Le poème, la trace, l'archive
Sylvie E. Saliceti,
Je compte les écorces de mes mots,
postface de Bruno Doucey, Rougerie, 2013.
Plusieurs écrivains W. G. Sebald, Sofi Oksanen, Hélène Cixous, entre autres, ont appréhendé dans leur écriture les
notions de trace et, plus particulièrement, d'archive en les faisant entrer
dans la prose littéraire, par le truchement de montages, de collages.
L'écrivain Sylvie E. Saliceti
porte en elle un imaginaire de la trace qui se retrouve d'un livre à l'autre. Ainsi
dans Couteau de lumière (Rougerie, 2016), consacré aux pierres à cerfs, inscriptions rituelles
sur d'antiques stèles, elle « interroge l'inscription et l'effacement ». Comment ne pas être frappé du fait que le
livre Je compte les écorces de mes mots s'inscrivait lui aussi dans cet esprit de quête,
de recueil de traces ? Non pas mis en branle ici par la rêverie
ethnographique mais dans son rapport à l'Histoire, à la vérité crue et à
l'horreur de la Shoah.
Comment S.E.Saliceti
donne-t-elle vie à l'archive dans son écriture poétique ?
Elle s'est trouvée en voyage
d'études en Pologne et en Ukraine et a découvert près de Lviv, la capitale de
la Galicie occupée par les Allemands en 1941, un des sites de la Shoah par
balles dans la forêt de Lissinitchi. Après plusieurs
jours d'étude dans les camps de Birkenau et de Belzec, quelque chose résonne en
elle vivement devant ce site. « Pas même un
écriteau » n'est là pour attester le crime nazi. Deux cent mille victimes
juives y furent abattues, enfouies dans cinquante-neuf fosses. Des arbres et un
silence assourdissant que l'on saisit en tremblant lorsque la poète interroge ce
nom terrible attribué à l'endroit : La
Forêt sur les Juifs. Les Einsaztgruppen n'ont pas
seulement massacré, ils ont planté des arbres sur les lieux des massacres. Ici
l'effacement des traces est volontaire et obéit aux pratiques totalitaires de
destruction de la mémoire. Cela revient
à tuer une seconde fois les victimes. Face à cet insupportable non-lieu, S. E. Saliceti
est saisie par « l'urgence » d'écrire.
Une stèle de mots
La mission que s'est assignée la
poète : écouter « le silence ». Le mot revient en une tragique scansion des vers courts ou des
longs versets. couter les voix des disparus. L'archive est présentée en treize
fragments lapidaires insérés en haut de chaque poème, fruit des lectures que la
poète a faites dans les archives russes de Lviv ou de Yahad
In Unum. L'introduit un chapeau en italiques, impersonnel, Il dit ou Elle dit, à la profération quasi biblique :
Il dit/ Je suis monté sur l'arbre. Les fosses étaient creusées, dans la forêt
juste à côté. Les corps ont brûlé toute la journée et
toute la nuit pendant six mois.
Par bribes la vie immédiate
resurgit, les signes affluent qu'elle fait revivre dans l'émotion : un
rabbin, un chariot, une barbe blanche, une balalaïka, l'oiseau, la huppe
messagère de Salomon, comme si se dessinait un village peint par Chagall.
S.E. Saliceti
s'interdit le cri, recherche plutôt le murmure, le chant et la prière, « cantillation »,
« kaddish ». Plus qu'horizon religieux, il s'agit là d'un rituel qui sauvegarde
le tissu sensible de l'humain. Le poème devient un lieu, Yad où écrire les noms, Shem, des disparus
qu'elle appelle « Les imprononcés ». Marchant dans la Sablière de Lissinitchi, elle fait ce vœu : « Pour eux je
voudrais un texte-sépulture. » Une stèle de mots qui redonne humanité aux
victimes, qui garde trace de ces êtres, telle est pour elle l'impératif absolu.
Avec ces êtres qu'elle dénombre,
elle veut créer un lien, à l'affût toujours de tous les liens du vivant, comme
dans Couteau de lumière. C'est ce qui
donne à sa poésie sa dimension profondément humaine. S. E.Saliceti
choisit la douceur du chant, la triste tendresse de la « berceuse de Lissinitchi », où l'enfant savait trouver refuge dans la
langue maternelle, le yiddish. « Schlof Mayn Kind, Dors mon enfant. »
Le thème de l'enfant mort est omniprésent, petites filles nommées Kahentché et Antcha, à qui elle
dédie un kaddish ou le petit garçon dédicataire du livre qui, innocemment, au
bord de la fosse joue à lancer des poignées de terre à son bourreau.
