Pierre Campion Février 2000. Intervention à l'IUFM de Rennes pour un stage de formation de professeurs de Philosophie et de Lettres. Une demi-journée sur quatre, les trois autres étant assurées par Jean Greisch. Bibliographie : Gérard Dessons, « Paul Ricur, l'amour du texte », dans Europe, Littérature et Philosophie, numéro 849-850, janvier-février 2000. J'ai eu connaissance de cet article après le travail ci-dessous.
Ce texte a été repris sous une forme plus élaborée dans le volume des actes d'une journée d'étude tenue à l'Université de Rennes 2 en décembre 2001, sous le titre Proust et les images. Peinture, photographie, cinéma, vidéo, Presses Universitaires de Rennes, 2003. PAUL RICUR : TEMPS ET RÉCITSOMMAIRE
Tout dabord merci aux organisateurs de ce stage, pour cette idée de réunir des professeurs de Philosophie et de Lettres. Lintention de mon intervention se place donc justement sous le signe de la rencontre entre nos deux disciplines, et dans la pensée d'une troisième, qui est absente, celle de l'Histoire. Je m'efforcerai donc de traiter le volume II de Temps et récit dans la perspective d'un « littéraire », évoquant, pour des « littéraires » et philosophes réunis, la pensée d'un philosophe en ce qui concerne un objet privilégié de la littérature, le récit. Dautre part, si je me borne effectivement à ce travail, je ne peux exclure complètement du champ de la réflexion sur le volume II les considérations sur le dessein densemble de Ricur et notamment certaines remarques sur larticulation du récit historique et du récit de fiction qui figurent dans le volume III. Enfin, je voudrais souligner les difficultés particulières de la pensée de Ricur pour tous, je suppose : érudition extraordinaire, abstraction, rigueur et concentration, cohérence et progressivité, caractère imagé. Lordre sera le suivant : 1 - Une première analyse, descriptive, portant principalement sur les trois premiers chapitres, conçus comme lapproche de létude des trois uvres : Mrs Dalloway de Virginia Woolf, Der Zauberberg de Thomas Mann, À la recherche du temps perdu de Proust. 2 - Le travail de Ricur sur ces trois uvres, et notamment sur la Recherche, avec des prolongements nécessaires vers le volume III. 3 - Le sens de cette approche, dans larchitecture densemble de louvrage. 4 - Un développement sur la nature stratégique de la pensée de Ricur dans ce volume. 5 - Conclusion : une brève réflexion énonçant ce quon pourrait appeler un postulat de « littéraire ». NB : En annexe, je joins la note que javais préparée sur le texte de Ricur (1992) intitulé Une reprise de « La Poétique » dAristote.
I - Analyse descriptive : l'ordre du volume II, La Configuration dans le récit de fiction Quatre chapitres, annoncés, situés et qualifiés par un bref avant-propos et un préambule, achevés par des « Conclusions » qui font « bilan ». Sur les Conclusions, je reviendrai plus tard. LAvant-propos justifie le titre du volume II et lui assigne sa place dans « lunique ouvrage » en quatre parties quest Temps et récit, celle den former la troisième partie : « Le cercle entre récit et temporalité » (vol. I) : position du problème (les apories de lexpérience du temps), position des deux grandes références (Augustin et Aristote), définition et articulation des trois mimèsis ; « Lhistoire et le récit » (vol. I) : la configuration du temps dans le récit historique ; « La configuration du temps dans le récit de fiction » (vol. II) ; « Le temps raconté » (vol. III). Ainsi le volume II qui nous occupe se joint-il à une partie du volume I pour former létape des configurations, avant que le volume III examine le thème de la refiguration et les refigurations (philosophie et poétique). Le préambule de ce volume II annonce son ordre en 4 chapitres remplissant 4 fonctions, à savoir : « Élargir la notion de mise en intrigue » « Approfondir la notion de mise en intrigue » « Enrichir la notion de mise en intrigue » « Ouvrir sur le dehors la notion de mise en intrigue » Tout le dispositif roule donc sur « la mise en intrigue », cest-à-dire sur le travail mimétique de la poièsis. Développons rapidement ce dessein, tel quil se réalise dans les trois premiers chapitres. 1 - « Élargir la notion de mise en intrigue » On est ici devant un fait, dans lhistoire du récit : sa diversification et même, à lère contemporaine, sa disparition. Tout le travail de Ricur, mené dans une discussion avec le critique anglais Frye, consiste ici à montrer que lintrigue ne sefface pas, que lavènement du roman comme forme sans forme et « la fin de lart de raconter » ne signifient pas la fin de la mise en intrigue. Car, dune part, si lon ne réduit pas lintrigue au simple fil de lhistoire, lhistoire littéraire manifeste plutôt « un surcroît de raffinement dans la composition, donc linvention dintrigues toujours plus complexes et, en ce sens, toujours plus éloignées du réel et de la vie » (25). Et, dautre part, léclatement même du récit chez nos contemporains signifie de nouvelles formes de clôture des uvres, celles qui conviennent à des uvres essentiellement problématiques : jeux ironiques avec les attentes du lecteur, mises en évidence de la crise du sens dans des uvres critiques, dialectique de larbitraire et de la nécessité au sein des fictions Bref, de manière significative, et par un de ces postulats (un de ces passages en force ?) dont Ricur a le secret[1] : Peut-être faut-il, malgré tout, faire confiance à la demande de concordance qui structure aujourdhui encore lattente des lecteurs et croire que de nouvelles formes narratives, que nous ne savons pas encore nommer, sont déjà en train de naître, qui attesteront que la fonction narrative peut se métamorphoser, mais non pas mourir. (48) 2 - « Approfondir la notion de mise en intrigue » Ici la confrontation se fait avec Propp, Bremond et Greimas, dans le but de montrer que lintelligence narrative [du temps] ne saurait se réduire à « la rationalité revendiquée par la sémiotique narrative ». Lenjeu, clairement, consiste à recourir à ces perspectives pour établir lexistence de structures des fictions (entendons de configurations narratives) mais à démontrer quelles sont insuffisantes, en tant quelles absolutisent ces structures (entendons quelles les coupent de toute refiguration). Autrement dit, de même que les théories positivistes de la linguistique ne sauraient épuiser les fonctions relationnelles du langage, de même lintelligence sémiotique des récits ne peuvent épuiser leur signification humaine pratique. 3 - « Enrichir la notion de mise en intrigue » : les jeux avec le temps Ici on va encore plus avant dans la considération du récit de fiction. Ricur interroge successivement : - les grammaires des temps du verbe dans le récit que proposent Benveniste, Hamburger, Weinrich, en tant que ces linguistes distinguent des niveaux de passé, des aspects des temps, des jeux ainsi rendus possibles au sein des énoncés qui impliquent le temps ; - la distinction entre temps du récit et temps raconté que proposent Gunther Müller et Genette ; - la distinction entre énoncé et énonciation (toujours Genette) ; - les notions de point de vue et de voix narrative (divers, dont Ouspenski et Bakhtine). Lenjeu ressemble au précédent. Mais il sagit cette fois de creuser au sein de la rhétorique du discours narratif (ou si lon veut de la poétique du récit) une opposition propre à fonder des actes du récit adressés aux opérations de lecture que Ricur appellera refigurations. Là encore, le recours sadresse à toutes les sortes de formalismes aptes à décrire les configurations du narratif, pourvu quon les entende comme des opérations effectuées sur lexpérience réelle du temps réel et non comme des traits isolables objectivement. Conclusion : deux observations sur cette approche des uvres Le parcours entre les disciplines On part de lhistoire littéraire, on passe par les disciplines de la linguistique, de la sémiologie, de la narratologie. On approche donc de plus en plus les réalités de la narration, le nom et la pensée de Genette jouant un rôle particulier et crucial. Cest le travail dune poétique moderne référant elle-même à Aristote, fondée sur les sciences du langage et la sémiologie. Cest le passage vers Proust. Léquilibre entre deux exigences À chaque fois, mais avançant vers une approbation plus grande, Ricur recourt à telle discipline, identifiée sous les noms de tel et tel auteur, et la critique. De manière constante et significative, il demande un point de vue et une méthode, qui est celui dune histoire des formes narratives, dune technique danalyse des phénomènes narratifs, dune typologie de ces phénomènes, dune rhétorique, dune poétique Et, dautre part, il récuse la dimension de ces recours comme trop restreints et comme évacuant en général « lexpérience narrative du temps ». Exemples éventuellement à citer : le travail sur Greimas[2], celui sur Stanzel (une discussion, 137-138 : sa typologie est intéressante, mais elle reste abstraite, elle ne se situe pas dans la perspective des lecteurs de fictions), et celui sur Ouspenski (une interprétation, 143).
