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Marie-Hélène Prouteau : exposé pour les Amis du musée d'arts de Nantes, devant le tableau « Le Gaulage des pommes » d'Émile Bernard, 7 juin 2021.

© : Marie-Hélène Prouteau.

Texte mis en ligne le 8 juin 2021.

Bernard Émile Bernard, « Le Gaulage des pommes », musée d'arts de Nantes.


« Le Gaulage des pommes » d'Émile Bernard
ou l'arbre symbolique

C'est l'été. L'été breton. Un champ avec meules de blé et un arbre qu'un paysan est en train de gauler. On est à Saint-Briac : la rivière, le Frémur, la coiffe locale de la paysanne semblent l'indiquer. Cette toile a été peinte en 1890, deux ans après le tableau de Pont-Aven « Le Pardon-Bretonnes dans la prairie », « Le Gaulage des pommes » en a toute l'inventivité. Il n'est pas inutile de revenir sur le contexte.

Émile Bernard est un peintre autodidacte de vingt-deux ans. Rebelle, plein de talents, il a été renvoyé de l'atelier de peinture de Fernand Cormon en mars 1886. Il y a fait la connaissance de Toulouse-Lautrec. Et de Vincent van Gogh, avec qui il se lie d'amitié en 1887 et grâce à qui il découvre les estampes japonaises – celui-ci organise une exposition d'estampes en mars 1887 au « Tambourin », un cabaret de Montmartre.

1888 est l'année de la rencontre décisive d'Émile Bernard avec Gauguin à Pont-Aven. Celui-ci l'appelle « le petit Bernard ». Pont-Aven, extraordinaire laboratoire de l'art nouveau. Un flux de vitalité créatrice se déploie sur les rives de l'Aven et sur les côtes du Pouldu. Une étrange alchimie se joue alors : entre Émile Bernard, Gauguin et van Gogh parti à Arles et en correspondance amicale avec les deux autres, il est question d'amitié, de beauté. Voire d'amour dans le cas de Gauguin qui tombe amoureux de la sœur d'Émile Bernard, Madeleine et peint le superbe « Portrait de Madeleine Bernard », Musée de Grenoble. À eux deux, cet été 1888, Gauguin et Bernard inventent l'art nouveau. Formidable élan multiplicateur entre eux qui les fait peindre les champs en rouge, surligner de noir les silhouettes, jouer des aplats japonais.

Pour ne citer que quelques œuvres d'Émile Bernard liées à ce séjour de 1888 à Pont-Aven :

« Bretonnes dans la prairie », musée d'Orsay ; « La Ronde bretonne » musée de Quimper ; « La Marchande de rubans » musée de Gifu, Japon ; « Portrait de ma sœur Madeleine », Albi, musée Toulouse-Lautrec ; « Madeleine au Bois d'amour », musée d'Orsay et « Les Peupliers rouges » (collection privée) deux toiles qui provoquèrent une vive émotion sur Gauguin. La toile « Madeleine au Bois d'amour » étant trop volumineuse pour être emportée lors de son voyage à Arles, Gauguin en fit la description à van Gogh dès son arrivée et lui montra également le tableau « Bretonnes dans la prairie » qu'il avait mis dans ses bagages.

 

Il y eut l'exposition Volpini, à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1889, autour de Gauguin, d'Émile Bernard et de ses amis. Une contre-exposition, en marge de l'art officiel, qui s'est intitulée « Groupe impressionniste et synthétiste ». En font partie Paul Gauguin et Charles Laval, grand ami de celui-ci, Émile Schuffenecker, Toulouse-Lautrec et Louis Anquetin, les deux condisciples d'Émile Bernard chez Cormon et lui-même sous le pseudonyme de Ludovic Nemo. Il y expose en particulier « Après-midi à Saint-Briac ». Cette exposition Volpini, un échec total pour ce qui est des ventes, fut un moment important de prise de conscience du synthétisme pictural (influence, en particulier, sur Suzanne Valadon).

 

Émile Bernard depuis l'âge de dix-sept ans est un habitué des voyages à pied en Bretagne. Cette année 1890, il ne s'y rend pas. Il s'agit donc avec « Le Gaulage des pommes » d'un souvenir – son dernier séjour à Saint-Briac remonte à 1889. Il connaît bien ce village aux maisons de cap-horniers, il a peint ses rues, ses paysages, fait le portrait de plusieurs de ses habitants, en particulier « Le Fils du marin » (musée La Piscine de Roubaix). Une question a son importance : comment Émile Bernard peint-il ?

