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Marie-Hélène Prouteau : La représentation du temps dans L'Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar.

Cette étude légèrement revue a été d'abord publiée dans la revue de la Société Internationale d'Études Yourcenariennes (Youcenariana), n° 15, septembre 1995.

Sur ce site, voir une autre étude de Marie-Hélène Prouteau : Les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar, l'invention du sublime.

Texte mis en ligne le 31 octobre 2019.


La représentation du temps dans L'Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar

Dans la préface qu'elle consacre à Vagues de Virginia Woolf traduit par ses soins en 1937, Marguerite Yourcenar évoque « le problème de la personne et du temps [qui] a préoccupé tous les grands écrivains d'après-guerre ». Elle poursuit par une analyse des conceptions du temps de quelques écrivains : chez Virginia Woolf, elle trouve un « Temps-atmosphère », chez Proust, un « Temps-Espace » et un « Temps-Événement ».

Il nous semble que L'Œuvre au noir paru en 1968 peut être lu comme un roman centré sur le problème de la personne et du temps, pour reprendre ses propres termes, et que Zénon, le protagoniste, peut être vu comme un humaniste habité par un questionnement sur le temps. Nous nous attacherons donc aux représentations du temps dans cette œuvre, en laissant de côté la durée et la chronologie du récit, de même que sa dimension de roman historique.

Toute œuvre d'art s'inscrit dans un certain contexte philosophique et culturel mais cela ne saurait signifier qu'elle se réduise à ce flux intellectuel : elle le dépasse largement. Ainsi les précautions de méthode exposées par Marguerite Yourcenar dans une lettre à Olga Peters sont à retenir si l'on veut cerner certaines des influences qui ont pu nourrir son œuvre : « Vous dirais-je même que le fait de pouvoir isoler et suivre chez un écrivain une influence prédominante, surtout celle d'une philosophie ou d'une psychologie en vogue, me paraît immédiatement réduire la valeur de celui-ci, et le mettre au rang du disciple, du propagandiste ou du vulgarisateur[1] ? »

Les deux esquisses qui allaient donner L'Œuvre au noir, Remous (1921) et La Mort conduit l'attelage (1934) remontent à la jeunesse de l'écrivain et à un climat intellectuel marqué par la contestation du positivisme tout-puissant de la fin du XIXe siècle. La publication de Matière et Mémoire de Bergson (1896) et son enseignement au Collège de France jusqu'en 1921, les discussions autour des thèses d'Einstein (1905-1912) constituent les voies nouvelles de ce renouveau. Et l'année 1934 voit ainsi paraître conjointement La Mort conduit l'attelage et La Pensée et le mouvant de Bergson.

Il n'est pas douteux que la méditation sur le temps chez Marguerite Yourcenar s'imprègne d'influences diffuses et variées qui vont des penseurs présocratiques aux grands occultistes de la Renaissance, à Montaigne et à la philosophie orientale. Proust et Bergson n'ont pas manqué d'influencer sa vision singulière. Le rapport de Marguerite Yourcenar à Proust est problématique mais toute œuvre d'art se construit dans un rapport d'opposition et d'altérité. C'est ce que souligne Marguerite Yourcenar à propos de l'auteur de la Recherche du temps perdu : « Il m'importe peu que ses méthodes et ses choix diffèrent des miens : au contraire, j'y vois une chance de m'instruire et de m'enrichir de ce qui m'est étranger.[2] » Nul doute que Proust représente pour elle le « contemporain capital », lu et relu inlassablement. En faisant ressortir, dans la préface de Vagues, la notion d'un « Temps-Événement » et d'un « Temps-Espace », elle met l'accent sur les décalages entre sa vision et celle de Proust. Le temps proustien renvoie, dit-elle dans Les Yeux ouverts, à l'idée du « passage et du changement produit dans les personnalités humaines ». C'est que la loi du temps proustien est fondamentalement altération et disparition. Rien ne dure, rien ne tient, tout est soumis au changement. L'être ne peut être saisi : qui est la véritable Albertine, celle de Balbec, la prisonnière, la fugitive ? Autrui nous échappe et ne nous apparaît que de façon partielle, fragmentaire, enfermé dans son monde, monde de Combray, monde de Swann, monde des Guermantes. Dans l'univers de Proust, le temps est paré d'un pouvoir sombre et destructeur qui corrode l'être en un mouvement de dissolution symbolisé par la matinée Guermantes. Ce saisissant défilé de momies est l'épisode décisif où se déploie ce que Marguerite Yourcenar appelle le « Temps-Événement ». Événement, avènement, il donne sens, après coup, à certains moments de la vie. Et il dresse, en face de l'archétype sombre et mortel qu'est le temps, l'instance sublimante de l'art. Événement aussi car ce « coup de théâtre » selon l'expression de Proust relance l'enjeu existentiel du temps dans Le Temps retrouvé : la mort étant proche, lisible dans la dégradation des corps des personnages réunis dans cette matinée, il n'y a plus de temps à perdre pour le protagoniste, l'écriture seule peut le sauver.