II - Le travail sur les trois uvres, et notamment sur celle de Proust Moment important pour notre propos ici, moment principal même, où l'on va voir Ricur analyser trois récits : Mrs Dalloway de Virginia Woolf, Der Zauberberg de Thomas Mann, À la recherche du temps perdu de Proust. Il sagit donc suivant la formule du préambule d« ouvrir sur le dehors la notion de mise en intrigue ». Mais bien sûr, sur un dehors particulier, celui des uvres de fiction et, par lui, par elles, sur le dehors de lexpérience du temps réel, préfigurations et refigurations. 1 - Les notions de ce travailDeux notions fondamentales, celle de « monde du texte » et celle d« expérience fictive du temps » Ces deux notions figurent dès le préambule (14-15). Elles sont annoncées et élaborées avant létude des trois uvres (150), notamment dans le chapitre 3 des jeux avec le temps. Elles expriment ce quon pourrait appeler les paradoxes de Ricur. Un monde comme le monde réel, cest-à-dire fictif, à limitation du monde réel. Cette déclaration suppose lautonomie de luvre, et notamment la distinction entre lauteur et le narrateur (si importante dans létude sur Proust et clairement affirmée pour Woolf, 152 et pour Mann, 170) et lintégration dans luvre de toute pensée sur elle-même, sous le nom de « point de vue ». - fonde évidemment les analyses structurales, tout en permettant déchapper à la clôture quimposerait « la raison sémiologique ». Car luvre est un monde, non un système. - fonde aussi lidée dune création, dune nouveauté radicale (112) : les uvres offrent aux humains une expérience nouvelle du temps, une intelligence narrative inédite. Ce qui nest pas sans rapport avec la qualité suivante - institue dans luvre une capacité dynamique de « retentissement » à légard du lecteur. En effet, celle-ci « projette » devant elle « la pro-position dun monde susceptible dêtre habité » (150-151). Elle exerce donc une action sur son lecteur. En un mot, elle lui ouvre la possibilité de refigurations, et même elle ly oblige[3]. Ou encore, selon le titre même du chapitre 4, « lexpérience temporelle fictive ». (151) Sa définition, dans la conclusion (233) : « Par expérience fictive, nous avons entendu une manière virtuelle dhabiter le monde que projette luvre littéraire en vertu de son pouvoir dauto-transcendance. » Son importance : « [ ] la notion dexpérience fictive du temps, vers laquelle nous faisons converger toutes nos analyses de la configuration du temps par le récit de fiction [ ] » (131) Il faut bien se représenter le caractère paradoxal et, aux yeux de Ricur activement aporétique, dune telle expression. Se rencontrent ici quatre traits, plus ou moins explicites : 1 - laffirmation dune réalité extérieure du temps, réalité rigoureusement « insignifiante » au sens littéral, à peine dénommable par le mot du temps et probablement le fait de la réalité elle-même, extérieure, irréductible, inhumaine[4] ; 2 - la capacité humaine de vivre, penser, habiter humainement cette réalité même : il nest de « temps humain » que fictif, cest-à-dire configuré par lactivité mimétique ; 3 - la nature dialectique, de quelque côté quon la considère, de la mise en uvre de cette capacité : unissant et conditionnant mutuellement la nature nécessairement fictionnelle de ces opérations poétiques et le caractère dexpérience de ces opérations, dès leur élaboration minimale (les préfigurations) et jusquà la réappropriation, ouverte à tous, des configurations les plus élaborées à travers les refigurations. 4 - enfin justement la nature absolument innovatrice de ces expériences (151-152), cest-à-dire lapport quelles produisent à légard des expériences des préfigurations. Chaque monde duvre enrichit, de manière fictive, par « variations imaginatives » lexpérience humaine imaginaire du temps (au passage : thème proustien de mondes que, sans telle uvre dart, nous naurions pas connus)[5]. Cette notion capitale des « variations imaginatives » comme expériences-limites du temps se verra reprise et développée au vol. III (184 ), à travers lopposition du monde de la fiction et du monde de lhistoire et après la mise en évidence du traitement du problème du temps par la phénoménologie : leurs libres connexions à la réalité de lexpérience vécue du temps, la singularité de chacune et leur caractère non totalisable, leur irréductibilité aux descriptions phénoménologiques[6]. Celles de point de vue et de voix narrative (131 et suiv. et rappel de Mann, 170), décrites comme des traits de la configuration et qui trouveront leur développement dans celle de la lecture. Elles représentent le lieu (fictif) où se forme la voix (fictive également) qui sadresse au lecteur. Bien entendu, ces deux notions-images, évocatrices de lieux et des sujets parlants situés en ces lieux, sont capitales pour comprendre comment les configurations narratives peuvent et doivent même faire lobjet des refigurations, que traitera le vol. III. En effet, elles offrent à laction de lecture, au sein même de luvre et dans son dispositif narratif, les lieux et pôles didentification symbolique offerts à cette action symbolique. En conséquence, de toutes ces notions, on peut déduire le caractère de ce lecteur, dêtre lui-même impliqué dans le « monde de luvre » ou au moins au regard de lui. Cest cette implication que le vol. III examinera (III, II, 4 « Monde du texte et monde du lecteur », p. 228-263)[7]. Rapidement : - en situant le problème dans une perspective pragmatique : il sagit de conduire des actions qui, comme telles et sur le mode de la fiction, permettent de vivre humainement dans le temps. - en situant lanalyse dans la référence au récit de lhistoire : là où lhistoire envisage moins la réalité des faits passés que la « représentance[8] » de ces faits, la fiction est moins caractérisée par lirréalité de son objet que par une fonction dintelligence pratique (quoique fictive) du temps réel. - en distinguant une rhétorique de la fiction (stratégie de persuasion développée par lauteur, discussion avec Booth), une rhétorique de la lecture (stratégie en réponse développée par le lecteur, discussion avec Michel Charles), une phénoménologie et une herméneutique de la lecture (interprétation par compréhension et explication, sachevant dans une application : la discussion avec Jauss). Cette dernière perspective est essentielle : elle constitue la lecture en processus dinterprétation, car elle réalise les trois « subtilités » de la tradition herméneutique, celle de la compréhension, celle de l'explication et particulièrement celle de lapplication. Cf III, p. 229, note 1 et surtout p. 255. Venons-en aux uvres elles-mêmes. 2 - Entre le temps mortel et le temps monumental : Mrs Dalloway de Virginia WoolfJe passe ici assez rapidement. Létude de ce premier des trois textes (152-167) : - met en évidence une discordance entre « le temps mortel et le temps monumental », cest-à-dire entre lesprit de lEmpire britannique, sa facticité et sa temporalité dune part, et, dautre part, lexpérience du temps sous la menace et sous le signe de la mort. Cette discordance prend sa force et son effet dans le personnage de Mrs Dalloway. - propose une métaphore spatiale et même cosmologique de la mise en intrigue, lellipse dont il est question p. 153 (à ses foyers, Clara et Septimus). Jaurai à revenir sur cette figure récurrente de la pensée de Ricur. - met en évidence le thème organisateur de la voix narrative. 3 -Der Zauberberg de Thomas MannTravail plus long, plus complexe, sur un objet lui-même plus massif et plus complexe (p. 168-194). 1 - Voyons dabord la logique de létude sur luvre de Thomas Mann Lintention de Ricur Montrer comment La Montagne magique est une « fable sur le temps », un Zeitroman, cest-à-dire (suivant la définition générale de 151) un roman où « cest lexpérience du temps qui est lenjeu des transformations structurales ». La complexité de lintrigue Elle réunit trois éléments (172-173) : le roman du temps effacé, le roman de la maladie mortelle, le roman de la culture européenne. La question qui se pose Comment ces trois données sont elles incorporées dans cette fable sur le temps ? Cette question porte sur les techniques narratives. Le moyen de sa résolution 173 : « En incorporant ces trois grandeurs dans lexpérience singulière du personnage central, Hans Castorp », cela sous lesthétique et la forme narrative connues du Bildungsroman. Cette idée de léducation, outre le fait quelle rend compte de personnages comme Settembrini et Naphta, procure louverture sur un éducateur très spécial et tout à fait déterminant : le narrateur (175 & 188). La solution est donc bien de lordre des configurations narratives. Parcours dans le roman À partir de là, Ricur suit lévolution de Hans Castorp pour montrer comment il traverse les diverses modalités dune expérience du temps qui lamène aux abords de la guerre et comment tout cela conduit le lecteur à une perplexité sur le devenir futur du héros et sur la nature de la clôture de lexpérience du temps dans lévénement planétaire de cette guerre. 2 Voyons ensuite les notions et figures de lanalyse de Der Zauberberg Limage cosmologique à nouveau 172 : les constellations, et non lellipse cette fois. Le problème est celui de la construction de ces « constellations ». Le double parcours La nécessité pratique dune deuxième lecture et sa nécessité théorique : par exemple, selon Ricur, des effets dironie ne peuvent se produire que par une relecture, une fois quon a connu le destin final de Hans (177, 182). Entendons par là que la configuration narrative commande au dispositif de la voix, ou encore que la phrase sabolit dans le discours, ou encore que la narratologie simpose à la stylistique narrative. On retrouvera cette position et ce problème au niveau de létude sur Proust. Les deux niveaux de lironie Celle que le héros exerce à légard de sa propre expérience du temps et le redoublement de celle-ci dans la parole du narrateur à légard de son propre récit[9]. Chaque fois que Ricur évoque La Montagne magique et encore dans le vol. III, il insiste sur lironie comme un des traits distinctifs et prégnants de cette fiction. Les notations de voix 180 (bas), 181 (note), 167 (dans Woolf), « le ton assuré » de la question finale (192). Or cette dernière analyse est sans doute lune des plus développées, lune des plus propres à faire sentir quil y a des valeurs identifiables de la voix. Car les valeurs écrites de la voix reposent sur certaines marques grammaticales et stylistiques propres à instituer un régime temporel des voix narratives et donc une dynamique. Mais ce fait nest pas développé, travaillé, ni même noté dans Ricur. Ces notations ne vont jamais à une étude véritablement stylistique, cest-à-dire par exemple aux analyses de grammaire propres à déceler, de manière objective, le feuilleté des voix, telles quelles sont fictivement configurées dans lécriture. Jy reviendrai à propos de Proust. La préoccupation explicite à l'égard du lecteur 177. Cette voix est à écouter (170). Ainsi la voix est-elle le médiateur essentiel entre la configuration et les refigurations de la lecture. Elle appartient au monde de luvre, elle projette au dehors ce monde vers lécoute des lecteurs, elle appelle leurs identifications. Mais là encore il manque peut-être, et même sans doute, lobservation des phénomènes didentification que permet justement le creusement des distances ironiques au sein de la voix narrative. Ce dont, par exemple, un Flaubert (un Kafka ?) est un maître. Maintenant, venons-en à La Recherche du temps perdu.
