Si courageusement. Et Paul Celan de saluer alors, par un mot en
russe, le drapeau français qui flotte sur le remorqueur de guerre.
Je lis ce vers
en allemand : Verloren war unverloren.
Le perdu était non perdu. Tout s'inverse. L'absence se change en présence, la
distance s'efface. La perte un instant est annulée. De
la parole vive, surgit une sorte de satori, d'illumination.
Le cœur est une place forte, s'écrie Paul Celan. Ces
mots lèvent en nous l'idée de résistance. La force pourtant n'y fait pas de
bruit guerrier mais résonne ardemment. Étonnant renversement : c'est le cœur
qui prend le maquis, qui résiste.
Ce texte tramé
d'un ciel de mer, d'une citadelle et d'un nom d'ami ouvre un paysage-monde. En
peu de mots. S'y décline doucement la fraternité plus forte que la mort. Plus
forte que le cortège d'horreurs qui la suit.
C'est cela qu'il
faut sauvegarder. Venant de ceux qui, comme le poète, ont traversé le pire. On
en retire une étincelle de lumière et l'on a envie de dire merci.
Place forte. Mot traversé
par la force, casemates, forts, poudrière.
Mot traversé par
la puissance. Brest, le port du Roy, bâti par le grand
ingénieur militaire.
Place forte, Festung de Brest où le terrible
commandant Ramcke et ses parachutistes creusent le ressac des atrocités et de
la mort.
Place forte de
résistance tenace. Pour plusieurs réseaux, Défense
de la France, Alliance, FTP, Groupe Élie. Réseau Centurie. Dix-neuf résistants
brestois furent fusillés au Mont-Valérien.
Vingt-trois
furent fusillés dans les douves de la prison du Bouguen.
Je veux leur
faire une place dans ces lignes. Dire leur arrestation après une dénonciation
anonyme. Leur internement à la prison de Pontaniou où les Allemands les ont
torturés. Longtemps on a cru qu'ils étaient morts en déportation.
On a arasé les
fortifications du Bouguen.
En 1962 au cours
des travaux de construction de l'Université, on a découvert des objets
personnels ayant appartenu aux fusillés. Dans la fosse où les corps furent
jetés après avoir été alignés le long des douves.
J'imagine.
L'horreur sans bruit du chemin qui fut le leur. Franchir la porte de Castelnau,
arriver devant l'alignement des poteaux d'exécution.
Dans les ruines
des anciennes fortifications, sous les remblais, les poteaux ensanglantés. La
pesanteur de terre garde l'enfouissement fantôme. Lieu de supplice.
Il faut déranger
les ruines. Mettre la lampe frontale pour descendre dans les fissures de
l'ombre. Les signes du silence accompagnent.
Et doucement,
comme une évidence, appeler les absents. Le cœur est une place forte.
Je voudrais
donner chair aux silhouettes ombreuses qui se sont colletées aux plus hautes
épreuves. Qui ont tenté de garder le cœur à l'heure humaine. Auprès de vous, je
prends leçon d'être.
Marie-Hélène Prouteau