Ce qui fait la singularité de la réflexion proustienne sur le temps, c'est la perspective qui la nourrit. Le flux de la vie n'avance pas vers quelque palpitation d'avenir. La vie est finie : « Il y a bien longtemps que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : Va avec le petit. ». Ainsi, ce point de vue inaugural de Du côté de chez Swann éclaire la perspective temporelle de toute la Recherche du temps perdu. Dès lors, l'apprentissage du narrateur, de l'enfance à la maturité, s'inscrit dans la profondeur du temps, rendue visible par la traversée de divers espaces. Mais ce ne sera jamais le mouvement de la vie en train de se vivre. C'est le chant de la vie vécue. En cela, La Recherche du temps perdu est « résurrection », L'Œuvre au noir en aucun cas et Zénon connaît toujours un devenir, c'est-à-dire un choix de possibles. Marguerite Yourcenar évoque justement cette ouverture dans Les Yeux ouverts à propos de Zénon : « Il pourrait trahir sa pensée ; jusqu'au dernier moment il pourrait appeler un gardien de prison accepter de faire publiquement son autocritique. Il pourrait aussi accepter d'être brûlé vif […] Je n'ai pas choisi pour lui, il fallait le laisser choisir jusqu'au bout. » De ce point de vue, Marguerite Yourcenar s'inscrit dans l'héritage philosophique de l'humanisme et de la liberté. À ses yeux, ce n'est pas le temps qui est problématique, c'est l'action des hommes : « Les hommes tueront l'homme », confie Zénon au chanoine Campanus.

Virtualités

Il y a, chez Marguerite Yourcenar la conviction que le temps, ce n'est pas la mort — comme chez Proust — mais la vie. L'expérience de Zénon est analysée par la romancière de façon éminemment dialectique : d'un côté, le roman le présente comme vivant « parmi les cercles infernaux d'ignorance, de sauvagerie, de rivalités imbéciles ». De l'autre, la fin de Zénon n'est pas synonyme d'écrasement, de reniement du personnage. L'être conserve toute son intégrité morale et spirituelle : « il passe ensuite toute sa vie à acquérir la liberté qu'il croyait posséder à vingt ans », dit de lui Marguerite Yourcenar dans Les Yeux ouverts. Cet éclairage traverse incontestablement le chapitre « La fin de Zénon ». Admirable moment de transmutation où la mort est présentée comme un acte de vie, où se déploie le motif de la décision et de la liberté, illustré par le point d'orgue poétique final de la « rumeur de la vie » qui malgré tout continue à palpiter.

La lucidité de Marguerite Yourcenar sur la finitude humaine n'empêche donc pas chez elle la conviction que le devenir reste toujours ouvert, non déterminé. Dans le roman, le jeu sur les dates 1491-1941 projette un « futur pur », sans considération désenchantée malgré le tragique des époques évoquées : « Il tentait d'imaginer cette année [1941] sans rapport avec sa propre existence, et dont on ne savait qu'une chose, c'est qu'elle serait. » Cette anagramme fait pendant à l'anamorphose qui se joue dans l'œil de Zénon reflété et agrandi par la loupe (chapitre « L'abîme »). Jeux sur le virtuel et le mouvant toujours significatifs chez Marguerite Yourcenar.

Pour Zénon qui énonce les conceptions de Marguerite Yourcenar, le temps est synonyme de virtualités, donc de liberté possible. « L'avenir est gros de plus d'occurrences qu'il n'en peut mettre au monde », dit Zénon. Et, même à l'approche de sa mort, il conserve cette conviction que rien n'est joué, que tout dépend de l'homme : « L'avenir si court et pour lui si fatal en acquérait malgré tout un élément d'incertitude qui était la vie même. »