4 - À la recherche du temps perdu : le temps traverséNotons dabord une expression brièvement entrevue, et qui nous importe (p. 197) : « [ ] notre recours à Proust pour illustrer la notion dexpérience fictive du temps[10] ». Je note cette expression, sans oublier que, par ailleurs et notamment dans le volume III, Ricur affirme avec force lirréductibilité des uvres de fiction à telle vision philosophique et particulièrement aux descriptions phénoménologiques de Husserl et Heidegger. Car ici il sagit ici de sa marche à lui, de ce que jappellerai plus loin sa stratégie, dans son enquête. Cette marche est autonome, elle ne se confond pas avec la philosophie, elle joue son propre jeu autour de laporie quelle propose et à laquelle elle confronte et la philosophie, et les uvres, et les rationalités diverses constituées par les disciplines. 1 - La marche du texte de Ricur Elle est analysable suivant ses quatre moments. Préambule Comme toujours dans ce livre de Ricur, la problématique est parfaitement définie. Et, comme souvent, elle se définit de manière « polémique » et dialectique, au sein de discussions[11]. Jy reviendrai. La question initiale (194) porte sur la légitimité de sa position, cest-à-dire sur la possibilité de considérer La Recherche comme une fable sur le temps. Ricur va soutenir la pertinence de sa démarche en développant une interprétation de luvre contre trois perspectives quil soppose. - Contre les tenants, anciens et désormais réfutés, de la thèse suivant laquelle La Recherche serait une autobiographie de Proust, Ricur se borne à réaffirmer le principe de la distinction quon a vue précédemment entre lauteur et la figure fictive du narrateur et à constater que la critique actuelle lui donne raison. Ce qui nexclut pas quil y revienne épisodiquement dans les analyses. - Contre Deleuze. Celui-ci privilégie lenjeu de la vérité, de la conquête de cette vérité à travers un apprentissage des signes que le narrateur recevrait au long de sa vie. Ricur annonce donc quil va prendre en compte un fait jugé capital de la composition de La Recherche à savoir « la longueur démesurée de lapprentissage des signes » à accorder avec « la soudaineté dune visitation tardivement racontée, qui qualifie rétrospectivement toute la quête comme temps perdu » (195). Et, de fait, cest la critique des signes selon Deleuze qui fournira le fil directeur de toute lanalyse. - Contre Anne Henry[12]. Celle-ci suppose que La Recherche porte sur un plan psychologique et narratif la philosophie de lart du Romantisme allemand, telle quelle aurait été reçue par Proust à travers Séailles, Darlu et Tarde. À cet égard, et pour mettre en évidence la méthode de Ricur, il nest pas mauvais de lire le passage des pp. 197-198. Ainsi, contre les deux dernières problématiques, mais de manière plus explicite contre celle de Deleuze, Ricur va chercher à déceler dans la configuration narrative de La Recherche la présence, originaire, dune « expérience fictive du temps ». La réponse se fait en trois temps, suivant le parcours dun lecteur qui, traversant luvre, arriverait à la soirée Guermantes et aux révélations de la fin (à lui adressées à travers la figure du narrateur), et qui alors, revenant sur lensemble de sa lecture, chercherait à penser ensemble ces deux temps de la composition de La Recherche.
Cest la marche supposée dune première lecture, au fil du livre. Cette partie répond donc à la question (200) : « Quels seraient les signes de la retrouvaille du temps pour qui ignorerait la conclusion de La Recherche[13] ? » Cette lecture va traverser toute La Recherche (en fait le Du côté de chez Swann, 209 : une seule phrase sur luvre intermédiaire), à lexclusion du Temps retrouvé, en notant les approches de la récollection du temps par le narrateur et ses héros comme Swann, comme des approches imparfaites et des échecs. L'idée fondamentale est donc celle-ci : le lecteur supposé entre dans un processus dramatique qui lui fait attendre, le laisse espérer une péripétie et un dénouement par lachèvement paradoxal (para ten doxan) dune expérience du temps. Cette analyse répond à la question annoncée (200) : « Par quels moyens narratifs précis la spéculation sur lart est-elle incorporée dans Le Temps retrouvé à lhistoire invisible dune vocation ? » Elle porte sur la soirée Guermantes et elle entend montrer que celle-ci articule de manière narrative une expérience de lextra temporel, une spéculation sur le temps, une spéculation sur luvre dart, et une décision, celle décrire (212-213). Or cette décision ne peut se prendre que sous laiguillon de la mort, que portent les spectres de la fête (la spéculation sur luvre dart ny suffirait pas) : cest la théâtralisation de la mort qui donne pour la première fois à lécriture un caractère concret durgence. Ainsi décrite, la réflexion du narrateur sur lart ne représente pas une dissertation sur lesthétique mais la péripétie narrative (le moment fictionnel) nécessaire pour le passage à la décision de renfermer le temps perdu dans une uvre durable. Ici, à mon avis, figure le plus fort de la réflexion de Ricur en tant quelle consiste à rattacher la mise en intrigue à des actions (à ce que Ricur appelle une perspective axiologique : de laction et des valeurs) et à tenir la décision comme un moment capital de ces actions. Cest la réponse à la question (200) : « Quel rapport le projet de luvre dart, issu de la découverte de la vocation décrivain, instaure-t-il entre le temps retrouvé et le temps perdu ? » Voir p. 217. Ricur revient donc à la méditation sur lart à travers laquelle il veut décrire les caractères de luvre à venir, quil veut et doit distinguer de celle que nous connaissons. Cest alors lenquête sur la notion de style, propre à penser en effet le caractère fictionnel de lexpérience temporelle proustienne comme réalisation de lextra temporel dans la temporalité objective dune uvre. Cette enquête met en évidence le sens unifiant de la métaphore, proclamé par Proust lui-même. Mais, chose étrange, cette uvre nexiste pas. Ce nest pas luvre que nous venons de lire (p. 217). Et ce style nest pas réalisé, ni analysé autrement que dans son « idée »[14]. Récapitulons les traits de lanalyse de Ricur sur Proust Lopposition centrale qui gouverne cette analyse se formule entre le récit de lapproche de la décision décrire et celui de cette décision. D'autre part, notons les notions opératoires, dont certaines sont essentielles dans les deux autres études a) La figure cosmologique de lellipse (p. 217) Elle confère aux uvres une dimension et une nature cosmiques (« le monde de luvre ») ; elle exalte la notion de configuration ; elle suppose une dynamique, empruntée aux lois de la nature des choses, telle que celle-ci fait lobjet des modèles humains (cosmologiques) de compréhension. On ne peut pas ici ne pas rappeler la figure elliptique, mise en évidence hier par J. Greisch, qui assigne Aristote et Augustin à chacun de ses foyers. b) Les voix narratives La notion de voix, comme on a vu pour La Montagne magique, offre la possibilité, intrinsèque à luvre, des refigurations. Comme telle, elle met en évidence le caractère dynamique du « monde de luvre ». c) Le thème de la décision Il substitue la perspective de la pragmatique à celle de lesthétique. d) Le thème du style Il permet de traiter le trait essentiel de la réalisation de luvre et de le définir comme limpression dune marque originale et structurante (notamment par la métaphore)[15]. e) Le thème des deux lectures Il était déjà apparu pour létude de La Montagne magique. Il saffirme fortement ici : 201-203. Ricur voudrait bien suivre lordre et le mouvement de lexpérience fictive de la lecture, quitte à créer une sorte de figure imaginaire et heuristique du lecteur. Mais il se heurte à des uvres très construites, très longues et très complexes (choisies comme telles ), pour lesquelles il doit supposer, dinstitution, une lecture et une relecture, lecture dont en fait il ne parle pas et relecture qui lui permet de travailler la configuration. Ou plutôt, et plus profondément, que luvre soit longue ou courte, ce thème exprime la difficulté dans laquelle Ricur se met lui-même en traitant dune part de la configuration (nécessairement sous langle de la totalité) et, dautre part, de la dynamique de la lecture (qui est un parcours linéaire et temporel dans luvre)[16]. Alors que, me semble-t-il, le couple antagoniste de la distentio animi et de leffort à la récollection du temps (le couple fondamental du livre de Ricur) pourrait (devrait ) sobserver à chaque moment de la lecture. Je vais men expliquer maintenant. Pour une critique de linterprétation de Ricur concernant ProustJe voudrais dabord souligner combien les perspectives de Ricur conviennent à La Recherche ou, inversement, combien lexemple de