Contrairement aux impressionnistes qui travaillent en plein air, Émile Bernard travaille en atelier à partir d'esquisses faites de mémoire. La mémoire filtre les choses et les réduit à l'essentiel. Ainsi l'esprit se déprend des cadres grillagés du savoir et se laisse pénétrer par la contemplation de l'objet. Le peintre fait plusieurs esquisses puis les reprend ensuite par un travail intérieur : « La mémoire, écrit Émile Bernard, ne retient pas tout mais ce qui frappe l'esprit. […] En peignant de mémoire j'avais l'avantage d'abolir l'inutile complication des formes et des tons. Il restait un schéma du spectacle regardé. »

Entre l'estampe et le vitrail 

Cette toile, 45-105 cm, très en hauteur, d'abord conçue pour un décor de porte, fut ensuite rétrécie. Ce décor comportait un pendant « Repos sur la falaise, 1890 » qui reprend les motifs des « Bretonnes dans la prairie », dans un paysage aux teintes jaunes et bleues.

Ceci lui donne la facture verticale de certaines estampes japonaises appelées hashira-e. Ces estampes, Émile Bernard les a découvertes grâce à son grand ami van Gogh qui s'approvisionne chez Siegfried Bing, le collectionneur de la rue Chauchat à Paris et le créateur de la nouvelle revue Le Japon artistique, lancée en 1888.

À ce propos, Émile Bernard écrira : « L'étude des crépons japonais nous mène à la simplification. Nous créons le cloisonnisme » (1886). Nul doute qu'il a pu s'inspirer des conversations avec son ami Jacques Tasset, un ancien condisciple du collège Sainte-Barbe, un orientaliste passionné qui va devenir élève de Léon de Rosny à l'École des Langues Orientales. N'a-t-il pas écrit une « Étude sur l'estampe japonaise » après la grande exposition de Siegfried Bing de 1890 ?

 

C'est une de ces scènes de la vie paysanne qu'Émile Bernard aime peindre. Très charpentée, elle condense une situation très simple : dans un champ de blé, deux paysans s'activent autour d'un arbre, une femme à l'ombrelle et sa fille assistent à la scène. Toutes deux, au premier plan, silhouette tronquée, cadrent la vue vers la gauche. Notre regard suit la diagonale de la longue gaule jusqu'aux frondaisons des arbres vers la rivière.

Les couleurs sont des aplats aux teintes primaires, jaune bleu, rouge avec des contrastes entre teintes claires et des nuances plus sombres ou froides comme le bleu de la rivière. Ce bleu de Prusse qu'Émile Bernard confie avoir découvert dans les vues du Mont Fuji d'Hokusaï exposées chez Bing.

Émile Bernard suit ici le conseil de son ami van Gogh : « Mon soin consistait à suivre une idée de Vincent, dont il m'avait souvent parlé dans ses lettres : faire chanter une toile par le voisinage d'une autre ; mettre une gamme de jaune auprès d'une gamme de bleu, une gamme de vert auprès d'une de rouge » (préface aux « Lettres de Vincent van Gogh »).

 

Ce qui frappe, c'est l'extrême simplification des formes amplifiée par les aplats de couleurs. Les lignes et les formes sont stylisées au maximum, permettant de saisir l'essentiel, de le synthétiser, ce qui caractérise le synthétisme pictural. En particulier, la forme des meules qui peut faire penser à celles de van Gogh. Ou le tracé du vêtement de l'homme debout, proche de celui des paysans dans un autre tableau très novateur, « Moisson au bord de la mer » (1891, Musée d'Orsay). Cela fait penser à l'art du vitrail qui a tant compté pour Émile Bernard. Il trouve sa source dans un souvenir d'enfance du peintre à l'église Saint-Étienne de Lille et se nourrit par ailleurs des découvertes de son ami Louis Anquetin. Celui-ci, dans la maison de ses parents, a observé en regardant au travers d'une porte vitrée comment on synthétise les sensations de soleil, de nuit par un seul ton. Les contours noirs qui surlignent et donnent une limite nette aux objets et aux silhouettes sont ainsi la marque de ce moment appelé cloisonnisme.

 

La composition forte et élégante dessinée par l'oblique de la longue gaule aboutit à une focalisation sur l'arbre et sur la figure de l'homme qui se dresse, tout à sa besogne au milieu des gerbes de blé. L'homme et l'arbre semblent littéralement s'exhausser. Par ailleurs, la voûte des frondaisons de l'arbre et l'arceau de l'ombrelle, par leurs formes arrondies, vont à l'encontre de cette verticalité.

Cette ligne de force délibérément verticale exerce son ascendant sur notre regard. Difficile d'y voir un pommier comme y invite le titre, même s'il ne s'agit pas d'une représentation réaliste. Émile Bernard a peint à plusieurs reprises des pommiers bien différents. L'arbre pourrait être un noyer. Et n'est-il pas possible d'y voir une référence à la Bible dont Émile Bernard très croyant est grand lecteur ? Peut-être, une référence au verset du « Cantique des cantiques » : « Je suis descendu au jardin des noyers. »

En effet, devant l'arbre comme axe ascensionnel, qui s'élève vers la lumière, on peut adopter une lecture à la Gaston Bachelard. L'arbre tendu vers le haut, vers le ciel nous invite à nous élever nous aussi. La taille remarquable de cet arbre sur la toile, la façon qu'il a de dominer les personnages disent assez son importance quasi mystique.

