Alain Roussel : Séance privée avec Petr Král. Sur ce site, lire un autre texte d'Alain Roussel sur Petr Král. Mis en ligne le 13 février 2022. © : Alain Roussel. Ce texte a d'abord été publié sur le site En attendant Nadeau.
Séance privée avec Petr KrálPoète,texte Petr Král (1941-2020) l’était assurément. Il l’était dans son écriture poétique et dans ses écrits théoriques, mais il l’était aussi dans sa manière de vivre et de traquer la poésie dans la trame même des choses. Il ne l’était pas moins dans le regard qu’il portait sur le cinéma dont il avait une connaissance approfondie, acquise à la Famu, l’une des meilleures écoles de cinéma au monde, à l’origine de la Nouvelle Vague tchèque dans les années 1960. Critique d’une grande pertinence, il aura publié plus d’une centaine de textes dans la revue Positif et écrit sur le burlesque des essais qui font date.
Comme
l’écrit Michel Ciment dans sa préface à cette réédition, « Son goût
[Petr Král] pour les burlesques hollywoodiens le
conduit à publier deux ouvrages magistraux de 700 pages au total, Le
Burlesque ou Morale de la tarte à la crème (1984) et Les Burlesques ou
Parade des somnambules (1986), devenus des livres de référence. » Si
Petr Král connaît parfaitement les techniques du
cinéma, s’il peut en spécialiste « démonter la poupée pour contempler de
près son mécanisme », ce n’est pas par ce biais qu’il évoque le burlesque
dans son livre. Il préfère l’approcher par la poésie telle qu’il la ressent, dans
« la chair des images », attentif aux moindres détails que révèle la
caméra, parfois à l’insu du cinéaste, et au jeu des acteurs qui sont des
somnambules dans un scénario s’improvisant bien souvent au fur et à mesure de
l’enchaînement des sketchs. Le burlesque est pour lui un formidable tremplin
pour rêver en « passionné sauvage », dans le film lui-même et autour,
réinventant, grâce à la magie du cinéma et dans son propre imaginaire,
l’ambiance fantasmée des « années folles » qu’il n’a pas connues mais
dont il est un nostalgique et qu’il considère comme un paradis perdu de la
modernité. Il convient
toutefois d’éviter tout malentendu. Le cinéma dont il parle n’est pas un cinéma
intentionnellement poétique comme pouvait l’entendre par exemple Cocteau. La
fameuse formule de Marcel Duchamp, « ce sont les regardeurs qui font les
tableaux », peut tout aussi bien concerner l’art cinématographique et,
s’agissant du burlesque des années 20 qui sollicite essentiellement l’œil, le son n’intervenant que comme accompagnement musical,
le jazz essentiellement, Král la fait sienne et l’applique
avec bonheur. Le cinéma est « une histoire personnelle ». S’il
regarde un film en poète – il y a aussi chez lui une vision métaphysique, voire
sociologique –, c’est bien de la poésie qu’il y trouve, celle-ci étant, dans la
conception qu’il s’en fait, une dimension du regard, dans un rapport étroit
entre l’objectivité et la subjectivité, entre la « chair du monde »,
ou sa représentation dans les images, et l’imagination. Ce qu’il
aime dans le septième art, c’est que la réalité, même maquillée en décor, soit présente
en tant que telle et se prête ainsi aux interprétations plus ou moins
inconscientes des spectateurs, alors même qu’ils suivent un récit qui se
déroule sur l’écran. Ainsi qu’il l’écrit : « Les êtres, les
objets, les décors réels qui lui servent de support sont toujours plus riches
que le discours auquel le cinéaste cherche à les intégrer. » Ces
éléments que l’on pourrait croire marginaux comptent pour lui tout autant que
l’histoire et parlent derrière le film et même dedans, parfois contre lui ou au
contraire lui donnant une dimension esthétique et se prêtant à une
interprétation inattendue qui vient s’ajouter au contenu manifeste. De la même
façon, il prête une attention toute particulière aux imperfections qui apportent
un surplus de sens ou de présence. L’utilisation du noir et blanc renforce par
contraste « la matière, la texture, les traits et l’expression d’un
visage ». Les truquages, aussi maladroits puissent-ils paraître, révèlent
une fraîcheur et une innocence perdue, si on les envisage au second degré. Quant
à l’usure de la pellicule, elle introduit « un aspect plutôt
tragique », l’émotion que l’on ressent devant l’éphémère et la fragilité
des êtres et des choses, mais elle peut aussi les embellir, voire
anoblir : « c’est ce qui se passe notamment avec de nombreux
objets blancs ou blanchâtres d’où les tirages répétés des copies – rendant
l’image de plus en plus contrastée – ont fini par effacer toute ombre, jusqu’à
les faire resplendir d’un éclat aveuglant. » Ainsi, la poésie du vieux
burlesque est-elle « une poésie par défaut, due à de “bas” accidents
techniques ». Face à ce
chaos d’images qui déferlent dans les burlesques et bousculent tout, l’essai de
Petr Král est très structuré, divisé en quatre
grandes parties, elles-mêmes subdivisées en chapitres dont chacun évoque un
thème. Ainsi l’auteur mettra-t-il par exemple l’accent sur l’improvisation dans
le slapstick où le scénario est sans cesse « trahi »
pour notre plus grand plaisir aussi bien par le cinéaste lui-même que par les
acteurs qui se livrent à cœur joie à une création spontanée de gags mettant en
déroute toute intention, hormis celle de faire rire. Dans la mesure où ces
films sont muets, le seul langage possible est celui de l’action. Král montre bien que, dans le burlesque, la seule façon
d’exprimer l’amour est le baiser. La colère se manifestera par un coup de poing.
Le caractère des personnages est tranché, reconnaissable à leur habillement, tel
Charlot. L’instinct primaire domine : la bonté est une bonté sans égale, la
méchanceté d’une férocité sans pareille. Toute tempête sera dévastatrice. Tel
est le côté radical du burlesque. Dans le feu de l’action, les acteurs peuvent devenir des objets et les objets des
acteurs. L’importance des décors urbains, le jeu incessant des métamorphoses,
les rencontres fortuites, à la Lautréamont, d’objets hétéroclites telle celle
de « la neige, de la badine, du melon », les comparaisons du
burlesque américain et celui d’Europe, l’exaltation des choses et des corps soumis
à mille turbulences, la célébration du chapeau comme accessoire principal et
quasi mythique, l’obsession du concret poussée jusqu’à la catastrophe, le chaos
rédempteur, les tournures oniriques ou cauchemardesques du slapstick,
le goût des figures opposées (le petit et le grand, le gringalet et le géant), l’irrévérence
par rapport aux institutions, l’érotisme comme contenu latent, tous ces aspects
sont subtilement analysés par l’auteur. Pour
illustrer son propos, Petr Král décrit de nombreuses
scènes avec le souci du moindre détail. Avec lui, le cinéma s’incarne dans
l’écriture ou plutôt celle-ci devient cinématographique. Pour notre plaisir et
notre réflexion, il nous invite à entrer dans sa rêverie pour des séances
privées. Ne nous en privons pas. Alain Roussel |