La Recherche est judicieusement choisi par Ricur : tellement la question du temps évidemment, mais aussi le souci de la structure de luvre, la question de la narration, la disjonction entre le narrateur et lauteur, les événements de la lecture, larticulation entre la spéculation et la fiction, tout cela non seulement est thématisé dans La Recherche mais informe la fiction elle-même, et de manière décisive. Lhommage nest pas de précaution, comme on va le voir. Cependant, je voudrais en somme déplacer le point dapplication de la description que Ricur fait de La Recherche et pour cela je proposerai une critique qui justement mette en doute cette nécessité heuristique des deux lectures dans La Recherche. Jentends par là que, globalement et à tout moment, la lecture de luvre est informée (aux deux sens du mot) implicitement et par un certain moyen de poétique narrative quon verra de la totalité de lexpérience narrative du temps. Ou encore : le mouvement qui conduit, à travers les expériences erronées et fautives du temps, vers la visitation finale, est lui parfaitement dominé et conduit[17]. Je minscris donc en contradiction avec la phrase de Ricur, au vol. III, p. 190 : « En deçà du point de conjonction entre la Quête et lIllumination, entre lApprentissage et la Visitation, La Recherche ne sait où elle va. » Ou enfin : nous avons en mains luvre évoquée par le narrateur à la fin de La Recherche, mais nous lavons sous une forme délibérément dérobée. 1 - Le soupçon à la lecture de Ricur Ce « soupçon » vient de certains détails factuels, dimprécisions ou doublis ou même de certaines erreurs à légard du texte de Proust. Ainsi le rôle de lépisode de la madeleine (203 & 209), certains traits de la réflexion sur Un amour de Swann (206), une thèse sur lindistinction de la voix du narrateur (201) surprennent-ils. Manque aussi, dans lanalyse de Ricur, la mise en évidence chez Proust de la thématisation de la lecture et de lintégration de cette thématisation dans la fiction[18]. Or celle-ci est représentée, dans la fiction même, par les lectures dans le jardin, dans lesquelles le jeune narrateur littéralement sabsorbe, sabolit et abolit le temps convenu des heures, comme si la lecture de La Recherche trouvait son mode demploi dans la fiction[19]. Jajoute que, inversement, dans le texte de 1905 (Préface de Sésame et les lys de Ruskin), republié en 1919 dans Pastiches et Mélanges, lessai sur la lecture se fictionnalise déjà. Or maintenant on reconnaît généralement limportance de ce texte dans la genèse de la fiction. 2 - La structure de Du côté de chez Swann « Lisons dabord » en lui-même le volume Du côté de chez Swann, justement parce que cest le premier volume[20]. a) Le sujet absolu chez Proust Conscience unique et absorbante de toute réalité extérieure en ses propres catégories et oppositions (Méséglise et Guermantes, Combray et Paris, Swann et moi ) ; conscience fondée en un corps lui-même absolutisé, fondement et source de la voix narrative ; conscience et corps ayant leurs aventures propres, dont celle de la madeleine. b) Le moment et la fonction de la madeleine Événement de lépoque des remémorations nocturnes (mais non elle-même remémoration nocturne), elle résout un problème de la conscience du sujet absolu par le moyen de la réunification de son corps, un problème quil avait avec lui-même et avec Maman. c) Les dérives temporelles La semaine (le samedi !) ; la « grande année » (de Pâques aux tempêtes de février) ; lâge. Ce sont bien des structures mimétiques du temps vécu, mais non dramatiques. Deux dentre elles appartiennent même directement à lexpérience symbolique du temps. Et on pourrait sétonner que Ricur ny revienne pas explicitement quand il évoque, dans le vol. III (196-198), la frontière de la fable et du mythe et notamment la « remythisation » du temps dans Proust. d) La mise en abîme dUn amour de Swann Parce que Swann est la métaphore et le double mimétique inversé du « Je » et quil tombe sous la coupe du temps par la faute de linstrumentalisation de lart quil produit sous lemprise de la passion, le récit de son amour relève de ce qui est exactement linverse de lesthétique de La Recherche, à savoir la dramatisation. e) Le morceau de Martinville Seul morceau écrit de La Recherche, et qui raconte, cette fois et une fois, le fait même décrire, il témoigne que lécriture est possible. Mais son statut indique, en abîme et en opposition, dune tout autre manière quUn amour de Swann, que lécriture de La Recherche est un fait dérobé. Elle na pas le statut du poème en prose (ou de la prose poétique), car, comme on va le voir, elle na même pas du tout le statut décriture. 3 - La souveraineté de la voix narrative Maintenant, considérons le style, tel quil marque pour ainsi dire chaque phrase, dès le début. Ricur ne veut pas voir que la voix fictive est posée demblée, tout entière, quelle sort elle-même toute formée du lieu absolu du sujet absolu et comme attachée à son corps fictif, quelle raconte à la fois les événements, choses et personnes du sujet et le mouvement « historique » de son apparition. Cest là que se situe réellement ce « temps incorporé » (expression de Proust) que Ricur évoque (223). Certes la fameuse phrase dincipit « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » trouvera son écho à la fin du Temps retrouvé (« Moi, cétait autre chose que javais à écrire [ ]. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. », IV, 620). Mais elle disait déjà, selon lanalyse grammaticale simple que tout « lecteur compétent » pratique : Maintenant je ne me couche plus de bonne heure, maintenant je ne suis plus dans le temps de la remémoration de ces nuits-là, maintenant il se passe quelque chose, que vous devez découvrir, mais qui est là intégralement présent. Ce quelque chose, qui doit « intriguer » le lecteur, quil doit découvrir peu à peu et qui lui sera révélé ou confirmé à la fin, cest le fait même, en son actualité supposée et fictive, de la narration, la narration supposée comme fait et succession dévénements propres. 4 - La généalogie de la décision Oui, certes, la narration va vers le moment et lacte de la décision, et cest un acquis décisif de Ricur, que seul un philosophe de laction peut-être pouvait mettre en évidence avec cette force et cette pertinence. Ainsi le mouvement du récit conduit-il le lecteur au plus près du moment où la voix narrative parle depuis le début. Mais le fait et les événements propres de lécriture se dérobent. Cela parce que cette écriture sabsorbe dans la voix permanente, mobile et souveraine, qui règne sur toute luvre. Elle se raconte, mais uniquement à travers les incidents propres : factuels, grammaticaux, stylistiques, les inflexions de sa réalisation. Et lécriture se dérobe parce que la voix est la fiction fondamentale de luvre, que lécriture (autre fiction) est censée reproduire, mimer, sans reste et sans distinction possible. Pour que la voix fictive puisse accréditer sa fiction, il faut que lécriture sabolisse en elle[21]. En un mot, le moment fictif et ponctuel de « la visitation » nest pas le moment, autrement fictif et non ponctuel, de la narration, de lécriture de la narration. Le premier est ponctuel, dramatique et « historique » ; le second est permanent et mobile. 5 - Le mouvement de la voix narrative Jadhère à lanalyse que produit le chapitre II, 2 du vol. III (notamment les pages 193 et suiv.), sous la réserve suivante. La tension qui anime tout louvrage (la distensio/intentio augustinienne revue à la lumière des répétitions heideggériennes ou des recouvrements « tuilés » de Husserl : ce que Husserl appelle la rétention/protention) se résoudrait au mieux dans la voix narratrice elle-même, ou plutôt dans la dynamique contradictoire de cette voix, qui « traîne » avec elle, à tout instant, tout ce qui a déjà été raconté du narrateur et se prolonge vers les actes futurs de raconter. Ou bien, sous une autre formulation : en même temps quelle avance, elle est informée de la totalité de la vie du narrateur, quelle emporte avec elle, telle que cette vie se concentre de manière métonymique dans la totalité, réduite et à tout instant disponible, du corps qui la produit. Pour une stylistique généralisée dans ProustJadhère à la notion du style que Ricur emprunte à Granger (III, 235)[22]. Mais non à sa mise en uvre. 1 - Principe Létude de La Recherche devrait « abolir » la structure de luvre (dans les termes de Ricur : la mise en intrigue, la configuration) au sein dune stylistique généralisée. Cest-à-dire placer réellement La Recherche, depuis la phrase jusquà la constitution des sections puis de luvre, sous le signe de la métaphore et de la métonymie (Genette) et, par là, sous celui de la voix (stylistique de loralité, telle que celle-ci sécrit)[23]. Mais cela ne se fait pas, justement parce que lécriture (ici lécriture de loralité, notion, il est vrai, des plus paradoxales) nest pas considérée en elle-même. 2 - Exemple Par exemple, considérer le fait et les effets du style indirect géant, dans lequel la voix souveraine absorbe toutes les voix possibles, y compris celle du narrateur en ses moments successifs. 