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Marie-Hélène Prouteau : Sur le recueil de Sylvie E. Saliceti, Je compte les écorces de mes mots.

Voir, sur un autre site, la note de lecture de Marie-Hlne Prouteau pour un autre recueil de Sylvie E. Saliceti, Couteau de lumière (2016).

Texte mis en ligne le 6 octobre 2019.


Le poème, la trace, l'archive

Sylvie E. Saliceti,
Je compte les écorces de mes mots,
postface de Bruno Doucey, Rougerie, 2013.

Plusieurs écrivains W. G. Sebald, Sofi Oksanen, Hélène Cixous, entre autres, ont appréhendé dans leur écriture les notions de trace et, plus particulièrement, d'archive en les faisant entrer dans la prose littéraire, par le truchement de montages, de collages.

L'écrivain Sylvie E. Saliceti porte en elle un imaginaire de la trace qui se retrouve d'un livre à l'autre. Ainsi dans Couteau de lumière (Rougerie, 2016), consacré aux pierres à cerfs, inscriptions rituelles sur d'antiques stèles, elle « interroge l'inscription et l'effacement ». Comment ne pas être frappé du fait que le livre Je compte les écorces de mes mots s'inscrivait lui aussi dans cet esprit de quête, de recueil de traces ? Non pas mis en branle ici par la rêverie ethnographique mais dans son rapport à l'Histoire, à la vérité crue et à l'horreur de la Shoah.

Comment S.E.Saliceti donne-t-elle vie à l'archive dans son écriture poétique ?

Elle s'est trouvée en voyage d'études en Pologne et en Ukraine et a découvert près de Lviv, la capitale de la Galicie occupée par les Allemands en 1941, un des sites de la Shoah par balles dans la forêt de Lissinitchi. Après plusieurs jours d'étude dans les camps de Birkenau et de Belzec, quelque chose résonne en elle vivement devant ce site. « Pas même un écriteau » n'est là pour attester le crime nazi. Deux cent mille victimes juives y furent abattues, enfouies dans cinquante-neuf fosses. Des arbres et un silence assourdissant que l'on saisit en tremblant lorsque la poète interroge ce nom terrible attribué à l'endroit : La Forêt sur les Juifs. Les Einsaztgruppen n'ont pas seulement massacré, ils ont planté des arbres sur les lieux des massacres. Ici l'effacement des traces est volontaire et obéit aux pratiques totalitaires de destruction de la mémoire. Cela revient à tuer une seconde fois les victimes. Face à cet insupportable non-lieu, S. E. Saliceti est saisie par « l'urgence » d'écrire.

Une stèle de mots

La mission que s'est assignée la poète : écouter « le silence ». Le mot revient en une tragique scansion des vers courts ou des longs versets. couter les voix des disparus. L'archive est présentée en treize fragments lapidaires insérés en haut de chaque poème, fruit des lectures que la poète a faites dans les archives russes de Lviv ou de Yahad In Unum. L'introduit un chapeau en italiques, impersonnel, Il dit ou Elle dit, à la profération quasi biblique :

Il dit/ Je suis monté sur l'arbre. Les fosses étaient creusées, dans la forêt juste à côté. Les corps ont brûlé toute la journée et toute la nuit pendant six mois.

Par bribes la vie immédiate resurgit, les signes affluent qu'elle fait revivre dans l'émotion : un rabbin, un chariot, une barbe blanche, une balalaïka, l'oiseau, la huppe messagère de Salomon, comme si se dessinait un village peint par Chagall.

S.E. Saliceti s'interdit le cri, recherche plutôt le murmure, le chant et la prière, « cantillation », « kaddish ». Plus qu'horizon religieux, il s'agit là d'un rituel qui sauvegarde le tissu sensible de l'humain. Le poème devient un lieu, Yad où écrire les noms, Shem, des disparus qu'elle appelle « Les imprononcés ». Marchant dans la Sablière de Lissinitchi, elle fait ce vœu : « Pour eux je voudrais un texte-sépulture. » Une stèle de mots qui redonne humanité aux victimes, qui garde trace de ces êtres, telle est pour elle l'impératif absolu.

Avec ces êtres qu'elle dénombre, elle veut créer un lien, à l'affût toujours de tous les liens du vivant, comme dans Couteau de lumière. C'est ce qui donne à sa poésie sa dimension profondément humaine. S. E.Saliceti choisit la douceur du chant, la triste tendresse de la « berceuse de Lissinitchi », où l'enfant savait trouver refuge dans la langue maternelle, le yiddish. « Schlof Mayn Kind, Dors mon enfant. » Le thème de l'enfant mort est omniprésent, petites filles nommées Kahentché et Antcha, à qui elle dédie un kaddish ou le petit garçon dédicataire du livre qui, innocemment, au bord de la fosse joue à lancer des poignées de terre à son bourreau.

