RETOUR : Chronique d'Alain Roussel
Alain Roussel : Étude du livre de Gérard Cartier, Le Voyage intérieur. Mis en ligne le 2 janvier 2024. Cet article est repris du site En attendant Nadeau. © : Alain Roussel.
Une mythologie du vécuIngénieur de
formation, Gérard Cartier, qui a exercé son métier sur de gros chantiers, tels
le tunnel sous la Manche ou la Liaison ferroviaire transalpine Lyon-Turin, ne
saurait séparer une méthodologie propre à la science de sa conception de la
poésie, ce qui donne à son écriture une profonde originalité. Ce nouveau livre l'illustre
une fois de plus et se révèle difficilement classable, même s'il s'inspire par
certains aspects de la poésie documentaire de Blaise Cendrars et du Dépaysement
de Jean-Christophe Bailly. Le prétexte
du Voyage intérieur est un manuel scolaire qui a largement accompagné, au
siècle dernier, l'apprentissage de la lecture pour plusieurs générations
d'élèves des écoles primaires, Le Tour de France par deux enfants, écrit
par Augustine Fouillée sous le pseudonyme de G. Bruno. Si Gérard Cartier reprend
dans son livre l'itinéraire des enfants, avec quelques écarts, dont une longue escapade
dans le Dauphiné dont il est natif, ce n'est pas pour réécrire en le
modernisant le célèbre manuel. On peut certes prêter au Voyage intérieur des
vertus éducatives par la description des spécificités des lieux traversés et de
fréquents rappels historiques, notamment de la Grande Guerre, mais il s'exprime
en poète et en vers plutôt qu'en développant un récit. Qu'il évoque la sidérurgie défunte à Hayange, tel
événement historique, des fromages, la langue francique, le gascon, l'arpitan
ou le provençal, une papeterie, des faits divers, la soupe au pistou, des
espèces animales et végétales, le chemin de fer, une poubelle, c'est toute une
mythologie du réel adaptée à son propre vécu – rien de théorique – qu'il nous
propose. La vision encyclopédique de Gérard Cartier accompagne les scènes de la
vie ordinaire, ces petits riens du quotidien, tel un petit déjeuner de lard et
de vieux fromage, et les souvenirs qui apportent souvent une pointe de
tendresse et une touche nostalgique : « Ce monde
paisible affranchi de la misère à
peine aux longs soirs d'été un chemineau le
Fernand dans un fossé gris de piquette et d'errance au loin le Vercors enfumé harmonie
des êtres et des choses vignes bleues tarines dans les
prés ce
monde éternel nous l'avons connu les derniers les
noms qu'on lui donnait légendaires
et l'on revient à l'enfance nostalgie insensiblement » Son
cheminement dans l'espace géographique, avec ses repères, est une façon de
mettre de l'ordre dans le chaos de connaissances, de sensations, d'émotions et
d'images accumulées en lui depuis longtemps et ainsi de donner
rétrospectivement sens à toute une vie, en fixant la marche inexorable du temps
en certains lieux. Il est significatif que Gérard Cartier reprenne à son compte
la notion de « photographies verbales » chères à Cendrars. Ces
poèmes sont en effet des sortes de clichés du réel inscrits sur la pellicule de
la mémoire et développés dans le mouvement même de l'écriture. Des corrections
peuvent éventuellement intervenir après coup pour préciser un détail, à partir
d'une documentation personnelle, de planches-contacts ou en utilisant les
ressources de Google Earth. Il n'est « d'autre
géographie que celle sensitive/ que l'on porte avec soi d'autre voyage/ qu'intérieur… », nous
dit l'auteur. Objectivité et subjectivité font bon ménage dans ce livre, et
l'on ne saurait choisir l'une sans prendre l'autre. La forme
choisie est celle de la poésie, presque toujours en vers. C'est elle qui
appelle les lieux dans l'écriture et leur donne leur résonance si
particulière. Comme Verlaine, Gérard Cartier affectionne l'impair, avec une
prédilection pour le vers de onze pieds, l'hendécasyllabe, qui est peu utilisé
en français. L'autre singularité est de longs espacements à l'intérieur du vers :
« le hasard bientôt
me hèle une inconnue dans les rues
tardives suivie par manie cheveux bouillonnants
profil antique un instant »
En forçant
l'arrêt, en nous emmenant au bord du silence, le poète crée une attente. Chaque
groupe de mots est une image à part entière. Maintenus séparés les uns des
autres par ce vide, l'image finale, reconstituée au fil de la lecture, n'en est
que plus forte. Le rapprochement des réalités éloignées, comme disait Reverdy,
se fait ici par un bond et non par une passerelle syntaxique. Ce procédé peut
même créer un véritable suspens. Dès le premier poème, évoquant la fuite des
enfants, la succession saccadée de ces « blancs » quasiment à chaque
vers contribue, par un halètement, à accentuer la perte des repères et le
sentiment d'inquiétude. Tout peut
devenir poème pour Gérard Cartier. Que ce soit le motif ou la forme, Le
Voyage intérieur le démontre à merveille. Il intègre à ses vers des
chiffres, des mots étrangers, des définitions, et il les fait chanter en une
harmonie étrange et inimitable. Il y a sans doute, en filigrane, le désir inconscient
de rassembler les langues dispersées depuis Babel en une langue unique. Ajoutons que cet auteur, qui peut être facétieux, a le sens du jeu et nombreux sont les hommages ou les clins d'œil à tel écrivain ou poète, Françoise Hàn, Jean-Christophe Bailly, Romain Rolland, Éric Poindron, Franck Venaille, Pascal Commère, pour n'en citer que quelques-uns. Enfin, l'on ne sera pas surpris de voir jaillir, au détour d'un vers, des détournements de formules célèbres, telle celle de Gaston Leroux : « la campagne n'avait rien perdu de son charme ni la nature de son éclat. » Alain Roussel |