3 - Retour sur létude des « jeux avec le temps » Reprenons lanalyse quil fait des positions de Weinrich (108-109). Il y décrit ce quil conviendrait sans doute de faire sur Proust, mais il lécarte au motif, récurrent, de lautonomisation des temps verbaux. Pour cause de structuralisme Ainsi en opposant tout de suite, dans le premier mouvement de luvre, le « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » au « Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que [ ] », on a lidée dun mouvement narratif obtenu par des jeux sur les valeurs des temps verbaux, du lexique, des locutions Conclusion de cette critiqueQue signifie cette critique ? Et quel en est lesprit ? 1 - Dune part, un point de vue de « littéraire », cest-à-dire une attention pour ainsi dire professionnelle et disciplinaire, dans la poétique narrative, aux faits immédiats de lécriture. Notamment aux événements minimes, fugaces, infimes même, qui surviennent à ce niveau, mais en relation avec la poétique générale de luvre entière. Il faut croire que la moindre phrase, et dans la phrase tel adverbe, tel déictique, telle virgule, porte le sens philosophique de luvre, ce qui est un credo de « littéraire ». Et, peut-être le fondement dune position, dans le rapport interdisciplinaire que nous pourrions entretenir avec la philosophie 2 - Mais, sagissant de Proust, un point de vue animé finalement des mêmes préoccupations que celui de Ricur et évidemment influencé par lui, je pense. Car il y est bien question dune pratique du temps, repérable de manière objective dans les procédures dune uvre ; dune pratique qui met en jeu la lecture de luvre ; dune pratique thématisée dans la fable elle-même. Si josais, je dirais ici ce que Ricur dit de ce quil fait à propos de Greimas (91) : « Reconnaître ce caractère [incomplet, ou inexactement approprié du modèle, ici, de Ricur], ce nest pas du tout le réfuter : cest au contraire porter au jour les conditions de son intelligibilité [ ]. » 3 - Cependant, il y a bien une raison, cette fois inhérente à la perspective philosophique de Ricur, pour que lécriture ne soit pas vraiment considérée. Car doù vient la nécessité de la « double lecture « ? Si lécriture nest pas vraiment considérée, cest parce que le fait de lécriture est méconnu au bénéfice dune attention quasi exclusive apportée aux phénomènes de la configuration conçue comme la mise en intrigue. Cela confirmé par le passage des Conclusions[24] (227) où Ricur, répondant à son scrupule de paraître abandonner la problématique de lintrigue, affirme privilégier la composition par rapport aux jeux avec le temps. Il y en a peut-être une autre, qui apparaît mieux au vol. III (255 ), dans létude sur Jauss, quand Ricur veut reconnaître divers temps à la lecture, et jusquà trois lectures (immédiate, réfléchissante, de reconstitution historique), pour montrer, distinguer et spécifier les actes de la lecture, dans la perspective de lherméneutique (comment lapplication traverse les deux autres fonctions de la compréhension et de lexplication). Autrement dit, le développement de lidée de refiguration requiert sans doute le feuilleté des lectures. III - Le sens de cette approche Il faut maintenant revenir au projet densemble de Ricur. 1 - La place du volume II dans lensemble des trois volumes Elle signale et signifie : a) Larticulation des trois mimèsis Autour des uvres (et des disciplines qui doivent concourir à leur étude), se joue le sort de lexpérience première du temps (les préfigurations) et de lexpérience seconde (les refigurations). Entre les deux parties première et troisième, la deuxième pose lintervention configurante sous ses deux formes (histoire et récit de fiction) comme intervention réfléchie et inventive de lhumanité sur son expérience du temps[25]. Quil soit vécu sous la forme des événements historiques ou inventé, le temps ne saurait être humain sans être configuré, renvoyé aux refigurations que la lecture effectuera et rapporté au « récit tel quil est déjà pratiqué dans les transactions du discours ordinaire » (230). b) La relation entre le récit de fiction et le récit historique Cest à la fois le domaine et le moyen fondamental de lenquête de Ricur. Les deux études se conditionnent mutuellement, comme le souligne le « bilan » des Conclusions. Ricur poursuit la configuration (spéculative) complète des configurations humaines du temps. Ici (dans la fiction), le critère de la modalité est décisif : on configure encore le temps réel de lhomme, mais suivant des configurations imaginaires et libres, en nombre illimité. Pour donner une idée de ces articulations : - En III, II, chap. 5, dans lenquête sur « Lentrecroisement de lhistoire et de la fiction », qui traite du niveau des refigurations, il les oppose et réunit autour des contraintes spécifiques imposées à lune et à lautre, la contrainte de la preuve et celle de « la liberté pour » : « Le paradoxe est ici que la liberté des variations imaginatives nest communiquée que revêtue de la puissance contraignante dune vision du monde[26]. » (260) - Il sagit de couvrir « le champ narratif entier » (II, 229). « Historiographie et critique littéraire sont convoquées ensemble et invitées à reconstituer ensemble une grande narratologie, où un droit égal serait reconnu au récit historique et au récit de fiction » (230). Déclaration évidemment très importante pour des « littéraires ». - Bien entendu, cette référence principale et à certains égards unique, qui renvoie mutuellement le récit de fiction au récit historique, contribue fortement à sortir le récit de fiction de la « littérature » et de lesthétique et à le renvoyer au problème de laction. Inversement, comme le montrerait une réflexion sur Duby et, plus récemment, sur quelquun comme Michèle Riot-Sarcey[27], la référence du récit historique au récit de fiction renvoie la discipline historique à la considération de laction, du moment même de laction[28]. Car, si lhistoire recourt au récit, cest parce quelle considère deux fois laction : en se donnant comme objet lobscurité même des décisions des hommes au sein de leur moment ; en se donnant comme fin la « représentance » du passé à légard des contemporains et en leur nom. c) Lencadrement strict des configurations Entendons : leur développement (comme mise en intrigue) et le refus de leur autonomisation, autrement que de manière provisoire. Le vol. III réintégrera ces discussions et ces uvres dans les déterminations des refigurations et notamment des lectures. d) Un usage stratégique des trois uvres littéraires À travers le travail sur les trois uvres et notamment sur la Recherche. Cet usage vise non seulement à couvrir lensemble du champ des expériences du temps mais à montrer comment des opérations humaines peuvent produire des expérimentations, imaginaires mais réalisées, des expérimentations significatives, du « temps humain », pour parler encore comme Georges Poulet. 2 - Augustin et Aristote À mon sens, il faut remonter encore plus haut, à lopposition originaire entre saint Augustin et Aristote, et à cette ellipse dans laquelle Ricur les inscrit pour les configurer entre eux, tout en les mettant en mouvement. a) - Dun côté, Ricur est éminemment sensible à la description augustinienne de lexpérience du temps, de son caractère concret, de sa difficulté et même de son caractère aporétique. b) - De lautre, il est frappé de la ressource quoffre précisément la mimèsis aristotélicienne comme mode dintelligence spécifique des phénomènes de lordre du temps (chez Aristote : de laction). À lun il demande le sens de lexpérience du temps (mais aussi le caractère problématique de cette expérience), à lautre un mode de rationalité propre à penser lexpérience du temps (mais en retenant son insuffisance à le penser seul). En somme, Ricur fait poser la question du temps à Augustin, et la tourne vers Aristote. Cest quAristote détient la solution (problématique) à la question déclarée insoluble par Augustin : un mode dintelligence appliqué par Aristote à un autre problème, que Ricur lui-même connaît bien, le mode de la mimèsis poétique. Mais il ne peut le faire quen dépouillant la mimèsis aristotélicienne de la spécificité de lobjet auquel elle sappliquait. 