RETOUR : Coups de cœur

Alain Roussel : Compte rendu du livre de Gérard Pfister, Hautes Huttes, Arfuyen, 2021.
Mis en ligne le 11 septembre 2021.

Ce texte est déjà paru sur le site En attendant Nadeau

© : Alain Roussel.

Gérard Pfister, Hautes Huttes, Éditions Arfuyen, 2021.


Une indicible présence au monde

En contrepoint de « Ce qui n'a pas de nom » et selon le même mode de construction, le dernier livre de Gérard Pfister, « Hautes Huttes », s'inscrit ainsi dans une sorte de polyphonie au sens large qui met en harmonie le chant des mots et des images pour la quête d'une indicible présence au monde. Un tel poème, qui s'articule en mille quatrains, ne peut être rattaché à aucun courant poétique, et la force qui s'en dégage est le fruit d'une expérience intérieure longuement mûrie, à la fois sensible et spirituelle.

 

 

Si le précédent livre se référait en épigraphe à Lucrèce, Hautes Huttes s'ouvre sur une citation du poète taoïste chinois Li Po, un « homme nu face à la puissance de la terre », ainsi que le décrivait Le Clézio. Et c'est précisément la nudité que Gérard Pfister évoque au début de son livre, celle d'un enfant nu dans le caniveau, mais portant sur ses épaules la lumière crue du soleil. L'allusion est claire : il y a comme une invitation à être comme cet enfant, dans un état de dépouillement intérieur et plongé dans le caniveau du devenir, car telle est la condition humaine, mais pouvant porter la lumière, se sauver en quelque sorte.

 

Le lieu où le poète écrit revêt une importance particulière. Les Hautes Huttes se situent à proximité du Lac Noir, un endroit propice à la méditation et à la contemplation de la nature, avec une vue que l'on devine splendide sur la Forêt-Noire et les Hautes-Vosges qui inspirent son livre. Pourtant, ce n'est pas à un exercice descriptif que nous convie Gérard Pfister. Son écriture est épurée, tout en étant étonnamment précise : les formes du monde et les détails des films et surtout des tableaux qu'il mentionne – Le Caravage, Mathias Grünewald, Caspar David Friedrich, Rembrandt, Georges Rouault, Giuseppe Penone, Francis Bacon… – sont comme des idéogrammes et viennent tout naturellement s'inscrire dans le poème et la Vision qu'il développe. Car si l'oreille est à l'écoute, l'œil est à l'affût. On peut même dire que l'œil entend, dans ce constant aller et retour entre les deux sens dont le livre se fait l'écho.

 

Gérard Pfister nous fait entrer dans un rêve qui est comme « une seconde vie », dont il est partie prenante mais qui ne lui appartient pas, un rêve aussi vaste que l'univers et dont il est un moment, un lieu de passage. Qui rêve ? « C'est le vide/qui regarde », « C'est l'abîme/qui contemple », écrit-il. Chaque quatrain de ce long poème est une fenêtre qui ouvre sur l'espace, mais c'est leur succession, leur mise en orchestration au fil des pages qui révèle la dimension temporelle sous la forme d'un chant « aux troublantes dissonances » qu'il faut laisser monter en soi pour en ressentir le pouvoir vibratoire et en avoir le regard lavé, dans la célébration de « la pure joie d'exister ».

 

En lisant Hautes Huttes, l'on se sent pris d'un léger vertige, d'une allégresse même, entraîné dans un air frissonnant où les mots, libérés des contraintes des significations usuelles, rendus peut-être à leur pureté originelle, dansent avec la lumière. Comme l'oiseau, l'on s'élève par les courants ascendants du poème, puis soudain, parfois, l'on retombe sous le poids du monde et « des tâches sans joie », ramené à la terre avant de reprendre l'envol dans l'ouverture de l'espace et du temps.

 

Malgré cette vie qui n'est pas la vie mais trop souvent sa caricature, malgré l'opacité des mots qui nous empêche de penser, de rêver et de voir, il y a pour Gérard Pfister la possibilité d'une transfiguration par la langue devenue chant, devenue danse, portée par la musique de l'être. Une autre voix parle en lui, qui rend à la vue sa capacité de voir les choses dans leur simplicité première, comme naissant au monde :

 

886

 

– Il n'est pas d'ailleurs

dit la voix

 

le rivage des tourterelles

la terre rouge est ici –

 

887

 

Ici l'entends-tu

la calandre de l'aube

 

l'ara des lacs

l'oiseau tambourin

 

888

 

Ici

dans le lieu du mystère

 

n'oublie pas de chanter

ici est notre seul séjour

 

 

889

 

Couvre-les d'or

tes jours

 

pare-les d'émeraudes et de jade

n'oublie pas de chanter

 

On n'épuise pas en une note un tel livre. Il s'en dégage, par son contenu, une sagesse, une réflexion sur notre présence au monde – « Le privilège/d'être là » –, sur la vie et sur la mort, sur la mort qui est dans la vie et sur la vie telle qu'elle devrait être mais que nous sommes condamnés à rêver, sur la nature et sur la condition humaine. Tout est signe, tout est harmonie pour celui qui sait trouver son propre accord avec le monde. Derrière ce qui est dit ou suggéré, l'indicible guette, tel ce temps suspendu dans l'écoulement des jours auquel on accède par le silence et ce lieu sans lieu d'où un autre œil scrute l'espace.

Alain Roussel

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