Marie-Hélène Prouteau : LÕIliade, une poétique de lÕimmortalité Article d'abord publié dans le livre collectif Analyses et réflexions sur Homère, L'Iliade, chants XI à XXIV, éditions Ellipses, 2000. Texte mis en ligne le 14 mai 2019.
LÕIliade, une poétique de l'immortalité« Pour moi, l'Iliade est un
texte presque aussi exotique que le Mahabharata », écrit James Redfield. Cet exotisme,
cette étrangeté ne tiennent-ils pas au fait que l'épopée homérique comme la
grande épopée sanscrite sont une poésie des origines, une littérature de
l'enfance du monde pour reprendre la formule de Hegel ? Dans la mesure où
l'épopée est le genre dans lequel l'homme a exprimé son désir d'héroïsme et son
rêve de dépassement de soi, il nous paraît judicieux de faire ce détour par une
des plus anciennes formes poétiques qui soient. Le terme épopée renvoie au grec
« epos »,
la parole primordiale proférée par les aèdes, distincte de la parole chantée du
lyrisme. Cette parole inspirée des dieux est dotée d'une puissance
magico-religieuse, celle de dire « ce qui est, ce qui fut, ce qui sera »
(Iliade, I. 70). L'épopée désigne par
la suite « le récit poétique d'une action héroïque et merveilleuse ».
L'héroïsme grec qui porte à l'extrême l'exaltation égoïste de la gloire du
guerrier aristocratique est fort éloigné de l'idéal moralisateur du héros
chrétien confondu quasiment avec le saint. Nous voudrions analyser comment une
telle conception s'intègre dans la représentation du monde propre à l'épopée. Une poésie de fondationSelon Hegel qui s'attache dans l'Esthétique
à une interprétation du développement historique des arts, l'épopée « avait
atteint son plus riche épanouissement à une phase de la vie nationale qu'on
peut qualifier de primitive et qui n'avait pas encore été touchée par la prose
de la vie[1] ». L'Iliade
est selon lui une forme de littérature des origines. L'analyse de Hegel doit
être réajustée : certaines épopées son apparues tardivement et l'épopée exige
souvent une élaboration poussée que le « primitivisme » de Hegel ne
prend pas en compte. Nous préférons parler de « poésie de fondation »
comme le fait G. Lambin[2]. Le langage de l'Iliade est celui de l'immédiateté : tout ce qui concerne les êtres
et les sentiments est extériorisé, mis en lumière. Ces héros ne connaissent pas
encore la séparation entre le sentiment et l'action, entre les fins poursuivies
et les accidents extérieurs. C'est dire qu'une lecture psychologique ou
sentimentale de l'Iliade est
impossible. Ces héros ignorent aussi le Décalogue, la culpabilité, l'abîme
entre le moi et le monde, la subjectivité qui suppute et calcule. Prenons la
scène du deuil d'Achille au chant XVIII (315-342) : le langage est d'une totale
transparence, la douleur est présentifiée, rendue visible dans la plainte et le
geste si simple des mains posées sur le corps de Patrocle et dans les larmes
abondantes d'Achille. Rien ne demeure caché, inexprimé. Aux vers 98-127, il a
confié à Thétis sa douleur d'avoir perdu son ami, la
préoccupation de ses armes, et de son honneur car un guerrier est indissociable
de ses armes et a rappelé l'arrêt divin qui le voue à mourir devant Troie. Ce
qu'il n'a pas dit alors à sa mère, il le dit maintenant à son propre coeur devant le cadavre de son ami : il se rappelle la
promesse faite au père de Patrocle que son fils reviendrait vivant, sa
conviction que son ami lui survivrait. Le destin en a décidé autrement, il est
accepté comme tel : « Le destin veut que tous les deux, nous rougissions
le même sol, ici, à Troie » (330). « Le meilleur des Achéens » souffre et pleure : voilà l'effet de
ce regard simple posé sur le monde, si caractéristique d'Homère. Ce qui
apparaît, c'est qu'Achille, le héros, le « divin », connaît le
malheur ordinaire comme tout un chacun. C'est ce qu'Éric Auerbach
appelle « le premier plan, le présent également éclairé, également
objectif » qui consiste à « présentifier les phénomènes sous une
forme complètement extériorisée, (à) les rendre visibles et tangibles dans
toutes leurs parties. […] Il n'en va pas autrement des événements intérieurs.