3 - De la tragédie au discours du récit Cest une réflexion de « littéraire », qui ne reconnaît plus ici la poétique de laction dramatique, ni la place dAristote dans la tradition de la théorie et de la pratique du théâtre occidental. a) Une remarque de « littéraire » Au départ, il y a cette décision de traiter le problème du récit en général dans les termes dAristote, alors que la Poétique justement spécifie la configuration de laction (sustasis tès praxeôs) par le moyen dhommes agissants (dia prattontôn). Or, pour un littéraire, le théâtre, toute problématique même des genres mise à part, effectivement et matériellement parlant, esthétiquement parlant, justement nest pas un mode du récit. Cette prise de position elle-même se fonde dans Aristote et dans sa distinction centrale entre le dramatique et lépique, mais aussi dans les faits, cest-à-dire dans la spécificité du théâtre, qui est peut-être irréductible à la littérature. Tout se passe donc comme si la dialectisation dAristote par Augustin privait la Poétique de la dimension par laquelle elle intéresse les Lettres : le mode de la représentation, les affects spéciaux liés à ce mode spécial, et jusquà lhistoire complexe de linfluence et du commentaire dAristote dans lhistoire du théâtre occidental. b) Le déport donc subi par la perspective dAristote Cette perspective était fondatrice de quelque chose qui nexistait pas, la poétique de la tragédie, spécifique de son objet et construite à partir de tragédies réelles. Ricur répond une première fois à cette interrogation dans ses Conclusions du vol. II, en faisant état de ses « scrupules » (226-227). En somme, sa réponse consiste à soutenir que lessentiel consiste dans le fait quil considère le fait de la mimèsis daction et non son mode, le quoi et non le comment. Ce qui compte, cest la composition de luvre, traitée sous le nom de mise en intrigue et, par exemple, le fait de rapporter les distinctions entre énonciation et énoncé, narrateur et narré à la composition de luvre. Où nous trouvons la vraie raison pour laquelle le style de Proust est traité comme un fait subordonné à la composition de La Recherche La deuxième réponse concerne la question du roman (227-229). Elle consiste à constater, dans le même esprit que la précédente, que le roman, justement à travers tout ce qui en lui excède les genres et les classifications, enrichit la notion daction : « [ ] dire cest encore faire, même lorsque le dire se réfugie [comme dans Ulysse de Joyce] dans le discours sans voix dune pensée muette que le romancier nhésite pas à raconter[29]. » Cependant cette question du roman et de son irréductibilité à la notion de lintrigue conduit Ricur à réitérer un certain passage en force quil avait déjà pratiqué (231). La troisième réponse figure dans le volume III (II, 4), quand Ricur commente lherméneutique littéraire de Jauss (258-259) : à la faveur de la triade de Jauss (poièsis, aisthèsis, catharsis), la théorie des refigurations reprend et privilégie la problématique morale dAristote. 4 - De lesthétique à la poétique et de la poétique à la phénoménologie En quoi fallait-il passer par Aristote, et par Genette, et par les théories du discours, et même par une enquête sur le devenir historique de lintrigue ? a) Le chemin Le dépassement de lesthétique Ce que révèle le malaise du « littéraire », cest que Ricur se situe dabord en dehors de lesthétique, cette région de la philosophie où sont (où seraient ) « nos interlocuteurs naturels ». Le vol. III montre bien quil revient aux catégories kantiennes (cf. III, 259), mais pour les reprendre au sein de lherméneutique phénoménologique. Le passage par la poétique Ricur déporte lesthétique et ses catégories propres (du Beau, du goût, du jugement ) vers celles de lélaboration, de la construction, du sens (des structures narratives) et de la signification (des actes de la mimèsis). Ici, ce qui est judicatoire, ce qui discrimine, et ce qui détermine le sens, cest la figuration (configuration, préfiguration, refiguration). Cest-à-dire des opérations de pensée qui ne soient pas exactement dintellection pure (quoiquil y ait une « intelligence narrative »), ni dimagination (quoiquil y ait des représentations), ni même de symbolisation (quoiquil y ait des fabulations). Telle est probablement la raison pour laquelle Ricur doit passer par la rationalité spéciale des opérations de la narratologie, mais sans sy arrêter. b) Une phénoménologie de « lintelligence narrative » Les trois mimèsis, liées entre elles, décrivent en effet des opérations de la conscience du temps. Opérations structurantes dont la visée est bien le temps réel, mais justement en tant quinaccessible en dehors de ces opérations. Opérations non seulement structurantes de la durée et de la réalité temporelle, mais de la subjectivité elle-même à luvre dans ces opérations. Cest ce que Ricur appelle in fine, en vol. III, dans ses Conclusions (355 ), « lidentité narrative ». IV - Développement : la nature stratégique de la pensée de Ricur Dune part, cette analyse permettrait de comprendre lintention et le mouvement du volume II, comme dailleurs de cette uvre entière ; dautre part, elle a à voir avec le jeu de nos deux disciplines, tel quil peut se jouer quand il sagit de Ricur et du terrain où il se place. 1 - Une pensée de laction On sait que Ricur constamment sadresse aux problèmes formels, éthiques, philosophiques de laction. Entre autres faits, le récit relève de laction. Plus largement, toute luvre de Ricur peut être considérée à travers le titre dun de ses recueils darticles : Du texte à laction. Ici, clairement, le travail porte sur les actes de lintelligence narrative et sur leur signification. 2 - Une pensée donc du récit comme action « Lintelligence narrative », pour reprendre une notion maîtresse de Ricur, est une faculté en action, aux trois niveaux de la mimèsis. Ainsi, concernant les uvres comme celles de Proust, Thomas Mann ou Virginia Woolf, alors que la philosophie se propose habituellement de les examiner au titre dune esthétique, Ricur les place dans une sémantique de laction[30] et une phénoménologie, où leur spécificité proprement littéraire ne peut manquer dêtre affaiblie ou même déniée. 3 - Une pensée en action Jentends par là que le projet, la méthode, lécriture de Ricur sont stratégiques[31]. Références : de nombreuses formules, par exemple au vol. III (264 : « Ce passage a été préparé de longue main par les analyses précédentes. » ; 265 : « Nous avons feint de croire que » ; 270 : « Nous avons été préparés dès longtemps à accueillir ce secours[32] » ; 354 : « Résumons la stratégie que nous avons suivie[33]. ») À mon avis, un texte de 1992[34], « Une reprise de La Poétique dAristote » (dans Lectures 2. La Contrée des philosophes) exprime très exactement la nature de lentreprise de Temps et récit : [ ] javais tenté, dans Temps et récit, une « appropriation » de ladite Poétique, mais sans poser le problème en termes de « stratégie dappropriation » [ ] ; cest ce que je vais donc essayer de faire en prenant une distance critique à légard de ma propre manuvre dans louvrage cité (p. 464). Pour ma part, je lis cette stratégie dans le dispositif même du livre qui nous occupe, et spécialement du volume II. Essayons donc de déterminer quelques figures de la stratégie de Ricur. a) Appropriation et dialectisation Comme suggéré dans ce texte, il sagit de semparer de territoires. Comme si limmense érudition philosophique de Ricur, sa connaissance des sciences de lhomme, sa connaissance de la littérature et de ses environs théoriques et critiques lui permettaient de couvrir tout le terrain, par exemple du récit. Ou bien, inversement, comme si la nature de sa pensée, des moyens et des objets quelle se donne consistait dans le développement dune idée jusquau point où elle fédère et domine les territoires hétérogènes dun empire. Mais cette conquête et cette espèce de soumission se fait par des procédures de dialectisation : Dialectisations des pensées « adverses » Jentends par là que Ricur nhésite pas à affronter les problématiques les plus contraires à la sienne. Par exemple, celles des sémioticiens, en tant quelles ignorent par principe lintention morale du récit et même justement quelles sentendent à assimiler le procès du temps et celui de la narration à des structures synchroniques et à substituer à lintelligence narrative du temps des modèles rationnels entièrement formalisés (tout le chapitre 2 « Les contraintes sémiotiques de la narrativité »). Mais cest pour les ramener à la mise en intrigue dAristote, faire éclater leurs apories, et, mieux encore, discerner ce qui en elles les renvoie, quoi quelles en aient, à sa propre perspective. Ainsi sagissant de Greimas (91) : il ne sagit pas de le réfuter mais « au contraire de porter au jour les conditions de son intelligibilité, comme nous lavons fait dans la seconde partie de ce travail pour les modèles nomologiques en histoire ». Ainsi lexamen des conditions de possibilité (internes) dune pensée cache-t-elle une interprétation