Par ailleurs, n'oublions pas l'amour de la poésie chez Émile Bernard. Le peintre est aussi poète et écrit des sonnets. En témoigne ce poème de lui, trouvé dans une lettre de van Gogh de 1888 : « Sous les dômes dormeurs des arbres gigantesques ». Vers qui pourrait s'appliquer à l'arbre de ce tableau.

 

Et cet autre vers digne de Baudelaire dont Émile Bernard est un fervent admirateur : « Les vieux troncs inclinant leur tête taciturne / Semblaient se causer ». Les « Correspondances » entre l'homme et la nature pointent le nez. Le lieu même a quelque chose du locus amoenus, lieu idyllique ou de jardin d'Eden : le geste du gaulage est ici anobli. Ce propos d'Émile Bernard sur Millet, ce peintre dont il admire « la capacité […] à silhouetter les figures », pourrait s'appliquer à son propre travail. Le paysan courbé a un peu de la glaneuse de Millet cassée en deux et rivée au sol. Mais on est loin des touches intimistes de celui-ci.

Une certaine image de la Bretagne

Émile Bernard voit en la Bretagne un milieu qui échappe à la modernité sans âme du monde industriel qu'il a en horreur. Il est en cela proche de Gauguin et d'autres artistes de l'époque. La peinture de la ruralité est à la mode : « La Moisson à Montfoucault, » Pissarro 1876, « La Méridienne » de van Gogh (1889), « Le Semeur », « Les Meules », sans oublier nombre de dessins de vergers reçus d'Arles par la poste. Émile Bernard se réclame d'une vision religieuse catholique traditionnelle. « Qu'est ce bruit de foules qui se ruent aux passions brutales et qui hantent un paganisme qui n'a ni idéal ni norme. Nous vivons en des temps bien tristes » (lettre à Schuffenecker, 1891). Il idéalise l'imagerie d'une terre d'âmes simples : « N'est-ce point qu'ils sont bons ces paysans qui ne sont point sortis de chez eux et pour lesquels les heures que timbre le clocher sont des lois. […] Ils sont bons parce que là-bas sur la côte la grande philanthrope, la mer, crie, hurle ; parce que la solidarité leur vient du péril incessant et du charme inexplicable de leur espace d'eau, parce qu'ils ont gardé leurs traditions et que ne n'est pas en vain que le Christ saigne sur le gibet pour eux » (lettre à ses amis Bonger, 1891).

Émile Bernard dans son engouement pour les monuments de granit, pour le gothique, pour cette foi qui rythme la vie des habitants, pour la tradition des costumes locaux fait de la Bretagne un lieu encore vierge et mystique. « La Bretagne avait refait de moi un catholique prêt à lutter pour l'Église, « conservatrice de toutes les traditions et symbole généreux des plus nobles sentiments ». Je m'enivrais d'encens, d'orgue, de prières […] je redevins un homme du Moyen-Âge » (L'Aventure de ma vie). Comme le montre Philippe Dagen dans son livre Le Peintre, le poète, le sauvage, Gauguin, quant à lui, se détachera de cette approche. Émile Bernard, au contraire, dans la seconde partie de sa vie et de son œuvre aura tendance à l'exacerber, dans un catholicisme exalté empreint de l'ésotérisme de la Rose-Croix.

La jeune fille

Pour finir, je voudrais m'attacher un instant à la femme et à la jeune fille à l'air étrangement absent. L'ombrelle indiquerait que ce ne sont pas des paysannes. La femme porte le costume local mais très stylisé. Ce costume qu'aimait porter Madeleine, à Pont-Aven en 1888 ou à Saint-Briac où elle vient passer deux mois en 1891 avec son frère. La jeune fille pourrait faire penser à Madeleine, la sœur très aimée du peintre. C'est un œil complètement subjectif : j'ai une tendresse pour elle depuis que j'ai réalisé sa biographie, Madeleine Bernard, la Songeuse de l'invisible. La jeune fille a cette chevelure blond roux qu'on trouve dans d'autres tableaux d'Émile Bernard, « Madeleine au Bois d'amour », « La Marchande de rubans », « Portrait de ma sœur Madeleine » (musée d'Albi). Le regard absent de la jeune fille est-il une sorte de clin d'œil aux relations difficiles entre Madeleine et sa mère d'un caractère excessivement soupçonneux – qui est pour beaucoup dans sa rupture radicale avec sa famille en 1892 ? N'est-ce pas une façon de les conjurer que de les sublimer par le pinceau ? Madeleine Bernard dont son frère disait « Je lui dois le plus pur de ma nature ». Madeleine irremplaçable comme Théo pour van Gogh. Celle qui, quatre ans plus tard, mourra de tuberculose, à vingt-quatre ans emporte probablement dans sa mort une part d'Émile Bernard.

Marie-Hélène Prouteau

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