[…] Quand des passions les agitent, les personnages d'Homère expriment
intégralement leur être intérieur dans les paroles qu'ils prononcent[3] ». Dans l'Iliade s'enracinent
la mémoire collective et l'identité grecques. C'est le chant d'une collectivité
qui prend conscience d'elle-même. L'épopée homérique déborde le cadre de la
littérature, elle est le Livre de référence du peuple grec, même si son monde
est fort différent de la Grèce classique. Les figures du passé mythique, le
vaillant Achille ou Hector, archétype du plus humain des héros, fils, père et
mari, incarnent ces êtres, andres agathoi, capables de prouesses au combat (aristeia) et qui
sont une part essentielle de la culture grecque. C'est parce que l'héroïsation
mythique demeure idéal vivant en Grèce que l'épopée d'Homère, interprète
éminent de cet idéal, a été retenu comme le texte de base, une sorte
d'encyclopédie du savoir collectif. C'est si vrai que pour les Grecs, Homère
est le Poète, le créateur par excellence, l'éducateur de la Grèce selon Platon. Ce qui caractérise l'épopée homérique pour Hegel, c'est la « totalité
primitive », la parfaite adéquation entre l'intérieur et l'extérieur. Le
monde de l'Iliade est un : il
n'y a pas de différence essentielle entre le moi et le monde mais au contraire
une parfaite convenance des actes aux exigences intérieures de l'âme, exigences
de grandeur, d'accomplissement. Hegel écrit dans lÕEsthétique : « L'epos réalise une unité qui, dans sa primitive indivision,
n'est compatible qu'avec les époques les plus reculées de la vie nationale et
les phases les plus primitives de la poésie[4]. » Les héros des deux camps, Grecs et
Troyens, se parlent et se comprennent, leur langue est la même, celle de la
collectivité épique, leurs propos frappent par leur similitude. Hector et
Achille se parlent longuement avant et après le combat. De plus, ces héros
partagent les mêmes valeurs car le monde de l'Iliade est clos et cohérent, ignorant la division et la hiérarchie
du monde entre barbares et civilisés de la Grèce classique ou entre forces du
Bien et forces du Mal de l'épopée chrétienne. M. Bakhtine, critique russe
dans la lignée des formalistes, qui développe une démarche proche de la
phénoménologie, écrit dans une conférence de 1941, « Épopée et roman »
: « Le monde épique ne connaît qu'une seule et unique conception du monde
aussi obligatoire qu'indiscutable pour les personnages, l'auteur, les auditeurs[5]. » Il y a coïncidence entre l'homme tel
qu'il apparaît et l'homme intérieur, il n'y a pas séparation radicale entre les
dieux et les hommes qui parlent le même langage, ni entre une réalité
supérieure et le monde humain. Les héros des deux camps partagent une même vision du monde, ils ont la
même attitude devant le sort, moira.
Au chant XVI (849), Patrocle mourant évoque « le sort funeste »
largement favorisé par Apollon mais c'est pour l'accepter et l'assumer. Hector,
près de mourir lui aussi s'exprime en des termes très proches : « Et voici
maintenant le Destin qui me tient. Non je n'entends pas périr sans lutte ni
sans gloire, ni sans quelque haut fait dont le récit parvienne aux hommes à
venir » (XXII, 303-305). Selon la vision du monde épique, chaque être a une part qui lui est impartie, moira, dans l'ordre cosmique. C'est donc pour assumer pleinement son destin que l'homme doit employer son énergie et son courage car, ainsi, son existence sera conforme à la justice, Dikè. Marcel Conche analyse en ces termes cette cohérence du monde d'Homère : « Si je vois chaque être en lui-même, je vois, disions-nous, qu'il n'y a rien à y ajouter. On est loin de l'individu "pauvre pécheur" du christianisme ! Il n'y a rien à ajouter à Ulysse, à Achille, au cheval Lampos, […] chacun de ces êtres est parfaitement ce qu'il est. […] Cela signifie que le monde existe en plénitude et sans manque[6]. » Que l'on ne se méprenne pas. L'Iliade ne représente pas des êtres ni un monde parfaits. Les héros ont leurs défauts, Achille par exemple est violent, emporté par