Lissinitchi,
paysage-Histoire : la seule trace qui reste, c'est l'écorce des arbres.
Image qui se déploie puissamment à travers tout le recueil, telle une matrice
amère et sombre. Associée parfois au sinistre motif de la peau parchemin. De
cette mémoire enténébrée l'écorce est ce qui demeure, pellicule fragile qui
remonte de la terre, des marais :
« pourquoi
cette forêt
pourquoi ces
arbres ne sont-ils
plus que des
écorces flottantes
en bois mort
sur le silence ? »
L'écorce, pauvre et ultime
recours sur lequel on peut écrire, ouvre l'espace signifiant d'une sténographie
de l'extrême dénuement :
« comme
Rose Ausländer
j'ai compté les étoiles des mots -
elles
étaient enveloppées d'écorces
et
gisaient par terre
dans le bois ».
Dans l'élan douloureux, généreux
qui porte S. E. Saliceti, il y a place pour évoquer le
« dernier poème » de Robert Desnos, pour la flamme noire de Paul
Celan, pour « les étoiles des mots » de Rose Ausländer,
pour la Sibérie de Varlam Chalamov
et de Mandelstam. Et, comme à son
habitude, elle s'échappe, aspirée par d'autres ombres, celle que Miguel Angel Asturias, l'écrivain guatémaltèque consacre dans Les Yeux des enterrés. La poète change
d'espace-temps, s'ouvre à la réalité multiple du monde, exactement comme, devant
les pierres à cerfs de Couteau de lumière,
elle rapporte une légende des Indiens Wabanaki.
Portrait de l'écrivain en chercheur de traces
S. E. Saliceti
est pareille au chercheur de traces, le protagoniste du roman éponyme d'Imre
Kertész qui arpente un territoire étrange où ont eu lieu des crimes dont on ne peut
parler – liés en réalité à la barbarie totalitaire. Elle interroge,
enquête :
« qui
donc a eu l'idée de crucifier l'étoile dans
le sable ? »
La grande question est celle de
l'écriture. Toutes les références susceptibles de fixer la mémoire écrite
traversent le recueil, « écriteau », « texte-sépulture »,
« mots-linceuls », « les mots pour la lumière des morts ».
« écrire par-dessus / l'insulte ». En ce lieu où « il y a ce
mot interdit : homme » S. E.Saliceti veut dépasser « la plaie de la parole »,
elle veut dépasser ce qu'elle nomme « l'écroulement du langage ».
Les mots sont-ils ceux d'une
proche des victimes ? La poète confie dans
l'Avant-propos retrouver « son enfance enfouie » et « le chant
d'une grand-mère allumant les bougies de shabbat ». Peut-être le legs, dans
cet enfouissement, d'une mémoire meurtrie, comme l'ont
élaborée Nicolas Abraham et Maria Torok dans un livre
intitulé – étrange coïncidence – L'corce
et le noyau ?
Pour reprendre le propos de
Giorgio Agamben dans Ce qui reste d'Auschwitz : L'archive et le témoin, qui rappelle
les trois mots latins pour dire témoin, S. E. Saliceti n'est ni témoin testis ni survivante superstes – elle n'a « l'âge d'avoir vu des
fumées des crématoires que leurs cheminées refroidies », précise-t-elle. Elle
est auctor, l'auteur qui
fait surgir un monde dans son grain de voix, dans la vibration des images, la
chair de ses mots, le choc de vers démembrés comme chez Celan :
« ce que je vous relate est arrivé
dans ma mémoire
recomposée ».
L'écriture est dans cette tension.
Il y a quelque chose qui participe de la revenance des
morts dans ces fantômes à qui elle prête voix : « je me dis qu'ici les
morts attendent. Un petit signe. N'importe lequel. Un caillou. Un bâton planté
dans la terre, marqué d'un trait sommaire à l'opinel. » À saisir ces
apparitions, à sentir l'appel des arbres, elle se tient du côté de la divination
et de l'évocation des morts, au sens
antique du mot :
« je
sais le rituel de la parole
le
rituel de l'étoile
le
rituel de l'écorce
trois
tours de ciel ».
Des vers similaires leur font
écho dans Couteau de lumière. Révélateurs
d'une attention à un sacré qui est de plain-pied avec les formes variées des
spiritualités de par le vaste monde. La poésie de S. E. Saliceti naît et vit d'une
saisie cosmique qui met en connivence universelle sa mémoire d'un monde
anéanti. Avec quelle force bouleversante.
Marie-Hélène Prouteau