Il existe aussi une manifestation étonnante de cette vitalité du temps dans L'Œuvre au noir, c'est la connexion des époques qui se joue entre le XVIe siècle du roman, le XIXe de l'oncle Octave et le XXe siècle de la petite Marguerite dans son œuvre autobiographique. Tout se passe comme si la formidable expansion du temps de L'Œuvre au noir débordait dans Souvenirs pieux. L'une des figures du temps chez Marguerite Yourcenar, c'est précisément le relai qui se passe entre des foules d'hommes sur ce fond absolu qu'est le temps. Ainsi, sur ce substrat qu'est le temps, des continuités s'établissent entre les êtres ; des fils se tissent le plus souvent au hasard, des existences se prolongent : « Un lien existait : les services qu'on n'avait pas rendus à l'un, on les avait rendus à l'autre : on n'avait pas secouru Don Blas, mais on avait porté secours à Gênes à Joseph Ha-Cohen. […] Rien ne finissait : les maîtres ou les confrères dont il avait reçu une idée ou grâce à qui il s'en était formé une autre, contraire, poursuivant sourdement leur inacommodable controverse. »

Expérience de communion où Zénon « sentait passer à travers lui […] le flot des milliers d'êtres qui s'étaient déjà tenus sur ce point de la sphère ». Sentiment d'être relié par toutes ces existences à l'universelle condition. « Unus ego et multi in me », dit Zénon. Cette perspective temporelle nourrit en contrepoint une leçon d'humilité : que sont ces cinquante-huit années d'existence au regard du temps infini ? Une leçon de relativité en même temps : « Il importait peu qu'un homme de cet âge vécût ou mourût. » L'être se voit dépassé par d'autres êtres, voilà qui tente de contrebalancer la folie de l'époque tragique où vit Zénon.

Le temps-flux

Cette positivité du temps, durée créatrice, n'est pas sans rappeler les thèses du philosophe Henri Bergson que Marguerite Yourcenar évoque dans une conférence sur Proust à Sarah Lawrence College en 1950 (lettre à Olga Peters, déjà citée). Elle fait aussi référence à la durée bergsonienne dans la préface de Vagues citée. Pour autant, les considérations de Zénon ne sont pas plus réductibles aux thèses bergsoniennes qu'aux références alchimiques ou bien à la spiritualité tantrique qui traversent également la méditation du personnage.

On connaît la distinction de Bergson entre le temps abstrait mesuré par les horloges et la durée vécue, « donnée immédiate » saisie dans « le mouvant » indivisible de toute vie. La durée est un continuum où le présent s'enrichit du passé, où l'avenir est riche de notre présent actuel. En réalité, le présent et le passé ne renvoient pas à deux moments successifs, ils sont deux éléments qui coexistent : « Il n'y a pas de conscience sans mémoire, pas de continuation d'un état sans l'addition, au sentiment présent, du souvenir des moments passés. En cela consiste la durée. La durée intérieure est la vie continue d'une mémoire qui prolonge le passé dans le présent, soit que le présent renferme directement l'image sans cesse grandissante du passé, soit plutôt qu'il témoigne, par un continuel changement de qualité, de la charge toujours plus lourde qu'on traîne derrière soi à mesure qu'on vieillit davantage. Sans cette survivance du passé dans le présent, il n'y a pas de durée, mais seulement de l'instantanéité[3]. »

L'idée qu'il existe une sorte de passé pur qui survit en soi, la conception bergsonienne de la durée comme multiplicité de flux ont pu vraisemblablement susciter un intérêt chez Marguerite Yourcenar – tout comme les discussions autour des thèses de la relativité d'Einstein selon lesquelles il existe une pluralité des temps à vitesse d'écoulement différent.

Pourtant, ce qui fait la singularité souveraine du temps dans L'Œuvre au noir, c'est ce flux vital qui agrège plusieurs tempos. Le temps ne passe pas de la même façon dans la riche maison des banquiers Függer où il est rythmé par l'accumulation capitalistique, et sur « le grand chemin » de l'errance où il semble s'adapter au pas lent des voyageurs. À deux jours de route de Cambrai, l'irruption de l'histoire universelle – la visite de la Régente après la paix de Cambrai en 1529 – ne semble pas avoir plus d'incidence que le bris des métiers à tisser mécaniques évoqué au début du roman.

L'éclairage décisif de ces temporalités variées est donné par le temps géologique immémorial de la mer du Nord, les éléments de la nature se présentant comme une immense mémoire. À trois reprises dans le roman revient cette référence à la mémoire originelle, point nodal de la conception yourcenarienne du temps, puisqu'on la retrouve, presque mot pour mot, dans Archives du Nord[4] (chapitre « La nuit des temps ») et dans En Pèlerin et en étranger[5]. Conception en quelque sorte théorisée dans Denier du rêve[6] où le temps est représenté en Janus, le temps humain, le temps végétal.