l'hybris. Et les horreurs de la guerre sont montrées dans ces pages emplies de carnage, de morts violentes rapportées avec un réalisme chirurgical. Lorsqu'Idoménée frappe Alcathoos de sa pique en pleine poitrine, le cœur encore palpitant fait vibrer le talon de l'arme (XIII, 442). Mais ces scènes sont rapportées sans complaisance ni pathos, la guerre existe dans l'ordre des choses. Et la violence guerrière est l'objet d'une mise en forme par le jeu des comparaisons homériques : ainsi Hector est-il comparé au sanglier encerclé « qui n'a pas de peine à mettre en fuite les chiens » (XVII, 282). La distance épiquePour M. Bakhtine, le trait constitutif de l'épopée est « la distance
épique ». « Le monde du récit épique c'est le passé national, le
monde des "commencements" et des "sommets", de l'histoire
nationale, celui des pères et des ancêtres, des "premiers", des
"meilleurs". » Ce passé mythique renvoie au matériau de chants
épiques du cycle troyen transmis par la tradition orale. Le siège d'une cité
d'Asie Mineure peut-être appelée Troie, est grandi et transfiguré pour donner
la geste mythique d'une guerre qui semble sans fin. L'épopée puise dans le
mythe. Le muthos, parole qui raconte, opposée au logos, parole et raison, est
antérieur à l'âge de l'histoire : c'est « ce mode de vérité qui n'est pas
établi en raison » selon G. Gusdorf. Il ne se soucie pas de vérité
historique : de ce point de vue, peu importe qu'il ait existe une ou deux
Troie, qu'Achille, Agamemnon aient véritablement existé. Nous n'approfondirons
pas les rapports entre mythe et épopée. Nous en verrons les conséquences sur le
mode d'héroïsation épique, elles sont doubles : histoire mythifiée et
grandissement des héros. Entre le sujet qui se réduit peut-être à une simple
expédition de tribus éoliennes et le récit d'Homère, reconstruit, concentré en
quatre journées de batailles, grandi et transfiguré, l'imagination mythique est
à l'œuvre. Comment s'opère la représentation épique du passé absolu ? Du fait de ce
lien étroit entre muthos et epos en Grèce, la
« matière de Troie » était connue de tous, de bout en bout. La
question de la fin ou du début de l'épopée est donc secondaire : la fin Ñ les
funérailles d'Hector Ñ ne conviendrait pas à un roman où tout se centre sur la
suite que le lecteur anticipe en permanence. Entre l'épopée et le roman la
perspective temporelle est radicalement différente. Pour M. Bakhtine, la
distance épique est à la fois temporelle et surtout axiologique. Ce passé
lointain, mis à distance, fermé et coupé de l'actualité vivante, c'est le passé
épique et tout ce qui participe de celui-ci acquiert perfection et excellence.
Le monde des héros se situe à un autre niveau de temps et de valeurs que notre
présent immédiat, ce qui exige révérence et solennité. Le poète ne chante pas
seulement « la colère d'Achille » mais aussi la « race des
hommes demi-dieux » (XII, 23). C'est le temps des « hommes
d'autrefois », des héros « divins », « semblables aux dieux »,
des aristoi,
les meilleurs. Proches des dieux même s'ils sont mortels, ces êtres sont
supérieurs à l'humanité moyenne, le laos, la communauté anonyme des guerriers. L'épopée
sacralise : il s'ensuit qu'elle ne laisse pas de place au jugement, à la
transformation présents dans le roman et que la liberté d'invention poétique,
loin de dépendre de la libre inspiration du créateur, est toujours circonscrite
à la tradition. L'héroïsme épique« Ils sont des hommes agrandis, doublés, exaltés. Ils ne sont nullement
des dieux diminués, dédoublés » écrit Péguy[7]. Péguy pointe ici du doigt les frontières
anthropologiques qui existent dans l'univers d'Homère entre les dieux, les
hommes ordinaires et les héros. L'héroïsme épique
suppose un dépassement qui élève les héros au dessus de la condition des
mortels : ils choisissent la « belle mort » plutôt que de subir la
lente dégradation du vieillissement du commun des mortels. Ils acceptent de
mourir pour continuer à vivre dans la mémoire des hommes grâce au chant épique.
