Alain Roussel : Compte rendu du livre de Gérard Pfister,
Hautes Huttes,
Arfuyen, 2021.
Ce texte est déjà paru sur le site En attendant Nadeau © : Alain Roussel. Gérard Pfister, Hautes Huttes, Éditions Arfuyen, 2021. Une indicible présence au mondeEn contrepoint de « Ce qui n'a pas de nom » et selon le même mode de construction, le dernier livre de Gérard Pfister, « Hautes Huttes », s'inscrit ainsi dans une sorte de polyphonie au sens large qui met en harmonie le chant des mots et des images pour la quête d'une indicible présence au monde. Un tel poème, qui s'articule en mille quatrains, ne peut être rattaché à aucun courant poétique, et la force qui s'en dégage est le fruit d'une expérience intérieure longuement mûrie, à la fois sensible et spirituelle. Si le
précédent livre se référait en épigraphe à Lucrèce, Hautes Huttes
s'ouvre sur une citation du poète taoïste chinois Li Po, un « homme nu
face à la puissance de la terre », ainsi que le décrivait Le Clézio. Et
c'est précisément la nudité que Gérard Pfister évoque au début de son livre,
celle d'un enfant nu dans le caniveau, mais portant sur ses épaules la lumière
crue du soleil. L'allusion est claire : il y a comme une invitation à être
comme cet enfant, dans un état de dépouillement intérieur et plongé dans le
caniveau du devenir, car telle est la condition humaine, mais pouvant porter la
lumière, se sauver en quelque sorte. Le lieu
où le poète écrit revêt une importance particulière. Les Hautes Huttes se
situent à proximité du Lac Noir, un endroit propice à la méditation et à la
contemplation de la nature, avec une vue que l'on devine splendide sur la
Forêt-Noire et les Hautes-Vosges qui inspirent son livre. Pourtant, ce n'est
pas à un exercice descriptif que nous convie Gérard Pfister. Son écriture est
épurée, tout en étant étonnamment précise : les formes du monde et les
détails des films et surtout des tableaux qu'il mentionne – Le Caravage,
Mathias Grünewald, Caspar David Friedrich, Rembrandt, Georges Rouault, Giuseppe
Penone, Francis Bacon… – sont comme des idéogrammes et viennent tout
naturellement s'inscrire dans le poème et la Vision qu'il développe. Car si
l'oreille est à l'écoute, l'œil est à l'affût. On peut même dire que l'œil
entend, dans ce constant aller et retour entre les deux sens dont le livre se
fait l'écho. Gérard
Pfister nous fait entrer dans un rêve qui est comme « une seconde
vie », dont il est partie prenante mais qui ne
lui appartient pas, un rêve aussi vaste que l'univers et dont il est un moment,
un lieu de passage. Qui rêve ? « C'est le vide/qui regarde »,
« C'est l'abîme/qui contemple », écrit-il. Chaque quatrain de
ce long poème est une fenêtre qui ouvre sur l'espace, mais c'est leur
succession, leur mise en orchestration au fil des pages qui révèle la dimension
temporelle sous la forme d'un chant « aux troublantes
dissonances » qu'il faut laisser monter en soi pour en ressentir le
pouvoir vibratoire et en avoir le regard lavé, dans la célébration de « la
pure joie d'exister ». En lisant
Hautes Huttes, l'on se sent pris d'un léger vertige, d'une allégresse
même, entraîné dans un air frissonnant où les mots, libérés des contraintes des
significations usuelles, rendus peut-être à leur pureté originelle, dansent
avec la lumière. Comme l'oiseau, l'on s'élève par les courants ascendants du
poème, puis soudain, parfois, l'on retombe sous le poids du monde et « des
tâches sans joie », ramené à la terre avant
de reprendre l'envol dans l'ouverture de l'espace et du temps. Malgré
cette vie qui n'est pas la vie mais trop souvent sa caricature, malgré l'opacité
des mots qui nous empêche de penser, de rêver et de voir, il y a pour Gérard
Pfister la possibilité d'une transfiguration par la langue devenue chant,
devenue danse, portée par la musique de l'être. Une autre voix parle en lui,
qui rend à la vue sa capacité de voir les choses dans leur simplicité première,
comme naissant au monde :
886 – Il n'est pas d'ailleurs dit la voix le rivage des tourterelles la terre rouge est ici – 887 Ici l'entends-tu la calandre de l'aube l'ara des lacs l'oiseau tambourin 888 Ici dans le lieu du mystère n'oublie pas de chanter ici est notre seul séjour 889 Couvre-les d'or tes jours pare-les d'émeraudes et de jade n'oublie pas de chanter
On
n'épuise pas en une note un tel livre. Il s'en dégage, par son contenu, une
sagesse, une réflexion sur notre présence au monde – « Le
privilège/d'être là » –, sur la vie et sur la mort, sur la mort
qui est dans la vie et sur la vie telle qu'elle devrait être mais que nous
sommes condamnés à rêver, sur la nature et sur la condition humaine. Tout est
signe, tout est harmonie pour celui qui sait trouver son propre accord avec le
monde. Derrière ce qui est dit ou suggéré, l'indicible guette, tel ce temps
suspendu dans l'écoulement des jours auquel on accède par le silence et ce lieu
sans lieu d'où un autre œil scrute l'espace. Alain Roussel |