Lissinitchi, paysage-Histoire : la seule trace qui reste, c'est l'écorce des arbres. Image qui se déploie puissamment à travers tout le recueil, telle une matrice amère et sombre. Associée parfois au sinistre motif de la peau parchemin. De cette mémoire enténébrée l'écorce est ce qui demeure, pellicule fragile qui remonte de la terre, des marais :

« pourquoi cette forêt

 pourquoi ces arbres ne sont-ils

 plus que des écorces flottantes

 en bois mort

 sur le silence ? »

L'écorce, pauvre et ultime recours sur lequel on peut écrire, ouvre l'espace signifiant d'une sténographie de l'extrême dénuement :

« comme Rose Ausländer

 j'ai compté les étoiles des mots -

elles étaient enveloppées d'écorces

et gisaient par terre

 dans le bois ».

Dans l'élan douloureux, généreux qui porte S. E. Saliceti, il y a place pour évoquer le « dernier poème » de Robert Desnos, pour la flamme noire de Paul Celan, pour « les étoiles des mots » de Rose Ausländer, pour la Sibérie de Varlam Chalamov et de Mandelstam. Et, comme à son habitude, elle s'échappe, aspirée par d'autres ombres, celle que Miguel Angel Asturias, l'écrivain guatémaltèque consacre dans Les Yeux des enterrés. La poète change d'espace-temps, s'ouvre à la réalité multiple du monde, exactement comme, devant les pierres à cerfs de Couteau de lumière, elle rapporte une légende des Indiens Wabanaki.

Portrait de l'écrivain en chercheur de traces

S. E. Saliceti est pareille au chercheur de traces, le protagoniste du roman éponyme d'Imre Kertész qui arpente un territoire étrange où ont eu lieu des crimes dont on ne peut parler – liés en réalité à la barbarie totalitaire. Elle interroge, enquête :

« qui donc a eu l'idée de crucifier l'étoile dans

 le sable ? »

La grande question est celle de l'écriture. Toutes les références susceptibles de fixer la mémoire écrite traversent le recueil, « écriteau », « texte-sépulture », « mots-linceuls », « les mots pour la lumière des morts ». « écrire par-dessus / l'insulte ». En ce lieu où « il y a ce mot interdit : homme » S. E.Saliceti veut dépasser « la plaie de la parole », elle veut dépasser ce qu'elle nomme « l'écroulement du langage ».

Les mots sont-ils ceux d'une proche des victimes ? La poète confie dans l'Avant-propos retrouver « son enfance enfouie » et « le chant d'une grand-mère allumant les bougies de shabbat ». Peut-être le legs, dans cet enfouissement, d'une mémoire meurtrie, comme l'ont élaborée Nicolas Abraham et Maria Torok dans un livre intitulé – étrange coïncidence – L'corce et le noyau ?

Pour reprendre le propos de Giorgio Agamben dans Ce qui reste d'Auschwitz : L'archive et le témoin, qui rappelle les trois mots latins pour dire témoin, S. E. Saliceti n'est ni témoin testis ni survivante superstes – elle n'a « l'âge d'avoir vu des fumées des crématoires que leurs cheminées refroidies », précise-t-elle. Elle est auctor, l'auteur qui fait surgir un monde dans son grain de voix, dans la vibration des images, la chair de ses mots, le choc de vers démembrés comme chez Celan :

 « ce que je vous relate est arrivé

 dans ma mémoire recomposée ».

L'écriture est dans cette tension. Il y a quelque chose qui participe de la revenance des morts dans ces fantômes à qui elle prête voix : « je me dis qu'ici les morts attendent. Un petit signe. N'importe lequel. Un caillou. Un bâton planté dans la terre, marqué d'un trait sommaire à l'opinel. » À saisir ces apparitions, à sentir l'appel des arbres, elle se tient du côté de la divination et de l'évocation des morts, au sens antique du mot :

« je sais le rituel de la parole

le rituel de l'étoile

le rituel de l'écorce

trois tours de ciel ».

Des vers similaires leur font écho dans Couteau de lumière. Révélateurs d'une attention à un sacré qui est de plain-pied avec les formes variées des spiritualités de par le vaste monde. La poésie de S. E. Saliceti naît et vit d'une saisie cosmique qui met en connivence universelle sa mémoire d'un monde anéanti. Avec quelle force bouleversante.

Marie-Hélène Prouteau

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