Ce qui motive l'héroïsme ce ne sont ni les avantages matériels, ni le calcul
utilitaire, c'est une transgression volontaire de la condition humaine qui
transforme un destin subi en un destin accepté. C'est le sens des propos de
Sarpédon au chant XII (322) : « Si échapper à cette guerre nous permettait
de vivre ensuite éternellement, sans que nous touchent ni l'âge ni la mort, ce
n'est certes pas moi qui combattrais au premier rang ni qui t'expédierais vers
la bataille où l'homme acquiert la gloire. Mais puisqu'en fait et quoi qu'on
fasse, les déesses du trépas sont là embusquées, innombrables, et qu'aucun
mortel ne peut les fuir ni leur échapper, allons voir si nous donnerons la mort
à un autre, ou bien si c'est un autre qui nous la donnera, à nous. » « Chacun de ces êtres est parfaitement ce qu'il est » dit Marcel Conche.
La qualité héroïque n'est pas à prouver, elle est attachée à l'être même. Ce
n'est pas parce qu'il est un héros qu'il a accompli l'exploit héroïque mais
c'est l'inverse. S'il est un héros, c'est que « par une grâce
surnaturelle, écrit Jean-Pierre Vernant, il a réussi l'impossible ». Le
héros épique ne devient pas ce qu'il est, il est ce qu'il est invariablement.
Il porte à son plus haut degré des qualités comme la force, le courage, unis à
l'astuce dans le cas d'Ulysse. La prouesse prend tout son sens dans la guerre,
sujet par excellence de l'épopée selon Hegel. Dans une société qui valorise l'héroïsme guerrier, la gloire, le kleos, attachée à
l'exploit est valeur suprême. Elle est la gloire telle qu'elle se développe de
génération en génération transmise dans la parole épique de l'aède. C'est ce
qui explique le lien structurel qui relie l'excellence accomplie, l'exploit, la
« belle mort », l'épopée et les hommes d'autrefois comme nous l'avons
vu au moment où Hector sait son jour venu au chant XXII (304). Dans le monde grec où l'oubli est synonyme de mort, l'exploit héroïque est
immortalisé par l'épopée et ce chant louangeur fixe de façon immuable les
valeurs de beauté et de vie que l'individu a incarnées de son vivant. Cette
sorte de pacte Ñ la mort en échange de l'immortalité Ñ n'a rien d'un sacrifice
car l'héroïsme grec n'exclut pas un amour passionné de la vie et est motivé par
le souci intéressé et égoïste de sa propre gloire. Il ne faut pas en effet
concevoir cet héroïsme à travers le prisme du héros chrétien pur, désintéressé
et quelque peu proche du saint. L'héroïsme grec implique l'exaltation de la
grandeur, megalopsuchia,
le désir passionné de la gloire : « Être toujours le meilleur et se
maintenir supérieur aux autres », tel est le conseil de Pelée à Achille
(VI, 208). Cela ne veut pas dire pour les Grecs suivre un idéal de perfection
morale. Lorsqu'Achille revient au combat au chant XIX, c'est pour mener sa
propre guerre, non pour se dévouer à son peuple ; il s'agit pour lui de venger
Patrocle et de retrouver son honneur. Hector, si soucieux de son honneur
individuel et de sa propre gloire, va jusqu'à ruiner les chances de survie de
Troie à cause de cela. Au chant XVIII (251), il refuse d'entendre les consignes
de prudence avisée de Polydamas et se lance dans une
attaque offensive qui flatte surtout son orgueil (290
à 314). C'est pourquoi l'héroïsme grec ne connaît pas de devoir ou d'obligation
sociale envers la patrie, « notion fondamentalement non héroïque » et
opposée au « pur égoïsme de l'honneur héroïque » selon M. Finley[8]. Agamemnon, le chef, n'est que primus inter pares. Hegel parle d'une « société
d'hommes libres » qui exige « la libre participation comme
l'abstention également volontaire par laquelle se conserve inviolable
l'indépendance de l'individualité ». Ce sont des hommes libres,
jalousement indépendants. Quand ces héros cessent d'apparaître en modèles des
valeurs et deviennent problématiques, la tragédie est née. Marie-Hélène Prouteau [1] Esthétique, Flammarion, 1979, p. 101 à 153. [2] L'Épopée. Genèse dÕun genre littéraire en
Grèce, PUR, 1999. [3] Mimésis, Gallimard 1946. [4] Ibid, p. 103. [5] in Esthétique et Théorie du roman, p. 468. [6] Essais sur Homère, PUF, 1999. [7] Clio, La Pléiade III, p. 1162. [8] Le Monde d'Ulysse, Maspero, 1969, p. 119. |