à caractère dappropriation. Dune manière générale, Ricur procède par discussion. Avec les auteurs que je viens dindiquer, avec Heidegger et Husserl dans le vol. III, avec Booth, Michel Charles, Jauss dans le même volume[35]. Dialectisations de ces pensées lune par lautre Ne serait-ce pas cela qui se passe dès la confrontation originaire du livre entre Aristote et Augustin ? Pensons à nouveau à la discussion avec Greimas. Dune part, Ricur le « fait marcher contre » la sémiotique de Propp (comme trop peu élaborée) et contre les historiens de la littérature (comme trop sensibles à léclatement actuel des formes du récit et même à la fin du raconter) ; dautre part, justement, il « fait marcher contre » le modèle de Greimas la diversité et les métamorphoses actuelles du récit (p. 91). b) Lallusion Jappelle ainsi une sorte de figure de la pensée de Ricur, qui consiste à maintenir constamment à larrière-plan dune certaine discussion une autre discussion déjà faite, ou à venir. Par exemple, celle qui renvoie la discussion avec la sémiotique à celle qui a eu lieu dans le volume I avec les tenants de lhistoire scientifique, quil appelle nomologique. c) La totalisation Jappelle ainsi une autre figure de la pensée de Ricur qui consiste à définir et à faire jouer des notions dans un champ (sur un terrain choisi et délimité à cet effet) où elles se conditionnent de manière circulaire. Par exemple, les trois mimèsis. Par exemple, la première phrase du chapitre 1, p. 17. Ce genre de totalisations, si familier à la pensée de Ricur et qui, parfois, le fait accuser de pétition de principe, se fonde dans ce quil appelle le cercle herméneutique : « Comprendre pour croire, croire pour comprendre. » d) La progression en reprises Ricur reprend explicitement ou implicitement ses analyses antérieures, pour pratiquer des sortes daccrétions. Ainsi, entre vol. II et III, la question de lhistoire littéraire : traitée dabord par rapport à Frye, et reprise dans la discussion avec Jauss. e) Les « passages en force » Jen ai signalé un, qui se trouve au moment (47-48) où il discute la possibilité que la mise en intrigue disparaisse actuellement des uvres narratives. Dans le même but, il est précédé dun autre en 38-39. f) Les reprises et « repentirs » Ricur revient sur sa démarche, pour souligner sa cohérence, en tracer les limites et pour la développer. - Les « scrupules » de la fin du vol. II. - Les Conclusions du vol. III, qui font Postface, un an après (cf. note, p. 349). À cet égard, lintroduction, à ce niveau, de la notion didentité narrative est intéressante (355). On peut se demander pourquoi elle nest pas venue auparavant et on peut observer que Ricur lui-même met en cause (350) « lordre de composition » quil avait suivi et « les analyses auteur par auteur, voire uvre par uvre, de la première section ». Or cet ordre est précisément celui de sa stratégie, son dispositif « polémique ». - Le texte sur Aristote de 1992 (voir ci-dessous, en annexe).
Conclusion densemble Si jai choisi de pratiquer une analyse de « littéraire » sur le texte de Ricur, cest en vertu de ma qualification ici. Ainsi un postulat de « littéraire » pourrait-il sénoncer comme suit : la littérature constitue des faits sui generis et lordre du comment (pour parler comme Ricur) ne saurait se subordonner à celui du quoi. Ou encore comme ceci : il faut reconnaître un ordre spécifique à « la raison poétique », sa critique fût-elle à faire. NOTE EN ANNEXE 1 - « Les aveux » La phrase liminaire de p. 464 (citée plus haut) et les termes des pp. 465 et 471. 2 - La « permission » dAristote P. 470, Ricur cite La Poétique 1449b, où Aristote évoque les éléments constitutifs respectivement de la tragédie et de lépopée : « [ ] certains sont les mêmes, les autres sont propres à la tragédie. [ ] car les éléments que renferme lépopée sont dans la tragédie, mais ceux de la tragédie ne sont pas dans lépopée. » Et il commente en soutenant que ce qui distingue la tragédie cest « le comment de la mimesis et non plus son quoi, à savoir la triade action, personnages, pensées ». Cette interprétation de ce passage soulève évidemment des objections, la plus évidente étant que justement Aristote fait reconnaître ainsi le caractère irréductible de la tragédie à lépopée. 3 - Éluder la question de lhistoire Ricur « laisse de côté » la question de lhistoriographie[37], en dépit du fait quAristote envisage la question de la représentation par le poète dramatique des événements qui sont réellement arrivés. Pourquoi, sinon parce quAristote traite ce problème uniquement comme une question qui se pose à la poésie tragique et qui ne suppose aucune spécificité à ce récit des événements réellement arrivés ? Dans ce cas aussi, dit Aristote, le poète est poète de ces événements. Or la marche de Ricur suppose un travail constant sur les deux formes du récit, historique et de fiction, où elles sont distinguées comme étant dialectiques. Mais ce fait suggère aussi que la principale objection, à prévenir par Ricur, pourrait être celle du « littéraire » et porter en effet sur le volume II et, dans les autres volumes, sur ce qui regarde les uvres. 4 - Reformuler le ternaire dAristote Ce ternaire est celui de mimèsis, muthos, katharsis. Et la reformulation, de chaque terme dans le ternaire, consiste à insister sur lobjet de la mimèsis, à savoir laction (en opposition avec la mimèsis platonicienne, de conception métaphysique) et déjà la tirer vers léthique ; privilégier le muthos parmi les traits de la tragédie, le séparer de son objet propre (les êtres agissants) et le considérer comme « une structure commune au récit et au drame « ; interpréter lensemble du ternaire en termes ricuriens, à savoir opposer le couple mimèsis-muthos comme ce qui « tend à refermer le travail de composition sur luvre elle-même » et ouvrir ce couple sur lextérieur de luvre par le rapport entre le muthos et la catharsis. 5 - Généraliser le modèle dAristote La question (p. 469) : « Le modèle aristotélicien peut-il échapper aux contraintes caractéristiques de son investissement tragique ? » Malicieusement, je répondrais : oui, désormais, cest-à-dire dès que les reformulations précédentes ont eu lieu Lopération décisive a lieu p. 470, quand Ricur se prévaut de la permission dAristote que jai examinée plus haut. Ensuite Ricur développe une argumentation selon laquelle le modèle aristotélicien (celui de lactivité configurante) est généralisable à tout récit : par son opposition, à lui, entre concordance et discordance ; en soutenant que « la tragédie [nest] quune combinaison typique de ces grandeurs [bonheur/malheur, bien/mal, vie/mort] parmi dautres permutations possibles (entendons au sein de la littérature) ; en ramenant le problème aristotélicien de la représentation des actions à celui (ricurien) de la représentation du temps. 6 - Constituer le modèle aristotélicien en invariant Il sagit dune question qui faisait lobjet, déjà, du chapitre 1 du vol. II sur lhistoire littéraire, à savoir sil y a une pérennité des modèles de lintelligence narrative (autre que les formes abstraites que décrivent les rationalités sémiologiques), et sil faut la chercher dans la mise en intrigue dAristote. La question du roman comme genre sans genre et comme multiplicité de formes est donc réévoquée. Ricur évoque dabord la tension la plus récente entre le roman naturaliste (quil interprète comme une sorte de degré zéro de la mise en intrigue, en tant quelle sefface devant une reproduction de la réalité) et le nouveau roman (où il voit au contraire une fermeture de la fiction sur elle-même). Cela pour refuser de sy laisser enfermer et rechercher plutôt « dune part, les tendances à la canonisation paradigmatique, dautre part, les tendances à linnovation antiparadigmatique ». Puis il traite le problème le plus difficile, celui que pose lexistence de « certaines formes décriture, que daucuns appelleraient postmodernes », caractérisées par labsence volontaire de toute clôture. Ainsi « la mort du récit » serait-elle au travail (477). Ricur déplace alors la perspective vers les configurations et la lecture, côté où il pense apercevoir des « lois de structuration » et surtout « une demande en récit qui ne paraît pas pouvoir être épuisée ». Lire la fin, p. 478, qui dit bien et le retour ultime sur les préfigurations de récit comme expérience transcendantale du temps et lexigence axiologique qui fonde finalement les positions de Ricur. Tout sachève sur une rébellion, et « contre les injonctions dune certaine critique littéraire ».
Reste à savoir si ladversaire est cette critique-là, en effet discutable et discutée, ou bien la pensée que la littérature porte avec elle de manière autonome, et la discipline (encore à venir ?) qui devrait sattacher spécifiquement à cette pensée[38].
