RETOUR : Chronique d'Alain Roussel

Alain Roussel : note sur le livre d'Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien.

Mise en ligne le 21 juillet 2022.

© : Alain Roussel.

Levesque Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien., avec des peintures de Fabrice Rebeyrolle et une postface de Jean-Marc Sourdillon, Éditions L'herbe qui tremble, 2022.


C'est un livre fort énigmatique que nous propose Isabelle Lévesque avec Je souffle, et rien. Si les poèmes ont été écrits au fil du temps, probablement après la mort du père qui est la figure centrale de ce livre, l'auteure les a réunis, reconstruits en un seul poème en l'envisageant sous l'angle d'un narratif. Cependant, celui-ci ne répond pas aux critères du temps linéaire. Si une histoire personnelle se dégage, elle est fragmentée, brisée, au rythme de la mémoire comme elle vient, en désordre et en relation avec les paysages où elle vit et qui sont ceux-là mêmes de son enfance. Le poème s'appuie sur deux « piliers », la falaise de craie – la craie avec laquelle on écrit –, avec ses « 28 points secrets » et, en bas, la Seine, mais ce sont des piliers fragiles : l'une s'effrite et l'autre s'écoule, finissant parfois par disparaître dans le brouillard.

Le père est mort. Devrait-on dire disparu ? Ce que recherche Isabelle Lévesque, c'est en effet sa trace vivante qui se dérobe, mais dont on sent la présence dans les lieux. Les souvenirs ne signent pas un retour vers le passé, mais l'inverse. La mémoire vient se greffer sur le présent. L'image du père, du moins son reflet, est inscrite dans les paysages mille fois parcourus ensemble, mille fois commentés, géologie et histoire. La quête de « l'absent » est menée aussi bien dans le temps que dans toutes les dimensions de l'espace, verticalité ascendante ou plongeante – la falaise – et horizontalité – le fleuve dont on pressent qu'il pourrait bien mener jusqu'aux Enfers de la mythologie. Dans sa postface, « Le Regard d'Eurydice », Jean-Marc Sourdillon émet la très séduisante hypothèse que l'intrigue de ce livre, s'il y a, pourrait être « une sorte de mythe d'Orphée à l'envers, vu, raconté à travers le regard d'Eurydice, où Orphée serait le mort et Eurydice la vivante ». Et certains passages peuvent en effet accréditer cette interprétation. Comme il l'écrit cependant, « le lecteur pourra suivre d'autres fils, découvrir d'autres intrigues ». Ce poème est suffisamment mystérieux pour s'y prêter. Ainsi pourrait-on aussi bien considérer, symboliquement, que la poète est Orphée, puisque c'est elle qui écrit, et que le père est Eurydice. « Ne te retourne pas, je chante./ Ma voix, suis-la et remonte/ de mémoire. », écrit-elle. Et aussi : « Plus qu'un roi, tu apparaîtras/ revenu de trépas sur un fil tendu, de toi à moi ? ». En fait, il y a un constant décalage : lui devant, elle derrière, tout près, ailleurs, mais la coïncidence, l'instant exact – comme on calcule, le père était comptable – d'être ensemble est quasiment impossible. Il faudrait pour cela la résurrection véritable du mort. Par ailleurs, il y a aussi tout un jeu d'inversion des rôles : tantôt c'est lui l'ombre, tantôt c'est elle.

Et quelle est cette ligne qui revient souvent dans le poème ? L'horizon ? Celle d'une esquisse inachevée du père qui aimait dessiner ? Et ce fil, n'est-il pas celui de l'écriture par lequel Isabelle Lévesque tente de saisir la fugitive présence ? La poésie apparaît, dans le titre lui-même, Je souffle, et rien., comme une opération magique, semblable à celle que l'on pratique dans certains rituels ou en illusionnisme, mais qui semble ici ne donner aucun résultat : « rien ». Pourtant, il est évident que la poète joue sur l'ambiguïté du mot « rien » qui voulait dire jadis quelque chose. Ce rien souligne ainsi une présence en dérobade qu'il faut accrocher avec les mots. Peut-on communiquer avec les morts par le langage ? Il y a un côté sibyllin dans la quête d'Isabelle Lévesque qui, pour tenter d'entrer en contact, crée des brèches dans la langue, la disloque, y introduit des chiffres, la force à balbutier, « souffle rompu », en ses sons primordiaux que sont les consonnes – qui constituent l'architecture de l'alphabet et font écho à la falaise – et les voyelles, évoquant par leur fluidité la Seine. Et c'est parfois par une seule lettre qu'elle retient le défunt du côté des vivants.

 

Extrait :

Plus un nom sur la ligne du temps :

les lettres apparues forment une suite

et, semble-t-il, rien, pas un mot

n'occupe l'horizon libre de la craie.

 

Gris, noirs parfois, les signes façonnent le temps.

Je compte, fragile calcul, les voyelles

(la piste) et tu tiens serrées très fort

les particules que le vent disperse.

 

Tu penses peut-être qu'une formule

naîtrait des grains recomposés,

de la ronde dans laquelle tu me suis

- tu es l'immobile, l'ombre assortie

de nos pas chassés.

Alain Roussel

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