On peut considérer que les chapitres, « L'abîme » et « La promenade sur la dune », sont deux moments où Zénon fait l'expérience de l'essence du temps selon des modalités différentes. Dans « L'abîme », la méthode de libération des idées reçues et des cadres de pensée affecte, bien sûr, la catégorie du temps. Dans cette expérience-limite qui oscille entre dérives hypnagogiques, souvenirs, associations automatiques comme l'écriture surréaliste, se trouve dissoute la perspective habituelle qui part du présent pour remonter au passé. Si l'on se place au contraire dans la perspective du passé, les distances temporelles s'abolissent : l'avortement qu'il a pratiqué à Pont-Saint-Esprit, la mort d'Aleï, le séjour chez la dame de Fröso, le meurtre de Perrotin viennent s'agréger à la surface du temps. Le passé existe indépendamment de nous : « Le souvenir n'était qu'un regard posé de temps en temps sur des êtres devenus intérieurs, mais qui ne dépendaient pas de la mémoire pour continuer d'exister. » Le temps peut être alors saisi en soi, comme écoulement : « Le temps, qu'il avait imaginé devoir peser entre ses mains comme un lingot de plomb, fuyait et se subdivisait comme les grains du mercure. Les heures, les jours et les mois, avaient cessé de s'accorder aux signes des horloges […] les distances s'abolissaient comme les jours. »

Cette saisie de l'essence du temps débouche sur l'intemporel, sur le sentiment de l'éternité : « Le temps et l'éternité n'étaient qu'une même chose. » Est-ce là loi du rêve qui réalise l'identité des contraires ? Peut-être, mais cela anticipe surtout le thème de « Zénon in aeternum » de la troisième partie où se dresse la figure accomplie de l'être parvenu au terme de sa libération.

Dans la « Promenade sur la dune », l'expérience du temps ne déborde pas cette fois les limites de la conscience : c'est la contemplation par Zénon d'un fossile pris dans l'épaisseur de l'ambre qui fait toucher du doigt le caractère impérissable du temps biologique. Ainsi l'essence du temps a été saisie dans une expérience existentielle, qu'il s'agisse de la coulée du temps humain reliant des multitudes d'existences ou qu'il s'agisse du temps géologique cristallisé.

Zénon, « l'homme qui aimait les pierres », pourrait-on dire en reprenant le titre de l'essai que Marguerite Yourcenar a consacré à Roger Caillois. Cette attention de Zénon au monde du végétal et du vivant imprime au roman une perspective temporelle tout à fait singulière, auréolée de profondeur poétique.

À l'opposé de la figure mythique du temps synonyme de fugacité et de mort, le temps a ici la grandeur majestueuse de la coulée originelle dans laquelle viennent se fondre les durées variées vécues par chaque être dans la chronique familiale.

Cette perspective sur le temps et sur la vie, c'est aussi celle que Marguerite Yourcenar avoue avoir adoptée après la seconde guerre mondiale, époque dont elle souligne à plusieurs la similitude avec le XVIe siècle. Face au désordre et à la division irrémédiable du monde, elle évoque dans ce même essai consacré à Roger Caillois « une reconversion », « une révolution copernicienne » et poursuit : « c'est aussi le moment où je commençais à fréquenter […] le monde non humain ou pré-humain des bêtes des bois et des eaux, de la mer non polluée et des forêts non encore jetées bas ou défoliées par nous. En d'autres termes, que je prêtais à l'empereur Hadrien lui-même, mon allégeance commençait à passer du nageur à la vague.[7] » Pour Zénon comme pour Marguerite Yourcenar, l'échelle du temps cosmique a le mérite de relativiser « l'anecdote humaine », tout en laissant ouvertes toutes les virtualités du devenir.

Dans L'Œuvre au noir, la foi en un devenir moins négatif n'est guère concevable, elle ne peut qu'effleurer symboliquement à travers la bouture d'un plant de tomate rapportée à Zénon du Nouveau Monde. Image de fragilité et de précarité, bien précieux, exigeant du temps pour venir à terme, il est la métaphore du lien entre le nouveau et l'ancien.

Marie-Hélène Prouteau



[1]  Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar, Paris, Gallimard, 1990, p. 198-9.

[2] Les Yeux ouverts, Livre de poche, p. 235.

[3] Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1934, p. 201.

[4] Paris, Gallimard, Folio, 1983

[5] Paris, Gallimard, 1989.

[6] Paris, Gallimard, 1971.

[7] En pèlerin et en étranger, Gallimard, 1989, p 193.

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