NOTES [1] Je reviendrai plus bas sur ces « passages en force », pour caractériser ce quon peut appeler la pensée stratégique de Ricur. [2] P. 71-91. La sémiotique narrative de Greimas offre un modèle des plus abstraits et rationalisés. En même temps, il introduit (relativement à lordre que lui assigne le développement de Ricur) des notions et des considérations précieuses pour Ricur : structures aspectuelles du discours narratif, dimension axiologique et pragmatique, considération des actions respectives (du faire) du destinateur et du destinataire. De plus, Greimas a travaillé sur Maupassant : il nous rapproche ainsi, avant Genette, de la narratologie des textes littéraires. [3] Cette notion sera reprise en vol. III (p. 228-263) sous le titre « Monde du texte et monde du lecteur », à la lumière dune confrontation entre lhistoire et la fiction et après létablissement des positions de la phénoménologie (Husserl et Heidegger). [4] Cf la formule de vol. I, p. 13, mise en évidence hier par Jean Greisch : « [ ] notre expérience temporelle confuse, informe et, à la limite, muette ». [5] Cf la formule de p. 112 évoquant Goethe et Schiller et « lémergence dune qualité nouvelle du temps lui-même quils attendent de lexpérience esthétique ». Thème qui sera développé par Ricur dans le vol. III. Cf encore la formule des Conclusions de II (233) : « Tout se passe comme si la fiction, en créant des mondes imaginaires, ouvrait à la manifestation du temps une carrière illimitée. » [6] III, 193 : « Répétons-le : la fiction nillustre pas un thème phénoménologique préexistant ; elle en effectue le sens universel dans une figure singulière. » id, 202 : « Les expériences-limites qui, dans le royaume de la fiction, affrontent léternité à la mort servent en même temps de révélateur à légard de limites de la phénoménologie, que sa méthode de réduction conduit à privilégier limmanence subjective, non seulement à légard des transcendances extérieures, mais aussi à légard des transcendances supérieures. » [7] III, 230 : « [ ] nous avons parcouru seulement la moitié du chemin [ ] en introduisant, à la fin de la troisième partie, la notion de monde du texte impliquée dans toute expérience fictive. » [8] Au vol. III, 269, Ricur reprend cette notion en évoquant « la revendication du vis-à-vis aujourdhui révolu sur le discours historique quil vise [ ] » et la dette de celui-ci à légard de ce vis-à-vis. [9] Et puis, à un moment (186), entre parenthèses, paraît la voix ironique de Paul Ricur lui-même ! Fait très rare, à ma connaissance, et dautant mieux identifiable [10] Deux sens : le privilège accordé à luvre de Proust ; et son instrumentalisation. [11] II, 172, dans le travail sur La Montagne magique : « Il nous faut donc maintenant entendre un plaidoyer desprit adverse. » et dans III, 233, au moment de commencer la discussion avec Wayne Booth : « Avant dentrer dans cette arène [ ]. » [12] Anne Henry, Proust romancier, le tombeau égyptien. Cette récusation ne prendra tout son sens que dans le vol. III (II, 2, « Les fictions et les variations imaginatives sur le temps »), quand Ricur exposera lespèce de supériorité des fictions sur la philosophie phénoménologique (Husserl et Heidegger). [13] Notons encore la notion de signe empruntée à Deleuze, et détournée de sa problématique de la vérité vers une problématique de lexpérience du temps et de léternité. [14] Quest-ce que le style dune uvre annoncée et qui nexiste pas ? [15] On retrouverait le schéma de Genette, nétait ici labsence de la métonymie. [16] Comme si revenait, pour lui, le problème quil décèle chez Greimas : comment passer dun schéma structural à un schéma dynamique ? Or ce problème, cest celui-là même de Proust, longtemps non résolu, et quil résout par la fiction de la voix narrative. [17] Proust lui-même, dans de nombreuses lettres (par exemple à H. de Régnier, éd. Kolb XIX, 630), soutient le caractère maîtrisé des premiers volumes, non sans reconnaître, il est vrai, que ce caractère nest pas forcément évident. En même temps il renvoie ses lecteurs qui en douteraient à la suite à paraître. [18] Absence des plus étranges dans la perspective de Ricur. [19] Le thème de la lecture réunit encore plus de notations, de personnages, de données fictionnelles : la grand-mère et Mme de Sévigné, maman lisant François le Champi, Bloch et Legrandin, Bergotte [20] À lexemple de Ricur, je pense ici à une notion heuristique de la lecture. Mais, pour le moment, je suppose le premier volume comme une totalité, afin de comprendre le mouvement de cette totalité. Dans tout ce passage, je reprends des éléments du chapitre consacré à Proust dans mon livre La Littérature à la recherche de la vérité, Le Seuil, 1996. [21] La fiction de lécriture dans La Recherche, comme acte envisageable de manière séparée, sexprimerait bien dans une formule implicite et provocante : lécriture nexiste pas. Le plus étonnant, cest que, cette hypothèse, Ricur la fait de manière générale, et sans lappliquer à Proust, dans sa discussion sur la nature de lauteur et sur ses modes dapparition, au vol. III, 234 : « Le comble de la dissimulation [de lauteur] serait que la fiction paraisse navoir jamais été écrite. » Cf encore au vol. III, 249 : « Lauteur impliqué est un déguisement de lauteur réel, lequel disparaît en se faisant narrateur immanent à luvre voix narrative. » Ce que Proust veut dissimuler, en dérobant à son lecteur jusquà la fiction de lacte décriture, cest le péril que feraient peser, sur toute la fiction, lidée et limage, le soupçon, de lauteur réel. [22] « Si lon considère une uvre comme la résolution dun problème, issu lui-même des réussites antérieures dans le domaine de la science aussi bien que de lart, on peut appeler style ladéquation entre la singularité de la solution que constitue par elle-même luvre et la singularité de la conjoncture de crise, telle que le penseur la appréhendée. Cette singularité de la solution, répondant à la singularité du problème, peut recevoir un nom propre, celui de lauteur. » [23] Toutes choses assimilées et différenciées, dans et par leur intimation dans le sujet qui transcende le Temps selon sa propre temporalité. [24] Je reviendrai sur cette page. [25] Cest la contrepartie des abandons que doivent consentir luvre, et la discipline qui entend la privilégier. Ricur insère les uvres littéraires de lordre du récit dans une chaîne nécessaire : elles continuent les préfigurations et les achèvent dans les refigurations. En un sens assez différent, cest la formule de Jacques Rancière : « Lhomme est un animal littéraire. » Lexpression littéraire trouve sa place au sein dune anthropologie. Autrement dit : la littérature est en gloire dans Temps et récit, mais elle y perd son autonomie. [26] Duby, dans ses Dialogues avec Guy Lardreau, définit lhistoire comme « le rêve contraint dun historien ». [27] Michèle Riot-Sarcey, Le Réel et lutopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Albin Michel, 1998. [28] En III, 278, il évoque « cette affinité profonde entre le vraisemblable de pure fiction et les potentialités non effectuées du passé historique : « Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif. Ce qui "aurait pu avoir lieu" le vraisemblable selon Aristote recouvre à la fois les potentialités du passé "réel" et les possibles "irréels" de la pure fiction. » [29] Cette phrase pouvait fort bien sappliquer à la fiction proustienne [30] « La sémantique de laction, cest-à-dire létude du réseau conceptuel dans lequel nous articulons lordre du faire humain : projets, intentions, motifs, circonstances, effets voulus ou non voulus, etc. » Ricur, « LInitiative », texte de 1986, dans Du texte à laction, Points/Seuil, 1986, p. 298. [31] La pensée stratégique se distingue de la pensée spéculative. Elle met en jeu, à telles fins données, des positions philosophiques et spéculatives, déclarées comme inadéquates ou aporétiques. [32] Dans toute cette page, les pluriels impliquent lauteur et les lecteurs. [33] Une fois, p. 133, dans une note, survient lexpression de « la stratégie de Temps et récit ». Pour désigner la place que devrait prendre lautobiographie comme médiation des deux récits, historique et de fiction. [34] Voir, ci-dessous, en annexe, une note sur ce texte. [35] III, 259 : « Au terme de ce parcours de quelques théories de la lecture, choisies en fonction de leur contribution à notre problème de la refiguration [ ]. » [36] P. Ricur, Lectures 2. La Contrée des philosophes, Seuil (pp. 464-478). [37] P. 470 : « Je laisse ici de côté la question de savoir si lhistoriographie relève ou non de cette intelligence narrative, cela en dépit dune autre opposition que fait Aristote entre raconter les événements qui sont déjà arrivés et raconter ceux qui pourraient arriver [ ]. » [38] Alain Badiou : « Par "inesthétique", jentends un rapport de la philosophie à lart qui, posant que lart est par lui-même producteur de vérités, ne prétend daucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, linesthétique décrit les effets strictement intra philosophiques produits par lexistence indépendante de quelques uvres dart. » Petit manuel dinesthétique, 1998, exergue. |